Contes du soleil et de la pluie/97

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA PREUVE

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Le deuxième et le quatrième vendredi de chaque mois, Henriette Gernal passait l’après-midi chez sa sœur, dont c’était le jour de réception. Ce vendredi de mars, dans le vaste salon encombré de monde, elle se sentit un peu lasse, fatiguée du bruit et du mouvement, désireuse de solitude. Elle résolut de se retirer.

Elle dit au valet de chambre de prévenir Paul, son chauffeur. Une minute après l’automobile pénétrait sous la voûte d’entrée et s’arrêtait devant la porte du vestibule. Mme Gernal monta et dit à Paul :

— Vous ferez le tour du lac.

C’était une limousine Étoile d’Or, puissante et confortable. En quelques secondes on atteignit l’Arc de Triomphe, puis on fila vers le Bois. Henriette s’était renversée sur les coussins, et, bien installée, le cerveau confus, elle savourait la douceur et l’apaisement de cette promenade. Elle aima les sapins noirs qui se reflètent dans le lac. Elle aima l’eau mélancolique et les rochers qui surplombent l’île. Et l’ombre du soir se mêlait à la lumière affaiblie du jour.

En face des tribunes d’Auteuil, elle frappa un coup léger à la vitre. C’était le signal convenu pour le retour. Paul n’entendit pas. Elle frappa un second coup, plus fort. Il ne se retourna point. Et à l’instant même où cela se produisait Henriette se rendait compte que l’allure était tout à fait contraire au train habituel, si modéré.

— Ah çà ! mais, se dit-elle, il est fou.

Elle baissa rapidement la glace et s’écria :

— Qu’est-ce que vous avez donc, Paul ? Nous marchons beaucoup trop vite. Et puis voilà deux fois que je frappe. Vous n’entendez donc pas ?

Ces dernières paroles s’étranglèrent dans sa gorge. Un phénomène incompréhensible la bouleversait ; elle n’était pas absolument sûre que l’homme qui Se trouvait sur le siège fût son chauffeur Paul. Et à peine eut-elle conçu un doute que ce doute se changea immédiatement en une certitude effarante. Non, ce n’était pas Paul. C’était bien la livrée gros-bleu de Paul, et son képi de drap, mais Paul n’avait point cette coupe de cheveux, ni cette forme d’épaules, ni cette tenue générale. Enfin, ce n’était pas lui.

Haletante de terreur, elle ne bougea pourtant point. Elle n’osait pas, elle sentit qu’elle n’oserait jamais adresser un seul mot à cet homme. Qui était-ce ? Que voulait-il ? Où l’emmenait-il ?

Elle jeta un coup d’œil sur la portière. Descendre ? Mais c’eût été de l’aberration. On marchait maintenant à toute vitesse. Et puis pourquoi n’avait-il pas allumé les phares ? Pourquoi ne les allumait-il pas ? La nuit, l’épaisse nuit jetait devant la voiture mille obstacles. Elle fut sur le point de le supplier. Qu’il ralentisse ! Qu’il arrête ! Elle lui eût volontiers promis de ne pas s’enfuir… elle resterait… elle obéirait à tout, pourvu que l’on ralentît ! Mais, malgré ses efforts, elle ne put parler. Elle avait peur ! Oh ! comme elle avait peur !

Quelle route suivaient-ils ? On avait traversé Boulogne, et Saint-Cloud, et Ville-d’Avray. Mais au lieu de continuer du côté de Versailles, voici que la voiture escalada une rampe vers la droite, et l’on passa des villages qu’elle ne reconnut pas, et toujours à cette allure désordonnée.

Et l’homme ne tournait pas la tête. Les coudes légèrement écartés, à peine s’il remuait, et l’on filait au milieu des charrettes, au milieu des ouvriers qui s’en retournaient par groupes le long des chemins. Henriette, de temps à autre, avait une petite étreinte au cœur : cette charrette, on allait la heurter… cette femme, on allait l’écraser… Non, la voiture passait, souple et onduleuse.

Et soudain Henriette fut très étonnée. On suivait une large avenue pavée, et il lui sembla que c’était l’avenue de Neuilly. Avait-il donc l’intention de rentrer ? Elle ouvrit une fenêtre pour appeler quand on stationnerait devant l’octroi. Mais avec une audace incroyable l’homme s’engagea dans le passage réservé à la sortie de Paris, et l’on franchit la porte, d’un coup, pour ainsi dire.

De nouveau elle revit l’Arc de Triomphe et les Champs-Élysées. Puis ce fut la rue Royale, et le boulevard Malesherbes, et d’autres rues, et d’autres boulevards, et jamais on ne s’arrêtait, l’homme évitant les carrefours encombrés et les voies trop étroites. Pourtant, à chaque seconde, c’étaient de nouveaux obstacles, des risques d’accidents continuels, des omnibus que l’on eût dû accrocher, des refuges contre lesquels on eût dû se briser. Et l’on passait…

Et peu à peu la terreur de la jeune femme diminuait. On avait échappé à tant de dangers ! N’était-il pas à croire que l’on échapperait à tous les autres ? Malgré ses folles imprudences, l’homme conduisait avec tant d’habileté, un tel sang-froid, une telle maîtrise !

Une grande paix la détendit. Certes, le but de cet homme demeurait mystérieux et redoutable. Mais, dans cette course à la mort, il semblait surtout que le péril suprême provenait du dehors, de la rue pleine de pièges, des lourds camions, des tramways hostiles. Puisque ceux-là 1e pouvaient rien contre elle, que pouvait cet homme ? Non, vraiment, elle se sentait en sécurité, inaccessible dans le petit espace capitonné qu’elle occupait. Et une troisième fois elle revit l’Arc de Triomphe, mais cette fois l’automobile s’engagea dans l’avenue Kléber. Henriette demeurait auprès du Trocadéro. Allait-il la mener vers sa demeure ? Elle en eut l’espoir. Et, de fait, on arriva sur la place, on prit la rue Le Tasse, et l’on s’arrêta devant la maison.

Et avant qu’elle eût le temps de descendre, l’homme sauta de son siège, ouvrit la portière, enleva sa casquette et dit respectueusement :

— Madame m’excusera si j’ai dû employer…

— Mais, Monsieur…

— Non, Madame, pas Monsieur, Que Madame m’appelle simplement Alfred. Oui, Alfred, chauffeur. Il y a trois mois, le mari de Madame a refusé de m’engager, sous prétexte que je ne savais pas conduire. Moi, Alfred, ne pas savoir conduire !… J’ai voulu prouver à Madame qu’il n’y avait pas beaucoup de chauffeurs de ma trempe.

— Mais enfin, je n’admets pas…

— Alors, pendant la visite de Madame, j’ai emmené Paul dans un cabaret… il boit beaucoup, Paul… Madame ne s’en est pas aperçue ?… Il doit dormir là-bas, sur une chaise… tandis que, moi, avec ses vêtements…

Paul, en effet, n’était pas ennemi du petit verre, Henriette fut à même de le constater par la suite. Aussi dut-on le congédier.

Plusieurs chauffeurs furent essayés tour à tour.

Aujourd’hui, c’est Alfred qui a l’honneur de diriger l’automobile de Mme Gernal. Avec Alfred Mme Gernal est absolument tranquille. Il n’est peut-être pas très scrupuleux au point de vue de l’essence. Mais il conduit si bien ! Il a fait ses preuves, celui-là…

Maurice LEBLANC.