Contes en prose (Leconte de Lisle)/Marcie
MARCIE
arc-Honoré de Rabastens, marquis de Villefranche,
issu d’une vieille famille du Languedoc, était, en
1780, un des derniers représentants des émigrations nobiliaires que le désir de réédifier une fortune dérangée avait
amenées aux colonies, lors de la fondation par Louis XIV,
en 1710, de la Compagnie des Indes françaises. M. de Villefranche, père du marquis actuel, ruiné à Pondichéry, par
suite des désastres survenus dans la lutte malheureuse
soutenue contre l’Angleterre, s’était retiré à Bourbon, où
d’importantes concessions lui furent faites, à la partie sous le vent, entre les ravines de Saint-Gilles et de Bemica.
Puissamment favorisé par la fécondité d’une terre vierge
et par le grand nombre d’esclaves qu’une traite active
multipliait dans la colonie, il ne tarda pas à se créer une
fortune considérable qu’il laissa à son unique héritier, le
comte Marc-Honoré, devenu marquis de Villefranche. Ce
dernier avait pris part dans sa jeunesse, de même que l’élite
des créoles de l’Île de France et de Bourbon, à la brillante
expédition de M. de la Bourdonnaye contre Madras. Le
seul épisode romanesque qui se rencontrât dans la vie peu
accidentée du marquis, datait de la nuit où Dupleix viola la
capitulation de Madras et livra au pillage et à l’incendie la
ville noire et la ville blanche. Au milieu des cris et de la
flamme, tandis qu’il s’efforçait à la tête de sa compagnie
de volontaires de réprimer la fureur dévastatrice des
soldats de Dupleix, un vieillard arménien et sa fille avaient
imploré sa protection. La chaleur du moment, les
supplications du père qui succomba devant lui aux blessures qu’il
avait reçues, la beauté, l’effroi, les larmes de la jeune
Arménienne troublèrent de telle sorte le cœur de Marc-Honoré,
et d’un autre côté le grand air du comte et sa
généreuse conduite émurent tellement sa protégée, qu’il
s’ensuivit une union qui mécontenta fort M. de Villefranche
père, mais qu’il finit par sanctionner, comme il est d’usage. De ce mariage insolite entre l’héritier des Rabastens du
Languedoc et la fille d’un marchand arménien de Madras
résulta la naissance d’un enfant, quelque vingt ans après.
Depuis la mort de son père, le marquis avait passé de longs jours pleins de calme et de monotonie. Une seule, mais une grande douleur l’avait frappé ; ce fut la perte de sa femme, qui lui laissa Marcie de Villefranche, sa fille, sur laquelle il reporta exclusivement toutes ses affections.
Au mois de juillet 1780, nous retrouvons le marquis, vers les six heures du matin, assis sous une large varangue, dans son habitation du Bernica, et fumant une longue pipe à godet d’argent. C’était un homme de cinquante-six à soixante ans, d’une haute taille, hâlé par le soleil, et revêtu d’une large robe de chambre à ramages, de pantalons à pieds et d’un chapeau de paille de dattier tressée à la manière des noirs. Il portait ses cheveux encore bruns, sans poudre ni queue. Ses traits grands et nobles avaient une expression bienveillante qui attirait tout d’abord. En face, debout devant lui, dans une attitude de respect et de confiance, un noir semblait attendre que son maître l’interrogeât. Cet esclave n’avait rien des signes de dégradation dont sa race est frappée. Le front était haut, les traits énergiques, mais proportionnés, l’œil noir et hardi. On devinait, sous le léger vêtement de toile bleue qui les couvrait, la vigueur et la souplesse des bras et de la poitrine. La couleur de sa peau disait qu’il était né dans la colonie.
Le marquis secoua lentement les cendres de sa pipe en la frappant par petits coups sur le bras de son fauteuil indien, puis il se renversa en arrière, et se mit à regarder le noir de l’air d’un homme qui réfléchit profondément.
— Tu as mal vu, mal entendu, Job, dit-il enfin. C’est égal, tu es un bon noir, tu aimes tes maîtres, et nous ferons de toi un homme libre dans quelque temps.
