Contes et nouvelles (Ista)/Tome 1/8

La bibliothèque libre.
Imprimerie Bénard (1p. 49-54).

L’Homme Sauvage


La pluie tombait drue, inlassable, désespérante. L’auberge paysanne où j’attendais la fin de l’averse était déserte, sale et maussade, l’hôtesse vieille et revêche. Pas un journal à parcourir, pas un paysan à faire causer pour tuer le temps. L’ennui, le morne ennui m’accablait lentement, quand un homme entra, dans lequel je pressentis aussitôt un être pas ordinaire.

Malgré la pluie qui alourdissait son manteau, la boue épaisse qui engluait ses guêtres, malgré ses mains gourdes et rouges, malgré son visage ruisselant, il semblait être d’excellente humeur, et me salua d’un vibrant et joyeux : « B’jour, sieurs dames ! » bien que je fusse absolument seul. L’hôtesse ayant montré sa face maussade derrière le comptoir, il commanda un verre de vin, puis, au moment de le porter à ses lèvres, le lâcha et le rattrapa à dix centimètres du sol, sans qu’une goutte de liquide s’en fût échappée. Il en prit le bord entre ses dents, but d’un trait sans le secours de ses mains, lâcha le verre de nouveau, se baissa pour le ramasser, et se releva tenant deux verres vides au lieu d’un. Tout cela était fait très tranquillement, comme la chose la plus naturelle du monde. La cabaretière considérait d’un œil ahuri et méfiant ces extraordinaires manigances. L’homme lui tendit une pièce de vingt sous qui disparut au moment où elle voulait la prendre, et qu’il lui tira du nez avant que la vieille fût revenue de sa stupeur.

Ayant ainsi démontré qu’il n’était pas le premier venu, l’homme s’avança de mon côté, salua en face, à gauche, à droite, comme un régisseur qui va faire une annonce, puis déclara, volubile et souriant :

— Mais tout ceci n’est rien, cher monsieur, moins que rien, la petite bagatelle de la porte destinée à attirer votre attention sur mon humble personne. Tel que vous me voyez, j’ai l’honneur de représenter la fameuse maison John Morgan and Company, la plus grande usine de crayons qui soit au monde, la seule fabriquant, à raison de deux milliards de pièces par jour, les célèbres crayons W. T. C. H., la célèbre marque sans rivale, inégalable et indispensable pour le bureau, le dessin, la comptabilité, l’architecture et les lettres d’amour. Dans les grands magasins de New-York, de Londres, de Vienne, de Saint-Pétersbourg, ces crayons se vendent soixante-quinze centimes la pièce, pas un sou de moins. Moi, pour faire connaître au public français ces crayons merveilleux, dont on vient de charger trois transatlantiques qui arriveront au Havre la semaine prochaine, je ne les vends pas, je les donne, à titre de réclame et de publicité, pour la somme minime et ridicule de vingt sous la douzaine seulement. Combien de douzaines monsieur en désire-t-il ?

Il sortit de sa poche une poignée d’énormes cylindres en sapin, noueux, mal rabotés, mal teintés, mal vernis, marqués au bout par la tache oblongue et grise d’une large lame de plomb, et me les tendit d’un air engageant. À mon tour, je tirai un crayon de ma poche.

— Voici, lui dis-je, la marque que j’emploie d’habitude. Ce crayon ne coûte que sept sous dans tous les magasins. Pourtant, il est en bois de cèdre, essence bien préférable au sapin dont sont faits les vôtres, et contient une mine en véritable graphite de Sibérie, de qualité infiniment supérieure au plomb vil qu’emploie votre fabrique.

Sans insister, avec une parfaite bonne grâce, le camelot rempocha sa camelote.

— Du moment où monsieur s’y connaît mieux que moi ! dit-il avec un bon rire.

Puis, s’asseyant familièrement a ma table, il ajouta :

— Vous savez, c’est pas ma partie, les crayons, je fais un peu de tout, je suis banquiste, quoi ! Alors, dans le métier, on a des hauts et des bas, on fait une chose aujourd’hui, demain une autre. Tel que vous me voyez, j’ai dirigé un grand théâtre forain et tenu un manège de chevaux de bois. Ça n’empêche pas qu’hier je me suis trouvé sans emploi, sans domicile, sans espoir, avec quarante sous comme mise de fonds. C’est pas avec ça qu’on fait la pige à Luna-Park. Alors, j’ai entrepris un petit commerce de crayons. Affaire médiocre, cher monsieur, très médiocre. Mais bast, les beaux jours reviendront !

— Vous avez été éprouvé par un sinistre, un incendie ? demandai-je.

— Un incendie, monsieur ! Pis que cela, cent fois pis ! Un cataclysme inouï, inattendu, impossible à prévoir ou à réparer. Avant un incendie, on s’assure ; après, on reconstruit. Mais contre ce qui vient de m’arriver, il n’y a rien à faire, entendez-vous, absolument rien !

