Contes et légendes/La famille Pouffard

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Kéva et Cie (p. 45-66).

LA
FAMILLE POUFFARD



Madame Pouffard était fort riche, elle portait la toilette la plus coûteuse qu’on puisse imaginer et n’avait rien trouvé de mieux pour en rehausser l’éclat, que d’ajouter un de à son nom.

Il ne faisait pas bon oublier, quand on lui écrivait, de mettre Madame de Pouffard, Châtelaine au château des Hulottes.

Ce de et ce mot châtelaine la faisaient rougir de plaisir chaque fois qu’on les lui adressait, et de colère chaque fois qu’on osait les oublier.

Quant à Monsieur de Pouffard, plus avisé encore que sa femme, il avait eu l’idée d’acheter des titres de noblesse.

Les habitants des Hulottes devinrent donc Monsieur le marquis et Madame la marquise de Pouffard.

Ils se firent peindre des armoiries par un artiste, qui se moquait d’eux, et achetèrent chez des antiquaires une foule de choses qui composèrent le musée de leurs ancêtres.

Les armoiries portaient un chardon d’azur sur champ de gueules, autrement dit un chardon bleu sur fond rouge. Les supports avaient de si longues oreilles, tout lions qu’ils étaient, qu’on voyait l’âne sous la crinière des fauves.

« Ce sont des lions d’Arcadie », avait dit en riant le peintre ; et comme Monsieur le marquis de Pouffard voulait le payer généreusement, il s’excusa, en disant qu’il avait été trop heureux de rendre service à un aussi éminent personnage. En vérité, c’est qu’il voulait bien se moquer de lui, mais qu’il ne voulait pas le voler, ce qui en effet eût été fort différent.

Le complaisant peintre s’offrit en outre à peindre partout les armoiries de Monsieur le marquis, ce qu’il fit consciencieusement depuis le dessus de la porte du château jusqu’à celui de la cabane aux lapins.

Monsieur le marquis et Madame la marquise rayonnaient.

Quant aux armures et autres objets de ses ancêtres achetés chez les antiquaires, c’était bien autre chose ; il y avait de tout.

Une longue broche lui avait été vendue pour une épée antique, elle avait, disait-il, appartenu au plus vaillant de ses ancêtres.

Il avait de vieilles croûtes, peintes à l’huile vers la fin du XVIe siècle, et qu’il disait être les portraits de ses arrière-grand’mères faits au temps des croisades. Or, à cette époque, Jean de Bruges, qui inventa la peinture à l’huile au XVIe siècle, était loin d’exister[1].

Mais peu importait à nos personnages, pourvu qu’ils eussent des ancêtres !

Mademoiselle Euphrosine Pouffard mérite une attention toute particulière. C’était une grande niaise, vaniteuse comme un paon, et bête comme une oie.

Elle croyait se rendre fort intéressante en respirant à chaque instant des parfums ou des fleurs, et se chargeait à la fois de tout ce qu’elle possédait de bijoux, si bien qu’elle avait quelquefois trois ou quatre bagues à chaque doigt, on lui avait vu jusqu’à deux paires de boucles d’oreilles, et quant aux colliers, il n’était pas rare de lui en voir tant que son cou en pouvait porter.

Le baudet porteur de reliques, dont parle Lafontaine, ne marchait pas avec plus de majesté que Mademoiselle Euphrosine de Pouffard.

Depuis six mois que la respectable famille habitait le château des Hulottes, personne dans tout le pays n’avait encore été trouvé digne de lui composer une société.

Les habitants du village avaient bien quelques relations avec Jean, le valet de chambre de Monsieur, et avec Mme Brindavoine, la femme de chambre de Madame ; mais les domestiques étaient aussi imbéciles que leurs maîtres, et la curiosité des paysans n’avait pas eu d’autre satisfaction que de savoir ceci — qu’à la grande surprise de Jean, Monsieur n’avait eu rien de changé dans sa personne, le jour où il était devenu marquis !

Pour Mademoiselle Sylvie, la femme de chambre de Mademoiselle, elle était trop délicate pour causer jamais avec les gens du commun.

