Contes et romans populaires/Le Tisserand de Steinbach

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LE TISSERAND DE LA STEINBACH


« Vous parlez de la montagne, me dit un jour le vieux tisserand Heinrich, en souriant d’un air mélancolique, mais si vous voulez voir la haute montagne, ce n’est pas ici, près de Saverne, qu’il faut rester : prenez la route du Dagsberg, descendez au Nideck, à Haslach, montez à Saint-Dié, à Gérardmer, à Retournemer ; c’est là que vous verrez la montagne, des bois, toujours des bois, des rochers, des lacs et des précipices.

On dit qu’une belle route passe maintenant sur le Honeck ; je veux le croire, mais c’est bien difficile. Le Honeck a passé quatre mille pieds de hauteur, la neige y séjourne jusqu’au mois de juin, et ses flancs descendent à pic dans le défilé de Münster, par d’immenses rochers noirs, fendillés, et hérissés de sapins, qui, d’en bas, ressemblent à des fougères. — D’en haut, vous découvrez la vallée d’Alsace, le Rhin, les Alpes bernoises, du côté de l’Allemagne ; — vers la France, les lacs de Retournemer, de Longemer, et puis des montagnes, des montagnes à n’en plus finir !

Combien j’ai chassé dans ce beau pays !…

Combien j’ai tué de lièvres, de renards, de chevreuils, de sangliers, le long de ces côtes boisées ; de blaireaux et de gélinottes, dans ces bruyères ; combien j’ai pêché de truites dans ces lacs — On me connaissait partout, de la Hoûpe à Schirmeck, de Münster à Gérardmer : « Voici Heinrich qui vient avec ses chapelets de grives et de mésanges, » disait-on Et l’on me faisait place à table ; on me coupait une large tranche de ce bon pain de ménage qui semble toujours sortir du four ; on poussait devant moi la planchette au fromage ; on remplissait mon gobelet de petit vin blanc d’Alsace. — Les jeunes filles venaient s’accouder sur mes épaules, les vieux me serraient la main en disant : « Aurons-nous beau temps pour la fauchée, Heinrich ?… Faut-il conduire les porcs à la glandée… les bœufs à la pâture ? » Et les vieilles déposaient bien vite leur balai derrière la porte, pour venir me demander des nouvelles.

Quelquefois alors, en sortant, je pendais dans la cuisine un vieux lièvre aux longues dents jaunes, au poil roux comme de la mousse desséchée ; — ou bien, en hiver, un vieux renard qu’il fallait exposer trois jours à la gelée

avant d’y mordre. — Et cela suffisait, j’étais toujours l’ami de la maison, j’avais toujours mon coin à table. Oh ! le bon temps, les bonnes gens, le bon pays des Vosges !

— Mais pourquoi donc, maître Heinrich, avez-vous quitté ce beau pays, puisque vous l’aimiez tant ?

— Que voulez-vous, maître Christian, l’homme n’est jamais heureux ; ma vue devenait trouble, ma main commençait à trembler : plus d’un lièvre m’avait échappé… Et puis il arrivait chaque jour de nouveaux gardes… On bâtissait de nouvelles maisons forestières… Il y avait plus de procès-verbaux dressés contre moi, qu’un âne ne peut en porter à l’audience. Les gendarmes s’en mêlaient… On me cherchait partout… ma foi j’ai quitté la partie, j’ai repris le fil et la navette, et j’ai bien fait, je ne m’en repens pas, non, je ne m’en repens pas ! »

Le front du vieillard devint sombre, il se leva et se prit à marcher lentement dans la petite chambre, les mains croisées sur le dos, les joues pâles et les yeux fixés devant lui. — Il me semblait voir un vieux loup édenté, la griffe usée, rêvant à la chasse en mangeant de la bouillie. De temps en temps, un tressaillement nerveux agitait ses lèvres ; et les derniers rayons du jour, éparpillés sur le métier de tisserand, et la muraille décrépite, enluminée de vieilles gravures de Montbéliard, donnaient à cette scène je ne sais quelle physionomie mystérieuse.

Tout à coup il s’arrêta et me regardant en face :

« Eh bien ! oui, fit-il brusquement, oui, j’aurais mieux aimé périr au milieu des bois, sous la rosée du ciel, que de reprendre le métier ; mais il y avait encore autre chose. »

Il s’assit au bord de la petite fenêtre à vitraux de plomb, et regardant le soleil de ses yeux ternes :

« Un jour d’automne, en 1827, j’étais parti de Gérardmer, la carabine sur l’épaule, vers onze heures du soir, pour me rendre à la Schlucht ; c’est un lieu sauvage entre le Honeck et la Roche du Diable. On y voit tourbillonner tous les matins des couvées d’oiseaux de proie : des éperviers, des buses et quelquefois des aigles égarés dans les brouillards des Alpes ; mais comme les aigles repartent généralement au petit jour, il faut y être de grand matin pour pouvoir les tirer. On y trouve aussi des renards, des hérissons, des fouines, des belettes, et d’autres animaux qui se plaisent au fond des cavernes.