Puis, m’ayant ainsi alléché, sûr de tenir un auditeur pour l’histoire qu’il grillait évidemment de conter, il reprit :

— Figurez-vous, monsieur, que j’avais déniché le véritable homme sauvage. Pas un sauvage qui mange simplement du feu, comme vous ou moi pourrions le faire, ça c’est de la blague. Mais une vraie brute qui mordait à pleine mâchoire dans des rats et des lapins vivants, à la seule condition d’avoir ses six absinthes et ses trois litres de vin par jour. Pour de l’absinthe, voyez-vous, on lui eût fait boulotter le cadavre de son père, à ce gaillard-là. Ah ! quel numéro épatant !… Donc, je l’engage, je l’éduque pendant quinze grands jours, car il ne comprenait pas les exercices les plus simples…, une vraie brute, vous dis-je…, je lui achète un costume où il y avait des plumes et du paillon pour plus de cinquante francs, je le loge, je le nourris, je le saoule, je le gave… Un vrai coq en pâte, quoi ! Ah ! il me coûtait chaud, mon sauvage ! Mais je croyais tenir la fortune, avec un numéro comme ça. Enfin, je loue une loge, et je m’installe sur une foire de village, ici près, risquant dans l’affaire jusqu’à mon dernier sou. Tout marchait comme sur des roulettes : temps superbe, public gobeur à plaisir. J’avais composé un boniment magnifique, avec les hurlements du sauvage qui faisaient la basse, derrière la toile. Ce n’était pas mon homme qui hurlait, bien entendu, il était trop occupé à siroter son absinthe. Mais j’avais bien mieux que ça : un phonographe impressionné chez un dompteur de mes amis, un jour où ses cinq lions avaient la colique. Ça faisait un effet, mon cher monsieur ! En cinq minutes, la loge fut pleine, je dus refuser du monde. Enfin, j’entre en scène, j’affirme au public qu’il n’y a presque pas de danger, que le sauvage est attaché solidement. Je supplie les dames de ne pas s’évanouir de terreur, les messieurs de ne pas s’enfuir d’épouvante. Puis le rideau se lève, mon sauvage apparaît, enchaîné à un poteau, et se précipite comme pour me dévorer, tandis que je le tiens en respect en braquant sur lui mon revolver. Fallait voir le public, monsieur : des yeux comme des portes cochères, des bouches à y entrer en biplan sans toucher les bords ! Alors, j’allume une torche pour le repas du sauvage, parce qu’il faut toujours commencer par là. Personne n’ignore que c’est du chiqué, tout le monde a vu des purotins cracher des flammes aux terrasses des boulevards, mais le public est traditionaliste, et un homme sauvage qui ne mangerait pas du feu ne serait pas un homme sauvage. À ce moment, j’entends crier, dans le fond de la salle : « Ugène ! Ugène ! Veux-tu bien venir ici tout de suite ! » Je me retourne, et je vois une petite vieille, grosse comme deux sous de beurre, qui se précipite vers la scène. Elle bouscule les spectateurs, enjambe les banquettes, culbute mon chef d’orchestre et l’orgue de Barbarie dont il tournait la manivelle, se fait un marchepied de l’instrumentiste, puis de l’instrument, saute sur la scène, bondit sur le sauvage, et commence à lui en flanquer, monsieur, et à lui en dire : « C’est ici que je te retrouve, vaurien ! (Pan, un coup de pied !) C’est pour faire ce beau métier-là que tu t’as ensauvé de la maison ! (Pan, un coup de poing !) T’aimes donc mieux manger du feu dans les foires que du pain chez ta mère, propre à rien ! (Pan, un renfoncement !) Fous le camp à la maison, Ugène ! (Pan, pan, une paire de calottes !) Fous le camp bien vite, que je te gratte tout ce cirage en bas de la gueule avec l’étrille à not’baudet ! » Là-dessus, elle décroche les chaînes du sauvage, et lui envoie un coup de pied au derrière qui le précipite dans la toile de fond. La toile se déchire, mon sauvage passe au travers et tombe à l’extérieur de la loge ; sa mère saute après lui pour continuer à taper dessus, et ils étaient disparus tous deux avant que j’eusse songé à intervenir. J’étais abruti, monsieur ! Le public m’engueulait, fallait voir ! On a presque démoli la baraque, j’ai dû rendre la recette, payer des locations, des indemnités, tous mes frais de mise en train, que sais-je !… Bref, j’y ai laissé jusqu’à mon dernier sou, et je n’ai même pas osé aller chez la mère du sauvage pour lui réclamer le costume de plumes et de paillon qu’il avait emporté, car je ne voudrais pour rien au monde affronter de nouveau cette terrible petite vieille femme… Voilà pourquoi je vends des crayons, monsieur, après m’être ruiné dans une affaire qui devait me rapporter des rentes…

Il se tut, et je lui exprimai mes sincères condoléances, en ajoutant qu’il retrouverait sans doute un autre sujet non moins brillant. Mais il secoua mélancoliquement la tête.

— Non, soupira-t-il, je n’y compte pas, monsieur… les vraies brutes deviennent de plus en plus rares, et il n’y a pas au monde deux hommes sauvages comme celui que j’ai perdu… Il avait toutes les qualités, ce cochon-là, et n’avait, hélas ! qu’un défaut, celui de ne pas être orphelin !