Le reste de la maison ne s’occupait absolument que de boire, manger et dormir ; ce qu’ils appelaient mener la vie de château.

Il ne manquait plus pour compléter la maison de Pouffard, qu’une institutrice pour mademoiselle Euphrosine.

On fit venir de Paris une jeune orpheline qui avait passé d’une manière assez brillante ses examens dans l’année.

Rose André était intelligente, dévouée, fière et ferme ; elle n’eut donc pas de peine à juger chez qui elle était tombée et encore moins à prendre son parti.

Comme elle ne reculait jamais devant les difficultés, quand il y avait du bien à faire, elle résolut d’arracher Euphrosine à l’imbécillité, et peut-être de diminuer celle de ses parents ; bien résolue du reste, en cas de non réussite, à reprendre le chemin de Paris où elle serait plus utile dans l’éducation publique qu’elle ne pouvait l’être là, dans l’éducation particulière.

L’entreprise était hasardeuse. C’était le cas de commencer de suite, afin de ne pas perdre de temps.

Il fallait faire naître ou saisir l’occasion de les désabuser et de les dégoûter par quelque expérience amère de leurs préjugés.

C’est le moyen qu’on emploie pour les petits enfants.

« L’eau mouille, leur dit-on ; le feu brûle » et on trempe leur petite main dans l’eau froide, ou on l’approche de la chaleur.

On aurait pu dire à la famille Pouffard : la vanité expose à bien des ridicules.

L’occasion ne se fit pas attendre.

Rose André avait reçu d’une de ses élèves de Paris une lettre charmante.

Elle la laissa traîner à dessein. L’enfant n’avait pas dix ans.

Elle racontait, avec la naïveté de la première jeunesse, mais aussi avec une raison déjà forte, sa vie d’études et sa franche gaieté.

Madame de Pouffard, curieuse à merveille, ramassa la lettre, la lut et demanda à Rose quand elle pensait que sa fille en pourrait écrire autant.

« Je ne sais, Madame, dit-elle, puisque vous m’avez bien recommandé de ne la faire travailler que quand elle le voudrait.

— Et quel âge a votre élève ?

— Dix ans, Madame !

— C’est sans doute, dit Madame de Pouffard, quelque fille de la haute noblesse ?

— Son père est tout simplement serrurier, répondit Rose. »

Madame de Pouffard s’enfuit en fermant la porte avec violence.

Lorsque sa première colère fut calmée, elle appela Euphrosine et lui dit : « Mon cher trésor, tu devrais un peu travailler ; il y a des filles d’ouvriers qui sont plus avancées que toi. »

C’était la première fois qu’elle lui parlait de travail ; Euphrosine regarda sa mère avec étonnement.

« Travailler, dit-elle, est-ce que je n’ai pas une maîtresse pour m’apprendre tout cela ! »

Madame de Pouffard, toute sotte qu’elle était, sentit bien qu’avec un pareil raisonnement sa fille ne ferait par grands progrès : mais elle crut l’avoir assez moralisée ce jour-là, et elle pensait vaguement qu’à force de tourmenter Rose André celle-ci inventerait quelque moyen pour que la science vint tout de suite.

Euphrosine méritait bien qu’on fit cela pour elle.

Pendant plusieurs jours, la marquise de Pouffard parla des découvertes prodigieuses qu’on avait faites et qu’on faisait encore : elle confondit la vapeur avec l’électricité, attribua l’imprimerie à Christophe Colomb, la découverte de l’Amérique à Gutenberg, mais cette éloquence fut perdue, Rose ayant dit froidement que toutes ces choses avaient été trouvées justement par leur probabilité presque incontestable, tandis que d’autres étaient tout d’abord trouvées impossibles par le bon sens.

Madame de Pouffard peu satisfaite, se plongea dans la lecture d’un journal de modes qu’elle aimait beaucoup (La Feuille des Grâces).

Monsieur de Pouffard reprit l’examen de ses propriétés, dont il avait fait faire les plans soigneusement coloriés.

