Contes grotesques/Vie d’Edgar Allan Poe
VIE D’EDGAR ALLAN POE
La biographie de Poe a été diversement écrite, dénaturée d’abord par des calomnies efficaces, puis remaniée par des essais de réhabilitation excessifs.
À la mort de Poe, la première édition de ses œuvres complètes parut, précédée d’une Vie écrite par M. Rufus Griwold. Celui-ci, personnage fort singulier, docteur en théologie, ministre d’une église baptiste, journaliste, compilateur de chrestomathies, avait été nommé, par Poe, son exécuteur testamentaire, sans que rien explique cette confiance. Il fit, au lieu de la biographie qui lui était commandée, un réquisitoire où il eut l’audace et la maladresse de glisser plusieurs mensonges.
Les motifs de cette diffamation tardive ne sont pas éclaircis. On sait seulement que Griswold fit la connaissance de Poe en 1841, à Philadelphie, que ce dernier, quelque temps plus tard, attaqua violemment dans une conférence les compilations du littérateur théologien, et nuisit par ses articles de critique à plusieurs médiocrités que son futur biographe s’était donné beaucoup de peine à louer. On dit encore que Griswold fut jaloux du commerce d’amitié que Poe entretint avec Mme Osgood. Ces faits peu graves ne semblent pas suffire à expliquer le ton haineux de la première Vie de Poe. Il faut ajouter que la réputation de Griswold est détestable en Angleterre, que Thackeray l’a convaincu d’avoir menti sciemment, qu’il trompa MM. Harper et frères, libraires de New-York, sur le compte de Dickens. Il témoigna d’autre part, quand on le pria de publier les œuvres de Poe, d’un zèle qui peut paraître louable ou suspect, et n’accepta aucune rémunération pour ses travaux d’éditeur et pour sa préface. En somme, les raisons de son animosité nous échappent. La biographie qu’il a composée est, en tous cas, écrite avec mauvaise foi. Il suffit pour le voir, de considérer, non les faits qu’il allègue et sur lesquels il a pu être trompé, mais ses appréciations partiales sur le caractère et le talent de Poe.
Le public américain et anglais se contenta longtemps de cette diatribe, par ressentiment contre un auteur qui lui avait déplu, par plaisir secret de le voir accuser de plusieurs bassesses, lui qui, dans ses critiques, n’avait épargné les vérités dures à personne. Plusieurs lettrés qui avaient connu Poe personnellement, protestèrent, mais sans grand effet. Leurs écrits, une fois parus dans l’une des innombrables revues anglaises ou américaines, étaient oubliés. Et même, Wilmer, un des rares amis du calomnié, constate que les journaux, pour flatter les rancunes de leurs directeurs ou de leurs abonnés, hésitaient à recevoir ces articles de défense. La biographie de Griswold au contraire était inséparable des œuvres de Poe. On ne pouvait feuilleter les unes, sans lire l’autre. Il arriva ainsi que des mensonges, quoique réfutés minutieusement, restèrent admis.
Poe devint connu en France, vers 1842. Son existence fut révélée au public par un incident qui marque les mœurs littéraires de l’époque. Le Charivari avait traduit et publié sans nom d’auteur le Meurtre de la rue Morgue. Quelques années après, le Commerce reprit cette nouvelle et la donna sous un nouveau titre, L’Orang-Outang. Un troisième journal, la Quotidienne pénétra cette supercherie, et imprima à son tour le Meurtre. Il y eut, entre ces deux dernières feuilles, un procès où la Quotidienne fut amenée à prouver que le conte en litige, n’était ni original, ni publié pour la première fois dans le Commerce, mais bien traduit de l’anglais de Poe. L’attention publique avait retenu ce nom. Mme Isabelle Meunier profita de la notoriété qu’il venait d’obtenir et mit en français les plus bizarres des Histoires extraordinaires. Après elle, Baudelaire les reprit. Ses traductions méritent et ont reçu toutes les louanges. En aucune autre occasion, la langue française n’a été plus magistralement tendue et surmenée de façon à acquérir la richesse, la force abrupte, le mystère, le ton voilé et fantastique des œuvres imaginatives anglaises.
Baudelaire lut la biographie de Griswold. Il sut y reconnaître le langage acrimonieux et les accusations improbables d’un calomniateur. Il s’en défia et se fit d’imagination le Poe qui lui convenait. Il nia ou passa sous silence les plus grosses charges proférées par Griswold, celles de plagiat, d’indélicatesse, d’abus de confiance. Il admit celle d’ivrognerie, en l’expliquant d’une façon ingénieuse et romanesque. Par lui, la pratique de ce vice chez le nouvelliste américain devint une sorte de suicide prémédité, une méthode de travail meurtrière, un acte intentionnel, libre, profitable. Baudelaire commettait par cette interprétation une double inconséquence, oubliant les théories de Poe et les siennes sur le travail du littérateur. Avant de faire passer l’auteur de Marie Roget pour un inspiré, composant dans le saisissement de l’enthousiasme, il aurait dû songer qu’il contredisait ainsi la Genèse d’un poème, traduite par lui, et ses propres réflexions, désapprouvant dans les Paradis artificiels l’emploi des stimulants de la pensée.
En 1874 parut à Édimbourg une nouvelle édition des œuvres complètes de Poe[1]. Elle était collationnée par M. J. H. Ingram qui en recueillait depuis longtemps les matériaux. M. Ingram mérite par la conscience et les résultats de ses recherches, que son nom soit tenu en grande estime par toute personne s’intéressant aux lettres.
Il avait mis, en tête de son édition, une Vie de Poe établie comme une enquête, sur d’innombrables témoignages. Cette biographie est la réfutation péremptoire des erreurs de Griswold et reconstitue l’existence du nouvelliste américain, depuis la date de sa naissance, où l’on errait de 4 ans, jusqu’au récit de sa mort, sur laquelle on ne savait rien d’exact.
Six ans après, en 1880, M. Ingram faisait paraître une nouvelle Vie de Poe[2], plus considérable, tenant deux volumes in-8o, et, il nous semble, définitive. C’est une biographie étendue, suivant l’écrivain, mois par mois, donnant ses travaux littéraires, les accidents de sa vie, les progrès de son développement intellectuel. Elle contient une masse de documents officiels, de lettres, de témoignages, de souvenirs, et telle est l’impartialité de ce livre, qu’il paraît un dossier de pièces, un recueil de faits, où la critique n’a plus qu’à puiser et à interpréter. C’est de ce travail résumant tous les essais parus à diverses époques dans la variété des revues anglaises et américaines, donnant sur tous les points des éclaircissements suffisants et précis, appuyés de preuves, ou plutôt c’est des documents qu’il nous présente, que nous nous sommes servi pour la biographie qui va suivre. Il reste donc entendu, que tous les faits que nous allons alléguer, toutes les pièces que nous allons reproduire, sont dûs aux recherches de M. Ingram, ou aux communications qu’il a bien voulu nous faire.
I
Edgar Poe descendait d’une famille noble irlandaise, dont les origines sont incertaines. Il paraît probable que son grand-père paternel, John Poe, qui émigra d’Irlande en Amérique, emmenant son fils David, âgé de six semaines, appartenait à la famille des Poe de Riverston (comté de Tipperary), maison dont il est parlé dans l’histoire du temps de Cromwell et qui se disait issue du Palatinat.
David Poe prit part à la révolution américaine, s’y distingua, reçut le titre de général, fut lié avec Lafayette. Il épousa une Mlle Cairnes, de Pensylvanie, dont la beauté était renommée. Il s’établit à Baltimore, ayant acquis de grands biens.
Son fils ainé, qui se nommait également David Poe, avait été destiné au barreau et placé dans l’étude d’un avocat. Il dut aller, pour les affaires de son patron, à Norfolk, en Virginie. Il y vit une actrice anglaise, Elisabeth Arnold, en devint amoureux, la suivit de ville en ville et l’épousa. La date de ce mariage a été établie. Il eut lieu en 1806. David Poe avait alors 19 ans et son aventure l’avait mis hors sa famille. Il se fit acteur, ayant eu depuis longtemps le goût de la scène, et commença avec sa femme une existence de misère, vaguant d’état en état, chargé des derniers rôles, médiocre dans une profession que le manque de talent rend ignoble. Sa femme, au contraire, était une artiste de haute valeur. Elle jouait les héroïnes de Shakespeare et le public la tenait en grande estime. Il reste d’elle un portrait que M. Ingram a fait photographier. C’était une belle femme, possédant de grands yeux noirs et un front élevé. Edgar Poe lui ressembla plus qu’à son père, par les traits, l’esprit, et un certain tour théâtral de caractère.
Elisabeth Poe eut trois enfants ; Léonard, qui fut recueilli à la mort de sa mère, par ses grands parents et qui périt à 20 ans, après une vie d’excès ; Edgar ; et Rosalie Poe enfant posthume, presqu’idiote, adoptée, à la mort de sa mère également, par une famille écossaise, les Mac Kenzie, puis reléguée dans une institution charitable, où elle mourut en 1874.
