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Contes et légendes/Les dix sous de Marthe

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Kéva et Cie (p. 25-31).

LES
DIX SOUS DE MARTHE



Combien de choses on souhaite ! combien de choses on rapporte à propos du jour de l’an.

Voilà une de celles qu’on raconte ; quant à celles qu’on peut souhaiter, en voilà une aussi : vivez et mourez en paix avec votre conscience.

La petite Marthe avait reçu un grand nombre de jouets et une quantité prodigieuse de bonbons. Comme elle n’avait que six ans, on n’était pas encore à midi qu’elle était déjà lasse des jouets et rassasiée de bonbons.

Marthe demanda alors à sa grand’tante, qui la gâtait beaucoup, de vouloir bien venir un peu se promener avec elle.

La bonne vieille ne prit guère d’argent, car elle savait qu’elle ne refuserait rien à Marthe, tant qu’elle en aurait, et elle ne voulait pas lui apprendre à prodiguer pour ses caprices.

Le temps était beau, mais il faisait grand froid ; Marthe enfonçait ses bras, tant qu’elle le pouvait, dans un manchon presque aussi gros qu’elle.

Les boulevards étaient couverts de boutiques, et Marthe fit tant d’achats, pour commencer, que bientôt la grand’tante n’eut plus qu’une pièce de dix sous.

La petite fille avait plein les bras et plein son manchon d’objets fort éclatants, coûtant très-peu et ne valant pas davantage.

Sachant qu’il n’y avait plus beaucoup à dépenser, elle s’avisa de penser aux petits enfants qui avaient passé leur jour de l’an sans jouets et sans bonbons.

C’était fort vilain d’y avoir songé si tard, mais Marthe n’avait encore que six ans et, au fond, elle n’avait pas mauvais cœur.

Du reste, sa tante la gâtait trop et d’une manière qui n’était pas raisonnable.

Au moment où elle commençait à penser aux autres assez tardivement, deux enfants, plus petits qu’elle, frappèrent ses regards ; ils étaient si pâles et paraissaient si tristes que la bonne tante en fut frappée comme elle.

Le plus âgé, vêtu fort proprement de noir, mais d’une manière trop légère pour la saison, était arrêté pour ajuster au cou de son frère, qui grelottait quoique plus chaudement habillé, sa petite cravate de laine, et il avait, le pauvre enfant, son petit cou tout violet de froid.

« Où allez-vous ainsi, mes petits amis ? » leur demanda la tante.

— Nous revenons, madame, répondit l’aîné, de chez une dame amie de maman que nous n’avons pas trouvée chez elle, et nous rentrons à la maison.

— Oui, ajouta le petit avec cette confiance naïve de l’enfance, nous allions chez madame Paul, afin qu’elle nous donne un peu d’ouvrage pour maman et avoir de quoi acheter du pain. »

Et comme l’aîné le regardait de travers pour faire cesser son bavardage, la dernière petite pièce de dix sous était dans la main du petit, et Marthe avec sa tante se sauvaient pour que l’aîné ne la leur rendit pas.

Quand elles furent loin, Marthe se mit à pleurer. « Ô ma tante ! dit-elle, combien je regrette d’avoir acheté tant de joujoux ! nous aurions pu donner bien davantage à ces pauvres enfants ! »

Dix ans après, Marthe, jeune fille de seize ans, reçue institutrice depuis quelques mois, avait fait de la vie un rude apprentissage dont elle était loin de se douter autrefois.

Ses parents n’avaient pas réussi dans leur commerce et, faute d’une petite somme de cinq à six cents francs, on pouvait leur faire une mauvaise affaire.

Marthe venait d’entrer comme sous-maîtresse dans un externat. Elle devait gagner huit cents francs au bout de l’année ; mais n’étant payée que par mois, il lui était impossible d’offrir tout de suite la somme due par son père pour des marchandises non encore vendues.

S’il ne payait pas à l’échéance, son billet serait protesté.

S’il rendait les marchandises, ne pouvant payer, il lui fallait fermer son magasin.

Une idée vint à Marthe, elle la communiqua à la grand’tante, alors âgée de quatre-vingts ans, et qui la chérissait comme par le passé.

Elle l’eût même encore gâtée si Marthe n’eût été raisonnable.

« Ma tante, dit la jeune fille, il me semble que nous pouvons obtenir un arrangement du créancier de mon père ; gagnant huit cents francs par an, je puis lui en donner cinquante tous les mois, le jour où je toucherai mes appointements. Peut-être acceptera-t-il. »

La bonne vieille approuva l’idée, et voulut accompagner sa petite fille.

