Contes et nouvelles (Ista)/Tome 3/8

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Imprimerie Bénard (3p. 47-58).


Monsieur Pomme de terre


— Non, s’écria Pagnier, le nouveau surnuméraire. Non, me faire recommencer cette besogne, que deux autres ont déjà faite et vérifiée avant moi, c’est par trop idiot !

Monsieur Boron, commis de première classe, répondit de sa voix traînante et sans inflexions :

— Monsieur Pagnier, vous n’avez pas l’esprit administratif. Si on lui donne à additionner cinq cents colonnes de zéros, le bon employé doit les additionner sans en sauter un seul et sans se permettre la moindre observation.

Ayant dit, il prit un peu de recul, les yeux clignés, la tête penchée sur l’épaule, pour contempler amoureusement le titre en grosse ronde, aux lettres ombrées de patientes hachures, dont il ornait la première page d’un registre.

Monsieur Boron, commis de première classe, dessinait tous les titres du bureau, et on lui en apportait même des bureaux voisins. Doué d’une patience irritante à force d’être imperturbable, il réalisait des chefs-d’œuvre de correction et de netteté, recommençant un travail de trois jours pour la moindre bavure survenue, mesurant pendant des heures la largeur des lettres, sans une hâte, sans une impatience, pour obtenir l’absolue symétrie des blancs ménagés à gauche et droite de chaque ligne. Sa belle main l’ayant fait choisir pour cette besogne, au temps lointain de son entrée dans l’administration, il s’en était fait une spécialité, par son aptitude pour ce genre de travail, son inaptitude pour tous les autres, si simples fussent-ils. Depuis trente ans, il dessinait des titres, rien que des titres. Soumis, ponctuel, bien noté, il était passé normalement, sans tour de faveur comme sans retard, de la cinquième à la première classe. Mais son travail était resté le même qu’au début : la fastidieuse et inutile perfection des titres en impeccable ronde, ornés d’arabesques compliquées et de minutieuses hachures, des titres merveilleux que personne ne verrait jamais plus, dans l’obscur grenier des archives où les registres, sitôt remplis, allaient l’un après l’autre dormir sous la poussière.

Et jamais une seule fois cette inquiétude n’avait effleuré son esprit, qu’un de ces titres fignolés, en trois ou quatre jours de travail consciencieux, par un employé à trois mille six cents francs par an, coûte une quarantaine de francs à l’État, et ne sert absolument à rien.

Ses chefs n’y avaient jamais pensé davantage. Ils étaient fiers d’avoir des registres bien tenus, et ne cherchaient pas plus loin.

Une horloge sonna trois coups. Monsieur Boron jeta un regard satisfait sur la panse d’a qu’il était en train d’ombrer, et qui lui semblait particulièrement bien venue. Puis, remettant au lendemain les trois hachures qui manquaient encore pour terminer ce chef-d’œuvre, il essuya soigneusement sa plume, posa une rondelle de carton sur son godet à l’encre de Chine, et prononça d’un ton satisfait :

— Plus de travail pour aujourd’hui. À nous la joie et les plaisirs !

On eût bien étonné Monsieur Boron, on l’eût même indigné, en lui disant qu’il allait se payer un plaisir quelconque. Mais, pendant vint ans, il avait entendu répéter cette phrase, tous les jours, dès que sonnaient trois heures, par un vieil employé qui consacrait tous ses loisirs à culotter solitairement des pipes en élevant des canaris. L’amateur de canaris étant mort, monsieur Boron avait repris la phrase pour son compte personnel, soit par respect de la tradition, soit qu’il éprouvât quelque fierté à proférer d’aussi audacieuses et amusantes paroles. Depuis dix ans, sa journée n’eût pas été complète, s’il n’avait pu déclarer, sur le coup de trois heures :

— Plus de travail pour aujourd’hui. À nous la joie et les plaisirs !

Les employés gagnèrent la sortie. Surnuméraires faméliques gardant encore, aux plis de leurs vêtements grossiers, les odeurs rustiques et suries de la ferme paternelle ; vieux commis au dos rond, à l’œil éteint, distillant le parfum fade et rance de ceux qui changent rarement de linge et tiennent les bains de pieds pour une élégance réservée aux gens du monde ; êtres barbus et chauves, chargés de famille et d’appréhensions budgétaires, filant sans perdre une minute chez le tailleur ou l’épicier dont ils tiennent les livres ; tous s’éparpillèrent dès le seuil, les uns courant au point de s’essouffler, les autres gardant jusque dans la rue leurs allures traînardes de fonctionnaires pour qui les minutes n’ont pas de valeur.

À petits pas inégaux et mal assurés, en homme pour qui l’équilibre devient chose incertaine dès qu’il a quitté l’appui de son rond de cuir, Monsieur Boron gagna le faubourg où il habitait depuis son mariage.

