Contes et légendes annamites/Légendes/107 L’homme qui achète un chien, un chat et un serpent

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CVII

L’HOMME QUI ACHÈTE UN CHIEN,
UN CHAT ET UN SERPENT.



Il y avait un homme simple qui avait encore sa mère et était très pauvre ; il résolut de se louer comme rameur pour gagner sa vie et entretenir sa mère. Il reçut d’avance quarante ligatures du patron du bateau et les emporta avec lui dans la pensée d’acheter quelque pacotille qu’il revendrait avec bénéfice.

Le bateau passa dans un pays où ils firent un grand commerce, et notre homme se mit à chercher quelque article de peu de valeur qu’il put acquérir. Or, un homme de ce pays avait un chien qui volait toujours de quoi manger ; il ordonna à un de ses domestiques de l’attacher et d’aller le noyer au fleuve. Ce domestique rencontra notre rameur qui lui demanda combien il voulait lui vendre le chien ? L’autre lui répondit qu’on lui avait dit d’aller le noyer parce que c’était un chien voleur, pourquoi l’acheter ? Mais le rameur insista et le domestique finit par le lui céder pour trois ligatures. Le rameur ramena son chien au bateau et l’attacha à l’endroit où il ramait.

À un autre moment il vit un homme qui allait noyer un chat ; il lui proposa de l’acheter, l’autre lui dit : « C’est un chat voleur que mon maître m’envoie noyer, qu’en ferez-vous ? » Le rameur répondit : « Peu importe ! vendez-le moi. » Et il acheta le chat trois ligatures et l’attacha dans le bateau à côté du chien.

Quelque temps après enfin il vit un homme qui portait un serpent et demanda aussi à l’acheter. L’homme lui dit : « C’est un serpent très méchant que je vais noyer, pourquoi l’acheter ? » Le rameur lui répondit : « Peu importe ! vendez-le moi. » L’homme le voyant assez bête pour acheter un serpent, lui en demanda cinq ligatures, et le rameur les lui donna.

Le bateau partit pour s’en retourner dans leur pays, et au bout d’un certain temps le serpent plongea dans le fleuve. Son maître le regretta beaucoup et plongea après lui pour le repêcher. Le serpent, touché de ce qu’il l’avait sauvé de la mort et lui montrait encore son affection en cherchant à le repêcher, lui donna une pierre précieuse[1] pour lui témoigner sa reconnaissance, et ensuite il le guida jusque chez lui.

Le patron du bateau ayant vu son rameur sauter dans le fleuve et ne pas reparaître le crut mort et alla bien vite faire sa déclaration au village, afin que les notables lui en donnassent acte et qu’il ne fut pas, par la suite, accusé de la mort de ce rameur. Il revint ensuite chez lui et y trouva le rameur qui était arrivé depuis trois jours.

Quand le serpent avait donné sa pierre précieuse au rameur, il lui avait dit : « Prenez cette pierre précieuse ; par son moyen vous serez riche et vous obtiendrez tout ce que vous désirerez. » Il s’enrichit donc rapidement et épousa la fille d’une bonne famille du voisinage.

Il vivait à l’aise dans sa maison, mais sa femme n’avait pas de bijoux. Cette femme, voyant la pierre précieuse étincelante que possédait son mari, lui dit de la porter chez l’orfèvre pour en faire faire un bracelet. L’orfèvre qui reconnut sa valeur la remplaça par une autre, et quand, par la suite, le mari et la femme voulurent faire des souhaits ils ne les virent plus s’accomplir.

Le chien et le chat que notre homme avait précédemment rachetés continuaient à vivre avec lui. C’étaient des animaux très intelligents. Ils comprirent que c’était l’orfèvre qui avait détourné la pierre précieuse et dirent à leur maître qu’ils allaient se mettre à sa recherche pour la recouvrer.