À deux heures du matin, j’étais sur le plateau, et je suivais un petit sentier qu’il faut bien connaître, car il longe les précipices ; des masses de fougères humides croissent au bord du roc, et, à trois cents pieds au-dessous, s’élèvent à peine les cimes des plus hauts sapins.

Mais à cette heure on ne voyait rien : la nuit était noire comme un four, quelques étoiles seulement brillaient au-dessus de l’abîme.

J’entendais près de moi les cris aigus des fouines : ces animaux se poursuivent la nuit comme les rats ; par un beau clair de lune, on en voit quelquefois deux, trois, et plus, à la suite les uns des autres, monter les rochers aussi vite que s’ils couraient à terre.

En attendant le jour, je m’assis au pied d’un chêne, pour fumer une pipe. Le temps était si calme que pas une feuille ne remuait, on aurait dit que tout était mort.

Comme je me reposais là, depuis environ un quart d’heure, rêvant à toute sorte de choses, il me sembla voir tout à coup, au fond du précipice, un éclair glisser sur le roc.

« Que diable cela peut-il être ? » me dis-je.

Une minute après, l’éclair devint plus vif, une flamme embrassa de sa lumière pourpre plusieurs sapins, dont les ombres vacillèrent sur le torrent. Quelques figures noires se dessinèrent autour de la flamme, allant et venant comme des fourmis : — Des bohémiens campaient sur une roche plate, ils venaient d’allumer du feu pour préparer leur repas avant de se mettre en route.

Vous ne sauriez croire, maître Christian, combien cette halte au fond du précipice était belle ! Les vieux arbres desséchés, les brindilles de lierre, les ronces et le chèvrefeuille pendus au rocher se découpaient à jour dans les airs ; mille étincelles volaient sur le torrent à perte de vue, et des lueurs étranges dansaient sous la voûte des grands sapins, comme la ronde des feux follets sur le Blokesberg.

De la hauteur où j’étais, il me semblait voir une peinture grande comme la main, — une peinture de feu et d’or, — sur le fond noir des ténèbres.

Longtemps je restai là tout pensif, me disant que les hommes ne sont au milieu des bois et des montagnes, que de pauvres insectes perdus dans la mousse ; mille autres idées semblables me venaient à l’esprit.

À la fin, je me laissai glisser entre deux rochers, en m’accrochant aux broussailles, pour voir ces gens de plus près. Mais, comme la pente devenait toujours plus rapide, je m’arrêtai de nouveau près d’un arbre, à mille pieds environ au-dessus des bohémiens.

Je reconnus alors une vieille, assise près d’une chaudière. La flamme l’éclairait de profil ; elle tenait ses genoux pointus entré ses grands bras maigres, et regardait dans la marmite. Trois ou quatre petits enfants à peu près nus, se traînaient autour d’elle comme des grenouilles.

Plus loin, des femmes et des hommes, accroupis dans l’ombre, faisaient leurs préparatifs de départ ; ils se levaient, couraient et traversaient le cercle de lumière, pour jeter des brassées de feuilles dans le feu, qui s’élevait de plus en plus, tordant des masses de fumée sombre au-dessus du vallon.

Tandis que je regardais cela tranquillement, une idée du diable me passa par la tête… une idée qui d’abord me fit rire en moi-même.

« Hé ! me dis-je, si tout à coup une grosse pierre tombait du ciel au milieu de ce tas de monde, quelle mine ferait la vieille ! et les autres, comme ils ouvriraient les yeux ! — Hé ! hé ! hé ! ce serait drôle. »

Mais ensuite je pensai naturellement qu’il faudrait être un scélérat, pour détacher une pierre et la rouler sur ces bohémiens, qui ne m’avaient jamais fait de mal.

« Oui… oui… me dis-je en moi-même, ce serait abominable... je ne me pardonnerais jamais de ma vie ! »

Malheureusement une grosse pierre se trouvait au bout de mon pied, et je la balançais doucement… comme pour rire. »

Ici Heinrich fit une pause. Il était très-pâle. Au bout de quelques secondes, il reprit :

« Voyez-vous, maître Christian, on a beau dire le contraire, la chasse est une passion diabolique ; elle développe les instincts de destruction qui se trouvent au fond de notre nature, et finit par nous jouer de mauvais tours.

