bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-06-12ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1377-380
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE BON RIRE
Le jour où Victor Danjou, l’ancien
champion des 100 kilomètres, signa son
engagement avec la maison Beuzeville-Bréauté,
pour courir les Éliminatoires
françaises au Circuit des Cévennes, Catherine,
sa femme, brisa une glace, renversa
une salière, et accomplit encore
deux ou trois actes où l’esprit le moins
prévenu n’aurait pas hésité à voir des
avertissements redoutables.
Déjà superstitieuse, Catherine fut vivement
frappée de ces présages. Elle
supplia son mari de ne pas braver le destin,
alors qu’il s’exprimait d’une façon
aussi claire. Victor n’eut pas demandé
mieux que de ne pas le braver, mais outre
que c’était un honnête garçon, qui
faisait honneur à sa signature, il tenait
à consacrer définitivement sa réputation
de conducteur habile, audacieux et prudent.
Ces raisons me convainquirent point
Catherine, qui resta inquiète et tourmentée.
Que fut-ce, quand elle apprit
que le tirage au sort pour l’ordre des départs
avait assigné le numéro treize à son
mari !
Pour le coup, c’était trop. Elle éclata
en pleurs.
— Tu ne partiras pas ! tu ne peux pas
partir ! Autant dire tout de suite que tu
veux te tuer… C’est un véritable suicide…
Victor ne put nier que de telles coïncidences
l’impressionnaient aussi de façon
fort désagréable. Cependant, comme
il le dit, quand le vin est tiré, il faut le
boire.
— Mais je te le jure, c’est la dernière
fois. J’ai neuf chances sur dix de gagner
avec ma Beuzeville. Alors c’est la fortune,
et on ira planter des choux à la
campagne.
Elle dut céder. Mais par quelles heures
atroces passa la malheureuse ! Pour
elle, c’était une affaire réglée. Les choses
mystérieuses ne donnent pas leur avis
avec tant de précision sans des motifs
sérieux. Elle regardait Victor avec des
yeux pleins de larmes et une grande
pitié. À son âge ! en pleine santé ! Quelle
catastrophe ! Pour un peu elle eût commandé
des vêtements de deuil.
Elle passa les deux derniers jours à
l’auberge de Cordat, où la maison Beuzeville-Bréauté
avait établi son quartier
général. Elle les passa en pleurs et en
prières. Victor Danjou, absolument déballé
par son chagrin, avait fini par ne
plus douter d’une issue fatale. Il regardait
son automobile avec le regard désespéré
d’un homme qui contemplerait son
cercueil. Il partit la mort dans l’âme.
⁂
Catherine hésita longtemps avant de
se poster sur le parcours. Sa présence
serait-elle pour son mari une cause de
chance ou de guigne ? Hésitation absurde,
puisque le dénouement était
connu d’avance. Un seul devoir importait :
être là quand son mari aurait besoin
de ses soins, le tenir dans ses bras,
étancher son sang, adoucir ses derniers
moments…
Le circuit comptait plus de cent trente
kilomètres. Mais un pressentiment lui
ordonna de se tenir au virage d’Arbur,
à ce terrible tournant en descente qui
précède la ligne de l’arrivée. C’était inévitablement
en cet endroit que l’accident
aurait lieu.
Il n’eut pas lieu au premier tour. Son
mari, maître déjà de cinq de ses concurrents,
vira le huitième, et sans le moindre
accroc.
Au second tour, Victor avait encore
gagné deux places, et le doute n’était
Pas possible : son temps était de beaucoup
le meilleur, la course lui appartenait.
Une troisième fois elle le vit, ou plutôt
elle le devina, car malgré toutes les précautions,
de la poussière surgissait du
sol ou se détachait des talus voisins. Le
virage fut exécuté à une allure vertigineuse.
Il était loin déjà quand elle eut
conscience qu’il n’y avait plus de danger.