Sous ses yeux, la petite ville, éboulée au flanc d’un coteau, étalait le désordre amusant de ses toitures vieillottes. Plus loin, parmi la plaine s’étirant à l’infini, les champs, les bouquets d’arbres, la rivière serpentante, les fermes cachées sous la verdure, prenaient dans l’éloignement des tons d’une délicatesse exquise.

Et là-dessus s’étendait l’immense splendeur d’un ciel merveilleux, superbe et tragique à en crier d’admiration, d’un vaste ciel où, sur un fond d’or pâle à l’insoutenable éclat, troué de rayons, balafré d’éclairs, passait la fantastique chevauchée de grands nuages sombres, déchiquetés, rapides et violents, pareils à la fuite formidable d’une armée de Titans en déroute.

Monsieur Boron leva un instant, vers la féerie gigantesque et merveilleuse des nuées, le terne regard de ses yeux glauques et saillants.

— Un temps bien désagréable ! murmura-t-il en fronçant autour de son nez toutes les rides de son vieux visage.

Puis il se remit à regarder les pavés, selon son habitude, et ne pensa plus à rien qu’à l’endroit où il posait ses pieds.

Le vieux commis habitait, dans le faubourg le plus malpropre de la ville, une hideuse petite maison en briques noircies, flanquée d’un étroit jardinet où Madame Boron ne tolérait plus la moindre fleur, depuis les premiers mois d’occupation, parce que ça la gênait pour étendre son linge à sécher.

Monsieur Boron gagna directement la cuisine, dont il poussa la porte en marmottant un vague bonjour. Il ne leva même pas les yeux, sachant, sans avoir besoin d’y regarder, que sa femme était assise au coin de la cheminée, en train de ravauder des chaussettes. Elle répondit d’une voix morne, sans lever la tête, sachant d’avance, dans leur ordre exact, tous les gestes qu’il allait faire : échanger sa jaquette pelée et luisante contre un veston sordide, retirer ses bottines, chausser de vieilles pantoufles, enlever son faux col en celluloïd et le placer dans son chapeau, puis venir s’asseoir à l’autre coin de la cheminée, en se frottant les mains d’un geste machinal.

Un silence dura. Monsieur Boron rêvait, les pieds retirés sous sa chaise de paille, ses grosses mains mal soignées posées sur ses maigres cuisses. Enfin, il sembla sortir d’une méditation profonde, et prononça :

— Aujourd’hui, le chef portait un nouveau gilet.

Madame Boron réfléchit longtemps à cette nouvelle, sans cesser de tirer l’aiguille. Puis elle demanda :

— De quelle couleur est-il ?

Son mari ne répondit pas de suite. Il suivit des yeux le vol d’une mouche autour du ruban enduit de glu qui pendait au plafond. La mouche s’étant fait prendre, il contempla avec un profond intérêt l’ongle largement endeuillé d’un de ses pouces. Madame Boron attendait, sans impatience. Il répondit enfin :

— Brun… Il est brun, avec des boutons noirs et luisants.

Le silence retomba, très long. Puis la femme émis cette pensée :

— Avant mon mariage, j’ai eu une robe brune qui m’a duré bien longtemps.

Ils se turent de nouveau, pendant d’interminables minutes, jusqu’au moment où le mari posa cette conclusion :

— Oui, le chef a étrenné aujourd’hui un gilet brun.

Et il ne parla plus, regardant avec une attention soutenue, dans le cadre de la fenêtre, le mince filet de fumée qui montait d’une cheminée voisine.

Cinq heures sonnèrent. Sans prononcer une parole, la femme cessa ses ravaudages et commença les préparatifs du dîner. Monsieur Boron, un instant encore, resta à se frotter lentement les cuisses. Puis, s’étant mis debout d’une façon qui, venant de lui, pouvait être prise pour de la vivacité, il déclara d’un ton satisfait :

— Maintenant, je vais éplucher mes pommes de terre.

Successivement, il alla chercher une terrine pleine d’eau, un vieux panier où roulaient des tubercules grisâtres, les posa auprès de sa chaise, puis se rassit en étalant un torchon sur ses genoux.

Un petit couteau luisait dans sa main. Il le contempla longtemps, l’air rêveur, puis dit d’une voix machinale :

— Ce qu’il y a de mieux pour éplucher les pommes de terre, c’est un petit couteau de deux sous, bien aiguisé et bien pointu.

Cette phrase, comme l’appel à la joie et aux plaisirs, faisait partie du programme invariable de sa vie. Il la disait chaque jour, à la même heure, avant de commencer à éplucher ses légumes d’une main lente et soigneuse. Il la répétait, d’une voix obligeante, aux jeunes surnuméraires qui déclaraient, en s’efforçant de tenir leur sérieux, tandis que tout le bureau ricanait sous cape :

— J’ai lu dans un journal qu’on vient d’inventer une machine épatante pour éplucher les pommes de terre.

