Contes et nouvelles (Ista)/Tome 1/2

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Imprimerie Bénard (1p. 13-19).

Le mariage de Mieke


Voilà longtemps, bien longtemps, il y avait, tout au nord de la Hollande, dans la région que le golfe de Zuyderzée a recouverte depuis, une bienheureuse petite ville qui se nommait Tschwytz, parce qu’il faisait très froid et que tout le monde était enrhumé le jour où on l’avait baptisée. Les gens du pays prononçaient très bien ce nom, parce qu’on les y habituait quand ils étaient encore tout petits. La ville de Tschwytz n’était habitée que par cinquante bourgeois, sans compter, bien entendu, leurs femmes et leurs enfants. Chacun des cinquante bourgeois vivait de ses petites rentes, dans sa petite maison où il y avait un petit pot de tulipes à la fenêtre, un petit canari dans sa cage, et une grosse horloge avec un gros balancier en cuivre qui faisait tic tac. C’étaient des gens très heureux que les bourgeois de Tschwytz. Pendant toute la journée, ils n’étaient occupés qu’à fumer de longues pipes de Gouda, sur le pas de la porte en été, au coin de l’âtre en hiver, tandis que leurs épouses tricotaient de bons gros bas de laine. À cinq heures, les cinquante bourgeois prenaient leur chapeau en disant :

— Ma chère amie, je vais au cercle. Je rentrerai à sept heures précises. Veillez à ce que le souper soit prêt.

Et, de cinq à sept heures, ils faisaient des parties de dominos, en fumant leurs longues pipes, en buvant de grands verres de bière ou de petits verres de schiedam, dans la grande salle d’une maison qu’on nommait encore l’Hôtel de Ville, parce qu’on y avait fait un peu de politique aux temps lointains où la cité avait été fondée. Mais depuis bien longtemps, on n’y faisait plus que jouer aux dominos, fumer des pipes et boire de la bière ou du schiedam, parce que les Tschwytzois, se trouvant tous contents de leur sort, ne faisaient jamais de politique. Le plus âgé d’entre eux portait le titre de bourgmestre, pour le cas peu probable où le besoin d’une autorité se fût fait sentir. Mais le cas ne se présentait jamais, et la vie passait doucement, heureuse et calme, chez ces gens extraordinaires qui étaient satisfaits de leur destinée, et dont la race est éteinte depuis si longtemps.

Mais un jour, une nouvelle incroyable se répandit au cercle. De temps immémorial, les jeunes gens de Tschwytz s’étaient mariés entre eux, pour ne pas introduire d’éléments étrangers dans cette bienheureuse petite ville où tout le monde était si bien d’accord. Et voilà que la petite Mieke, une jolie blondine de dix-huit ans, s’était follement amourachée d’un jeune marchand de pipes, venu de Gouda pour vendre sa marchandise aux bourgeois de la ville, et qu’elle voulait à toute force l’épouser pour aller vivre avec lui dans son pays ! C’était une prétention inouïe, invraisemblable, contraire à tous les usages, aux coutumes les mieux établies. Aussi, tous les bourgeois s’écrièrent en chœur, dès qu’ils eurent appris cela :

— Que le bourgmestre fasse son devoir !

Et le bourgmestre répondit d’une voix ferme :

— Je vais consulter nos archives pour savoir quel est mon devoir.

Il prit une grosse clef d’argent qui était l’insigne de ses fonctions, et ouvrit la vieille armoire de chêne où étaient enfermés les règlements et les chartes de la ville, et qu’on n’avait plus ouverte depuis des centaines d’années. Hélas ! il n’y avait plus rien dans cette armoire, car les rats avaient mangé depuis longtemps toutes ces vieilles paperasses qu’on ne consultait jamais. Tout le monde se regardait d’un air inquiet, quand le bourgmestre déclara :

— Je me souviens avoir ouï dire par mon arrière-grand-père, que j’ai connu étant tout petit, que lorsqu’il fallait prendre une décision grave, tous les habitants adultes de la ville se réunissaient pour voter.

Les bourgeois se regardèrent d’un air plus inquiet encore, car ils ne savaient pas ce que signifiait le mot « voter ». Le bourgmestre le leur expliqua, et tous les bourgeois se regardèrent d’un air satisfait, très orgueilleux d’avoir à remplir une besogne si extraordinaire. Mais quelqu’un demanda soudain :

— Les femmes sont-elles comprises par ces mots : « habitants adultes », et doivent-elles voter comme les hommes ?

Alors, tous les bourgeois se regardèrent d’un air embarrassé, car ils n’avaient pas d’avis là-dessus, et le bourgmestre les regardait d’un air plus embarrassé encore, car il ne se souvenait pas d’avoir entendu parler de cela par son arrière-grand-père. Enfin, le gros Tulpke, que sa femme avait grondé la veille parce qu’il avait brisé le pot de fleurs qui était à la fenêtre, le gros Tulpke s’écria d’un ton plein de rancune :

— À mon avis, les femmes ne doivent pas voter, parce qu’elles ne savent pas elles-mêmes ce qu’elles veulent !

Les bourgeois se regardèrent d’un air interloqué, car ils pensaient en eux-mêmes qu’ils n’étaient pas bien sûrs de cela. Mais le petit Schneck, un orgueilleux fieffé qui fumait toujours des pipes plus longues que celles des autres, déclara à son tour :

— Je pense que Tulpke a raison, parce que si l’on dit : « Les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent », ça prouve que les hommes le savent mieux qu’elles.

Là-dessus, les bourgeois se regardèrent d’un air tout épanoui, et ils s’écrièrent :

— Tulpke a raison : les femmes ne doivent pas voter !

