Contes du soleil et de la pluie/99

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LES FOSSILES

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Il y a trois ans, l’abbé Géroze, cruellement éprouvé par la mort de ses plus proches parents, sollicita de son évêque la cure de Navailles, en plein pays de Vernois. C’est un des coins de France les plus déserts et les plus âpres, et qui convenait bien à son désir de solitude. L’église semble surgir du torrent qui la baigne. Au-dessus s’élève un cirque de collines que l’on croirait disposées dans l’unique but de servir de piédestal au château des comtes de Navailles, vieux nid d’aigle perché tout là-bas, tout là-haut.

Après quelques semaines de séjour, le nouveau curé constata qu’il ne pouvait remplir exactement tous les devoirs de son ministère dans une paroisse, qui s’étendait sur plusieurs lieues de rochers et de landes stériles. Les déplacements étaient trop longs.

Il se rendit par la diligence à la ville voisine, acheta une bicyclette, l’enfourcha aussitôt et revint tout doucement sur sa machine, heureux de rouler à l’air frais du crépuscule et de goûter au charme d’un exercice qu’il aimait.

Il la remisa dans une petite cabane, au bout de son potager.

Le lendemain matin il trouva la porte de cette cabane fracturée. La bicyclette avait disparu.

Son aventure n’étonna personne. Depuis quelques années c’était peut-être le quarantième ou le cinquantième vol de ce genre qui se produisait en pays de Vernois.

Louis Follet, le fils du notaire, qui, le premier, avais suivi l’exemple donné dans toutes les régions environnantes, fut la première victime. Le percepteur vint ensuite, et successivement tous ceux qui s’offrirent le luxe d’une bicyclette.

Et le mal ne sévissait pas seulement à Navailles. À dix lieues à la ronde on pouvait citer des cas analogues. Et, en revanche, on n’aurait pu citer aucun vol qui n’eût point pour objet une bicyclette.

Étrange chose { Quels étaient les coupables ? Et à quels motifs obéissaient-ils ?

Toutes les enquêtes ouvertes par la justice échouèrent. Des bicyclettes disparaissaient, voilà tout ce qu’il était possible d’affirmer.

On crut longtemps à l’existence d’une bande qui les volait pour les revendre. Mais pourquoi cette bande n’opérait-elle que dans un rayon si restreint ? D’ailleurs, il arriva plusieurs fois que des machines furent, non point volées, mais simplement brisées. Leurs propriétaires les retrouvaient à quelques centaines de mètres, tordues, cassées à coups de marteau, ou bien piétinées et comme frappées à coups de bottes.

Et tous ces événements s’accomplissaient avec une telle rigueur, il y avait là une force si précise et si implacable que l’on n’osait plus s’insurger contre cet ordre mystérieux.

Nouveau venu, l’abbé Géroze insista. Il fit l’acquisition d’une seconde bicyclette : elle disparut. Il s’en procura une troisième qu’il enfermait dans sa chambre et surveillait attentivement. Un matin il culbuta dans une côte. Quand il se releva sa machine avait disparu.

Il était assez riche ; il commanda une petite automobile, apprit à conduire, et un jour amena sa voiturette à Navailles.

Il s’en servit quatre semaines sans incident. Mais un soir qu’il revenait de tournée, il trouva chez lui un domestique du château de Navailles. Le comte, malade depuis un mois, était à toute extrémité.

Géroze s’étonna qu’on recourût à son ministère. Le comte, vieux noble farouche, qu’il avait souvent rencontré, toujours à cheval, galopant à travers champs, ou forçant quelque sanglier derrière sa meute hurlante, passait pour un grand mangeur de curés. Il fallait qu’il fût bien bas pour appeler à son chevet un de ceux qu’il appelait des corbeaux de malheur.

Sans demander d’explication, Géroze remonta dans sa voiture et partit.

Des murs ceignent le château, amas énorme de tours, de donjons et de courtines crénelées. Un pont-levis fonctionne encore, comme jadis. On est surpris, en entrant, de ne pas croiser des hommes d’armes et des hallebardiers.

On conduisit l’abbé par des couloirs et des galeries jusqu’à une grande chambre que trois bougies fumeuses éclairaient vaguement. Le comte était couché là, maigre comme un squelette et pâle comme un mort. Personne auprès de son lit.

Il se tourna vers le prêtre et le regarda longtemps.

L’abbé Géroze lui dit :

— Confessez-vous, mon fils !

Il ne répondit point. Avait-il même entendu ? Aucune lueur ne brillait dans ses yeux ternes.

Mais soudain il s’accouda, fit un effort comme pour appeler l’attention du prêtre, puis, tout à coup, éclata de rire et scanda très nettement :

— C’est moi, vous entendez, l’abbé, c’est moi… moi, le vieux comte de Navailles…

Que voulait-il dire ? Son visage avait une expression méchante et railleuse qui gêna le prêtre.

— C’est moi !… c’est moi ! reprit le moribond… toutes les bicyclettes, les vôtres, monsieur le curé, les trois vôtres, c’est moi qui les ai prises… et je m’en accuse, mon père… Je n’ai jamais fait de mal dans la vie… mais cela, il le fallait… vous comprenez… il le fallait…

Comme ses yeux brillaient maintenant, étincelants et vivants ! Et sa voix mauvaise hachait les phrases.

— Des bicyclettes, dans ce pays !… et pourquoi ?… Pourquoi toutes vos mécaniques ? Est-ce qu’on en avait autrefois ? Ah ! la première que j’y ai vue, quelle rage !… C’était sur la route d’Anthieu… je galopais… et elle m’a dépassé !… J’avais pourtant un rude cheval… Lucifer… vous savez… Lucifer… et je l’éperonnais jusqu’au sang… non… elle m’a dépassé !… Et toutes elles m’auraient dépassé si je l’avais permis… Seulement, voilà, je ne l’ai pas permis… j’étais le maître, n’est-ce pas ? Depuis dix siècles les Navailles sont les maîtres… le vieux château écrase le pays… Ah ! ah !

Il riait encore de son vilain rire. Mais, à bout de forces, il retomba sur son oreiller, et il bégaya, les idées moins nettes :

— Je les ai prises… c’est moi… moi et mes hommes… mes quatre gardes… de rudes types… 100 francs par bicyclette apportée… Et Lucifer marchait dessus… à pleins sabots… Le cheval, monsieur… quand on aime le cheval… comme moi… on la déteste, elle !… Elle ou lui… Et il n’y en a plus, à dix lieues à la ronde… il n’y en a plus. Elles sont toutes là, monsieur… toutes… dans le souterrain… Ah ! si vous voyez… toutes vos mécaniques… quelle ferraille !

Sa voix s’éteignit subitement. Immobile, dans le grand silence, il regardait le prêtre, d’un regard étrange et terrifiant. Et le prêtre s’aperçut qu’une grande lueur emplissait la pièce, comme une lueur d’incendie qui venait de dehors.

Les vitres semblaient en flammes.

Il se leva et s’approcha de l’une des fenêtres.

Dans la cour il vit Son automobile qui flambait…

Maurice LEBLANC.