Edgar Poe naquit, lui, le 19 janvier 1809, à Boston. Ce sont là les dates qu’il a inscrites lui-même sur les registres de l’Université de Charlottesville. Il est curieux et significatif de savoir que quelques mois avant sa naissance, le 18 avril 1808, David et Elisabeth Poe jouaient à New-York les Brigands de Schiller, Mme Poe remplissant le rôle d’Amélie. Le choix de cette pièce excessive, pleine de toutes les horreurs romantiques, avait dû beaucoup préoccuper les Poe, qui la donnaient à leur bénéfice, dans un moment d’embarras pécuniaire, et put contribuer à déterminer la névrose dont leur fils souffrit toute sa vie.
Pendant deux ans Edgard Poe mena la vie vagabonde de ses parents ; puis, au commencement de 1811, son père fut emporté par une phtisie galopante et, à la fin de la même année, sa mère mourut aussi et du même mal, à Richmond. On s’intéressa dans cette ville à l’orphelin. Un riche négociant, M. Allan, n’ayant pas d’enfants, l’adopta à la prière de sa femme.
Des premières années de Poe, il ne nous a été transmis qu’un trait. On raconte que, doué d’une précocité singulière, habile déjà à sentir et à retenir les vers, il en déclamait souvent de longues tirades, dans le salon de son père adoptif, avec une justesse d’intonation merveilleuse. M. Allan aimait à l’exhiber par vanité et fomentait ainsi dangereusement la surexcitation cérébrale de son pupille. Par bonheur, en 1816, M. Allan dut aller en Écosse régler des affaires d’argent. Il emmena Edgar Poe et le mit à l’école près de Londres, à Stoke Newington, dans l’internat d’un M. Bransby. C’est cette institution que Poe a décrite dans son William Wilson, mais sans grande exactitude. M. Bransby se rappelait Poe comme un enfant éveillé, intelligent, en retard sur beaucoup de choses, mais possédant en littérature et en histoire des connaissances au-dessus de son âge.
Son élève revint en Amérique vers 1821 et reprit ses classes chez un M. Clarke, à Richmond. M. Ingram a réuni sur cette époque une série de souvenirs recueillis chez les anciens camarades de Poe. L’un d’eux raconte que c’était un enfant volontaire, hautain, capricieux, d’humeur revêche. L’institution Clarke était la plus aristocratique de la ville. On y savait que les parents de Poe avaient été des acteurs et que lui-même dépendait de la générosité de M. Allan. Il eut souvent à supporter des plaisanteries humiliantes et des rebuffades ; son caractère impressionnable, agité de passions d’homme fait, s’en ressentit.
D’après un autre de ses camarades, Poe était défiant, d’humeur batailleuse, enclin déjà à proposer et à résoudre des problèmes difficiles. On remarquait sa beauté et sa force physique. Il excellait à tous les exercices gymnastiques, à la nage surtout, où il accomplit de hauts faits, parcourant un jour six milles dans le James River, s’y jetant une autre fois en plein hiver et risquant presque de ne plus pouvoir regagner le bord. Il était extrêmement sensible à toute marque d’affection. On l’avait emmené chez la mère d’un de ses camarades, Mme Hélène Stannard ; elle le reçut gracieusement, lui prit la main, lui dit quelques mots. Il fut tellement saisi de cet accueil amical, qu’il demeura muet et près de tomber évanoui. Depuis cette entrevue, il garda un attachement enthousiaste pour Mme Stannard, la prit pour sa conseillère et, plus tard, dédia à sa mémoire les premiers beaux vers qu’il fit. Car Mme Stannard était morte, après être devenue folle, et pendant plusieurs mois, Poe était allé visiter sa tombe de nuit, s’y couchant et demeurant ainsi jusqu’à l’aube.
Poe entrait dans sa seizième année. Il était de beaucoup le meilleur élève de sa classe et, n’ayant que peu d’efforts à faire pour le rester, il donnait une grande partie de son temps à la composition de vers. Il s’était épris à cette époque d’une petite fille, Miss Elmira Royster dont les parents demeuraient vis-à-vis des Allan. Il nous faudra reparler de cet attachement, que rompit alors le départ de Poe pour l’Université de Charlottesville. Il y fut immatriculé du 1er février au 15 décembre 1826. On sait que les Universités américaines sont simplement des établissements secondaires supérieurs. Poe s’était inscrit aux cours de latin, de grec, de français, d’italien, d’espagnol, et remporta des succès en latin et en français.
Ses camarades de cette époque, dont M. Ingram a encore recueilli les souvenirs, le considéraient comme un jeune homme capricieux, exclusif dans ses sympathies, orgueilleux, confiant en soi. Personne ne le connaissait à fond ; il évitait les confidences. On raconte qu’il dessinait fort bien ; il s’était procuré une édition de Byron illustrée, et en avait copié les gravures sur les murs de sa chambre, au fusain. M. Wertenbaker, qui était alors bibliothécaire de l’Université, affirme que Poe était assez assidu aux cours et menait une conduite satisfaisante. L’assertion de Griswold qui le fait chasser de Charlottesville pour s’être livré à des excès de boisson, est donc sans aucun fondement. Toutefois, Poe s’était mis à jouer. Quand il partit en vacances, il avait fait pour 2000 dollars de dettes. Il s’adressa à M. Allan pour que celui-ci les payât, mais essuya un refus. Aussitôt Poe quitte Richmond, où il était revenu, et va à Boston, où il publia son premier volume de vers qui échoua. Puis il partit pour l’Europe, en juin 1827.
On ne sait rien de précis sur son séjour en deçà de l’Atlantique. Poe s’était déterminé, dit-on, à aller en Grèce, combattre contre les Turcs. Mais rien n’indique qu’il ait réalisé ce projet. Il n’est pas sûr non plus, qu’il soit demeuré en Angleterre ; il ne l’a ni nié, ni affirmé. En fait, il n’a voulu raconter de son voyage qu’un incident, qui rend compte de l’emploi d’une partie seulement de son temps. Il prétendait avoir débarqué dans un port de France, avoir été impliqué dans une querelle de femme, et blessé d’un coup d’épée. Il fut rapporté à l’hôtel, et tomba dangereusement malade, sans argent, inconnu. Son malheur avait été rapporté à une dame écossaise en passage dans le même port. Elle vint se mettre à son chevet, pourvut à ses besoins, et, quand il fut rétabli, lui fournit les moyens de revenir en Amérique. Quant à son aventure de Saint-Pétersbourg, où il aurait été compromis, d’après Griswold, dans une querelle de matelots, appréhendé par les autorités russes et rapatrié par le consul américain, elle est une invention pure. Des recherches poursuivies dans les registres consulaires n’en ont fait retrouver aucune trace.
En mars 1829, c’est-à-dire presque deux ans après son départ, Poe reparut à Richmond et se raccommoda avec M. Allan. Mme Allan venait de mourir et, en elle, Poe perdait son intercesseur accoutumé. Pendant quelques mois, il s’occupa à écrire et à publier un nouveau volume de vers. Puis, poussé par M. Allan, il entra à West Point, l’école militaire américaine. La discipline de cet établissement dut lui sembler insupportable, après deux ans de liberté. Ses nouveaux camarades remarquèrent son incapacité à accepter son nouveau genre de vie, son caractère changeant, capricieux, son air mécontent, las, désabusé, et, chose singulière, son inhabileté à s’appliquer aux mathématiques. Puis vint la nouvelle que M. Allan se remariait avec une Miss Patterson. Poe perdait tout espoir d’hériter de son père adoptif et se voyait réduit à la carrière de l’officier sans fortune. Il résolut de quitter West Point, négligea les appels, les revues, les cours, et réussit à se faire chasser par une cour martiale, le 6 mars 1831.
Il resta quelque temps encore à New-York, réédita ses vers et vécut du produit de son volume. Puis il revint à Richmond. M. Allan malade, lui fit refuser sa porte par sa nouvelle femme. Une altercation eut lieu entre elle et Poe ; celui-ci quitta la maison et n’y revint plus.
Dès ce moment, c’est-à-dire dès le milieu de 1831, Poe n’eut plus personne pour subvenir à ses besoins. Il dut lutter pour vivre, avec ses seules forces, sans l’aide d’amis ou de parents, demeuré inconnu malgré ses deux volumes de vers. Élevé dans l’insouciance et dans l’orgueil d’une grande fortune attendue, il se trouvait forcé de faire la seule chose qu’il sût, écrire. Or, en Amérique, à cette époque, les publications littéraires étaient nombreuses, mais sans importance, le travail de l’écrivain mal payé, et le goût encore grossier du public devait dédaigner plus qu’ailleurs tout raffinement d’art. À ces désavantages, se joignait le tempérament particulier de Poe, sa nature enthousiaste, excitable, capricieuse, défiante, sa volonté forte, mais non tenace, son caractère sans constance, sans souplesse, sans le pouvoir de se plier au présent pour gagner la fin.
