Contes en prose/Le Coucher du Soleil
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Cette après-midi de fin d’octobre avait été magnifique,
et le paisible flâneur l’avait employée
tout entière à bouquiner. Il avait passé en revue
les étalages, en commençant par le parapet du
quai Saint-Michel, non dans l’espoir de découvrir
l’Alde rarissime ou l’introuvable Elzévir, — il est
loin le temps où l’on pouvait dénicher le Pâtissier
françois dans la case à deux sous ! — mais pour
jouir plus longuement de la belle promenade des
bords de la Seine et pour charmer sa rêverie au
dernier sourire de la belle saison. La bonne journée ! un ciel pur, un soleil tiède, et parfois la subite
caresse d’un vent frais et léger. Vers la moitié
de sa course, devant l’hôtel des Monnaies, le bouquineur
avait trouvé et acquis, pour la modique somme de deux francs, un exemplaire un peu
piqué, mais très présentable encore, du Gaspard
de la Nuit, d’Aloysius Bertrand, qui comblait la
plus importante lacune de sa collection de romantiques ;
puis, serrant tendrement sa trouvaille sous
son bras, il avait continué son inspection jusqu’au
pont Royal, où il arriva vers cinq heures. Il était
un peu fatigué ; les tables rondes rangées devant le
café d’Orsay l’invitèrent au repos. Il s’assit donc
et se fit servir un verre de bière.
Alors il promena ses regards autour de lui ;
l’heure était exquise. Là-bas, sur la gauche, dans
l’azur pâle qu’il moirait de ses rayons, le soleil
descendait majestueusement, jetant à l’admirable
paysage de Paris son adieu doré. Le bouquet de
platanes dont les branches se mêlent aux vergues
de la Frégate, les sveltes peupliers qui ombragent
les bains Vigier, et, plus loin, les marronniers
touffus de la Terrasse du bord de l’eau, venaient
de s’enflammer au long baiser du couchant, et
leurs feuillages semblaient de cuivre et d’or. Un
éclair pourpré jaillissait de toutes les fenêtres du
pavillon des Tuileries, et la ligne harmonieuse et
grise du vieux Louvre s’était baignée d’un reflet
rose. Une lumière éblouissante et chaude frappait obliquement tous les objets, allongeant les ombres
sur le sol, obligeant les passants à cligner des yeux,
faisant miroiter le cuir verni des voitures et la
croupe luisante des chevaux. La nature, cette
grande virtuose désintéressée, faisait, ce jour-là,
de l’art pour l’art et soignait son coucher de soleil ;
et le flâneur, qui contemplait par hasard ce spectacle,
se sentit tout à coup pris d’un enthousiasme
enivré devant la calme et radieuse splendeur qui
transfigurait les édifices, les arbres et le ciel.
Cependant, parmi les nombreux piétons regagnant
leur logis qui venaient de franchir le pont et
de traverser le quai, plusieurs passaient devant les
tables du café, et le consommateur saisissait au
vol des lambeaux de conversation.
Ce furent d’abord deux hommes graves, tout de
noir vêtus, — têtes d’avocats à pince-nez et à favoris,
— chargés de lourdes serviettes de chagrin
noir.
« Et vous croyez que le groupe Lavigne votera avec les droites ? disait l’un d’eux avec fureur... Mais ce serait une infamie !
— Que voulez-vous ! répondit l’autre d’un air
important. C’est de la tactique parlementaire. »
Et ils s’éloignèrent, tout à cet intéressant dialogue, sans honorer d’un regard le soleil couchant.
Soudain, les milliers de petits oiseaux dont la
palpitation d’ailes secouait d’un frisson les platanes
de la Frégate, commencèrent ce que le
peuple appelle naïvement leur prière du soir.
Après un prélude de quelques cris isolés, le concert
éclata brusquement, et, des grands arbres
criblés d’étincelles, un gazouillis fou s’éleva où se
mêlaient le sifflet des merles, le guilleri des moineaux
et le fringottement des pinsons, unis et confondus
dans un chœur immense qui imitait le
bruit clair et continu d’un torrent lancé sur des
pierres.
Deux jeunes bourgeoises, assez élégamment
mises, passèrent alors en bavardant. Auprès
d’elles marchait un petit garçon, habillé comme
un chien savant et tenant à la main un ballon
captif sur lequel étaient écrits ces deux mots :
Au Louvre.
« Je vous assure, ma chère, disait l’une des deux
femmes à sa compagne, que vous avez eu tort
d’acheter aujourd’hui vos gants de Suède... Il y
aura samedi une exposition au Bon Marché... Des
occasions superbes... » Et, sans attirer l’attention de ces étourdies ni de
personne, le soleil descendait toujours, avec une
pompe et une lenteur royales. Maintenant il touchait
presque au dôme vitré du Palais de l’Industrie,
qui flambait comme une montagne de diamant. La voûte céleste avait changé d’aspect.
Restée pure vers le levant, elle prenait une nuance
plus foncée ; tandis qu’à l’ouest, de longs nuages
violets, frangés d’or, restaient immobiles dans un
abîme d’un bleu de turquoise.