Rose reprit un ouvrage d’éducation, auquel elle travaillait, après avoir prévenu Mademoiselle Euphrosine que cet ouvrage l’amuserait peut-être et qu’elle lui en expliquerait les premières pages avec plaisir, lorsqu’elle voudrait travailler.

« Je disais à mes élèves de Paris, continua-t-elle, de manière à être entendue de Madame Pouffard, que l’étude est obligatoire comme l’honnêteté ; c’est pourquoi, grâce à leur bonne volonté, elles s’instruisaient assez rapidement. »

Puis elle ajouta d’un ton plus ferme : « S’il en eût été autrement, je n’aurais pas dû m’occuper davantage. »

Euphrosine continua d’enfiler des perles de verre, et Madame Pouffard s’embrouilla dans les phrases de la Feuille des Grâces, ce qui fut en cause qu’ayant lu : on orne les coiffures de quelques gerbes folles ! au lieu de herbes folles, la châtelaine des Hulottes se fit faire, pour le dimanche suivant, six grosses gerbes artificielles dont elle orna son chapeau.

Cependant elle commençait à se demander quand il conviendrait à Euphrosine de travailler et à s’impatienter beaucoup contre Rose André.

Celle−ci, ayant prévenu son élève, que si dans huit jours elle n’était pas décidée à travailler, il serait de son devoir d’aller retrouver celles à qui son aide serait plus utile, se rendit auprès de Madame de Pouffard et lui dit que cette décision n’était point une menace pour obliger l’enfant à l’étude, mais un parti-pris irrévocable.

Elle termina en conseillant à Madame la marquise de prendre pour Euphrosine une institutrice fort âgée, ayant besoin de repos ; car toutes celles qui aiment la vie active pourraient s’accoutumer à une élève dont la principale occupation est d’enfiler des perles.

Madame de Pouffard, suffoquée d’étonnement et de colère, répondit qu’elle allait réfléchir, et, comme à son ordinaire, sortit en fermant la porte avec fracas.

C’était son argument le plus fort.

Le marquis de Pouffard, interrogé, répondit que dans toutes les grandes familles, l’éducation des filles regardait la mère ; qu’il n’avait donc pas à s’en occuper.

Et pour se soustraire aux importunités de Madame son épouse, il prit son fusil et s’en alla chasser dans ses terres.

Le marquis de Pouffard visait assez bien ; il aimait à tirer l’oiseau qui vole avide d’espace pour ses ailes ; peu lui importait les gémissements du nid.

Bien des gens ne comprennent pas, et ils ont raison, que le plomb serve à autre chose qu’à détruire des animaux malfaisants.

Le marquis de Pouffard avait autre chose à penser. Il commençait à s’ennuyer de la solitude et méditait des fêtes et des chasses qui fissent parler de lui fort longtemps dans tout le pays.

En effet, on ne devrait pas l’oublier, car on en rit encore. Le marquis fit donc prendre de nouvelles informations ; et ayant acquis la certitude que lui seul était titré dans la contrée, il résolut de choisir le meilleur de ce fretin et de lancer des invitations dans le grand monde de Paris.

C’était justement l’automne, saison des chasses ; on devait pendant huit jours explorer ses bois, et tous les soirs on s’amuserait au château, où la table devait être servie somptueusement.

On demanda à Rose André le délai de la fête et l’occasion lui parut favorable pour qu’Euphrosine changeât de conduite ou qu’elle l’abandonnât.

Ces choses bien arrêtées, on s’occupa des invitations.

Dans le pays elles furent clair-semées, encore les invités ne purent-ils venir tous, ayant autre chose à faire, et puis quelques erreurs eurent lieu.

Ainsi, sur l’invitation du médecin, comme il n’y avait pas aucune indication que ce fût le père ou le fils, et que ce dernier venait également d’être reçu docteur ; ce fut lui qui céda à la curiosité de voir les habitants du château.

C’était un jeune homme qui travaillait de toutes ses forces, mais qui riait de même : mauvaise chance pour le marquis et sa famille.