Ici le marquis prit, dans une des poches de sa robe de chambre, une belle blague de peau de pingouin, en tira avec le bout des doigts reunis du tabac à fumer, et l’offrit au noir, qui le reçut respectueusement.
— Tiens, mon garçon. Il faut que tu aies rêvé cette nuit dans la case au lieu de faire ta tournée.
— Non, non, maître, dit Job avec un ton de certitude qui parut réveiller les craintes du marquis ; Job a de bons yeux et de bonnes oreilles; il a vu et entendu. Mamzelle Marcie même s’est éveillée, car Rite est venue à la fenêtre avec une lampe. Mais l’homme était déjà sorti par la grille, et, quand il m’a entendu courir, il a détaché son cheval de ce grand manguier là-bas, et il est parti au galop.
— Tête-bleu s’écria le marquis, quel peut être le coquin qui se permet d’entrer chez moi pendant la nuit et de vouloir escalader la fenêtre de ma fille ? Écoute, mon garçon, ce soir, tu viendras veiller dans ma chambre, et tu auras soin de charger ma carabine à chasser le cabri. S’il reparaît, je le tue comme un chien enragé. C’est entendu. Donne-moi du feu. Mène la bande à la caférie. Tu es un bon commandeur et un bon serviteur, Job. Ne parle pas de tout ceci à M. de Gaucourt ; il serait capable de faire sentinelle et de pourfendre le premier venu à l’aveugle. Après tout, tu t’es peut-être trompé. Enfin, nous verrons.
Job quitta son maître, qui se remit à fumer de plus belle.
L’habitation de Villefranche, comprise du nord au sud entre les ravines de Saint-Gilles et de Bemica, était bornée, dans sa partie basse, par la route de Saint-Paul à Saint-Leu, qui séparait les terres cultivées de la savane du Boucan-Canot. C’était une vaste lisière qui, d’après la concession faite au premier marquis de Villefranche, devait s’étendre de la mer aux sommets de l’île ; mais les défrichements s’étaient arrêtés à cette époque bien au-dessous de la limite où ils sont parvenus aujourd’hui ; la forêt du Bernica couvrait alors de son abondante et vierge parure les deux tiers de la concession. L’emplacement où s’élevait la demeure du marquis était situé sur la cime aplanie d’un grand piton, d’où la vue embrassait la baie de Saint-Paul, la plaine des Galets et les montagnes qui séparent le quartier de la Possession de Saint-Denis. Vers l’ouest, en face de la varangue sous laquelle fumait M. de Villefranche, la mer déroulait son horizon infini. C’était un vaste tableau où resplendissait aux premières leurs du soleil cette ardente, féconde et magnifique nature, qui ne s’oublie jamais. M. de Villefranche, né dans l’Inde, élevé à Bourbon, sans se douter beaucoup de l’attrait invincible qu’exerçait sur lui cette nature luxuriante, la seule qu’il connût, s’y rattachait pourtant par des liens si nombreux et si forts, que l’idée de réaliser sa fortune et de gagner la France ne lui était jamais venue. Ne vivant que pour sa fille, prêt à tout faire pour peu qu’un désir quelconque fût exprimé par cette enfant si chère, image vivante d’une femme qu’il avait passionnément aimée, il prévoyait dans son cœur les moindres fantaisies de sa fille, choses sérieuses pour lui ; mais il n’avait jamais supposé qu’elle voulût un jour quitter Bourbon.
Marcie de Villefranche avait dix-huit ans en 1780, époque où se passe notre drame. Douée de la grande beauté de sa mère, elle avait plus de fermeté dans les traits et dans la démarche. L’air vif et pur de la montagne avait légèrement doré la blancheur native de sa peau ; l’énergie calme de ses yeux noirs n’en excluait pas un charme d’attraction irrésistible. Bonne et accessible à tous, la bienveillance parlait la première en elle ; mais son estime ou son admiration ne résistait pas à une parole mauvaise, à une action qu’elle blâmait. Ses affections étaient inexorables. Celui qui n’atteignait pas l’idéal préféré, ou qui, l’ayant atteint, faiblissait un instant, celui-là mourait dans son cœur pour ne plus revivre. On eût dit que son père, en lui donnant toute liberté, lui avait commis la garde de la pureté de son âme et de l’élévation de son esprit. Elle veillait comme une vestale dans l’ombre de son cœur le feu sacré des nobles pensées et de l’amour des belles actions. Sachant peu de choses, elle avait le mens divinior de tout ce qui est grand et juste. Au mois d’octobre suivant, elle devait épouser son cousin, le chevalier de Gaucourt, qui, depuis une année, était arrivé dans la colonie, sur la demande expresse du marquis.
