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Contes et nouvelles (Ista)/Tome 2/9

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Imprimerie Bénard (2p. 57-63).


L’Expert


Je vous défie de trouver un garçon plus rangé, ayant des mœurs plus régulières que mon ami Joseph.

À quelque heure du jour qu’on ait besoin de le voir, on est certain de le rencontrer dans le même café, assis sur la même banquette, à la même table, devant la même marque d’absinthe. S’il n’est pas à son café, c’est qu’il dort, puisque c’est, hélas ! une tâche au-dessus des forces humaines que de rester au café nuit et jour sans se coucher jamais. Alors, il est impossible de rencontrer Joseph, parce que personne ne sait où il loge, même ses meilleurs amis. Quand on le lui demande, il répond d’une voix douce :

— Je ne donne mon adresse qu’aux gens à qui je ne dois rien.

Joseph n’a jamais donné son adresse à personne.

Quelques camarades, à l’imagination plus brillante que positive, insinuent qu’il change peut-être de domicile chaque fois qu’il change de profession. Mais les gens sérieux repoussent cette supposition invraisemblable, en faisant remarquer que si l’on peut dénombrer les logements qui existent à Paris, il est impossible de compter les métiers que Joseph exerça. Car cet être à la vie si calme, si régulière, est d’une inconstance, d’une instabilité incroyables sous le rapport professionnel.

Il vous dit un jour :

— Bonne nouvelle, mon vieux, je suis dans les chapeaux, maintenant. Une affaire épatante ! Le lendemain, on entre dans « son » café, on s’installe à « sa » table, sur une chaise, car il n’aime pas qu’on envahisse « sa » banquette, qu’il encombre toujours de paperasses multicolores et de paquets multiformes, dont on ne l’a jamais vu faire un emploi quelconque. On lui demande :

— Ça marche, les chapeaux ?

Une surprise intense arrondit ses gros yeux glauques, puis il répond avec une bienveillante pitié, comme s’il parlait à un ami que guette le dérangement cérébral :

— Les chapeaux… Quels chapeaux ?… Tu as été longtemps malade, mon pauvre petit ?… Mais il y a des siècles que je n’en vends plus, des chapeaux ! Je suis dans les huiles, maintenant. Tout Paris sait que je suis dans les huiles ! Une affaire épatante, mon vieux !

Huit jours plus tard :

— Eh bien, lui dit-on, ça marche, les huiles ? Et il s’écrie :

— Les huiles !… Les huiles !… D’où sort-il, celui-là ?… Tu as hiverné au Spitzberg ?… Tu as fait le tour du monde à pied, à reculons ?… Mais non, mon pauvre vieux, je ne suis plus dans les huiles depuis des siècles !… C’est idiot, les huiles !… Je suis dans les assurances contre les insuccès aux examens, une affaire épatante ! Tu ne veux pas t’assurer contre les insuccès aux examens ?

Si vous insistiez beaucoup, il vous assurerait peut-être, mais il faudrait vous dépêcher, car en remettant la chose au lendemain, vous apprendriez alors que Joseph n’est plus dans les assurances depuis des siècles, qu’il est dans les cigares (une affaire épatante), à moins qu’il ne soit chargé de trouver une commandite pour un vieillard presque aveugle et digne du plus grand intérêt, qui veut devenir aviateur (une affaire épatante).

Malgré ces innombrables métiers, ce souci louable de rejeter au plus tôt ceux qui ne nourrissent pas leur homme, Joseph est en butte à la médisance, car il se trouve des gens pour vous murmurer à l’oreille :

— On ne sait de quoi il vit, ce gaillard-là !

Joseph ne l’ignore pas, et déclare à ses amis :

— Si quelqu’un vous fait jamais cette stupide observation, vous répondrez que je vide la coupe de l’existence jusqu’à la lie.

Puis il part d’un grand éclat de rire, et pour parler de choses plus intéressantes, vous propose de jouer sa pile de soucoupes à l’écarté, en cinq sec.

Il joue et perd. « Quitte ou double ! » dit-il. Il perd encore. « Quitte ou double ! » Et il recommence sept, huit, dix fois s’il le faut, avec un sang-froid merveilleux. Je l’ai vu monter ainsi jusqu’à soixante louis, sans même sourciller. Il joue quitte ou double jusqu’à ce que la chance tourne, et n’admet sous aucun prétexte qu’on quitte le jeu. On continue tant qu’il ait gagné une partie, une seule, car il n’est pas exigeant. Alors, il pousse devant vous la haute pile de soucoupes qui orne toujours sa table, et ordonne au garçon :

— Enlevez le tapis, Adolphe ! Nous en avons soupé, de vos brèmes !

Comme vous pouvez maintenant vous en rendre compte, mon ami Joseph est un charmant garçon. Je ne lui connaîtrais pas de défaut, s’il n’avait la bizarre manie de compliquer étrangement ses itinéraires, ce qui est très désagréable quand on sort avec lui. On va s’engager dans une rue, il vous tire par le bras en disant :

— Non, pas par là, mon vieux. Je pourrais rencontrer de pauvres diables qui me doivent de l’argent.