II
Poe vivait à Baltimore en automne 1833. On ignore ce qu’il fit dans les deux années précédant cette date. Griswold prétend, sans aucune preuve, qu’il s’était enrôlé dans la milice américaine, et qu’il avait déserté ; d’autres, qu’il était reparti en Europe pour aller prendre part à l’insurrection de Pologne. Il est plus probable qu’il s’était mis à faire de la littérature, écrivant dans des Magazines inconnus, et se défendant de la misère comme il pouvait.
Il sortit de cette obscurité, à l’occasion d’un concours de nouvelles et de poésies ouvert par le Saturday Visitor, journal de Baltimore. Poe envoya sous le nom de Contes du folio-club, un certain nombre de ses histoires extraordinaires, entre autres, Le manuscrit trouvé dans une bouteille, la Lionnerie, et, de plus, une poésie, le Colisée, extraite d’un drame qu’il commençait et qu’il n’a jamais achevé, Politien. Les deux récompenses lui furent décernées, mais il ne toucha que 100 dollars, la somme affectée aux nouvelles. Un des membres du jury M. Kennedy, sut reconnaître le génie étrange que manifestaient les contes couronnés. Il eut le désir de voir leur auteur et invita Poe à dîner. Celui-ci en était à la dernière misère. Il dut écrire à M. Kennedy ce billet navrant :
« Votre invitation m’a fait beaucoup souffrir. Je ne puis l’accepter, pour un motif de la nature la plus humiliante, — l’état de mes vêtements. Vous pouvez imaginer quelle mortification j’éprouve en vous faisant cet aveu. Mais cela est nécessaire. »
M. Kennedy se résolut à aller voir Poe. Il le trouva mourant presque de faim et dénué de tout. Il pourvut à ses besoins, lui donna libre accès à sa table et prit en main son avenir. Il le recommanda entre autres au Southern literary messenger de Richmond. Son protégé put y publier quelques-uns de ses contes, et y fut bientôt employé en qualité de secrétaire de rédaction. Son concours fut singulièrement profitable à ce magazine. Le tirage en monta dans peu de temps de 700 à 5000 exemplaires. Poe y fit paraître Bérénice, Morella, le Roi Peste, l’Aventure de Hanns Pfaall, et d’autres œuvres qui démontrent à quel point il possédait dès ses débuts toutes ses qualités originales de fantaisiste déductif.
M. Kennedy continuait à tenir Poe en grande considération. Après 18 mois de connaissance intime, il n’avait rien trouvé qui pût le faire changer d’avis sur le caractère de son obligé. M. Allan était mort en Mars 1834, sans se souvenir dans son testament de son fils adoptif. Celui-ci avait trouvé à Baltimore une parente, Mme Clemm, sa tante maternelle. Mme Clemm avait une fille, Virginie, née en 1822, de qui Poe devint amoureux. Il la demanda en mariage, et l’épousa à Richmond le 6 Mai 1836.
Dès les premiers temps de cette union, la grande torture de Poe, celle qui dura toute sa vie, ses embarras d’argent, commença. Il put se maintenir quelque temps par l’aide de M. Kennedy. Mais le salaire qu’il touchait au Southern literary messenger demeurant trop minime, il quitta son emploi et voulut chercher fortune ailleurs. Il se sépara en bons termes de M. White, son rédacteur en chef.
Poe quitta donc Richmond et disparut pendant plusieurs mois. On le retrouve, en été 1837, à New-York où Mme Clemm, pour aider au jeune ménage, tint une table d’hôte. Poe écrivait à cette époque et publiait dans le Southern literary messenger les Aventures d’Arthur Gordon Pym.
Un des commensaux de la maison, M. Gowans, libraire écossais de New-York, le connut alors et retrace ses souvenirs en ces termes. Son témoignage mérite d’être cité.
« Je vais donc vous dire, écrit-il, mon opinion sur ce génie brillamment doué, mais poursuivi par le malheur. Elle peut valoir peu de chose, mais elle a le mérite de provenir d’un témoin oculaire et auriculaire, — c’est là, il faut s’en souvenir, une circonstance dont on tient grand la compte en justice. »
« Pendant huit mois et plus, nous avons habité la même maison et mangé à la même table, M. Poe et moi. Durant tout ce temps, je le fréquentai beaucoup, et j’eus occasion de converser souvent avec lui. Or jamais je ne l’ai vu le moins du monde ivre, ni se livrer en général à aucun vice. C’était une des personnes les plus courtoises, les plus distinguées, les plus intelligentes, que j’aie rencontrées dans mes voyages. »
M. Latto eut également des relations journalières avec le nouvelliste et confirme le témoignage de M. Gowans, en tous points. Il semble donc établi que Poe, à cette époque (1837-38), une de celles où il produisit le plus, n’était pas encore atteint du vice qui l’a tué.
Les Aventures d’Arthur Gordon Pym parurent en volume au commencement de 1838. Elles eurent un grand succès en Angleterre, où la critique les loua comme égalant par leur minutieuse vraisemblance le Robinson de Defoë, mais se vendirent peu en Amérique. Or aucune convention internationale n’assurait alors la propriété littéraire. Le profit pécuniaire en fut donc mince et des embarras d’argent renaissants, firent de nouveau émigrer Poe. Il alla de New-York à Philadelphie.
Dans cette ville, il collabora à plusieurs Magazines, et écrivit quelques-unes de ses meilleures histoires, Ligeia, l’œuvre qu’il préférait de toutes ; — William Wilson, la Maison Usher ; — puis en 1840, l’Homme des foules ; — en 1841 le Meurtre de la Rue Morgue, la Descente au Maelstrom, le Dialogue de Monos et Una, la critique du Barnaby Rudge de Dickens, dont il devina tout au long le dénouement, avant que le roman eût fini de paraître ; — en 1842, Éléonore (la date de cette œuvre contredit le sens caché que Baudelaire voulait y découvrir), le Masque de la mort rouge, Marie Roget, qui est l’analyse d’un crime réellement commis, analyse dont les résultats furent confirmés par les aveux postérieurs des inculpés ; — en 1843, son conte le plus populaire, le Scarabée d’or, par lequel il gagna dans un concours un prix de 100 dollars ; — en 1844, le Canard au ballon, la Caisse oblongue. Il demeura à Philadelphie plus de deux ans, devenu secrétaire de rédaction d’abord du Gentleman’s Magazine, puis du Graham’s Magazine, gagnant, par un travail intellectuel intense, des salaires minimes, se défendant à grand’peine contre la pauvreté qui le harcelait, lui et les siens, et pourtant rendant à ceux qui l’employaient des services inestimables ; il créa le journal de M. Graham, et porta sa circulation de 5 à 52,000 exemplaires en 2 ans. Pour se procurer de l’argent, il était forcé de s’appliquer à des travaux indignes de lui. Il publia, aidé de savants, un traité de conchyliologie, qui l’a fait accuser de plagiat par son biographe, à tort comme toujours. Il dut plier sa délicatesse à débattre longuement de minces questions d’argent avec un de ses rédacteurs en chef, un bohême, d’acteur devenu publiciste, qui lui adressa des reproches et des réclamations, utiles plus tard à Griswold pour édifier une de ses calomnies, une accusation d’abus de confiance, que dément une lettre fort claire de Poe lui-même. Il dut surtout dépenser une grosse partie de son temps et de son travail à batailler contre les médiocrités littéraires, à soutenir contre les écrits insignifiants une guerre acharnée qui lui fit perdre la sympathie de ses confrères et lui ferma un grand nombre de revues. Ces critiques, que le goût susceptible et l’impressionnabilité de Poe rendaient acerbes, étaient de la littérature plus facile à placer, plus courante que ses histoires, rapportant davantage au journal qui les insérait, par le scandale de leur franchise. Peu-à-peu, par tempérament, Poe trouva plaisir à ces agressions. Il entreprit d’élaguer la littérature américaine d’alors, assemblage de petites œuvres à célébrité locale, où l’on irritait, par des critiques, l’amour-propre de villes autant que d’individus. Cette tâche de policier était dangereuse. Il y contracta, à force de découvrir et de dénoncer des plagiats, la manie d’en voir dans tous les écrits. Il accusa de cette supercherie Longfellow, la gloire nationale, et flagella toutes les lettres et tout le chauvinisme américain, dans un article sur les satires de Wilmer. Il émit des opinions littéraires qui choquèrent l’utilitarisme général de ses compatriotes. Il osa louer Tennyson et Barrett Browning, alors qu’ils étaient presque inconnus. On ne lui pardonna pas l’audace de préférer les poëtes anglais aux nationaux.
Par tous ces expédients, en se compromettant dangereusement, il parvint à se maintenir lui et les siens. Il trouvait encore le temps d’ouvrir dans le Graham’s Magazines un concours de cryptographie, résolvant avec une ingéniosité et une rapidité merveilleuses, tous les chiffres qui lui étaient envoyés. M. Graham, son rédacteur en chef, celui qui, après sa mort, protesta le plus éloquemment contre la biographie de Griswold, l’estimait, tout en le payant fort peu. Poe parvenait lentement à se faire une renommée de critique impitoyable plutôt que de nouvelliste. Un malheur, qui frappa sa femme, vint le ruiner moralement.