Quant au chevalier, son histoire et son portrait exigent peu de peine. Cadet de famille, ardent au plaisir et peu à l’aise du côté de la fortune, couvert de dettes et menaçant fort d’en faire de plus belles, brave comme il faut l’être, incapable de songer à autre chose qu’aux amours d’un jour ou d’une nuit, et aux duels hebdomadaires, le chevalier désespérait Mme de Gaucourt, sa mère, cousine germaine du marquis. L’un et l’autre reçurent avec une grande joie les offres qui leur furent faites par M. de Villefranche. La perspective du riche mariage qu’elles laissaient entrevoir au chevalier, ne lui permit pas d’hésiter. Il partit et arriva. Sachant le monde et passablement spirituel, sans trop comprendre la nature élevée de Marcie, il s’était tout d’abord plié aux fantaisies un peu sauvages, à son sens, de la belle créole. Marcie, pleine de confiance et de droiture, l’avait accepté pour ce qu’il se donnait. Mais cette contrainte d’une longue année commençait de fatiguer cruellement le chevalier ; il se débattait contre le rigorisme de ses mœurs nouvelles, tout en aimant sa cousine à sa manière, c’est-à-dire d’une façon fort différente d’elle ; et nul doute qu’il n’eut été très effrayé de l’amour sérieux et profond de Marcie, s’il l’eût soupçonné. C’était, du reste, un beau jeune homme fort élégant, dont raffolaient les petites blanches du quartier et qu’enviaient les jeunes créoles à deux lieues à la ronde.
À l’heure où le marquis fumait matinalement sous sa varangue, un homme, un blanc, courait à cheval le long de la ravine de Bemica. Ses traits pâles et fiévreux, ses vêtements en désordre, les saccades qu’il imprimait au mors de sa monture, témoignaient d’une violente agitation. Cet homme avait de grands yeux bleus, le front large, les lèvres fines et les cheveux blonds ; il était grand et mince comme la plupart des jeunes créoles. Parvenu à un affaissement subit du terrain, sur le bord de la ravine, il arrêta brusquement son cheval, mit pied à terre, et, nouant les rênes au tronc d’un petit arbre voisin, il alla s’asseoir au penchant du précipice qui descendait à deux ou trois cents pieds au-dessous de lui ; puis il posa son front entre ses mains et resta immobile.
Georges Fleurimont descendait d’une de ces familles d’ouvriers qui furent les premiers habitants français de l’île Bourbon. Moins favorisés que leurs égaux, les Fleurimont étaient restés dans un rang inférieur d’où la fortune même n’avait pu les faire sortir. C’était une famille de petits blancs. Cette étrange démarcation entre colons s’est perpétuée de telle sorte que les petits blancs forment aujourd’hui une race à part, ni blanche, ni noire, qui se dit créole par excellence et habite les îlettes au milieu des ravines intérieures de l’île. Georges n’eût pas été homme à s’inquiéter de cette position inférieure. Propriétaire de deux cents noirs et d’une belle habitation plantée en caféiers, libre de ses faits et gestes, orgueilleux et indolent, il eût accepté sans daigner s’en plaindre toute aristocratie qui ne l’eût pas borné dans sa liberté d’action. Mais une passion d’autant plus violente que sa nature normale était apathique, s’était allumée dans son coeur, et ses désirs inassouvis le dévoraient. Si Marcie de Villefranche avait pu deviner que cet homme pâle qu’elle rencontrait si fréquemment dans ses promenades, et qui, à sa vue, se hâtait de fuir ou de se cacher pour la suivre à la dérobée, nourrissait pour elle un amour sauvage qu’il ne pouvait plus contenir, à coup sûr elle se fût gardée d’affronter un danger devenu terrible ; mais à peine la fière créole avait-elle prêté une attention passagère à ces rencontres aussitôt effacées de sa mémoire.