Un gros capitaine et un mince sous-lieutenant
de hussards, sanglés dans leurs uniformes, arrivèrent
alors du côté du quartier de cavalerie en
traînant leurs sabres sur le trottoir, et s’arrêtèrent
un moment au seuil du café.
« J’en suis certain, mon capitaine... Le lieutenant
Tardieu sera compris dans la promotion de
janvier... C’est son « tour de bête ».
— Eh bien ! moi, je vous réponds qu’il n’a pas
son rang d’ancienneté.
— Il est bien aisé de nous en assurer... Consultons
l' Annuaire. »
Et ils entrèrent dans l’estaminet, où les appelait
du reste l’heure de l’absinthe.
À ce moment, l’astre, que voilaient les arbres lointains des Champs-Elysées, plongea derrière
l’horizon, et soudain tout s’assombrit. En quelques
secondes, les maisons et les monuments devinrent
tristes et noirs comme s’ils avaient vieilli de cent
ans ; les feuillages d’automne, dont tout à l’heure
la cime brillait encore, prirent un funèbre ton de
rouille ; le concert des oiseaux continua pendant
une minute en s’affaiblissant, puis se tut ; un vent
froid souffla du nord et traversa l’espace, pareil à
un long soupir de regret.
Mais, en même temps, obéissant à la loi qui veut
que tous les foyers qui s’éteignent jettent en mourant
un plus brillant éclat, le soleil, déjà disparu,
déploya, dans le coin du ciel où régnait encore son
souvenir, toutes les magnificences du crépuscule ;
et, là-bas, vers le pont de la Concorde, au-dessus
de la rivière, se creusa dans l’horizon une grotte
de pierreries qui faisait songer à l’entrée des souterrains
où les despotes d’Asie enfouissent leurs
trésors. Autour de ce foyer fulgurant, les nuages
s’amoncelaient, variant sans cesse de nuances et
de formes. D’abord ils s’étaient massés comme
une chaîne de montagnes d’or ; puis, la cordillère
s’était rompue, et un archipel d’îlots couleur de
rubis nagea dans un océan d’un vert adorablement tendre. Mais voilà que les îles s’allongeaient et se
transformaient en serpents de lumière, en poissons
de feu ; et, tout à coup, sans qu’on s’en fût aperçu,
d’autres nuages s’étaient formés, plus loin, à droite,
à gauche, partout, ébauchant des chimères fugitives,
se revêtant de tons à désespérer Véronèse,
construisant et détruisant à la hâte des Babels
aériennes. Il y en avait d’énormes, dont les plans
s’enfonçaient dans le lointain avec des perspectives
d’architecture ; un gros nuage, d’un brun violacé,
se tordait comme un crocodile en ouvrant une
gueule monstrueuse, et là-haut, toute seule, une
petite nuée, pure comme une vierge, semblait une
fleur s’épanouissant dans l’infini.
Un omnibus traversait alors le pont Royal ; il
était complet, et tout un rang de voyageurs de
l’impériale était placé juste en face du merveilleux
crépuscule. Mais il se passait alors un événement
à sensation — triple assassinat ou crise ministérielle
— et tous ces hommes assis lisaient le
journal du soir, mettant la banalité d’un premier-Paris
ou l’horreur d’un fait-divers entre leurs regards
et les sublimes féeries du couchant.
Le soleil était vaincu ; mais, avant de disparaître
tout à fait, il tenta un suprême effort contre l’indifférence des citadins, et, du fond de son gouffre, il
lança une telle lueur de pourpre que tout le paysage
en fut incendié. Les solitudes du ciel rougirent,
comme prises de pudeur ; le fleuve roula dans ses
flots du sang et des roses ; et les façades des maisons
et les visages des passants eux-mêmes se colorèrent
de ce reflet érubescent.
Mais le bouquineur, assis devant le café d’Orsay,
observa vainement les physionomies, écouta vainement
les fragments d’entretiens de ceux qui défilaient
devant lui. C’étaient des artisans silencieux
revenant vers la soupe du soir, courbés par
le labeur, les yeux fixés au sol ; c’était un couple
d’hommes de lettres en train de déchirer un confrère ;
c’étaient des gens de négoce et de finance
absorbés dans un calcul mental, rêvant à quelque
stratagème contre le bien du prochain ; c’était une
jolie femme dont les regards ne cherchaient que la
flatterie caressante des autres regards.
Aucun de ces êtres-là ne se souciait du coucher
du soleil.
Seul, un bourgeois, qui donnait le bras à son
épouse, daigna jeter les yeux sur l’horizon ; puis il
prononça ces simples paroles :
« Le ciel est rouge... C’est signe de vent. » La nuit montait. Dans le sombre azur du levant
venaient d’éclore quelques débiles étoiles ; il ne
restait plus du crépuscule qu’une brume rousse,
semblable à celle qui suit les feux d’artifice ; et le
flâneur quelconque, dont la contemplation de la
nature avait, ce soir-là, fait un poète, fut un instant
tout fier et tout troublé en songeant que le soleil
s’était couché pour lui seul.