Tous les témoignages concordent sur l’affection passionnée et soucieuse que Poe portait à sa femme. Il l’avait épousée toute jeune par amour. À New-York, dans ses loisirs forcés, il s’était appliqué à former son esprit. Il avait combattu pour elle contre une misère incessante, et était parvenu, à force de sacrifices, à lui donner presque le confort. Un jour, comme elle chantait, elle se rompit un vaisseau dans la poitrine ; elle fut sur le point de mourir, puis se rétablit, puis eut une rechute, puis redevint convalescente, puis retomba malade dangereusement, et ainsi de suite jusqu’à sa mort. Ces alternatives d’espoir et de crainte perdirent Poe. Son tempérament impressionnable ne put les endurer, et l’incertitude se prolongeant, pour s’ôter de ses soucis, il se mit à boire. Il raconta lui-même, quelques années après, les premières atteintes de son vice lamentable, dans une lettre qu’il faut croire sincère, car elle est rendue vraisemblable par tout ce que nous savons d’ailleurs. Voici cette lettre.
« Vous me dites : « Pouvez-vous m’indiquer quel a été le terrible malheur qui a causé vos déplorables irrégularités de conduite ? » Oui, je peux faire plus que l’indiquer. Ce malheur a été le plus grand qui puisse accabler un homme. Il y a six ans, ma femme que j’aimais comme aucun homme n’a aimé auparavant, se rompit pendant qu’elle chantait, un vaisseau de sang. On désespéra de sa vie. Je pris congé d’elle à jamais et subis toutes les agonies de sa mort. Elle se remit cependant, partiellement, et je me repris à espérer. Au bout d’une année, le vaisseau se rompit de nouveau. Je passai précisément par les mêmes souffrances ; puis encore une fois, et encore une fois, et ensuite encore une fois, à divers intervalles. Et à chacune, je traversai les agonies de sa mort, et à chaque reprise de son mal je l’aimai plus chèrement et m’attachai à sa vie avec une obstination plus désespérée. — Mais je suis excitable de constitution, nerveux à un point extrême. Je devins fou avec des intervalles d’horrible lucidité. Pendant ces accès d’inconscience absolue, je bus. — Dieu seul sait combien souvent. Comme de juste, mes ennemis rapportèrent ma folie à mon ivresse, et non pas mon ivresse à ma folie. J’avais, en vérité, abandonné toute idée de salut, quand je le trouvai dans la mort de ma femme. Cette mort, je puis la supporter, et je la supporte comme un homme. C’était l’horrible et permanente oscillation entre l’espérance et le désespoir que je n’aurais pu endurer plus longtemps sans perdre la raison. Dans la mort de ce qui était ma vie, je repris une nouvelle existence, — mais ô Dieu, combien triste ! »
Par ces excès de boisson, par le souci de sa femme restée malade, sans qu’il fût capable de la soulager, comme il l’aurait pu avec de l’argent, Poe, perdant l’empire sur son inspiration, dut cesser tout travail littéraire. Il avait été forcé d’abandonner sa place de secrétaire du Graham’s Magazine. Il n’eut plus de revenu fixe, sa situation devint précaire. Il se maintint quelque temps par les œuvres qu’il avait en portefeuille ; puis la misère arriva. Il écrivit au gouvernement fédéral, demandant une place, un salaire quelconque ; il ne reçut point de réponse. Ses dernières ressources étaient à bout ; Mme Clemm dut s’adresser, pour qu’ils ne mourussent pas tous trois de faim, à la charité publique. Un comité de dames secourables vint en aide aux Poe. Il est difficile d’imaginer combien l’artiste dut souffrir de ces aumônes. Il parvint à se remettre à ses travaux sans rien produire de bon, sans pouvoir trouver d’emploi dans aucune revue. En automne 1844, il se décida à quitter Philadelphie pour revenir à New-York. Il espérait y mieux réussir, conservent un optimisme qui lui fut utile pour vivre.
III
La mauvaise fortune qui avait chassé Poe de Philadelphie, le suivit à New York. En arrivant, il tomba malade d’épuisement moral et physique. Il dut envoyer Mme Clemm porter ses quelques manuscrits de journal en journal. Willis, le directeur de l’Evening Mirror, où elle vint, en parle comme d’une vieille dame, de manières surannées, d’une extrême dignité dans ses transactions, s’exprimant sur Poe en termes justes et affectueux. Suivant une autre personne qui la vit plus tard, c’était une femme de haute taille, de forte carrure, de grands traits, l’air robuste, énergique, masculin, les cheveux blancs. Elle avait beaucoup à faire, étant la garde-malade et la, pourvoyeuse de ses enfants, tous deux valétudinaires, l’un, le chef de la famille, atteint dans son système nerveux et travaillant irrégulièrement.
Poe se remit bientôt et devint le secrétaire de l’Evening Mirror de Willis, journal quotidien de petite importance. Son emploi était de venir tous les jours, de 9 heures du matin à 6 heures du soir, se tenir à un bureau prêt à rédiger en style courant les nouvelles qui arriveraient. Willis le garda longtemps à des appointements minimes, et le défendit courageusement après sa mort, contre toutes les calomnies. Il loue sa ponctualité, son amabilité constante.
« Il ne souriait jamais, dit-il, ni ne disait un mot d’excuse ou de louange de soi. Nous le regrettâmes quand il nous quitta ; c’était un homme tranquille, patient, laborieux, de manières distinguées, commandant la courtoisie et le respect. »
Il quitta son emploi à la fin de 1844. Il avait trouvé à s’associer avec deux autres journalistes, et fonda le Broadway Journal. Ses affaires prirent alors meilleure tournure.
Il donna, vers cette époque, plusieurs conférences, dont le bruit le fit plus connaître qu’aucun de ses contes. Il en fit une en février 1845 sur la Poésie et les poètes en Amérique, qui lui fut fatale. Griswold n’oublia jamais les attaques qu’y subirent une de ses chrestomathies et certains auteurs, qu’il avait essayé de rendre célèbres.
Poe alla, peu après, à Boston, lire quelques-unes de ses pièces de vers. Cette séance de déclamation causa beaucoup de scandale, les journaux de la ville, irrités par d’anciennes attaques de Poe, l’ayant aigrement critiqué et celui-ci leur répondant tout au long avec une obstination qui n’était pas absolument nécessaire. Poe garda toute sa vie cet acharnement d’esprit malade, la manie de réfuter des gens qui n’en valaient pas la peine et d’avoir le dernier mot. Il se fit ainsi une querelle interminable avec un anonyme qui signait « Outis », sur la question de savoir si Longfellow était un plagiaire ou non. On en arriva bientôt aux personnalités. Outis accusa Poe d’être impopulaire et de manquer d’amis. Ce dernier accepta l’un de ces reproches, mais nia l’autre. S’il avait été moins optimiste, il les aurait admis tous deux. Mais il conserva toute sa vie, comme en font foi ses lettres, la croyance que le nombre de ses amis dépassait celui de ses ennemis. C’est une erreur à noter. Toute cette polémique est remarquable, et caractérise la manière de Poe, qui n’est pas excellente. Son argumentation est trop diffuse, parfois triviale, et se perd en subtilités.
Il publia plus tard quelques articles de critique. On peut relever parmi ceux-ci une apologie de Machiavel « l’homme à la pensée profonde, de grande sagacité, de volonté indomptable, sans rival à son époque pour la connaissance sinon du cœur humain, du moins du cœur italien » ; et une critique théâtrale où, à propos d’une actrice, il eut le grand orgueil de dire : « Celui qui écrit ces lignes est lui-même le fils d’une actrice et s’en est invariablement vanté. Un comte n’est pas plus fier de sa noblesse, que lui de descendre d’une femme, qui, quoique de bonne famille, n’a pas hésité à consacrer à la scène sa brève carrière de génie et de beauté. »
L’année 1845 fut la meilleure de sa vie. Il y poursuivit ses Marginalia, commencés dès la fin de 1844, continués jusqu’à sa mort et parus par fragments dans diverses revues. Il s’en est ainsi perdu un grand nombre, que M. Ingram est occupé à recueillir. Puis vint la Lettre volée, Silence, Petite discussion avec une momie, la Puissance de la Parole, Lenore, le Cœur révélateur, l’Île de la Fée, le Système du professeur Plume et du docteur Goudron, la Révélation magnétique, et, en Novembre, le Cas de M. Valdemar, que le public s’obstina à croire un récit vrai.
Son œuvre principale, qui lui donna d’un coup plus de renommée que tous ses contes, son poëme du Corbeau publié en janvier 1845, magistralement traduit en prose par Baudelaire, puis plus fidèlement par M. Stéphane Mallarmé. La sensation que cette pièce de vers produisit, fut intense. En peu de semaines il en parut des imitations et des parodies innombrables. En Angleterre, l’effet fut le même, sinon plus profond. Poe était devenu pour le public « l’auteur du Corbeau. » Il faut noter que cette pièce n’était pas son poëme favori.
