bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-05-16ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1365-368
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
L’IMPRÉVU
— La panne, mais c’est la raison
d’être de l’automobile ! Sans la panne
l’automobile serait la chose du monde la
plus monotone et la plus fastidieuse.
Je regardai Angesty avec un certain
étonnement. Je le sais d’esprit assez paradoxal,
mais l’éloge de la panne dans la
bouche d’un chauffeur aussi convaincu,
cela me dépassait quelque peu.
— Alors, lui dis-je, en ce moment
même où nous roulons fort agréablement
dans votre 14-chevaux, vous n’êtes
pas sans espérer qu’une panne interrompra
la jolie excursion à laquelle vous
m’avez convié ?
— Si je l’espère ! mais j’y compte absolument,
comme chaque fois où je me
mets en route. Voilà cinq ans que je pratique
ce délicieux sport, et j’avoue que si
je n’avais pas eu la chance d’accumuler
panne sur panne, il y a longtemps que
j’y aurais renoncé. Comment, rouler
pendant des heures et des journées sans
autre arrêt que les haltes prévues ! Se
dire : « J’irai de cette ville où je suis dans
cette ville qui en est séparée par un intervalle
de cent-cinquante kilomètres »,
et y aller comme ça, tout de go, sans incident !
Mais, pour Dieu, qu’on m’explique
le charme de cette randonnée insipide !
Soit, j’y consens, il y a la vitesse, la
griserie d’être emporté das l’espace à
une allure exceptionnelle, la joie de respirer
plus largement, de sentir plus profondément,
de poser ses yeux sur des
spectacles continuellement renouvelés,
et vingt autres voluptés dont on ne cesse
de nous rebattre les oreilles.
Mais tout cela, c’est éternellement la
même chose. Il arrive un moment où l’on
éprouve lesdites voluptés d’une façon
mille fois moins intense, pour cette
bonne raison qu’on les a déjà mille fois
éprouvées. La vérité est qu’on n’y pense
plus. Le corps peut se réjouir, mais
non plus l’âme. La joie est devenue inconsciente,
inexistante. Soyons franc !
On s’embête.
Ou du moins on s’embêterait s’il n’y
avait pas la crainte sourde et vivifiante
de la panne. Mais il y a cette crainte,
mais il y a la panne elle-même, et tout est
bien.
— Mais enfin, m’écriai-je, qu’y trouvez-vous
donc de si extraordinaire ?
— L’imprévu, déclara Angesty d’une
voix grave, c’est-à-dire la possibilité des
événements les plus adorables, les plus
baroques, les plus fous, les plus tristes,
les plus joyeux, enfin les plus inattendus.
Une panne survient ? On ne sait jamais,
vous entendez, jamais, ce qui va Se produire.
— Mais si, on cherche la cause, on la
trouve, et l’on repart.
— Ou bien on ne la trouve pas, et on
ne repart point. Et alors survient l’imprévu.
— Quel imprévu ?
— Est-ce que je sais, moi ? Il y a
l’aventure romanesque : on est recueilli, comme
je l’ai été, par une dame qui passe, et…
vous devinez la suite. Il y a l’aventure
douloureuse : un confrère, qui a pitié de
vous, s’arrête, vous offre son concours,
réussit, et s’en va sur votre automobile,
vous laissant la sienne, un clou. Il y a…
À cet instant précis notre voiture ralentit
brusquement. Le moteur eut des
bruits inquiétants. Cent mètres plus loin,
entraînés par un reste d’élan qui s’affaiblissait
à chaque tour de roue, nous expirions
au bord du chemin,
⁂
Angesty sauta à terre, tira un cigare de
Sa poche, l’alluma et s’assit sur le talus
en poussant un soupir de satisfaction.
— Enfin, on va donc rigoler !
— Comment, lui dis-je, vous n’essayez
pas…
Il éclata de rire.
— Essayer quoi ? De trouver le motif
de notre panne ? Mais est-ce que vous
vous imaginez que j’ai la moindre notion
sur ces mécaniques-là, ou même que je
veuille en avoir ? À quoi bon avoir une
panne, si je sais y remédier ? Vous n’avez
donc pas remarqué que je n’emmène jamais
mon mécanicien ?
— Alors ?
— Attendons.
— Mais il n’arrivera rien.
— Il arrive toujours quelque chose,
mon cher. Je vous prédis, moi, qu’avant
une demi-heure il arrivera quelque chose
d’imprévu, de comique ou de tragique,
de drôle ou de navrant. Croyez-en, ma
vieille expérience.
Je m’assis à ses côtés, d’assez mauvaise
humeur.
Au bout de vingt minutes nous en
étions, bien entendu, au même point.
D’ailleurs, la campagne était absolument
déserte, et ce n’est pas du ciel que le
secours espéré pouvait nous tomber.
Enfin, impatienté, je pris un parti.
Sans être de première force, j’ai assez
voyagé en automobile pour ne pas manquer
d’une certaine expérience. Il suffit
d’un hasard quelquefois. Je me mis
résolument à ouvrage.
Je cherchai, je tâtonnai, je vérifiai les
bougies, les trembleurs, je dévissai, je
démontai, je me glissai sous la voiture.
Cela dura bien quarante minutes, quarante
minutes fort désagréables, je
l’avoue, car le soleil me tombait droit sur
la nuque.
Mais je fus récompensé de ma peine.
Soudain le bruit de la mise en marche
crépita joyeusement.
Et presque aussitôt une main s’abattait sur mon épaule, et Angesty s’écriait en
riant :
— Eh bien ! que vous avais-je dit ? Cet
imprévu, ce quelque chose que je vous
avais annoncé ?
— Je ne saisis pas,
— Comment, je vous invite à faire une
excursion en automobile, ce qui est toujours
un plaisir, n’est-ce pas ? Et voilà
une demi-heure que vous êtes là à vous
éreinter, sous le soleil et dans la poussière,
tandis que moi je fume un bon cigare
à l’ombre d’un arbre. Et vous ne
trouvez pas cela du dernier comique ?
Et vous ne voyez pas tout ce qu’il y a de
charmant, de primesautier, d’original,
enfin d’imprévu dans l’aventure ? Mais,
sans cette panne bénie nous serions
déjà rendus au terme de notre course,
tout bêtement. Ah ! mon cher, la panne !
Je le regardai sans un mot, avec une
envie folle de lui sauter à la gorge. Il dut
avoir un instant la sensation que l’imprévu
comique dont le destin gratifiait
sa panne pourrait bien tourner au tragique.
Il se tut.
Mais, au fait, n’en eût-il pas été ravi ?
Combien ma colère eût corsé l’aventure !
Cependant, je jugeai qu’il valait mieux
me sécher, endosser mon pardessus et
m’efforcer avant tout d’éviter le fâcheux
refroidissement. Car, en vérité, la sueur
me coulait par tout le corps.