Contes du soleil et de la pluie/73

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

PAS SPORTIVE

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— Décidément, grand’mère, t’es pas sportive pour deux sous !

— Moi, pas sportive ?

— Dame ! je tire sur la guide de droite et tu tournes à gauche… T’appelles ça du sport ? Et puis, t’as une allure qu’est ni du trot, ni du pas. Faudrait pourtant choisir.

Grand’mère aurait bien voulu choisir le pas. Mais les claquements de fouet de Jacques, les hue, les dia, étaient si nombreux qu’elle n’osait point ralentir. Et, les deux bras serrés par les guides, sous sous conduite impérieuse de son petit-fils, elle trottinait autour de la pelouse, devant la maison qu’ils habitaient à l’extrémité du village depuis la mort des parents de Jacques.

— Mais non, s’écria-t-il, pas par là, puisque j’tire ni à droite ni à gauche.

— On a sonné.

— Alors, quoi ! tu vas ouvrir ? Comme si un cheval savait tourner une clef.

— Eh bien, ouvre, toi.

Jacques tourna la clef, tira la porte et resta stupéfait : Gravely, le mécanicien de la bourgade voisine, était là. Il tenait par le guidon une petite bicyclette d’enfant, légère, mignonne, étincelante.

— Mais, grand’mère, c’est celle que nous avons vue dimanche dans la vitrine, celle que j’avais envie,

— Et que je t’offre pour ta fête, qui est demain. M. Gravely vient justement te donner ta première leçon.

Il la regarda. Elle ne riait pas, Il rougit de plaisir, comprenant que c’était vrai, qu’il aurait une bicyclette à lui, qu’il en avait une. Et il se jeta dans les bras de sa grand’mère,

Elle lui dit :

— Pour le coup, j’espère que tu me trouves sportive.

Gravely donna sa première leçon. Le lendemain Jacques alla prendre la seconde, Ce fut suffisant. Il savait se tenir à bicyclette.

Dès lors grand’mère put se reposer de ses fatigues de cheval. Assise confortablement à la fenêtre de sa salle à manger, elle assistait aux évolutions de son petit-fils sur la route. Il avait le droit de rouler de la maison à l’église et de l’église à la maison, de sorte qu’elle ne le perdait pas de vue. Et elle se réjouissait de son adresse et de son élégance.

il arriva ce qui devait arriver : après une quinzaine de ce manège, Jacques avait épuisé toutes les joies que l’on peut trouver à mesurer trente fois par jour les huit cents mètres d’un même ruban de route. Il réclama plus d’indépendance, l’imprévu des longues promenades.

Grand’mère refusa net.

— Non non, j’aurais trop peur… Pense donc, tu n’as pas sept ans !

Jacques se dit que c’était là précisément un âge respectable où l’on est digne de toutes les libertés, mais comme il adorait sa grand-mère, il n’insista pas.

Seulement, peu à peu, il se lassa de cet exercice fastidieux d’écureuil en cage. Les tas de cailloux, les bornes kilométriques, les arbres du chemin lui étaient aussi familiers que les billes d’agate et les toupies qu’il avait dans sa poche. La bicyclette fut à peu près remisée et grand’mère élevée de nouveau à la dignité de cheval. Elle lui reprocha ses goûts versatiles.

— Voyons, tu aimais tout cela ! tu étais si content de mon cadeau !

Ce qui lui attira un jour cette réponse :

— Eh bien, si tu veux que j’y aille, achètes-en une, et on sortira ensemble,

— Moi, une bicyclette ! Moi, une vieille femme, qui porte des lunettes et des jupes !

— Ben quoi ! Monsieur le curé porte aussi des lunettes et des jupes, et il vient sur sa machine pour me donner mes leçons.

Quoique irréfutable, l’argument ne convainquit pas grand’mère.

Mais Jacques avait été si vivement séduit par cette idée de promenades, émise au hasard, qu’il ne cessa de revenir à la charge. Les prières, les raisonnements les plus judicieux sur l’excellence du sport à tout âge, la nécessité pour un petit-fils d’avoir une grand’mère sportive, rien n’ayant prise sur la bonne dame, il employa la ruse.