Sa position dans la société de New-York s’améliora par cette popularité subite. Il fut invité dans les salons. Il y parut en gentleman, en homme d’extérieur séduisant, ayant les manières raffinées, la conversation intéressante, l’esprit cultivé. Il charmait surtout les femmes, pour lesquelles il eut toute sa vie un culte bizarre.
Il fit alors la connaissance de Mme Frances Osgood, une femme poète, comme il en abonde en Amérique et qui a laissé sur lui quelques souvenirs gracieux. Mme Osgood avait, paraît-il, sur Poe une influence considérable et bienfaisante. Ce dernier avait été obligé, en Décembre 1845, de cesser la publication du Broadway dont il était devenu seul propriétaire 2 mois auparavant. Ce journal ne rendait pas, et dans les dernières semaines, Poe avait dû l’écrire seul pour ne point avoir de frais. Ce travail dépassait ses forces. Il recourut à son réconfortant ordinaire, l’alcool. Mme Osgood le retenait dans cette pente au vice, Poe n’osant se présenter chez elle, quand il était ivre, ce qu’il devenait après avoir bu un seul verre de spiritueux. Quand Mme Osgood quitta New-York, la femme de Poe la pria d’écrire à son mari, qui n’eut qu’à souffrir de cette correspondance. Elle déplut à certaines dames de New-York qui, s’étant unies en un comité et ayant fait partager leur manière de voir à Mme Osgood, vinrent réclamer les lettres de cette dernière à Poe. Il les rendit, on imagine avec quels sentiments. Il y avait d’ailleurs, dans cette démarche extravagante, une machination de femme jalouse et dédaignée sur laquelle il est inutile de rien dire de détaillé.
Poe se trouvait de nouveau sans emploi, c’est à dire sans revenu fixe, et tomba dans la misère. Il essaya, comme à Philadelphie, de se tirer d’embarras par des articles plus nombreux. Il entreprit dans un Magazine une série de portraits qu’il appela les Littérateurs de New-York. L’acerbité des jugements émis dans ces petites pièces augmentèrent le nombre de ses ennemis et ne firent gagner beaucoup d’argent qu’à son éditeur.
Poe vécut ainsi quelque temps, jusqu’à l’été de 1846 ; il était allé demeurer à la campagne à Fordham Cottage, tout près de la ville. Son énervement, l’attrait de la boisson accru par ses inquiétudes, le subjuguèrent de nouveau. Il se remit à boire, et n’eut plus la force d’écrire. Sa femme était tombée malade à ne plus guérir. La phtisie qui la minait était arrivée à la période aigüe, et elle dut s’aliter. Mme Poe était une femme mince, avec de longs cheveux noirs, de grands yeux noirs aussi, les traits fins, le teint extrêmement pur, la taille svelte et haute. Elle était timide, très-douce, parlait peu et avait l’air d’une petite fille. Poe tenait à elle éperdûment, mû par ce besoin de société féminine, qui le tourmenta toute sa vie. Cette rechute de la malade, l’approche de la catastrophe, le mirent hors de lui. Il but davantage encore, et tomba dans une pauvreté extrême.
Sur cette époque de sa vie, subsistent les souvenirs d’une Mme Gove-Nichols, bas-bleu excentrique qui visita deux fois Poe à Fordham Cottage. Elle raconte l’histoire lamentable d’une promenade où l’artiste, par une témérité d’enfant, voulut sauter un grand fossé et finit de déchirer ainsi sa dernière paire de souliers. Poe montra beaucoup de confiance à cette femme, lui disant toutes ses pensées, s’ouvrant à elle comme s’il l’eût beaucoup connue. Son besoin d’épanchement le poussa ainsi plusieurs fois à n’être ni difficile ni long dans le choix de ses confidents.
En automne 1846 la femme de Poe était près de mourir et manquait de tout.
« Il n’y avait pas de couvertures sur le lit, dont le matelas était de paille, dit Mme Nichols, mais seulement des draps et une courte-pointe d’une blancheur éclatante. Le temps était froid et la malade avait les frissons terribles qui accompagnent la fièvre hectique de la consomption. Elle était couchée sur ce lit misérable, enveloppée dans le grand pardessus de son mari. Une chatte couleur d’écaille était étendue sur sa poitrine. Ce singulier animal semblait avoir conscience de son utilité. Le pardessus et la chatte étaient les seuls moyens qu’eût la malade de se réchauffer, sauf quand son mari lui tenait les mains et sa mère les pieds. »
Ce dénûment ne pouvait durer. Mme Gove Nichols, en avertit une dame charitable de New-York, Mme Schew qui, seule ou aidée d’autres, pourvut aux besoins de toute la famille pendant plusieurs mois. Poe en était réduit, pour la seconde fois, à accepter l’aumône. Des secours lui vinrent d’ailleurs. Le bruit de sa misère s’était répandu, et Willis en avait parlé dans son journal. Poe protesta contre tout ce bruit, mais dut se laisser faire. Il ne recueillit pas que de la pitié. Comme on le savait fort bas, incapable d’écrire, ceux qu’il avait blessés ou lésés, remplirent les journaux de leurs attaques. Il y eut des gens qui découpèrent ces articles et les envoyèrent à la femme de Poe, pour abréger ainsi ses souffrances. Elle mourut le 30 Janvier 1847. Il fallut que Mme Schew fournît le linceul pour l’ensevelir.
IV
Poe tomba malade ; ses veilles au lit de sa femme, ses privations, le sentiment de la perte qu’il venait de faire, son impuissance à écrire, sa pauvreté croissante, l’avaient de nouveau accablé. Il resta deux mois sans pouvoir reprendre son travail, secouru, lui et Mme Clemm, par Mme Schew, puis, quand celle-ci n’y put plus suffire, par une souscription privée qui produisit 100 dollars. Sa constitution était déplorablement minée. Mme Schew qui le veilla pendant sa maladie, en alternant avec Mme Clemm, et qui possédait des connaissances médicales élémentaires, étant fille d’un docteur, nous décrit son mal :
» Je fis mon diagnostic, dit-elle, et je le portai au docteur Mott. Je lui dis que quand M. Poe était au mieux, son pouls ne battait que dix fois de suite régulièrement ; à la onzième pulsation, il y avait intermittence. Je pensai qu’en sa meilleure santé, il devait avoir une lésion à l’un des lobes du cerveau, et comme il ne pouvait prendre de stimulants ou de toniques, sans devenir comme fou, je n’avais pas grande espérance qu’il revînt de sa fièvre cérébrale, causée par des souffrances extrêmes, morales et physiques. Cet homme héroïque avait supporté la faim et le froid pour procurer à sa femme la nourriture, les médicaments et les aises dont elle avait besoin. Au point que l’épuisement et la mort menaçaient de l’emporter à chaque réaction de la fièvre, et que les calmants ne pouvaient lui être administrés qu’avec beaucoup de précaution. »
Poe en réchappa et se remit lentement. En mars, il reprenait sa correspondance et s’occupait à élaborer l’œuvre finale de sa vie, son Eureka. Il menait une vie calme, se levant et se couchant tôt, faisant de longues promenades et s’abstenant de tous spiritueux. Dans une lettre de cette époque, il se dit guéri pour toujours de son penchant à la boisson. Il eut à plusieurs reprises cette illusion salutaire.
Dans toute l’année 1844, il ne composa que quelques pièces de vers, entre autres Urlalume. En 1847, il se remit à travailler. Il rédigea d’abord et expédia à toutes les personnes qu’il connaissait le prospectus d’une revue qu’il entendait fonder avec des capitaux recueillis par souscription. Il avait poursuivi toute sa vie le projet de posséder un Magazine qui lui assurât une situation stable, plus d’influence, la liberté d’écrire comme il lui plairait, une rémunération fixe et suffisante. Il avait déjà tenté trois fois de réaliser son idée, la première fois à Baltimore, où il l’abandonna pour aller diriger en sous-ordre le Southern literary Messenger, puis à Philadelphie, où il échoua, faute de fonds.
Il résolut cette fois, la quatrième, de se procurer de l’argent en donnant une conférence. Il loua une salle à New-York avec 15 dollars, avancés par un parent de Mme Schew, fit annoncer qu’il parlerait sur l’Univers, et ne parvint à réunir que très-peu d’auditeurs, qu’il fascine deux heures et demie durant par son éloquence impérieuse, en exposant les conceptions fondamentales de son Eureka.
Cette conférence ne produisit pas d’argent et la fondation de son magazine était encore remise. Il revint dans son cottage à Fordham, et s’occupa de publier son essai métaphysique. Poe estimait beaucoup cette œuvre, la considérant comme scientifiquement vraie et comptant qu’elle ferait date dans l’histoire de la pensée humaine. Il en parlait constamment dans ses lettres, dans ses conversations. Quand il porta son manuscrit chez un libraire, « il semblait éprouver, nous dit ce dernier, une émotion solennelle. Il me dit que les découvertes de Newton comparées à celles révélées dans son livre, étaient insignifiantes ; que dès son apparition celui-ci susciterait un intérêt si intense et si unique, que son éditeur pourrait abandonner toute entreprise et faire de la publication d’Eureka l’œuvre de sa vie ; qu’il conviendrait pour commencer d’en tirer 50,000 exemplaires, etc. »
M. Putnam se laissa persuader et publia Eureka, mais à 500 exemplaires. Ce livre d’astronomie transcendante fut accueilli par une indifférence générale. Les savants et les philosophes le dédaignèrent comme écrit par un auteur de nouvelles, et le public s’en détourna comme trop abstrus. Cependant la vente en rapporta quelque argent, et Poe eut l’idée d’aller faire dans le Sud une tournée de conférences, dans l’espoir de recueillir, auprès de ses anciens amis, des fonds pour son magazine.