Ce jeune homme se nommait Paul Martin. Devinant bien que l’invitation pouvait bien avoir été adressée à son père, il eut l’idée d’y faire joindre d’autres erreurs semblables.

C’était facile : le fils du juge de paix, le frère du maître d’école et deux ou trois jeunes gens se trouvèrent ainsi substitués à leurs parents.

Pendant que Paul Martin dirigeait ce complot, les invitations de Paris allaient leur chemin.

On consulta Rose, mais en fait de gens du grand monde elle ne put guère qu’indiquer les noms. Ce fut bien autre chose quand il fut question de composer une société à Mademoiselle Euphrosine.

Bien peu d’enfants étaient titrées parmi celles que connaissait Rose.

Madame de Pouffard qui était fort curieuse, voulut bien faire une exception en faveur de Céline, la petite fille à la lettre, mais les compagnes d’Euphrosine ne se trouvèrent en tout qu’au nombre de quatre ou cinq.

Le grand jour arriva.

La famille de Pouffard n’ayant guère songé que les enfants ne voyagent pas seuls, avaient oublié d’arranger les choses en conséquence. Toutes les petites invitées restèrent donc chez elles.

Céline seule ayant été expressément demandée par Rose, fut amenée pas sa mère et remise entre les mains de l’institutrice. La mère de Céline avait deviné un petit service à rendre et n’avait pas voulu le refuser.

La marquise de Pouffard fut un peu mortifiée de l’absence des petites filles et du départ de la mère de Céline : mais elle pensa n’avoir point commis d’autres bévues. Elle avait eu la chance que sa société à elle, Mesdemoiselles de la Truffardière et Mesdames Piquador de Bêtenville, n’ayant jamais rien à faire, vinrent voir ce que c’était que cette invitation qui leur tombait du château des Hulottes.

On avait appris, le matin, que le médecin avait une fille de onze ans, Noémi Martin ; Rose rédigea donc, au nom de son élève, une jolie petite lettre pour lui expliquer qu’au moment même on venait d’apprendre l’arrivée pour les vacances, de la petite voisine, et qu’on la priait instamment de venir avec Madame Martin.

Puisqu’on invitait Paul et Noémi, il devenait d’autant plus clair que le châtelain des Hulottes organisait des parties de vacances pour quelque fils ou neveu en même temps que pour sa fille.

« Nous allons bien nous amuser et nous rirons joliment dit le grand rieur de Paul, en prenant par la main sa grosse petite sœur. »

Grand fut le désappointement de Monsieur le marquis, quand Paul et ses amis, munis de leurs invitations, se présentèrent avec Noémi, coiffée de son grand chapeau de paille à couronne de coquelicots et vêtue de sa plus fraîche robe de mousseline.

Madame Martin avait été négligée, comme trop provinciale ainsi que les autres dames du pays, et elles étaient un peu les complices de leurs fils.

Paul et ses amis n’étaient guère des compagnons à offrir à Messieurs Gannachon de Volembois et Pompilius d’Écorchoison ; mais la bévue était commise, il fallait la boire.

Ces messieurs furent invités pour commencer la journée, à passer dans la salle des ancêtres : c’est ainsi qu’on nommait le musée.

Pendant ce temps, Mesdames de la Truffardière et de Bêtenville avaient suivi la marquise au salon où elle leur faisait admirer les incrustations du piano, la dorure des cadres et une foule d’autres belles choses.

D’autres se seraient ennuyées à mourir ; mais Mesdames de la Truffardière et de Bêtenville savaient qu’elles trônaient dans un château, elles n’avaient pas encore eu le temps de s’apercevoir d’autre chose.

Rose André avait emmené au jardin Céline, Noémi et Euphrosine.

Cette dernière, en dépit de sa bêtise, s’amusait presque de la gaieté de ses deux compagnes, car les deux enfants avaient de suite été fort camarades. Elles entraînaient dans la joie franche de la conversation. Euphrosine, quoiqu’elle fût toute étourdie d’entendre d’autres discours que ceux de sa mère et de Sylvie.

Cette première heure était le commencement d’un triomphe.