De quelque façon que la nouvelle fût formulée, la réplique ne manquait jamais :

— Tout ça, c’est des bêtises. Ce qu’il y a de mieux, c’est un petit couteau de deux sous, bien aiguisé et bien pointu.

On s’enquérait alors de ce que les pommes de terre coûtaient actuellement, du prix auquel on les paya cette année où elles furent si chères, cette autre où on les donnait presque pour rien, de la meilleure façon de les éplucher, etc…

Sans entendre les rires mal étouffés, sans deviner les coups de coude et de genou que les employés échangeaient entre eux, Monsieur Boron, admirablement documenté, répétait avec une inlassable complaisance, avec un peu de fierté aussi, les renseignements qu’il donnait pour la vingtième fois. Il ne voyait là aucun ridicule, n’y sentait nulle anomalie. Sans que rien parût l’y prédestiner, sans probablement savoir pourquoi il avait choisi cette tâche plutôt qu’une autre, il avait pris l’habitude, dès les premiers temps de son mariage, d’éplucher les pommes de terre pour aider sa femme à préparer le repas du soir. Peu à peu, dans sa vie invariablement réglée, où le moindre imprévu prenait des allures de crise formidable, cette occupation était devenue une nécessité, au même titre que la fastidieuse besogne du bureau, les allées et venues aux mêmes heures, par le même chemin, les longues stations immobiles au coin de la cheminée, en face de sa femme silencieuse, sans penser à rien.

Il épluchait des pommes de terre comme d’autres fument ou boivent de l’alcool, par habitude, et il lui eût été aussi pénible d’en être privé qu’à un fumeur invétéré de renoncer à sa pipe ou à sa cigarette.

Un jour, au bureau, un nouvel employé, voulant parler de lui, et ne se souvenant pas de son nom, avait dit : « Chose… le vieux… le vieux Pomme de terre, quoi ! »

Tout le monde avait compris aussitôt de qui il voulait parler, et le sobriquet resta à Monsieur Boron sans qu’il s’en doutât jamais. Parfois, sur le chemin du bureau, il lui était bien arrivé de voir une pomme de terre gâtée rouler à ses côtés, d’entendre quelques voix enfantines crier derrière lui : « Pomme de terre ! Hou ! Hou ! Pomme de terre ! »

Mais les farces de gamins étaient rares, dans la morne petite ville aux rues calmes et désertes, et le fait n’avait pas été assez fréquent pour que Monsieur Boron, trouvant sa conduite trop naturelle pour prêter à raillerie, y vît autre chose que la plaisanterie inoffensive de galopins qui crient et lancent n’importe quoi au premier venu.

Et, tandis qu’au coin de la cheminée il épluchait lentement ses tubercules avec une minutieuse complaisance, il eût été bien étonné de savoir qu’on disait en même temps, dans quelques maisons de la ville, dans le petit café où les surnuméraires jouaient au billard :

— Il est cinq heures. Monsieur Boron épluche ses pommes de terre, et il vient de déclarer : « Ce qu’il y a de mieux, c’est un petit couteau de deux sous, bien aiguisé et bien pointu. »

* * *

Le dimanche amenait un peu de variété dans la vie de Monsieur et de Madame Boron. Levés tous deux à l’heure exacte où ils se réveillaient automatiquement, depuis que s’était brisé un réveille-matin qu’on avait jugé inutile de remplacer, ils revêtaient leurs habits de fête, depuis longtemps surannés, mais dont la forte odeur de naphtaline prouvait avec quel soin on les entretenait.

Bras dessus bras dessous, ils allaient entendre la messe, non qu’ils eussent au point de vue religieux des convictions bien arrêtées, mais parce que telle avait toujours été leur coutume.

La messe finie, ils rentraient chez eux par le même chemin qu’ils avaient pris à l’aller.

Dans leur petit salon sentant le moisi, où l’on ne pénétrait jamais que ce jour-là, ils s’installaient, face à face, dans les deux fauteuils raides et inconfortables, soigneusement couverts de housses grises, qui étaient placés en face de chaque fenêtre. Madame ravaudait des bas ou des chaussettes, Monsieur frottait ses grosses mains sur ses maigres cuisses, lentement, en regardant sans fin, sans lassitude, une branche d’arbre secouée par le vent.

Ils échangeaient de rares paroles, avec de longs intervalles de silence, sur des sujets d’une banalité absolue. Le plus souvent, ils ne disaient rien, n’ayant rien à se dire. Et ils passaient ainsi la journée, face à face, dans les mêmes attitudes, à la même distance l’un de l’autre que quand ils s’asseyaient, les autres jours, devant la cheminée de la cuisine.

