Contes et nouvelles (Ista)/Tome 3/5

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Imprimerie Bénard (3p. 30-36).


La Villa Belle-Humeur


Monsieur et Madame Pic sont assis aux deux extrémités du salon de leur villa Belle-Humeur, à Bois-Colombes. (C’est le propriétaire qui fit inscrire ce nom sur un des montants de la grille. Monsieur et Madame Pic ne sont que locataires.) Les sourcils tragiquement froncés, Monsieur a l’air de préméditer un assassinat. Les yeux blancs, un pli amer au coin de la bouche, Madame semble hésiter entre divers modes de suicide. Silence absolu. Ne vous effrayez pas, c’est comme ça depuis vingt ans : Monsieur et Madame Pic ne se parlent jamais dans le tête-à-tête. Ils se rattrapent dès qu’il y a quelqu’un. Entre leur fille Angèle. Toilette très soignée, mais qui s’efforce de paraître simple. Des rubans à la main.

ANGÈLE. — Je suis prête ; je n’ai plus qu’à me nouer un ruban dans les cheveux. Lequel me conseillez-vous ?

 Ensemble : Mme PIC. — Le blanc !
M. PIC. — Le rouge !

ANGÈLE. — Je choisis le mauve ; sinon, nous n’en finirons pas. À quelle heure arrive le train ?

 Ensemble : Mme PIC. — À 2 h. 52 !
M. PIC. — À 3 h. 27 !

Mme PIC. — Décidément, mon mari devient tout à fait gâteux !

M. PIC. — Angèle, consulte l’indicateur. Ta mère est folle.

ANGÈLE, après avoir obéi. — C’est à 3 h. 13. Mon Dieu ! pourvu que j’aie le temps de nouer mon ruban avant qu’il n’arrive !

 Ensemble : Mme PIC. — Dépêche-toi, il devrait être ici déjà.
M. PIC. — Ne te presse pas, tu as tout le temps.

Angèle se sauve. Privés de tout spectateur, les deux époux retombent aussitôt dans un silence farouche. Un quart d’heure se passe. Coup de sonnette à la grille.

 Ensemble : Mme PIC. — C’est Monsieur André !
M. PIC. — C’est le facteur !

ANGÈLE, entr’ouvrant une porte. — C’est lui ! Je viens de regarder par la fenêtre.

 Ensemble : Mme PIC. — Pourvu que ton père n’ait pas envoyé la bonne au bureau de tabac.
M. PIC. — Je parie que ta mère a oublié de dire à la bonne qu’elle mette un tablier propre.

ANGÈLE. — Je la vois qui traverse le jardin pour aller ouvrir. Elle a un tablier propre. Je me sauve, vous m’appellerez quand il sera temps.

Elle disparaît. Nouveau silence. Puis la bonne introduit M. André. Il est en redingote, haut-de-forme et gants blancs. Il a l’air un peu moins joyeux et moins résolu que s’il marchait à la guillotine.

ANDRÉ. — Madame… Monsieur… Je suis… Croyez bien…

 Ensemble : Mme PIC, désignant une chaise. — Bonjour, mon ami, asseyez-vous donc.
M. PIC, avançant un fauteuil. — Soyez le bienvenu, jeune homme, et prenez ce siège.

ANDRÉ, regardant alternativement les deux sièges. Madame… Monsieur… je suis… Croyez bien…

Mme PIC, poussant sa chaise vers lui. — Asseyez-vous, je vous en prie.

M. PIC. — Sur cette chaise ? Vous êtes folle ! Les fauteuils ne sont pas faits pour les chiens, que je sache ! Prenez ce siège, jeune homme !

Il empoigne André à bras-le-corps et le précipite dans un fauteuil. Le nez de Madame Pic blémit, tandis que ses lèvres se froncent vers le bout de cet appendice. Dans son fauteuil, André, tout étourdi de la secousse, reprend lentement ses esprits.

ANDRÉ. — Madame… Monsieur… Depuis le jour… le jour bienheureux où j’ai eu le bonheur… le bonheur bienheureux, j’ose le dire… de voir pour la première fois votre charmante fille…

 Ensemble : Mme PIC. — C’était chez l’oncle Bois-robert !
M. PIC. — Chez mon vieil ami Prunot, je m’y vois encore.

ANDRÉ — je vous demande pardon…

 Ensemble : M. PIC. — Taisez-vous, vieille folle !
Mme PIC. — Laissez donc parler monsieur André !

M. PIC. — Ne faites pas attention. Sa tête déménage quelquefois.

Mme PIC. — Voyez, jeune homme, à quelles absences de mémoire peut conduire l’abus du tabac et des liqueurs fortes.

ANDRÉ. — je vous demande pardon… C’était à la noce de mon ami Gérard.

M. PIC. — Du moment où vous me prenez pour un imbécile, vous aussi…

Mme PIC. — je crois avoir entendu dire, jeune homme, que vous fumez également beaucoup. Méfiez-vous ; rien n’est plus mauvais pour la mémoire.

ANDRÉ. — Madame… Monsieur… je ne croyais pas… Je vous jure que je n’avais pas l’intention… Du reste, cela importe peu… Depuis le jour où j’ai eu le bonheur de voir votre aimable fille, où que ce soit…

Mme PIC, à son mari. — Avez-vous bientôt fini de balancer ainsi votre pied ? Vous savez bien que ça me donne le mal de mer !