Le dîner arriva, les mets étaient entassés avec une telle profusion qu’il en eut pour quatre heures à les voir défiler et absorber en partie.

Les jeunes gens eurent un peu pitié des maîtres de la maison et causèrent de manière à ce qu’ils crurent eux-mêmes être aimables ; messieurs Ganachon de Volembois et Pompilius d’Écorchoison mangèrent beaucoup.

Mesdames de la Truffardière et de Bêtenville minaudaient en compagnie de la marquise, et jouaient avec des bouquets des champs en récitant de doucereuses pièces de vers sur les fleurs et la beauté.

Lors même qu’elles eussent été belles, leur bêtise les eût défigurées, et, en fait de comparaisons avec les fleurs, il vaut mieux ressembler à quelque chose de moins fragile et de plus intelligent.

Les petites filles, placées près de Rose, faisaient le moins de bruit possible pour ne gêner personne. Quant à Euphrosine, n’ayant point la coutume de s’occuper des autres, elle tenait largement sa place, quoique Rose l’avertit de temps à autre.

Un de ses traits d’esprits les plus marquants, mais qui fit rougir ses parents jusqu’au blanc des yeux, suivant la remarque de M. Ganachon de Volembois, fut celui-ci :

— « Tiens !… papa, je croyais qu’être princesse ça s’achetait comme tu as fais pour devenir marquis ! mais que ça coûtait plus cher ! » Rose sentit qu’il n’y avait qu’à la laisser aller pour faire changer l’opinion de ses parents sur l’éducation.

Un silence embarrassé suivit cette sortie. On venait justement de parler des croisades, et M. le marquis avait raconté comme quoi son aïeul, Stanislas de Pouffard, y avait reçu la croix de Saint-Louis des mains même de Charlemagne, récit qui avait occasionné une vive sensation à tout le monde. Certes, il y avait de quoi !

Monsieur de Pouffard, satisfait de l’effet qu’il produisait, ajoutait comme quoi, son arrière-grand’mère, Hémiltrude de Paillenval, dame d’honneur d’Isabeau de Bavière, avait mérité la confiance et l’estime toute particulière de cette vertueuse princesse, lorqu’elle fut régente de son fils Louis IX. Et ce renversement monstrueux d’histoire faisait ouvrir à Céline et à Noémi des yeux immenses, tandis qu’une épouvantable envie de rire tordait toutes les bouches. La souffrance du pauvre marquis, après la sortie de sa fille, réprima l’hilarité générale.

On trouva moyen de changer la conversation.

Mais mademoiselle Euphrosine n’était pas accoutumée à ce que ses questions restassent sans réponse, elle ne se découragea pas et repris en criant plus fort :

« Pourquoi que tu ne me réponds pas ? si ça s’achète, je veux que tu me fasses princesse pour ma fête. Dis, papa, tu m’as bien acheté les diamants de ma grand’mère ; tu sais que tu disais : « il faut que ça paraisse vieux ! »

Le marquis et sa femme devenaient fous !

Il y avait encore huit jours et c’était le premier !

On eut tout à fait pitié d’eux et quelqu’un trouva moyen d’insinuer, pour faire cesser les importunités d’Euphrosine qu’on voyait du jardin tous les paysans du village revenir de la foire, ce qui était fort curieux à cause de la variété de marchandises qu’ils ramenaient avec eux.

Rose et les deux petites filles entraînèrent Euphrosine.

Là, on voulut lui faire comprendre que ses parents devaient avoir une raison pour ne pas lui répondre, et qu’il fallait les laisser tranquilles et que, du reste, il était impossible de lui acheter un titre de princesse. Mais nul raisonnement n’eut d’empire sur elle, il fallut changer, par surprise, le cours de ses idées en lui faisant admirer la course folle du grand Mathieu, qui, voulant conduire son porc par une corde attachée la patte, se trouvait plutôt entraîné lui-même.

Heureusement, pour ses parents, Euphrosine fut distraite.

Quand les jeunes filles revinrent au salon, Mesdames de Bêtenville, de Pouffard et de la Truffardière jouaient aux jeux innocents.

Tous les messieurs étaient à la chasse.