Les souffrances de Fleurimont étaient d’autant plus
profondes, qu’elles ne pouvaient cesser que par l’oubli ou un
crime. L’oubli était impossible mais le crime l’effrayait. Le
mélange de vénération et d’ardeur qui l’entraînait vers
Marcie brisait sa volonté ; le sentiment de son infériorité sociale
le terrassait. C’est par suite de ces mouvements contraires
qu’il s’était aventuré jusque sous les fenêtres de Mme de
Villefranche, au risque de tout perdre, elle et lui. Il s’était donc
enfui à l’arrivée de Job, et depuis ce moment il n’avait cessé
sa course fiévreuse qu’à l’endroit où nous l’avons laissé, sur
les bords de la ravine. Deux heures s’étaient écoulées en
silence, quand des pas de chevaux et un bruit de voix le
réveillèrent brusquement de sa morne préoccupation. Il
tourna lentement la tête de côté, et devint pâle comme un
mort en reconnaissant M. de Villefranche, sa fille
et le chevalier de Gaucourt, suivis de Job, qui portait deux fusils de
chasse, et d’une jeune négresse, favorite de Marcie, d’où lui
était venu le diminutif de Rite. Il se cacha précipitamment
derrière le quartier de roche sur lequel il était assis, et laissa
passer les nobles créoles ; puis il détacha son cheval, et les
suivit de loin sans jamais les perdre de vue.
Marcie était heureuse de la nouvelle affection survenue dans sa vie.
Le sentiment qu’elle éprouvait pour son jeune parent la pénétrait d’une sorte de quiétude religieuse fort différente sans doute d’une émotion violente, mais qui, en s’évanouissant, n’en eût pas moins laissé un vide mortel dans son cœur. M. de Gaucourt était jeune, aimable, et pris en grande affection par le marquis. C’en était assez pour que Marcie, comme toutes les âmes vierges et passionnées, vit en lui l’idéal qu’elle s’était créé, et qu’il était si loin de réaliser. La perspective de vivre et de mourir à Bourbon ne plaisait que fort médiocrement au chevalier, et son intention bien arrêtée, aussitôt son mariage, était d’engager vivement son oncle et sa femme à partir pour la France. Le chemin que suivait la petite cavalcade conduisait au sommet des défrichements, à l’entrée de la forêt. C’était la promenade préférée de Marcie quand elle était accompagnéedu marquis. Ils eurent bientôt atteint la limite cultivée de l’habitation, et entrèrent sous l’épaisse voûte des arbres, à travers laquelle la clarté du soleil filtrait en mille rayons multipliés, mais espacés par les impénétrables couches du feuillage. L’abondante et vigoureuse végétation de la forêt s’épandait autour d’eux et sur leur tête avec la profusion magnifique de sa virginité. Une innombrable quantité d’oiseaux voletaient et chantaient dans les feuilles, et la brise de terre qui descendait des cimes de l’île balançait comme des cassolettes de parfums les riches fleurs des lianes enroulées autour des branches et des troncs.
— Voyez, mon cousin, dit Marcie avec admiration comme notre pays est beau ! N’est-ce pas un paradis ? Vous pouvez dormir sur l’herbe sans craindre les serpents et les animaux féroces de l’Inde ; elle ne nous a donné que ses oiseaux, qui sont les plus richement vêtus du monde. Ah ! c’est ici qu’il faut vivre et mourir, sous l’œil de Dieu, entre ceux qu’on aime, en face de la nature éternelle !
— Le chevalier pense que tout ici est bien un peu sauvage, y compris les jeunes filles enthousiastes, dit M. de Villefranche en riant. N’est-ce pas, de Gaucourt ? Les grandes dames de Versailles aimeraient-elles à s’aventurer dans les bois pour le seul plaisir de respirer un air plus pur et d’admirer ces vieux arbres qui enchantent Marcie ?