Tout d’abord elle fut déchue de son rôle de cheval. On ne jouerait plus au cheval.

— Et pourquoi donc, Jacques ?

— Cela m’ennuie.

Et le ballon aussi l’ennuya, et le crocket et le volant, tous les jeux enfin où elle lui servait de partenaire du matin au soir.

Elle fut désespérée. Il ne sortait plus. Pris d’une ardeur subite pour le travail, il apprenait ses leçons et faisait ses devoirs, chose vraiment stupéfiante, et passait ses heures de récréation à lire, étendu sur un fauteuil.

À Ce régime il perdit ses belles couleurs. C’était trop. Grand’mère céda.

Ne voulant pas mettre cher, elle choisit une marque tout à fait inconnue.

La question du costume fut vite résolue : une vieille jupe raccourcie ferait l’affaire.

Et Gravety commença les leçons. Ce qu’elles furent pénibles : Jacques n’en revenait pas.

— Mais enfin, grand’mère, moi, au bout de deux fois, je savais.

— Que veux-tu ? Pas sportive pour deux sous, ta pauvre vieille…

Jacques avait l’impression confuse qu’elle disait vrai, Elle était si drôle là-dessus, si maladroite, si lourde ! Gravely suait sang et eau pour la maintenir en équilibre. Il fallut un bon mois avant qu’il osât la livrer à elle-même. Et elle n’en menait pas large la première fois où elle ne l’entendit plus courir derrière elle.

Ce qui la stimulait, c’était la joie de Jacques.

— Grand’mère, avant huit jours, nous allons à Beauval et nous revenons par Issigny.

Or, elle eut lieu, cette première promenade. Tous deux, prêts à l’heure, bien équipés, Jacques ardent et fébrile, grand’mère résignée, ils partirent.

Il poussait des cris d’enthousiasme. Il lui semblait qu’il n’avait jamais vu ces pays-là, que ces routes étaient toutes nouvelles, spécialement aménagées pour eux, bien plus roulantes que les autres.

Entre Beauval et Issigny, cependant, il y a une mauvaise descente, hérissée de cailloux. Grand’mère heurta l’un de ces cailloux, décrivit quelques zigzags et tomba.

Jacques se précipita à son secours, mais il ne put la relever, Elle avait la jambe droite cassée,

Le mal fut plus grave qu’on ne le supposait tout d’abord. Durant trois mois elle dut garder le lit. Jacques ne la quitta pour ainsi dire pas. C’était lui la cause de tout cela, il le savait, et pour réparer sa faute il s’imposait auprès de la malade les tâches les plus ennuyeuses, comme de lui lire chaque matin son journal et la longue litanie de ses prières.

Enfin, le docteur déclara qu’elle ne pourrait plus marcher qu’avec des béquilles.

Jacques pleura quand il la vit ainsi, suspendue sur ces deux abominables instruments.

— Si encore tu avais une petite voiture, un fauteuil roulant !

— Eh ! mon Dieu, qui est-ce qui s’occuperait de moi ? La bonne a assez à faire.

Quinze jours plus tard elle put descendre de sa chambre. À la porte du jardin, un vieux fauteuil juché sur trois roues l’attendait.

Interdite, elle regarda Jacques. Il s’écria :

— Eh bien oui, C’est moi… moi et Gravely. Il l’avait d’occasion… une bonne occasion ! Pense donc, il nous le laisse contre nos deux bicyclettes.

— Mais c’est absurde ! Qui me poussera ?

— Moi, parbleu ! Crois-tu que j’aurai pas la force ? Et puis, quand j’serai fatigué j’tirerai… C’est bien moins fatigant… Tu sais, j’ai mes guides d’autrefois… mais oui, c’est moi qui ferai le cheval maintenant… Ah ! ne dis pas non, ça c’est du sport… Voyons, montre-nous une bonne fois que t’es une grand mère sportive…

Maurice LEBLANC.