Les jeunes gens commençaient à trouver que tout ce qui souffre, même d’une manière ridicule, ne peut plus faire rire. Paul et ses amis ne s’amusaient pas du tout et se promettaient bien de trouver des prétextes, fort polis, pour ne pas revenir le lendemain.

L’un devait être appelé près d’un malade.

L’autre, éprouver une maladie subite.

Un troisième, être obligé, bien à regret, d’entreprendre un voyage.

Il devait en être autrement.

Au salon, lorsque les jeux innocents furent épuisés, que ces dames eurent assez minaudé sur la sellette, assez fait semblant de se tromper pour faire l’enfant, en jouant à pigeon-vole et au corbillon, on parla littérature.

Décidément Madame de Pouffard était en veine, ses invitées étaient aussi des abonnées de la Feuille des Grâces.

On loua la manière charmante dont le journal portait son nom.

Rien en effet n’était plus gracieux et plus frais.

Jusqu’à la vignette du titre, laquelle représentait une guirlande de camélias roses ; jusqu’au feuilleton, toujours entouré d’une vignette délicate et qu’il était défendu de signer autrement que du nom d’une des trois grâces, Aglaé, Chloé, Euphrosine.

Euphrosine, nom chéri, si joliment porté par Mademoiselle Pouffard.

Madame de la Truffardière, qui passait pour un esprit profond, insinua bien qu’elle lisait quelquefois aussi le « Papillon d’Or, l’Oiseau- Mouche, le Nuage, » et une foule d’autres belles productions. Mais on déclara, à l’unanimité, qu’après avoir bien jugé, c’était la Feuille des Grâces qui l’emportait.

L’une de ces dames récita alors de sa voix la plus flûtée la dernière pièce de vers du journal, c’était : « la Chenille harmonieuse. »

Comment l’auteur avait-il fait pour rendre une chenille harmonieuse !

C’est ce dont je me garderais bien de m’occuper ; tout ce qu’on a pu savoir, c’est que le premier vers était :

« Magnifique chenille, écoute mes accents. »

L’auteur se nommait Hyacinthe d’Hélicou.

Après tout, il lui était bien permis de dédier ses œuvres aux chenilles tout comme à d’autres, et il ne manquait pas d’admirateurs.

Après la littérature on parla musique : toutes trois s’accordaient à adorer le piano, quant au violon, cela leur donnait des attaques de nerfs ; le violoncelle, il n’en fallait pas parler ; l’orgue leur faisait mal à la tête ; mais le flageolet par exemple, voilà un bel instrument !

Le choix de la musique leur était indifférent pourvu que cela fît du bruit ou des roucoulements ; cependant elles n’aimaient pas les maîtres allemands. Quelques vieux airs de Jadin, qu’elles avaient entendus, leurs semblaient préférables à tout Weber, Meyerbeer, etc., elles espéraient que ce joli genre reviendrait. Elles ne comprenaient rien à Wagner, mais elles le détestaient d’instinct, parce qu’il y a toute une création échevelée, rapide, inouïe, jetée à pleines mains dans ses notes, et qu’elles aimaient ce qui est vide.

En peinture, elles se demandaient comment on peut regarder d’autres tableaux que ceux de Boucher et si les belles choses qu’on voit sur les vieux éventails ne valent pas bien les grandes vilaines toiles toutes pleines d’ombre qui impressionnent leurs nerfs délicats.

À les entendre raisonner ainsi, il y avait de quoi leur jeter à la tête tous les cadres dorés, et le piano par dessus le marché ; mais cela ne leur aurait pas donné plus de sentiment, et ce n’était pas leur faute si la sotte éducation qu’elles avaient reçue les avaient empêchées de se développer.

Tout à coup Madame de Pouffard s’avisa de faire mettre Rose André au piano ; il allait sans dire qu’il ne fallait jouer que des polkas, des mazurkas, quelques schottichs, une valse qu’elle avait commencée leur faisait, disaient-elles, tourner la tête.

Comme on ne doit pas jeter les gens par la fenêtre, même lorsqu’ils sont de ce genre-là, Rose André continua résolûment son supplice pendant près de deux heures.