— Ces dames n’aiment guère que le demi-jour de leurs boudoirs, mon oncle ; et je doute que l’amour de la nature ait jamais avancé de cinq minutes le moment de leur lever. Pour moi, je pense comme Marcie : voici une noble forêt et un ciel royal. C’est grand dommage que vous n’ayez ni cerfs ni chevreuils ; on dit que l’Île de France en regorge.
— Nous avons la vieille chasse créole, le cabri marron. Tu verras bientôt, chevalier, que cela vaut la peine de faire un tour dans la montagne. En attendant, si tu veux tirer aux merles et aux pieds-jaunes, tu n’as qu’à le dire. Voici Job qui s’y connaît et qui nous mènera aux bons endroits.
— À vos ordres, mon oncle ; mais ne viendrez-vous point avec nous, Marcie ?
— Non, non, Louis, dit la jeune fille en sautant à bas de son cheval ; je resterai ici avec Rite. Allez tous deux, faites bonne chasse, et ne m’oubliez pas tout à fait.
Le marquis et son neveu s’éloignèrent sur les pas de Job qui frayait le chemin. Marcie les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils eussent disparu sous les feuilles et s’assit sur la mousse, tandis que Rite, jeune négresse de quinze à seize ans, aux yeux brillants, aux belles dents étincelantes, s’amusait à courir autour de sa maîtresse en cueillant des cascavelles et des fleurs de lianes.
« Être jeune, belle, aimée, c’est le bonheur, pensait Marcie, et ce bonheur est le mien. Que puis-je désirer ? Quel rêve puis-je former qui ne soit aussitôt exaucé ? Mon mariage sera aussi heureux que ma jeunesse aura été douce et calme. Louis a un noble cœur ; il m’aime. Mon père est plein de santé et de gaieté... Oh ! je suis reconnaissante à Dieu d’être née ! »
Elle leva les mains au ciel dans un mouvement de plénitude de cœur ; mais ses bras retombèrent aussitôt, sa figure prit une expression de frayeur vague et elle se dressa en s’appuyant contre l’arbre au pied duquel elle s’était assise.
En face d’elle, deux yeux grands ouverts se fixaient sur elle à travers les feuilles. Rite s’était éloignée en furetant dans les buissons ; elle était seule et sans défense. Fleurimont écarta vivement les branches qui le cachaient et s’avança vers elle avec violence. Mais il s’arrêta bientôt, pâle et tremblant, en face de la dignité calme sous laquelle la noble fille dissimulait ses mortelles appréhensions.
— Que voulez-vous de moi, Monsieur ? lui dit-elle d’une voix émue.
Fleurimont cacha sa tête dans ses mains et ne répondit pas.
— Si vous désirez parler à mon père, vous pouvez tendre de ce côté ; il y chasse en compagnie de mon cousin, M. le chevalier de Gaucourt.
Le petit blanc se jeta les deux genoux en terre, la main étendue vers elle, et il lui dit avec toute l’énergie d’une ardente passion
— Oh ! que vous êtes belle ! je vous aime, je vous aime !
— Vous êtes fou, Monsieur, dit Marcie en reculant avec
dégoût ; retirez-vous, ou j’appelle.
— Si vous poussez un seul cri, si votre père et votre cousin reviennent ici, je les tue, murmura Fleurimont en se levant et en mettant la main dans sa poitrine. N’appelez pas, si vous tenez à la vie de votre père. Écoutez-moi ; je serai bref. Je vous aime tant que ma vie est un supplice. Il faut que cette torture ait un terme ; elle en aura un. Vous êtes en mon pouvoir, et vous ne m’échapperez pas. Suivez-moi ; j’ai là un cheval, voici le vôtre ; dans une heure nous serons en sûreté.
— Vous n’êtes pas seulement un fou, monsieur ; vous êtes un lâche. En quoi ai-je mérité que vous m’insultiez ? Que vous ai-je fait ? Qu’avez-vous à reprocher à mon père ?
— Je vous l’ai déjà dit : je vous aime, et ne puis vivre sans vous. Venez, ne m’obligez pas à employer la force ; ma résolution est immuable.
Marcie hésita un instant ; puis elle s’enfuit droit devant elle en criant :
— Rite ! mon père !
Un coup de fusil lointain répondit seul à ses cris. Fleurimont s’élança sur ses pas, la saisit dans ses bras et l’emporta vers son cheval.