— Mes chers amis, ajouta le bourgmestre, on votera ici, demain à cinq heures. Je vous prie d’être tous exacts au rendez-vous.

Puis les bourgeois rallumèrent leurs pipes et se remirent à jouer aux dominos, en buvant de grands verres de bière et de petits verres de schiedam. Mais le grand Willhem, dont le fils aîné était amoureux fou de la petite Mieke, ne se remit pas à jouer. Il allait chuchotant de table en table, et tous les bourgeois lui répondaient :

— Soyez tranquille, maître Willhem, nous ne permettrons pas à cette petite folle de courir après un étranger, qui ne peut certainement valoir un habitant de Tschwytz.

* * *

Comment la petite Mieke apprit-elle aussitôt ce que les bourgeois venaient de décider, et même ce qu’ils chuchotaient à voix si basse ? On n’en a jamais rien su. Mais cela n’a rien d’étonnant, car personne n’ignore que les mauvaises nouvelles sont toujours celles qu’on apprend le plus vite. Mieke eut un très gros chagrin, et se mit à pleurer à fendre l’âme. Puis elle s’en courut, toujours pleurant et se lamentant, annoncer la triste nouvelle à son amoureux, qui logeait à l’autre bout de la petite ville. De sorte que les cinquante bourgeoises, qui tricotaient de bons gras bas de laine en attendant leurs maris, la virent passer, si désolée qu’elle faisait peine à voir, et que toutes connurent, en moins de cinq minutes, l’histoire dans ses moindres détails.

Quand il fut sept heures, les bourgeois burent un dernier verre de schiedam, et rentrèrent chez eux à petits pas, afin d’arriver avec un quart d’heure de retard, selon leur coutume immémoriale. En marchant, ils répétaient d’un air fier :

— Certes non, nous ne permettrons pas à cette folle de quitter notre bonne petite ville pour courir après un vagabond étranger.

Puis ils ajoutaient, en relevant très haut la tête et en échangeant de grandes poignées de mains :

— Bonsoir, maître Joris, n’oubliez pas que nous votons demain. À demain, maître Joris.

Là-dessus, les cinquante bourgeois rentrèrent chez eux, pour apprendre la grande nouvelle à leurs femmes. Et ils s’écrièrent tous en entrant :

— Oh ! oh ! Voilà un souper qui embaume !

Et de fait, le souper embaumait, ce soir-là, plus encore que les autres soirs, dans toutes les petites maisons de la petite ville. En outre, sur chaque table, la nappe semblait plus blanche, les verres plus étincelants, la bière plus mousseuse dans le grand pot de grès, les fruits plus appétissants dans la belle assiette peinte de grandes fleurs joyeuses. Et tout cela réjouit le cœur des cinquante bourgeois, d’autant plus que les cinquante bourgeoises, sans exception, avaient un air aimable et riant, qu’égayait encore un bout de ruban noué au cou, une fleur plantée dans le corsage, un petit rien de plus que les autres soirs. Si bien que les cinquante bourgeois ne firent pas trop la grimace, quand leurs cinquante femmes dirent en même temps, ou à peu près :

— Mon cher mari, j’ai une grâce à vous demander.

Et les cinquante bourgeois écoutèrent, en mangeant de bonnes choses, en buvant de grands verres de bière fraîche, leurs femmes raconter qu’elles avaient vu passer la pauvre petite Mieke qui pleurait si fort, si fort, que ça vous crevait le cœur. Puis ils s’attendrirent en entendant évoquer le temps de leurs fiançailles, le temps heureux où ils allaient se promener, la main dans la main, sur les larges digues qu’ombragent les vieux noyers touffus. Et ils finirent par pleurer de tout leur cœur, en pensant combien la pauvre Mieke devait être malheureuse. Alors, les cinquante bourgeoises posèrent doucement la tête sur l’épaule des cinquante bourgeois, et elles répétèrent, en même temps ou à peu près :

— Mon cher mari, j’ai une grâce à vous demander…

* * *

Le lendemain, à cinq heures, les cinquante bourgeois entrèrent à l’Hôtel de Ville, et se regardèrent en silence, d’un air rogue et méfiant. Puis le vieux bourgmestre leur dit :

— Mes chers amis, voici le système que j’ai passé la nuit à imaginer. On va remettre à chacun de vous un morceau de papier. Ceux qui veulent défendre à Mieke de quitter la ville écriront ce seul mot : Non. Ceux qui veulent le lui permettre écriront ce seul mot : Oui. Puis chacun viendra, à mon appel, déposer son vote dans cette boîte fendue en tirelire.

Chacun admira fort le système inventé par l’ingénieux vieillard, puis les bourgeois écrivirent quelque chose sur le bout de papier qu’on leur remit, en se cachant les uns des autres. Et le bourgmestre, ayant dépouillé les bulletins avec l’aide du maître d’école, proclama d’une voix joyeuse qu’il y avait quarante-neuf « oui » et un seul « non », et que Mieke pouvait donc quitter la ville pour suivre celui qu’elle aimait.

Alors, tous les bourgeois se regardèrent avec de bons sourires, en échangeant de grandes poignées de mains pour se féliciter d’avoir fait acte de citoyens si sagement et de si bon accord. Il n’y avait que le grand Willhem qui faisait un drôle de nez, parce que tout le monde savait bien que c’était lui qui avait voté « non », et que cela le rendait ridicule d’être seul de son avis.

Et voilà comment les citoyens libres de Tschwytz autorisèrent la petite Mieke à quitter, pour suivre bien loin celui que son cœur avait choisi, cette singulière petite ville où les femmes n’avaient pas le droit de voter, parce que les femmes ne savent pas elles-mêmes ce qu’elles veulent.