Lasse, elle s’avisa de leur jouer ses impressions. Il y avait des cadences ironiques, des roulements gros de colère, des notes frappées tout à coup, comme si l’harmonie indiquée eût voulu briser l’instrument ; des suites d’accords qui étaient des menaces.

Ces dames trouvèrent tout cela ravissant, surtout les cadences et les trilles qui leur riaient au nez.

Madame de la Truffardière demanda si les petites étaient musiciennes.

Céline était déjà assez forte, Noémi, quoique beaucoup moins, pouvait s’en tirer aussi.

Autre désappointement pour Euphrosine que la vanité punissait, en ce moment, de la paresse.

Comprenant qu’elle avait assez souffert pour réfléchir un peu aux conséquences de sa fainéantise, Rose proposa aux enfants de chanter ensemble les rondes qu’elles savaient, pendant qu’elle les accompagnerait au piano.

Cela eût amusé tout le monde.

Elle était loin de supposer qu’Euphrosine ne savait pas même une ronde !

C’était vrai pourtant ; Mademoiselle de Pouffard avait passé sa vie se dorlotant dans sa riche oisiveté, comme un lézard au soleil.

Que savait-elle ? ni travailler, ni jouer, ni penser ! rien !

Le soir était venu ; les chasseurs rentrèrent, ayant plutôt exploré les environs comme sites que poursuivi les pauvres bêtes, au grand regret de Monsieur le marquis de Pouffard, qui tirait bien, et de Messieurs Ganachon de Volembois et Pompilius d’Écorchoison, qui, heureusement, tiraient mal.

Quoique n’ayant pu exercer son adresse, devant ses hôtes, le marquis était radieux.

C’est qu’il avait rencontré dans le grand chemin du bois, un prince, un véritable prince voyageant incognito et l’amenait au château. Le prince avait bien voulu consentir à y passer quelques jours, malgré les nombreuses occupations qui l’appelaient à Paris.

C’était un prince russe, il se nommait Oscar, duc de Sadoga, et, ne devant passer que peu de temps en France, il tenait à remporter complets d’immenses travaux littéraires et scientifiques pour lesquels il devait s’entendre avec quantité d’auteurs et de savants.

Le prince Oscar, duc de Sadoga, était déjà d’un certain âge ; il avait le front chauve, des yeux gris fort intelligents, mais jetant un singulier éclat, au lieu d’y lire la pensée on voyait une lueur qui brillait beaucoup, voilà tout.

Ses manières étaient aisées et polies ; son costume, négligé, comme on pouvait l’attendre de quelqu’un qui voyage pour la première fois sans suite. Ses vêtements étaient irréprochables ; mais la chaussure laissait beaucoup à désirer.

Cela ne laissait pas que d’affliger le marquis qui aimait beaucoup les princes ! mais le moyen d’offrir une paire de bottes à un aussi haut personnage !

Le marquis espéra qu’une bonne inspiration lui viendrait, et en attendant il présenta son hôte à Madame de Pouffard, qui faillit tomber à la renverse.

Paul et ses amis riaient, cette fois, de tout leur cœur : ils ne parlaient plus d’envoyer leurs excuses le lendemain.

Messieurs Ganachon de Volembois et Pompilius d’Écorchoison rivalisaient de zèle près du prince.

Mesdames de Bêtenville et de la Truffardière grimaçaient leurs plus aimables sourires.

Rose André, Noémi et Céline, trouvaient que le duc Oscar de Sadoga, avait suffisamment l’air d’un prince d’occasion, pour qu’on pût mettre à sa disposition une paire de bottes.

En résumé, le prince était aimable, spirituel, les raisons qu’il donnait de son voyage semblaient possibles, et pour les physionomistes, il ne pouvait être un voleur. Le caractère dominant de son visage étant l’honnêteté.

Paul Martin prétendit que chez le sujet, c’est ainsi qu’il appelait irrévérencieusement le prince, la manie des voyages avait un fort grand développement ; il remarqua en outre, que son titre de docteur en médecine plaisait médiocrement au duc de Sadoga.