— Misérable ! s’écrie-t-elle en se débattant, lâche ! Ô mon Dieu ! je suis perdue.
Elle réussit à se dégager de l’étreinte du petit blanc, par suite de la crainte instinctive qu’avait celui-ci de la blesser ; mais la colère, la passion, le péril, bannirent de son cœur un reste de respect, et il se préparait à en finir, quand une main de fer le prit à la gorge et le renversa suffoqué.
— Job ! s’écria Marcie avec un cri de joie ; ô mon brave noir, tu m’as sauvée !
Job appuya son genou sur la poitrine du petit blanc, et, saisissant le couteau de chasse que celui-ci cachait dans sa veste, il dit gravement à sa jeune maîtresse
— C’est M. Fleurimont, du Piton-Rouge.
Là-dessus, il leva le couteau en l’air, et allait le plonger dans la gorge de son prisonnier, avec un grand calme, si Marcie n’eût poussé un cri de terreur.
— Job ! Job ! que fais-tu ?
— Chien de nègre ! murmura Fleurimont avec mépris, lâche-moi, où je te ferai mourir sous le bâton.
— C’est bon, dit Job en jetant le couteau ; si mamz’elle voulait... mais enfin, c’est bon !
En moins de cinq minutes, Job remettait sur ses pieds Fleurimont dont les mains et les bras étaient solidement liés derrière le dos.
— Détache-le, dit Marcie avec dignité ; qu’il parte. Cet homme est fou.
Job coupa d’un coup de couteau les liens du petit blanc qui
disparut sous les arbres.
La colère et l’indignation de MM. de Villefranche et de Gaucourt furent grandes, comme on peut le croire. D’actives poursuites furent dirigées contre le propriétaire du Piton-Rouge, mais toutes furent vaines. Fleurimont n’avait point reparu dans son habitation ; nulle trace de sa retraite ne fut reconnue. Marcie s’était remise de l’alarme inattendue qui l’avait assaillie, et le calme ordinaire de sa vie chassait peu à peu de son esprit le souvenir du petit blanc.
Deux mois après ces événements, par une chaude et lourde soirée, vers les dix heures, Marcie venait de quitter son père et son fiancé et de rentrer dans le pavillon qu’elle habitait. L’époque de son mariage était prochaine, et les émotions qu’excitait dans son cœur cet acte solennel de sa vie lui faisaient rechercher la solitude. N’est-il pas vrai de dire que l’attente du bonheur, pour être d’une tout autre nature que l’appréhension d’un événement malheureux, n’en est pas moins oppressante ? Marcie accoudée sur le rebord de sa fenêtre, tout entière au sentiment nouveau qui la possédait, contemplait avec une joie profonde et mélancolique cette belle terre natale où avait fleuri sa jeunesse à l’ombre de l’amour paternel, amour protecteur qui avait si longtemps rempli son cœur et qui s’effaçait aujourd’hui devant une tendresse plus vive et plus absorbante. La lune, qui se levait large et éclatante au-dessus de la chaîne de Bénard, paraissait suspendue comme une lampe gigantesque à la voûte sombre du ciel. De grands nuages noirs flottaient çà et là, et quelques éclairs d’orage commençaient de luire dans leur masse épaisse.
— Comment, Marcie, tu veilles encore ! dit M. de Villefranche en sortant à demi de la varangue, en face des fenêtres de sa fille ; rentre donc, mon enfant. La pluie commence à tomber, et je crains que ce pauvre chevalier ne soit affreusement trempé pendant la route.
— Que dites-vous, mon père ? s’écria Marcie, mon cousin est-il donc sorti de l’habitation ?
— Mon Dieu, oui ; il a voulu bon gré mal gré se rendre au quartier pour hâter d’un jour les préparatifs de ton mariage.
— Mais le temps est affreux ! quelle imprudence ! oh ! je le gronderai bien fort.
— Allons, ne t’effraie pas ; il a emmené Job avec lui, et dans une demi-heure il sera à Saint-Paul. Couche-toi, mon enfant.