Il revint encore sans avoir rien accompli et reprit sa vie retirée à Fordham. Il ne voyait guère, à cette époque, outre Mme Clemm, que Mme Shew. Les chaleurs de l’été, peut-être des excès amenés par ses déceptions successives, l’avaient de nouveau mis dans un état pitoyable. Un jour, ne pouvant écrire, il était allé voir Mme Schew et avait composé quelques vers chez elle.
« Puis, dit cette dernière, mon frère emmena M. Poe dans sa chambre où celui-ci dormit douze heures. À son réveil, il ne se rappela pas ce qu’il avait fait. Ceci démontra que son cerveau était lésé. Il n’avait pas bu et n’avait quitté sa maison que quelques heures avant de venir chez moi. Évidemment sa vitalité baissait et il était bien près de délirer. Pendant qu’il dormait, nous étudiâmes son pouls et nous trouvâmes les symptômes que j’avais observés auparavant. Je fis appeler le docteur Francis qui dit que le cœur de M. Poe était malade. Je ne pensais pas qu’il dût vivre longtemps. Je savais qu’un désordre organique minait sa constitution, désordre causé par les épreuves et les souffrances de sa vie. »
Ces accidents devinrent habituels. Poe n’avait plus d’occupations régulières. Les soucis d’argent, l’incertitude de sa condition, la perpétuité de sa misère l’avaient rejeté dans son vice. Mme Schew qui était jeune, belle, mariée, ne pensa plus pouvoir continuer ses relations avec le nouvelliste. Elle le lui fit entendre. Il répondit par une lettre incohérente, écrite comme par un fou. On en resta là. Il ne revit plus Mme Schew, qui n’était ni une femme ordinaire, ni une âme sèche.
Il est à présumer, qu’après cette rupture, Poe malade, l’esprit surmené, devenu excitable à un point morbide, ressentit douloureusement sa solitude. Nous avons marqué combien il éprouvait le besoin d’un attachement affectueux. Il s’adressait, pour obtenir cette sympathie, aux femmes de préférence, trouvant dans leur commerce plus de douceur. Il y trouva aussi moins de sûreté. Son tempérament susceptible de passions subites, enthousiastes et chez lui persistantes, le jeta en automne 1848 dans une aventure tragique.
Il avait loué en plus d’une occasion les vers d’une certaine Mme Hélène Whitman, à laquelle il avait accordé, avec sa galanterie habituelle, du génie. Mme Whitman, à la requête d’un ami commun, envoya à Poe en février 1848 une Valentine, petite pièce de vers anonyme que l’on s’adresse à date fixe dans les pays anglais. Poe en devina l’auteur. Il y répondit par une de ses anciennes poésies et reçut en échange un billet. Il raconte lui-même toute cette première phase de son amour, dans une lettre postérieure, qui marque bien l’état de surexcitation nerveuse où il se trouvait. Il n’avait pas encore vu celle qu’il aimait déjà, ou du moins d’après une de ses poésies la plus émue, il l’avait rencontrée, mais longtemps auparavant et de nuit.
En septembre 1848, il se fit donner une lettre d’introduction auprès de Mme Whitman. Il lui rendit visite à Providence, où elle demeurait. À la seconde entrevue il lui demanda sa main. Mme Whitman était veuve. Elle ne voulut pas répondre tout de suite, mais promit de lui écrire. Poe dut partir ; la correspondance s’engagea et fut continuée jusqu’en octobre. À cette époque Poe inquiet revint à Providence, supplie encore Mme Whitman de se donner à lui ; puis ne pouvant en obtenir un oui ou un non, il la pria de lui faire connaître, après une semaine, le parti qu’elle aurait pris. Au bout de ce temps, Mme Whitman que retenaient la mauvaise réputation de Poe, les conseils de sa mère, de son entourage, son propre manque d’amour, ne voulant pas lui adresser un refus, se servit dans sa lettre de termes si peu clairs que Poe lui annonça son arrivée pour le soir même. Par un revirement d’homme qui n’ose connaître son malheur, à mi-chemin, il revint sur ses pas, rentra à Boston, et moitié fou de crainte, avala une forte dose de laudanum. Il eut l’idée de sortir ensuite porter une lettre. Il tomba inanimé dans la rue, y fut recueilli par une personne qui le connaissait, et sauvé. Deux jours après, il reprit le chemin de Providence, malade comme on peut l’imaginer, et obtint de Mme Whitman une entrevue, puis une autre, qu’il passa à supplier la jeune veuve de toute son éloquence. Mme Whitman n’osait se refuser. À la seconde visite, elle lui montra des lettres de New-York, qui la dissuadaient de lui accorder sa main. Poe comprit et s’en alla, envoyant à Mme Whitman quelques heures plus tard, sa renonciation par écrit. Mais il ne put supporter sa déception. Il recourut à l’alcool, son dispensateur accoutumé de forces morales. Il passa dans un hôtel de Providence une nuit d’orgie, s’enivrant et se surexcitant à délirer. Au point du jour, ayant perdu l’esprit, mais ressentant encore la cause de sa douleur, il arriva chez Mme Whitman, se mit à l’appeler, à l’implorer. « Sa voix résonnait par la maison avec des inflexions effrayantes. Je n’ai jamais rien entendu de si terrible, » dit Mme Whitman, racontant cette scène. Elle se résolut à le voir, le calma comme elle put, le releva car il s’était jeté à genoux devant elle, le fit conduire dans une maison amie. Un docteur, qui l’y examina, lui trouva les diagnostiques d’une congestion cérébrale, la maladie dont il mourut une année après.
Cette scène a servi de prétexte à un des mensonges de Griswold. Celui-ci affirme en effet, et Baudelaire après lui, que le mariage de Mme Whitman et de Poe avait été rompu à la suite des excès scandaleux de ce dernier, déplaçant ainsi simplement la date de la scène à laquelle il fait allusion et la mettant après les fiançailles, et non avant.
En effet, Mme Whitman, malgré son entourage, se laissa gagner par les supplications de Poe et lui promit de devenir sa femme, à condition qu’il ne boirait jamais plus. Il le promit, repartit pour New-York et la correspondance recommença. M. Ingram en a communiqué les lettres. Elles donnent vue sur un état intellectuel unique. Elles marquent chez Poe une passion excessive, dépouillée de réserves, sans réticences, oublieuse de tout amour-propre ; un optimisme extravagant, singulier chez un homme dont l’infortune avait été perpétuelle ; la certitude de s’amender, de posséder bientôt une gloire et des richesses énormes ; une incohérence d’homme divaguant de joie, puis appréhendant un revers et passant sans cesse, dans des coups de folie, de l’espoir à l’épouvante. On y trouve un discours lâche, redondant, plein d’apostrophes, d’exclamations, de signes de ponctuation suppléant le mot précis, des idées constamment extrêmes, des plans d’avenir insensés, de la superstition, une déférence puérile pour Mme Whitman, en somme le ton de celui des deux amants qui se met aux pieds de l’autre.
Nous citons littéralement quelques passages de ces curieuses lettres :
« Mais maintenant une terreur mortelle m’oppresse, écrit Poe en octobre ; je m’aperçois que ces objections si peu motivées, si futiles… je tremble qu’elles ne servent à en masquer d’autres plus graves que vous hésitez, peut-être par pitié, à me dire.
« Hélas, je m’aperçois trop clairement aussi qu’en aucun endroit vous ne vous êtes laissée aller à me dire que vous m’aimez. Vous savez, ma douce Hélène, que de mon côté il y a des raisons insurmontables m’interdisant de vous imposer mon amour. Si je n’étais pas pauvre, si mes erreurs passées et mes excès ne m’avaient abaissé justement dans l’estime des honnêtes gens, si j’étais riche ou si je pouvais offrir la considération du monde, — oh alors, — alors, combien je serais fier de persévérer, — et de plaider pour mon amour !
« Ô Hélène ! mon âme ! qu’est-ce que je viens de vous dire ? À quelle folie vous ai-je poussée ? — Moi, qui ne vous suis rien, — Vous, qui avez une mère et une sœur chérie que vous pouvez rendre heureuses par votre amour et votre vie ! Mais, ô ma chère, si je semble égoïste, croyez cependant que je vous aime vraiment, vraiment, et que c’est l’amour le plus spirituel que j’éprouve, même si j’en parle avec le plus passionné des cœurs. Pensez, oh pensez à moi, Hélène, et à vous-même.