Lorsqu’elles arrivèrent chez Marcel frères, toutes deux furent fort surprises de voir sur l’enseigne du commerçant une pièce d’argent sculptée en relief avec cette inscription : (Aux cinquante centimes du jour de l’an).

Elles se souvinrent des cinquante centimes de Marthe et n’osant se communiquer leur pensée, elles entrèrent dans le magasin.

L’aîné des frères Marcel était assis au bureau, faisant l’office de caissier ; le plus jeune remplissait l’emploi de garçon de magasin ; une femme paraissant plus souffrante qu’âgée, remplaçait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses fils.

Marthe, que la grand’tante aimait à entendre parler, parce qu’elle en était idolâtre, exposa le but de leur visite très-simplement, mais avec une énergie qui prouvait qu’on pouvait se fier à sa parole.

Marcel, l’aîné, à qui elle s’était adressée, appela sa mère et son frère.

Il avait reconnu, non pas Marthe, grandie énormément, mais la bonne vieille, qui depuis dix ans avait à peine changé.

« Nous avons, dit-il, l’honneur de voir celles qui sont cause de notre aisance. »

Et comme sa mère et son frère s’étaient empressés d’entourer les deux arrivantes, il raconta qu’après le départ de Marthe et de la vieille dame, il les avait longtemps cherchées, car ni lui ni son frère ne demandaient l’aumône.

En rentrant chez leur mère, comme il ne pouvait se consoler, l’amie chez laquelle il n’avait trouvé personne entra à son tour ; elle apportait de l’ouvrage et un peu d’argent.

On put donc acheter du pain sans toucher à la petite pièce qui avait rendu le cœur si gros à l’aîné.

Il fut même tout à fait consolé dans sa fierté quand sa mère lui dit : « Peut-être qu’à ton tour tu pourras rendre, si tu travailles, des services aux autres sans les offenser. »

Félix Marcel, ayant réfléchi là-dessus, demanda la pièce de dix sous pour en faire l’usage qu’il voudrait, annonça qu’il ne rentrerait que le soir et prit à la main son petit frère, qu’il ne quittait jamais, avec un air de résolution comme s’il eût été à la conquête du monde.

Les deux amies, l’ayant laissé sortir avec un sourire, car c’était un brave enfant en qui on pouvait avoir confiance, s’amusèrent à le suivre de loin.

Félix, tenant toujours son petit frère par la main, alla jusqu’à une marchande d’objets à un sou et lui demanda si elle pouvait lui en vendre pour dix sous, au prix des marchands, — car il allait rentrer dans le commerce !

La marchande partit d’un interminable éclat de rire ; mais comme c’était justement à cette même place que l’enfant avait tant cherché la dame aux dix sous, elle se douta de quelque projet courageux.

Non-seulement elle ajouta aux objets une forte pacotille en disant : « Tu me paieras ceux-ci quand tu auras une recette », mais elle prit les deux frères sous sa protection, et leur arrangea une toute petite table devant la sienne. Tous trois étaient, le soir, tellement amis, qu’ils ne pouvaient plus se séparer. Ils gagnèrent ce jour-là le triple de leur mise. La bonne marchande n’avait pas d’enfants. Quand l’époque du jour de l’an fut passée, elle les prit pour l’aider dans sa petite boutique, sous prétexte qu’ils lui seraient fort utiles, car Félix n’y aurait pas consenti sans cela.

Le commerce avait prospéré ; en dix ans, la boutique de la mère Hortense était devenue un gros magasin où vivaient les deux veuves et les deux frères.

Tout cela, grâce aux dix sous de Marthe !

Félix en était là de son récit, quand rentra la mère Hortense qui revenait tout à propos de quelques courses.

Je vous laisse à penser, chers enfants, quel accueil on fit à Marthe et à la grand’tante.

Félix exigea que les six cents francs ne lui fussent remis qu’au bout de quatre ans.

À cette époque-là, le père de Marthe ayant fait de meilleures affaires, le magasin des frères Marcel ayant continué à prospérer, tout le monde fut d’avis que pour la fête de la bonne grand’tante on prêtât chacun cent francs à six orphelins dont les uns avaient à soutenir leur mère, les autres leurs petits frères.

La bonne vieille, ce jour-là, pleura de joie, et cette action porta bonheur à tous, car elle vécut longtemps encore et les six commerces prospérèrent.