M. PIC, qui balançait son pied d’une façon imperceptible, amplifie le mouvement jusqu’à porter sa pantoufle à trois doigts de la moustache d’André. — Continuez, jeune homme, et ne faites pas attention à ce que bougonne cette insupportable radoteuse.

Mme PIC. — Je ne permettrai pas qu’en présence d’un étranger…

ANDRÉ, les mains jointes. — Madame… Monsieur… Je vous en supplie… En des circonstances aussi solennelles… Je suis déjà très troublé… Depuis que j’ai eu le bonheur de voir…

 Ensemble : Mme PIC. — Mais laissez donc parler Monsieur André !
M. PIC. — Madame ! Pour la dernière fois, je vous ordonne de vous taire !

ANDRÉ. — Depuis que j’ai eu le bonheur…

La pantoufle de M. Pic, balancée avec une énergie croissante, quitte le pied qu’elle chaussait et va frapper André en pleine poitrine, interrompant son discours une fois de plus.

Mme PIC, allant et venant comme une furie. — Il insulte mon hôte ! Il insulte le prétendant de ma fille ! Il lui a donné un coup de pied ! À Charenton ! La douche ! La douche, vous dis-je ! Vous voyez bien qu’il devient fou furieux !

M. PIC, se levant avec un geste de menace. — Vous tairez-vous, vieille folle !

Mme PIC, empoignant un vase qui se trouve à portée de sa main. — À l’assassin ! À l’assassin ! Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas, ou je vous envoie ceci en pleine figure !

M. PIC. — Vous en êtes capable ! Vous seriez trop heureuse de vous débarrasser de moi par un crime !

Mme PIC. — N’approchez pas ! Abruti ! Assassin ! Alcoolique !

M. PIC. — Menteuse ! Calomniatrice ! On jurerait, sur mon âme, que vous cherchez à faire rater le mariage de votre fille, comme vous avez fait manquer les trois précédents !

Mme PIC. — Vous osez dire… C’est vous, c’est vous seul qui mettez tous les prétendants en fuite !

M. PIC. — Vous en avez menti !

Mme PIC. — C’est depuis le jour où vous avez déchiré mon beau chapeau jaune que monsieur Lechat n’est plus revenu !

M. PIC. — C’est parce que vous avez brisé le vase qu’il vous offrit pour votre fête que le petit Mouffard a rompu brusquement !

Mme PIC. — C’est votre sale caractère qui a fait fuir monsieur Mongras !

M. PIC. — Allons donc ! Il s’est sauvé pour ne plus vous voir !

 Ensemble : Mme PIC. — Menteur ! Fourbe ! Ivrogne ! Brute ! Assassin !
M. PIC. — Vieille folle ! Effrontée ! Menteuse ! Misérable !

Mme PIC, brandissant d’une main le vase, de l’autre les pincettes qu’elle vient d’empoigner. — Approchez donc, bandit ! Osez porter la main sur une faible femme sans défense ! À l’assassin ! À l’assassin !

Le claquement d’une porte qui se referme interrompt cette intéressante conversation. Les deux époux se retournent. Ils sont seuls dans le salon, le prétendant a disparu. Tous deux se précipitent dehors en criant :

— Monsieur André ! Monsieur André !

Mais M. André galope déjà dans le jardin, retenant à deux mains son haut-de-forme, et piétinant sans pitié les plates-bandes fleuries ; malgré les cris qui le poursuivent, il atteint la grille sans se retourner ; il l’ouvre, il est sauvé, ce qui ne l’empêche pas de repartir de tout son cœur, au triple galop, dans la direction de la gare.

Comme personne n’est plus là pour les entendre, les deux époux n’échangent pas le moindre reproche. Ils rentrent silencieusement dans le salon. Angèle y est agenouillée sur le tapis, roulant dans un fauteuil sa tête échevelée, et poussant des gémissements de petit chien battu.

 Ensemble : Mme PIC, d’un air très surpris. — Qu’as-tu, ma pauvre fille ?
M. PIC, d’un ton stupéfait. — Qu’est-ce qu’il te prend ?

ANGÈLE, à travers ses sanglots. — C’est… C’est le quatrième mari que vous me faites manquer… Je l’aimais bien, moi, Monsieur André,… les autres aussi, du reste… Je sens que je ne me marierai jamais !

 Ensemble : Mme PIC. — C’est ton imbécile de père, avec sa pantoufle…
M. PIC. — C’est la faute de ta mère !

ANGÈLE. — Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Mme PIC. — Pas tant que moi, ma fille. Ne te plains pas. Si tu avais un mari comme le mien…

M. PIC. — Angèle, tu ne souffriras jamais ce que ta mère m’a fait souffrir.

ANGÈLE. — Je vous en prie… Attendez pour vous quereller que je sois partie… Je suis si malheureuse déjà… Je m’en vais… Je vais pleurer dans ma chambre… Je ne me marierai jamais.

 Ensemble : Mme PIC. — C’est la faute de ton père !
M. PIC. — C’est ta mère qui a tout fait !

Angèle se traîne dehors, tout éplorée. Privés de leur indispensable témoin, les deux époux ne trouvent plus rien à se dire. Ils s’asseyent, avec des airs farouches, en se tournant le dos, aux deux extrémités les plus opposées de la pièce. Et le silence tombe de nouveau, lugubre et inquiétant, propice à l’élaboration des querelles futures, sur le salon de la villa Belle-Humeur.


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