« Je voudrais vous réconforter, vous calmer, vous tranquilliser. Vous vous reposeriez de tout souci, — de toute perturbation mondaine. Vous arriveriez à être mieux et enfin à vous guérir. Et si non, Hélène, — si vous mouriez, alors au moins je presserais votre main dans la mort, et de bon gré, joyeusement, joyeusement, je descendrais avec vous dans la nuit du tombeau. Écrivez bientôt, — bientôt — oh bientôt, mais non longuement. Ne vous fatiguez pas, ne vous agitez pas pour moi. Dites-moi ces paroles désirées qui feraient monter la terre au ciel. »
Et cette autre lettre, de novembre :
« Avais-je raison, ma très-chère Hélène, d’après la première impression que vous m’avez faite, — vous savez, j’ai une foi implicite dans mes premières impressions, — avais-je raison de croire que vous étiez ambitieuse ? Si cela est, et que vous veuilliez avoir foi en moi, je puis et je veux satisfaire vos plus extravagants désirs. Ce serait un glorieux triomphe Hélène pour nous, pour vous et pour moi. Je n’ose pas confier mes projets à une lettre, et en vérité je n’ai pas le temps de les esquisser ici ; quand je vous verrai, je vous expliquerai tout, — pour autant du moins que j’ose confier toutes mes espérances, même à vous. Ne serait-ce pas une chose glorieuse, ma chère, d’établir en Amérique la seule aristocratie que l’on ne peut attaquer, — celle de l’intelligence, d’amener sa suprématie, de la conduire et de la régir ? Tout cela, je puis le faire, Hélène, et je le ferai, — si vous me l’ordonnez, — et m’y aidez. »
La dernière lettre de cette correspondance est du 24 novembre 1848. Peu après, Poe arrivait à Providence. Il avait toute raison de bien augurer de son avenir. Après son mariage, rien ne l’empêcherait plus de fonder son magazine, et celui-ci une fois établi, il aurait pu acquérir en partie la suprématie sociale qu’il rêvait. Quand il se présenta chez Mme Whitman, celle-ci le reçut d’une façon étrange. Elle l’attendait debout, lui remit certains papiers qu’il lui avait confiés, et sans dire un mot, pressant sous ses narines un mouchoir imbibé d’éther, elle tomba évanouie sur le sopha. Poe la supplia de lui parler, puis sortit de la maison, ne devant plus y rentrer. On avait averti Mme Whitman, comme on le sut longtemps après, que Poe violait sa promesse, et s’était remis à boire. Il ignorait cette accusation et ne put s’en défendre. L’opinion publique lui donna tous les torts de la rupture. Il écrivit à Mme Whitman pour qu’elle l’autorisât à déclarer le mariage remis pour cause de maladie. Mme Whitman ne lui répondit pas.
Poe revint à Fordham. Pendant cette année 1848, la plus agitée de sa vie, il n’avait produit que fort peu de chose. Après Eureka, il composa un « Essai sur les poètes femmes d’Amérique », qu’il débâta dans plusieurs conférences. Vers la fin de l’année, il publia un article sur la théorie de la versification, une fantaisie, Mellonta tanta, quelques critiques, quelques pièces de vers, et reprit ses Marginalia.
Puis, s’obstinant à tenter de satisfaire son besoin maladif d’affection, il s’engagea dans une correspondance intime, avec une nouvelle amie, la dernière de toutes, Mme R. à qui Poe a dédié les plus affectueuses pièces de vers. Il avait été l’hôte de la famille R. pendant son séjour à Lowell où il était venu faire une conférence. Une parente de Mme R., miss Heywood, a publié quelques souvenirs sur cette visite. Poe y est représenté comme un homme de taille moyenne, parfaitement proportionné, d’un port « royal. » « Son regard dit miss Heywood, était clair et triste. Sa voix était si basse qu’elle paraissait retentir de très-loin. » Mme Gove Nichols et d’autres ont remarqué cette voix singulière de Poe. Quand il discutait, il l’étouffait encore, de sorte que ses contradicteurs devaient se taire s’ils voulaient l’entendre. « Il souriait peu et ne riait jamais. » Miss Heywood relève encore sa grande et gracieuse courtoisie. « Quand il partit, écrit-elle, il prit congé de moi comme l’aurait fait un roi. »
Poe, après la rupture de son mariage, était revenu à Fordham. Il écrivit souvent à Mme R. : ses lettres que nous communique M. Ingram vont du 16 Novembre 1848 au 16 juin 1849. Son besoin d’attachement, l’instinct qui le portait vers la société des femmes, s’étaient aigris et exagérés par l’âge, par le sentiment de la solitude, si dur quand les forces déclinent, par ses afflictions récentes, sa misère, l’affaiblissement de son talent. Il s’attacha à cette dernière amitié avec une obstination tenace, y mettant plus qu’il ne lui était rendu, ne se laissant pas rebuter, se disculpant sans cesse des accusations qui le calomniaient auprès de Mme R. On retrouve dans ses lettres l’humeur fantasque de l’artiste, passant d’un optimisme subit à une tristesse sans cause immédiate. Sa dévotion à son amie nous paraît celle d’un enfant. Le ton de toute la correspondance est familier, confiant, attristé ; le discours prolixe, décousu, se répétant, chargé de points d’exclamation, de mots soulignés, dénué de tout style, ne portant pas trace de cette science profonde du mot significatif, qui apparaît dans les écrits travaillés du nouvelliste. Il est plus triste d’y constater que Poe oubliait quelquefois sa dignité de grand écrivain. Il s’abaisse dans une lettre, à prouver sa véracité, mise en doute dans une circonstance grave par le mari de Mme R. Poe dut éprouver à la fin de sa vie l’aliénation singulière qu’il a analysée dans son Homme des foules. Il connut « le grand malheur de ne pouvoir être seul. »
Il s’était remis à travailler au commencement de 1849. Il composa quelques essais de critique, écrivit le Cottage Landor et Hop-Frog, reprit ses Marginalia. En avril, il fut ressaisi par son vice. Il se trouvait de nouveau dans les circonstances précaires qui avaient déterminé antérieurement ses accès d’ivrognerie. Il était sans emploi, sentait diminuer ses forces, savait sa vie dépendante du placement fortuit de ses articles, à une époque où son énergie commençant à décliner tandis que la prévision de son intelligence demeurait nette, il dut souffrir le plus durement de ne rien pouvoir anticiper de stable. Ces incertitudes l’abattirent de nouveau. Il but, tomba malade gravement, et quand Mme Clemm en écrivit à Mme R. la vieille femme eut ces paroles lamentables : « Dieu le sait ; je voudrais que nous fussions tous deux dans nos tombes ; en vérité, cela vaudrait mieux. »
Poe se rétablit ; il revint à son idée fixe d’avoir un magazine à lui, et voulut retourner dans le Sud, pour y chercher aide, bien que ses voyages précédents ne lui eussent servi à rien. Il fut empêché de se mettre en route, jusqu’au 30 juin. Le soir, avant son départ, il dîna chez Mme Lewis, femme de lettres connue sous le pseudonyme de « Stella. » Il était triste et parut agité par le pressentiment de sa mort. En rentrant chez lui, il indiqua même, à Mme Clemm, ce qu’elle devait faire de ses papiers s’il ne revenait pas. Le lendemain il partit et la vieille femme ne le revit plus.
La biographie publiée par M. Ingram contient en tête, la reproduction photographique d’un daguerréotype de Poe, pris quelques jours avant ce dernier voyage, soit quelques mois avant sa mort. Poe avait 39 ans. Il paraît fort de buste, les épaules tombantes, la main musculeuse, large. La tête est grosse, sans disproportion. Le visage semble rectangulaire, la largeur au front étant égale à celle du bas des machoires. Le menton est rond et massif ; la lèvre inférieure dépasse légèrement la supérieure assez mince, portant une courte moustache noire coupée courte. La bouche est grande, droite, tirée aux coins seulement, par des plis plutôt sarcastiques qu’amers, marquant le dédain, la confiance en soi, une certaine bizarrerie frivole. Le nez, de type assez lourd, n’a rien de particulier ; mais tout autour sont tracées quatre grandes lignes obliques creusées par les deux sillons nasolabials et par l’affaissement de la cernure des yeux, de façon à faire saillir fortement les deux bandes de peau qui relient le nez aux joues. Ce sont les rides d’un homme miné par la maladie, le vice, la misère, les fortes émotions. Les yeux sont creux, profondément encastrés sous l’arcade sourcilière, et ne semblent pas exactement placés de niveau, le droit étant plus bas que le gauche ; cette disposition donne beaucoup de douceur et de tristesse au haut du visage, comme si la tête penchait un peu à droite. Le regard est fixe, et paraît dirigé sur quelque objet très-lointain. Le front est énorme, très-haut, très-droit, très-large, faisant tout le tour de l’avant-tête, avec des méplats lumineux, renflé au-dessus des yeux. Les muscles peaussiers servant à contracter les sourcils, ceux que Darwin a appelés les muscles de la douleur, sont fortement accusés. À la racine du nez, la chair est coupée par une seule petite ride perpendiculaire et nette. Ce trait indique ordinairement une activité cérébrale trop intense et désordonnés, un équilibre intellectuel chancelant, la propension à la monomanie. Les cheveux noirs, abondants, se divisent et tombent en mèches. Ils dûrent faire un contraste singulier avec la couleur des yeux qui étaient gris.