Et des minutes interminables s’écoulèrent,
trente, quarante, soixante… Catherine
ne vivait plus. Il lui semblait que
son existence était suspendue et que son
cœur ne recommencerait pas à battre
avant qu’elle ne pressât son mari contre
elle.
Grémain, Girardy passèrent. Puis ce
serait Vermont, lequel, au dernier tour,
précédait Danjou. Et Vermont passa.
Donc quelques instants encore, et…
— Danjou ! Danjou !
Autour d’elle, des exclamations soudaines
s’élevèrent. Danjou ! Et, de fait,
au débouché d’un vallon boisé, une voiture
apparaissait, enveloppée d’un petit
nuage. Elle grandit, s’approcha.
Cinq cents mètres la séparaient du virage
d’Abur, situé lui-même à dix-huit
cent mères du but. C’était le triomphe
certain. À moins que… au virage…
Une telle souffrance envahit Catherine
qu’elle eut envie de se jeter sur la route
au passage de la voiture, et de mourir
avec celui qu’elle aimait.
Elle ferma les yeux. Elle se boucha les
oreilles. Elle se courba, la tête entre les
mains. Non, elle ne voulait pas entendre
le bruit infernal. Non, elle ne voulait pas
voir ce qui allait se produire, ce qui se
produisait…
⁂
Elle entendit quand même. Un grand
cri, des cris encore, toute une rumeur…
Elle ouvrit les yeux.
L’automobile gisait à vingt pas d’elle,
renversée, comme une bête qui agonise,
les pattes en l’air et qui se débat, et, tout
près, deux hommes étendus, immobiles.
Folle d’épouvante, elle se dressa, retomba
sans force, puis, tout à coup, dans
un élan d’énergie, elle se précipita. Un
flot de gens entourait déjà la voiture.
Elle le fendit, impérieuse, irrésistible,
les bras en avant, la voix rauque.
Un des deux hommes, le mécanicien,
était relevé, mort. Et l’autre, on l’emportait,
mort aussi.
Elle courut. Elle souleva le voile dont
on avait recouvert le cadavre, et elle
resta stupéfaite : ce n’était pas Victor !
Ce n’était pas son mari. C’était Lafenestre,
le coureur des Delavigne. Lafenestre
qui, arrêté par des pannes, hors
de course, avait-on cru, achevait son
deuxième tour.
Elle contempla ce visage livide, où
coulaient deux filets de sang. Une joie
indicible, formidable, la gonflait. Cela
bouillonnait en elle comme un ferment
trop violent, et soudain elle éclata de
rire, mais d’un rire abondant et sonore,
qui lui détendait les nerfs.
On protesta avec indignation. Elle regarda
les gens d’un air étonné et dit :
— Ce n’est pas mon mari… J’avais
pensé que c’était lui, Victor Danjou, et
ce n’est pas lui… alors, vous comprenez
combien je suis heureuse !…
Et elle rit encore, comme on rit aux
bonnes minutes de la vie.
— Mais, taisez-vous donc, c’est atroce !
Quelqu’un lui tordait le bras, une
femme à cheveux gris, à figure convulsée,
qui répéta :
Elle eut pitié de la malheureuse, mais
tout de même rien ne pouvait empêcher,
n’est-ce pas, que Victor ne fût vivant, et
elle dit d’une voix très douce :
— Il faut me pardonner, Madame,
pensez donc ! j’étais persuadée que c’était
Victor, et ce n’est pas lui. Ah si
vous saviez comme je suis contente !
Au même moment, une chose effleura
la foule effrayée, une trombe. On reconnut
la voiture de Danjou. Catherine la
suivit des yeux. Une minute après, son
mari arrivait là-bas, vainqueur.
Et elle battit des mains. Un bonheur
surnaturel la soulevait. Elle rit de nouveau,
largement, de toute son âme et de
toute sa vie. Elle rit près du cadavre et
en présence de la mère qui pleurait, Elle
rit comme il est naturel que rient les
pauvres créatures humaines qui viennent
d’échapper aux coups du destin.