Ils partirent donc, et en route rencontrèrent une troupe de loutres qui les saluèrent en disant : « Salut frère chien, sœur chatte[2]. Reposez-vous un peu en attendant que nous allions chercher du poisson pour vous le faire manger. » Le chien et le chat restèrent avec eux quelque temps et se remirent en route. Ils rencontrèrent ensuite une troupe de rats palmistes qui leur demandèrent où ils allaient. « Nous avons une affaire, répondirent-ils[3]. » Les rats palmistes leur dirent : « Restez un peu avec nous, nous allons chercher du poisson et des crevettes. Quand vous aurez mangé vous partirez. »

Le chien et le chat arrivèrent enfin à la maison de l’orfèvre. Le chat dit au chien : « Laisse-moi grimper d’abord sur le faîte de la maison et me mettre à miauler ; les chiens de la maison se mettront tous à aboyer après moi et pendant ce temps tu pourras entrer sans qu’ils te voient. Quand ils auront fini je descendrai en tapinois et nous aviserons à ce qu’il y aura à faire. »

Le chien et le chat, une fois réunis, rencontrèrent le roi des rats[4]. Celui-ci leur demanda : « Que venez-vous faire ici ? » — « Nous avons affaire répondirent-ils. » Le roi des rats leur dit : « Laissez-moi d’abord aller chercher de la viande pour vous faire manger. »

Quand ils eurent mangé, le chien et le chat se demandaient comment ils pourraient faire pour percer le coffre-fort[5] de l’orfèvre. Le rat s’en chargea, mais quand il eut fait un trou dans le bois il ne put traverser le coffre de cuir qui était dans l’intérieur parce qu’il était gêné dans ses mouvements. Il alla donc chercher des souris qui firent un trou dans le cuir et rapportèrent la pierre précieuse. Le chien la prit dans sa bouche et sortit de la maison.

Une fois sortis de la maison, le chien et le chat se disputèrent à qui porterait la pierre précieuse. Ils la portaient alternativement ; arrivés à une rivière, le chien se mit à la nage avec la pierre précieuse dans sa bouche, mais par malheur il la laissa échapper ; elle tomba dans le fleuve et un poisson l’avala.

Le chat se mit en colère contre le chien et l’accabla d’injures. Le chien dit : « Comment faire maintenant ! » Le chat répondit : « Voilà la pierre perdue, nous n’avons que faire de revenir chez notre maître. Allons demeurer chez un pêcheur et faisons-nous aimer de tous par notre intelligence. Peut-être ce pêcheur prendra-t-il le poisson qui a avalé la pierre ; alors nous nous en emparerons. »

Le chien et le chat allèrent donc dans la maison d’un pêcheur qui les reçut bien et défendit à ses enfants de les battre. Comme ils étaient très intelligents, ils furent bientôt aimés par toute la famille. Un jour le pêcheur prit un gros poisson dans le corps duquel se trouva la pierre précieuse. Le chien et le chat s’en emparèrent et prirent la fuite. Au retour ils rencontrèrent de nouveau les loutres et les rats palmistes qui les traitèrent comme à l’aller.

Quand ils eurent remis la pierre précieuse à leur maître ils lui dirent : « Nous vous avons témoigné notre reconnaissance pour nous avoir sauvé la vie, maintenant donnez-nous un repas, attachez-nous au cou trois feuilles de papier argenté et trois sapèques et délivrez-nous, afin que nous puissions renaître dans une autre existence que celle de chien et de chat. Nous vous en aurons à tous une reconnaissance éternelle.



  1. Ngoc bàng xuyên.
  2. Le texte dit : Sœur chat.
  3. Cet épisode des loutres et des rats palmistes ne tient plus à rien dans le récit, qui provient évidemment d’un type où ils rendaient quelque service aux deux voyageurs ou leur opposaient quelque obstacle.
  4. Chuôt chûa dàn.
  5. Ruong xe, littéralement : Coffre à roues. Tout le monde connaît ces grands coffres qui sont destinés à renfermer les ligatures, les bijoux et les vêtements de soie des gens riches ou aisés. Les roues permettent de les déménager facilement en cas d’incendie, et ils sont assez larges pour qu’un homme couche sur le couvercle. On prétend que les voleurs, munis de poudres narcotiques, endorment si bien cet homme qu’ils l’enlèvent avec le couvercle, le déposent à côté et s’emparent du contenu du coffre.