Cependant, toute la maison avait été révolutionnée, le salon avait des tentures ; la cuisine faisait l’effet de deux ou trois fours tant elle contenait de rôtissoires. Tous les domestiques allaient et venaient avec une activité bien plus grande encore que la veille.

Mademoiselle Euphrosine de Pouffard vint, de ses belles mains, présenter au prince une paire de chaussures, les plus belles qu’on eût pu trouver, pour le délasser du voyage, et le marquis vit, avec joie, que son altesse avait daigné accepter ; car il n’avait rien trouvé de mieux que d’envoyer sa fille, à laquelle, pensait-il, on ne pouvait rien refuser.

Mademoiselle de Pouffard, qui comptait bien demander au duc de Sadoga comment on faisait pour devenir prince, était charmante avec lui.

Après le souper, le prince ayant dit qu’il aimait les divertissements champêtres, on fit inviter tout le village à venir se rafraîchir et danser sous les arbres.

Le frère du maître d’école, un peu musicien, envoya chercher son violon et joua avec beaucoup de verve de vieilles danses françaises ; la farandole provençale ; la pastourelle des troubadours ; la danse des gavots montagnards ; la sarabande espagnole.

On allait commencer la bourrée d’Auvergne, contre laquelle Madame la Marquise de Pouffard eût bien crié, si le prince n’eût déclaré qu’il n’aimait que les danses populaires des provinces. Il n’y avait rien à dire contre une opinion aussi haute.

Mesdames de la Truffardière et de Bêtenville, Messieurs Ganachon de Volembois et Pompilius d’Écorchoison dansaient avec rage.

Mademoiselle Euphrosine dansait. Paul et ses amis avaient l’air de danser ; mais c’était pour cacher qu’ils riaient comme des fous.

Le violon du maître d’école était si gai qu’il semblait rire aussi.

Un cri de surprise partit aussitôt de toutes les bouches.

Une troupe de gens armés avait envahi le parc.

C’est qu’on avait retrouvé la piste d’un pauvre fou, échappé d’une maison de santé depuis quelques jours, grâce à l’un des vêtements d’un interne qu’il avait eu le talent de se procurer. Cet homme, ordinairement assez calme, malgré sa folie de voyages et son idée d’être prince, était cependant sujet à quelques accès d’une violence extrême.

C’était Son Altesse le duc Oscar de Sadoga, lequel fut réintégré dans sa maison de santé.

Quel coup de théâtre !

Madame de Pouffard en tomba malade subitement ; la société n’eut donc pas le besoin d’excuse pour terminer ce soir-là toutes les fêtes.

Chacun était mécontent, si ce n’est les rieurs.

Madame de Pouffard se rétablit ; mais il lui resta longtemps de la tristesse. Monsieur le marquis abandonnait la chasse et le musée de ses ancêtres, et Rose André fut obligée, pour les consoler, de leur dire qu’ils avaient plus gagné que perdu à cette aventure.

Car Mademoiselle Euphrosine, un peu honteuse, fort dépitée et entraînée par l’exemple de Céline, que Rose avait conservée quelques jours, et de la petite Noémi qui venait travailler avec elle : Mademoiselle Euphrosine, disons-nous, avait commencé à s’instruire et elle y réussissait : car on peut toujours faire bien, et il n’est pas de si laide chenille qui ne devienne un joli papillon.



  1. D’autres attribuent l’invention de la peinture à l’huile non seulement à jean Van-Eyck, dit Jean de Bruges, mais encore à son frère Hubert. Un tableau fort remarquable de Jean se trouve dans une chapelle de l’église de Saint-Bavon, à Gand (Belgique). Ce tableau, parfaitement conservé, est d’une fraîcheur de coloris extraordinaire. Il représente l’agneau céleste entouré d’anges et adoré par tous les saints de l’Ancien et du nouveau Testament, etc. Ce tableau, en trois parties, est formé d’un fond recouvert de deux volets.
    Ces deux peintres sont nés à Maeseyk, près de Maestricht.