Ils n’avaient jamais eu d’enfants, ne recevaient pas de visites, ne comprenaient pas qu’on allât se promener par les rues ou dans la campagne, quand on pouvait rester assis chez soi, bien tranquillement. Et l’idée ne leur était même jamais venue d’entreprendre un voyage, pendant les courtes vacances que l’administration accordait chaque année à ses employés. Orphelins tous deux dès avant leur mariage, ils n’avaient eu qu’un seul chagrin depuis cette époque : un ouragan s’était abattu sur la petite ville, arrachant les toits et les persiennes, renversant les cheminées, et ils avaient dû payer six cents francs pour faire réparer leur petite maison, dont ils étaient propriétaires. Or, depuis que le mari gagnait trois mille six cents francs, ils en économisaient douze cents chaque année, réglant leurs dépenses sur ce chiffre immuable. Ces six cents francs de réparations ayant bouleversé leur budget, ils avaient rogné, pendant deux ans, sur leurs dépenses déjà bien minimes, pour reconstituer la somme perdue, remettre les choses au point où elles auraient dû être, s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire.

Le jour où ils y parvinrent, le mari conta victorieusement la chose au bureau. Quelqu’un demanda :

— Avez-vous des héritiers, Monsieur Boron ?

— Non, répondit-il, ni ma femme ni moi ne nous connaissons plus de parents.

Et il se remit à tourner son bâton d’encre de Chine dans un godet. Rien ne permit de soupçonner qu’il eût vu quelque rapport entre cette question et l’histoire de ses économies reconstituées avec tant de peine.

* * *

Un hiver, Madame Boron tomba malade et fut emportée en quelques jours par une pneumonie.

Le mari suivit son cercueil, sans larmes, d’un air hébété. Aux phrases de consolation, aux compliments de condoléance, il répondait doucement : « C’est incroyable…, c’est incroyable… » Ou bien il ne répondait rien, regardant les gens d’un air ahuri, comme s’il ne comprenait pas ce qui était arrivé.

Il engagea une vieille femme pour faire son ménage, mais on sut bientôt qu’il s’était réservé la tâche d’éplucher, comme autrefois, les pommes de terre de son dîner. Du reste, il ne changea rien à sa vie, rentrant directement chez lui, après le bureau, pour s’asseoir au coin de la cheminée de la cuisine, en frottant lentement ses grosses mains sur ses maigres cuisses. Le dimanche, il allait à la messe, puis s’asseyait dans un des fauteuils du salon, devant la fenêtre, et passait la journée à regarder une branche d’arbre se balancer sous le vent, ou un filet de fumée monter vers le ciel.

Il ne semblait avoir ni regret ni chagrin. Pourtant, on constata bientôt qu’il maigrissait et devenait de plus en plus faible.

Un jour, il ne put se lever. La femme de ménage alla chercher un docteur, et prévint ses collègues, dont quelques-uns lui firent en groupe une visite de politesse. Il les regarda à peine, ne prononça que quelques paroles indifférentes, d’un ton calme pourtant, sans qu’on pût savoir si cette démarche lui faisait plaisir ou l’importunait.

Les employés décidèrent qu’il était complètement gaga, et nul d’entre eux ne retourna le voir.

Monsieur Boron s’affaiblissait de plus en plus. Un jour, le médecin, en lui faisant sa visite habituelle, constata qu’il délirait, balbutiant des phrases incohérentes. Il pencha son oreille sur la bouche du malade, et parvint à saisir ces mots : « …bien pointu, …bien aiguisé, …c’est ce qu’il y a de mieux… »

Le docteur dit à la femme de ménage que la fin était proche. La vieille s’arrangea pour passer la nuit auprès de son maître. Elle monta dans la chambre un des fauteuils du salon, et fit tous ses préparatifs pour veiller jusqu’au matin. Mais, à peine installée, elle s’endormit et ne s’éveilla qu’au grand jour.

Monsieur Boron était mort, et déjà tout froid.

Comme on revenait du cimetière, le chef de bureau apprit à ses employés, respectueusement groupés autour de lui, que, le défunt ne laissant aucun parent, l’État héritait de sa petite maison et de ses économies.

Le surnuméraire Pagnier, qui fréquentait assidûment l’unique café-concert de la ville, et était toujours à court d’argent, murmura dans le groupe :

— C’était donc vrai ! Pomme de Terre savait ça, et il s’est privé de tout pour économiser pendant vingt ans. Quel vieux crétin !

Mais le chef avait entendu le propos. Et, se tournant vers le coupable, il déclara d’un ton sévère :

— Monsieur Boron était un brave homme et un fonctionnaire modèle, dont la conduite fut toujours irréprochable. Nul n’a le droit d’insulter à sa mémoire, et je donne sa vie en exemple à tous mes employés, à tous les bons citoyens !


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