Si je n’avais pas été habitué à verser le sang depuis plus de trente ans, il est positif que l’idée seule que je pouvais écraser un de ces malheureux zigeiners, m’aurait fait dresser les cheveux sur la tête. J’aurais quitté la place sur-le-champ, pour ne pas succomber à la tentation ; mais l’habitude de tuer rend cruel… Et puis, il faut bien le dire, une curiosité diabolique me retenait.

Je me représentais les bohémiens, consternés, la bouche béante, courant à droite et à gauche, levant les mains, poussant des cris, et grimpant à quatre pattes au milieu des rochers avec des figures si drôles, des contorsions si bizarres, que, malgré moi, mon pied s’avançait tout doucement… tout doucement… et poussait l’énorme pierre sur la pente !

Elle partit.

D’abord elle fit un tour, lentement. J’aurais pu la retenir. Je me levai même pour m’élancer dessus, mais la pente était si roide en cet endroit, qu’au deuxième tour elle avait déjà sauté trois pieds, puis six, puis douze !… Alors, moi, debout, je sentis que je devenais pâle et que mes joues tremblaient. Le rocher montait, descendait, juste en face de la flamme. Je le voyais en l’air, puis retomber dans la nuit, et je l’entendais bondir comme un sanglier.

C’était terrible !

Je jetai un cri… un cri à réveiller la montagne. Les bohémiens levèrent la tête… il était trop tard ! Au même instant, le rocher parut en l’air pour la dernière fois, et la flamme s’éteignit. »

Heinrich se tut, me fixant d’un œil hagard. La sueur perlait sur son front. — Moi, je ne disais rien ; j’avais baissé la tête, je n’osais pas le regarder !

Après quelques instants de silence, le vieux braconnier reprit :

« Voilà ce que j’ai fait, maître Christian, et vous êtes le premier à qui j’en parle, depuis ma confession au vieux curé Gottlieb, de Schirmeck, deux jours après le malheur. — Ce curé me dit :

« Heinrich, l’amour du sang vous a perdu. Vous avez tué une pauvre vieille femme, pour une envie de rire… C’est un crime épouvantable. Laissez là votre fusil, travaillez au lieu de tuer, et peut-être le Seigneur vous pardonnera-t-il un jour !… Quant à moi, je ne puis vous donner l’absolution. »

Je compris que ce brave homme avait raison que la chasse m’avait perdu. Je donnai mon chien au sabotier du Chêvrehof, j’accrochai mon fusil au mur, je repris la navette… et me voilà ! »

Le tisserand se tut.

Nous restâmes longtemps assis en face l’un de l’autre, sans échanger une parole.

La nuit était venue, un silence de mort planait sur le hameau de la Steinbach ; et tout au loin, bien loin, sur la route de Saverne, une lourde voiture, lancée au galop, passait avec un cliquetis de ferrailles.

Vers neuf heures, la lune, commençant à paraître derrière le Schnéeberg, je me levai pour sortir.

Le vieux braconnier m’accompagna jusqu’au seuil de sa cassine.

« Pensez-vous que le Seigneur me pardonnera, maître Christian ? » dit-il en me tendant la main.

Sa voix tremblait.

« Si vous avez beaucoup souffert, Heinrich !… Souffrir, c’est expier. »

Il me regarda quelques instants sans répondre.

« Si j’ai beaucoup souffert ? fit-il enfin avec amertume, si j’ai beaucoup souffert ? — Ah ! maître Christian, pouvez-vous me demander

cela ! Est-ce qu’un épervier peut jamais être heureux dans une cage ? Non, n’est-ce pas. On a beau lui donner les meilleurs morceaux, ça ne l’empêche pas d’être triste. Il regarde le ciel à travers les barreaux de sa prison… ses ailes tremblent… il finit par mourir ! — Eh bien, depuis dix ans, je suis comme cet épervier ! »

Il se tut quelques secondes, puis, tout à coup, comme entraîné malgré lui :

« Oh ! s’écria-t-il, les montagnes !… les forêts !… la solitude !… la vie des bois !… »

Il étendait les bras vers les cimes lointains des Vosges, dont les masses noires se dessinaient à l’horizon, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

« Pauvre vieux ! me dis-je en le quittant, pauvre vieux ! »

Et je remontai tout pensif le petit sentier qui longe la côte, au milieu des bruyères.

Fin du tisserand de la Steinbach.