Marcie se retira de la fenêtre que Rite ferma avec soin, et bientôt on n’entendit plus dans l’habitation de Villefranche que le bruit sourd des larges gouttes de pluie qui frappaient les toits de bardeaux.
Pendant ce temps, M. de Gaucourt et Job galopaient sur la route de Saint-Paul, route tortueuse et grossièrement pavée de galets fendus en deux, bien différente de la belle et large voie qui entoure l’île aujourd’hui. La pluie tombait à torrents, et des bouffées d’un vent chaud et lourd passaient par intervalles avec une sorte de gémissement à travers les bois noirs et les dattiers qui bordaient le chemin. Bientôt la nuit devint tellement épaisse que les chevaux cessèrent instinctivement de galoper.
— Sacredieu ! dit le chevalier, quel abominable temps ! J’ai eu là une sotte idée. Au reste, il ne s’agit pas de se plaindre, mais d’avancer. Dis donc, Job !
— Monsieur ?
— Tu dois connaître un chemin de traverse par ici.
— Oui, Monsieur, il y a celui qui passe devant la case de M. Fleurimont.
— Le vil coquin ! si jamais je le rencontre... Eh bien ! où est-il, ce chemin ?
—Par là, Monsieur, à gauche, mais il est plein de roches ; les chevaux ne voudront pas marcher, il faut aller à pied.
— Que le diable t’emporte ! j’aurai de la boue jusqu’aux
genoux.
— Il n’y a que cinq minutes de marche, dit Job en insistant, et pas de boue sur les rochers.
— Allons ! je me fie à toi ; mais gare tes épaules si tu me trompes.
Cette menace du chevalier ne tirait pas à conséquence, quant à l’esclavage de Job ; il en eût dit autant à son laquais blanc. Job, accoutumé aux traitements les plus doux de la part de son maître et de M. de Gaucourt, savait à quoi s’en tenir sur les menaces de ce dernier.
Le chevalier descendit donc de cheval, ainsi que le noir, et tous deux s’engagèrent dans l’étroit sentier qui coupait en ligne droite sur Saint-Paul, en passant à travers l’habitation de Fleurimont. Le noir marchait en avant avec les chevaux en laisse ; le chevalier suivait. Ils arrivèrent bientôt en face d’une solide maison de bois élevée d’un étage, comme toutes les maisons créoles. Il régnait une grande obscurité autour de cette demeure qu’on eût dit abandonnée. Job s’arrêta et dit au chevalier :
— C’est la case de M. Fleurimont. Tous les noirs sont partis pour Saint-Paul, mais Job sait bien qu’il est là.
— Comment sais-tu cela ? s’écria M. de Gaucourt avec vivacité ; si tu le savais, pourquoi ne l’avoir pas dit ?
— Ah ! Monsieur, parce que...
Mais le chevalier n’entendit pas le reste de la réponse de Job. Une assez forte commotion dans le dos et une vive sensation de froid le privèrent de toute connaissance, et il tomba la face contre terre.
En ce moment la porte principale de la maison s’ouvrit lentement, et un homme tendit la tête dehors pour reconnaître ceux qui causaient.
N’entendant plus aucun bruit, mais distinguant le groupe que formaient les deux chevaux, cet homme s’avança avec précaution vers ces objets qui le préoccupaient. Il trébucha contre le corps du chevalier, se sentit à son tour frappé profondément à ta gorge, et se renversa sans mouvement. Job s’elança à cheval, abandonnant l’autre monture et les deux cadavres, et courut à toute bride vers l’habitation de Villefranche.
Il était onze heures environ : le marquis veillait encore, et compulsait, tout en fumant sa dernière pipe du soir, quelques papiers relatifs au mariage de sa fille. Le galop d’un cheval dans l’avenue de la maison retentit tout à coup à ses oreilles. Il s’approcha vivement d’une fenêtre qu’il ouvrit à la hâte, s’imaginant que M. de Gaucourt avait jugé à propos de remettre au lendemain une course empêchée par le mauvais temps. On frappa à la porte de sa chambre.
— Entre, entre vite, mon pauvre Louis, s’écria-t-il : tu
dois être bien arrangé !
Job se précipita au devant de son maître et sa laissa glisser sur le plancher, comme un homme saisi de vertige.