Et il vous oblige à faire un immense détour. Comme le fait se renouvelle presque à chaque coin de rue, cela allonge beaucoup le trajet. C’est une petite manie bien excusable, après tout. J’ai ouï dire que la plupart des grands hommes avaient de ces tics singuliers.

L’autre jour, j’entrai au café de Joseph, où je l’avais laissé, la veille, en train de disserter savamment sur le renflouage des trains de bois flotté, une affaire épatante dont il venait d’être chargé. Je lui demandai, selon mon habitude :

— Que fais-tu, en ce moment ?

— Mon vieux, répondit-il, une affaire épatante ! Je suis expert en tableaux.

Puis, comme je ne pouvais m’empêcher de marquer quelque surprise, car Joseph jusqu’à ce jour ne s’était jamais occupé de peinture, il ajouta modestement :

— Oh ! seulement en tableaux anciens !

Là-dessus, il m’expliqua qu’il avait découvert une collection superbe, chez une vieille demoiselle noble qui la tenait de sa famille, et que des revers de fortune contraignaient à s’en défaire. Il était chargé d’en trouver le placement, et on lui promettait une commission épatante.

— De quelle époque sont ces tableaux ? demandai-je. Joseph prit un air grave et mystérieux.

— Ils sont très anciens, déclara-t-il…, excessivement anciens… tout ce qu’il y a de plus ancien !

— Je cherche un ou deux Fragonard, affirmai-je froidement. N’y en a-t-il pas dans ta collection ?…

— Heu… fit-il. Je crois bien… il me semble… il doit y avoir des… comme tu dis… Et c’est tout ce qu’il y a de plus authentique, mon cher !… Ma parole la plus sacrée !… Il y a de tout : des Rubens, des Raphaël…

— Raphaël ou Rafaëli ?

— Mais c’est la même chose, mon vieux ! Rafaëli, en italien, ça veut dire Raphaël !… Et puis, tout ça n’a pas d’importance. Je t’affirme que c’est une collection unique au monde, tout simplement ! J’ai rendez-vous ici même, à cette heure, avec Gobseck, le fameux marchand de tableaux, à qui j’ai fait des ouvertures.

— Tu lui as dit de quoi il s’agissait ?

— Pas si bête !… Pour qu’il fasse l’affaire sans moi… Ah ! non, mon vieux… une affaire épatante !… On n’en trouve pas tous les jours… Tiens, le voilà, Gobseck.

Le vieux marchand avait mis le bout du nez à l’intérieur du café. D’un signe, il refusa la consommation que Joseph allait évidemment lui offrir, et il attendit sur le trottoir. J’avais grande envie d’admirer la collection unique au monde dénichée par mon ami, et j’obtins la permission de l’accompagner.

— C’est à deux pas, nous dit-il, mais je vous prierai de faire un petit détour, pour des raisons personnelles qu’il serait trop long de vous confier.

Et il nous guida, selon son habitude, par des chemins compliqués et inattendus. En route, il s’efforça de faire l’article, mais sans entrer en des détails très précis sur la technique des tableaux ou la personnalité de leurs auteurs. En revanche, il prit fréquemment à témoin de l’authenticité de cette collection unique au monde les cheveux blancs de sa mère, la croix d’honneur de son père, et tout ce qu’il put imaginer de plus vénérable.

— Nous arrivons, dit-il, comme on entrait dans une vieille rue étroite et sombre.

Gobseck, qui n’avait pas encore soufflé mot, l’empoigna par le bras.

— Dans cette rue ? demanda-t-il.

— Dans cette rue même.

— Au numéro 67, troisième étage, seconde porte à gauche ?

— Je… oui… parfaitement…

— Chez une vieille dame qui a un bandeau sur l’œil et qui exhale une vague odeur de rhum ?

— En effet, j’ai cru remarquer… C’est une demoiselle de très grande famille, qui a éprouvé des revers de fortune, et elle cherche…

— Et c’est à moi que vous voulez vendre ces tableaux ? À moi ?

Le vieux marchand semblait être sous le coup d’une indignation incompréhensible, mais si véhémente que Joseph, qui ne s’épate pas aisément, ne trouva rien à répondre.

— Vous ne me les vendrez pas, monsieur ! reprit Gobseck.

— Soit, monsieur ! Tant pis pour vous, je les vendrai à un autre.

— Je vous en défie, monsieur !

— Et pourquoi donc, monsieur ?

— Pourquoi, monsieur ! Parce que ces tableaux sont à moi, monsieur, et que je cherche à les vendre depuis vingt ans, sans y être jamais parvenu, malgré les stratagèmes les plus ingénieux !

Et, tournant le dos, le vieux marchand s’en alla en omettant de nous saluer.

Joseph le regarda s’éloigner pendant quelques instants. Puis, pivotant à son tour sur les talons, il me dit en haussant les épaules :

— Après tout, je m’en fiche ! On me propose justement une affaire épatante dans les œufs conservés… Tu ne veux pas m’acheter des œufs conservés ?