— Tête-bleu ! s’écria le marquis avec une surprise pleine d’effroi ; qu’y a-t-il donc ? Pourquoi es-tu couvert de sang, Job ? Job ! réponds-moi donc, malheureux ! Où est M. de Gaucourt ?
— Ah ! Monsieur mon maître... répondit le noir en balbutiant : M. le chevalier...
— Eh bien ! te chevalier... que lui est-il arrivé ?
— Le blanc du Piton-Rouge l’a tué ! continua Job d’une voix lente et sombre.
— Tué ! dit M. de Villefranche en reculant ; tué par Fleurimont, dis-tu ? Tu rêves, Job où ? quand ? Pourquoi ne l’as-tu pas défendu ? Tête-bleu ! me répondras-tu, misérable chien. Comment as-tu laissé assassiner ton maître ?
Job se releva et répondit avec un air effrayé et des regards fixes, comme s’il voyait ce qu’il décrivait :
— M. le chevalier a voulu passer par le chemin de Fleurimont... Il faisait noir... M. le chevalier marchait derrière Job et les chevaux. Voilà que nous arrivons devant la maison... M. le chevalier pousse un cri et dit : — Au secours, Job ! — Le blanc du Piton-Rouge était dessus M. le chevalier avec un couteau qu’il lui enfonçait dans le dos. Et puis... voilà que M. Fleurimont s’est coupé la gorge aussi en criant : — Il ne l’aura pas non plus ! — Job n’a pas eu le temps, maître ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
Le noir se roula sur le plancher en gémissant, tandis que le marquis, pâle, les bras pendants, s’affaissait sur son fauteuil, sans larmes et sans voix. Mais l’énergie de son caractère prit bientôt le dessus :
— Allons debout ! dit-il rudement à Job : va au triple gatop à l’Étang-Salé, chez M. de Lanoue, le capitaine de la paroisse. Dis-lui tout en deux mots. Je l’attends.
Job sortit précipitamment. Une heure après, les deux cadavres étaient trouvés étendus devant la maison de Fleurimont. Celui-ci était couché sur le dos, la tête presque séparée du tronc, avec un couteau plein de sang à ses côtés. Plus loin, M. de Gaucourt, étendu sur le ventre, avait une profonde blessure entre les épaules. Les faits donnaient raison au récit de Job. L’assassinat du chevalier s’expliquait par la haine que lui portait Fleurimont, et le suicide de ce dernier par le désir d’échapper à une mort infamante.
Nous ne décrirons pas le morne et profond désespoir de Marcie. Sa vie fut longtemps en danger ; mais la jeunesse et l’amour filial eurent le dessus. Cependant le souvenir de son cousin ne s’effaça jamais de son cœur, et elle ne voulut point rompre le vœu intérieur qu’elle avait fait de vivre et de mourir Marcie de Villefranche. Cette catastrophe fut non moins sensible au marquis. Outre l’affection qu’il portait à son neveu, il souffrait des douleurs de sa fille plus que des siennes propres. Ces violentes émotions ruinèrent sa santé, et, le grand âge aidant, Marcie le perdit une dizaine d’années après la mort de M. de Gaucourt. Elle resta maîtresse d’une grande fortune et seule, dans son habitation, se reposant sur la fidélité dévouée de Job de la direction de ses noirs. Sa vie fut longue et austère. Plainte et respectée de ses voisins, elle vécut jusqu’en 1817, et beaucoup de créoles de Saint-Paul encore vivants l’ont connue dans la dernière partie de sa vie. Pourtant Job, le noir fidèle, mourut avant sa maîtresse d’une attaque de tétanos, résultant d’une piqûre au pied. Quelques minutes avant sa mort, il fit supplier Marcie de venir le voir. Elle se hâta d’accourir et lui adressa de douces et compatissantes paroles : mais le noir, l’interrompant du geste, lui dit d’une voix sourde
— Maîtresse ! c’est Job qui a tué M. le chevalier et le blanc du Piton-Rouge.
— Tais-toi, mon pauvre noir, tu délires.
— Non, non, maîtresse, c’est Job ! Ils vous aimaient trop tous les deux !
Cela dit, Job mourut avec un sourire de triomphe.