En somme c’est là un visage volontaire, marquant la confiance en soi, la force, le sarcasme, la bizarrerie, la douceur, le besoin d’affection, la grandeur intellectuelle, mais ravagé, déformé, portant les traces profondes d’une vie misérable et passionnelle.
V
On ne sait que peu de détails sur le commencement du dernier voyage de Poe. Il paraît établi qu’il séjourna à Philadelphie et qu’il s’y enivra. Ses facultés mentales souffrirent de cet excès. Pendant plusieurs jours, il fut atteint d’une des formes déterminées et connues de la manie. Il se croyait poursuivi sans cesse par des ennemis puissants. Sa santé resta ébranlée par cet accès de délire.
Il alla ensuite à Richmond. Dans cette ville, il fit la connaissance d’une Mme Weiss qui a laissé des souvenirs sur lui. Elle mentionne la certitude avec laquelle il envisageait la fondation de son magazine : « Quand il en parlait, dit-elle, il dressait la tête, ses yeux brillaient d’enthousiasme. Il répétait : « Je dois et je veux réussir. » « J’observai, écrit-elle plus loin, que ses paupières ne clignaient jamais ; son regard était toujours ouvert et droit. Son expression habituelle était songeuse ou triste. Il avait une façon à lui de considérer à la dérobée, avec un air légèrement interrogateur, les personnes près desquelles il se trouvait. D’un coup d’œil tranquille, il semblait prendre mentalement mesure du sujet inconscient de son observation. Les yeux étaient en vérité ce que M. Poe avait de plus étrange. Je n’ai jamais vu d’yeux semblables. Ils étaient grands, avec de longs cils noirs ; l’iris, d’un gris d’acier sombre, était d’une clarté et d’une transparence cristalline. La pupille, d’un noir de jais, se dilatait et se contractait à chaque variation de ses pensées et de son humeur…… Sauf le charme étrange de ses yeux, M. Poe n’était pas un très bel homme. Il était à mon avis plutôt distingué que beau. Quand je le connus, il avait l’air abattu et usé par les chagrins ; en vérité, un air un peu hagard, qui devenait très-apparent quand il n’était pas animé. Il avait une moustache noire, très-soignée, mais qui ne parvenait pas à cacher une légère contraction de la bouche, un plissement momentané de la lèvre supérieure, qui lui étaient habituels et qui ressemblaient à un sourire de mépris. Ce sourire revenait souvent, — un faible mouvement de la lèvre, à peine visible, et cependant très-expressif. Il n’y avait là aucune méchanceté mais beaucoup de sarcasme. »
Une autre personne, le professeur Valentine, qui avait été le camarade de Poe au collège, complète ce portrait :
« Son front, écrit-il, était beau et significatif ; ses yeux sombres, sans cesse en mouvement ; dans la bouche, il y avait de la fermeté, mêlée d’ironie et d’aigreur. Sa démarche était souple ; ses manières agitées et un peu emphatiques. Il parlait bien et était cordial dans son commerce avec ses amis, mais il ne semblait jamais sourire de joie, ce que l’on pourrait attribuer aux efforts qu’il semblait faire constamment pour se dominer. Il y avait beaucoup de monotonie et de tristesse dans sa voix. »
Poe donna à Richmond deux conférences, où il lut un « Essai sur le principe de toute poésie. » Son esprit commençait à vaciller. Il avait revu à Richmond la Miss Royster qu’il avait aimée dans sa première jeunesse. Elle avait épousé un M. Shelton, puis était restée veuve. Poe lui rendit visite et lui parla de son ancien amour. Quand il revint la voir, il lui demanda sa main. On ne sait ce que lui répondit Mme Shelton. Mais Poe écrivit à Mme Clemm que le mariage était convenu et qu’elle eût à tout préparer pour la venue de sa femme. Puis il n’en reparla plus.
Deux fois pendant son séjour, il s’enivra, et se mit en danger de mort. Les médecins l’avertirent qu’un nouvel excès de boisson le tuerait. À cette occasion, il eut une conversation sérieuse avec le docteur Carter. Poe lui raconta toutes ses luttes inutiles contre les tentations de son vice. Il s’émut jusqu’aux larmes et déclara solennellement, qu’à l’avenir, il se contiendrait. Il tint sa parole tant qu’il fut à Richmond et adhéra même aux règles d’une société de tempérance.
La veille de son départ, il passa la soirée chez la mère de Mme Weiss. Il s’y montra, comme pendant tout son séjour à Richmond, assez gai et plein de confiance en son avenir. Le lendemain, le 2 octobre 1849, il s’embarqua, parfaitement sobre, pour Baltimore. En arrivant il fit porter ses bagages à la gare, témoignant l’intention de repartir pour Philadelphie, et alla se rafraîchir.
À partir de ce moment, on ne sait au juste quelles ont été les actions de Poe. Il s’était plaint, en quittant Richmond, d’éprouver des frissons et de la faiblesse. Il est possible que, parvenu à Baltimore, il ait eu recours à la boisson pour se refaire. Les habitants de cette ville, se souvenant que le 3 Octobre était jour de vote, prétendent que Poe, dès son arrivée au débarcadère, tomba entre les mains d’une troupe d’agents électoraux, qu’il fut mis au secret, contraint à boire, mené ivre au scrutin, puis abandonné dans la rue où il fut ramassé. De pareils faits étaient, paraît-il, fréquents.
Cette hypothèse ne s’accorde pas avec les renseignements recueillis par le Docteur Moran, médecin de l’hôpital où Poe fut porté inanimé le 7 Octobre, par des personnes qui l’avaient trouvé affaissé sur un banc de promenade publique. D’après ce docteur, Poe aurait été aperçu le 5 Octobre au soir dans un hôtel, d’où il serait ressorti le lendemain pour aller prendre le train de Philadelphie. Le contrôleur de ce train, traversant les voitures pour se faire remettre les billets, le découvrit endormi dans le wagon aux bagages, et l’ayant réveillé, le mit dans un compartiment qui revenait à Baltimore où Poe avait laissé sa malle. Il dut arriver, le soir du 6, à destination. Il ne fut reconnu par personne, ne retourna pas à l’hôtel. Il erra probablement toute la nuit par les rues et se coucha épuisé, sur le premier banc venu, d’où il fut relevé le matin du 7, vers 9 heures. Cette version rend l’hypothèse des agents électoraux inutile. Que Poe ait ou n’ait été contraint de boire le 3, il paraît établi que le 6, étant ivre ou fou, il avait perdu tout pouvoir de régir ses actes.
Ses forces vitales étaient à bout. Il recouvra un instant connaissance dans la journée du 7, puis à minuit, il expira, frappé au cerveau par une congestion. Deux jours après, on l’enterrait dans le cimetière de Baltimore. M. Wilson Poe, son oncle, lui fit faire une pierre tumulaire, qui se rompit quand on voulut la placer sur la tombe. En sorte que celle-ci resta nue, jusqu’en 1875. À cette date un monument y fut érigé, avec de l’argent recueilli par une souscription publique. La cérémonie fut très-brillante ; il y eut de la musique, des vers et des discours.
La douleur de Mme Clemm, en apprenant la mort de son beau-fils, fut plus âpre qu’on ne pût dire. Il faut songer à l’affection que Poe avait éprouvé pour elle, à la longue vie de misère et d’affliction qu’ils avaient supportée ensemble, à l’isolement et au dénûment où demeurait la vieille femme, pour comprendre en partie ce qu’elle dut sentir. Elle résista cependant au coup et veilla à exécuter les dispositions testamentaires de Poe. Elle mourut en 1871 dans une institution charitable de Baltimore, ayant vécu trop longtemps.
Les mille menus faits recueillis par les recherches laborieuses et sagaces de M. John Ingram, nous découvrent, aussi complètement que peut le faire une biographie, l’organisation morale d’Edgar Poe. Nous connaissons maintenant les circonstances où il s’est débattu, les hasards de sa carrière, ses principaux actes, et, notions plus précieuses, quelle était sa manière d’être d’enfant et d’homme mûr, sa disposition d’esprit dans quelques-uns des accidents les plus tragiques que puissent éprouver un homme. Tout cet ensemble d’actions et de passions manifeste une âme inégale, diverse, maladivement développée dans certaines de ses parties, atrophiée en d’autres. Il paraîtra intéressant de marquer le point exact où l’équilibre était rompu.
Le témoignage de tous ceux qui ont connu Poe, la conduite de sa vie, ses propres paroles, attestent les variations perpétuelles de son humeur entre la tristesse et une confiance extravagante. Il est remarquable que ce soit ce sentiment optimiste qui prédominait. Il a persisté à croire jusqu’à sa mort, qu’il réussirait finalement à sortir de sa misère, sans que le souvenir d’une suite continuelle d’échecs affaiblît ses illusions. Et cette ardeur à espérer se révèle particulièrement dans la ténacité avec laquelle il s’imagina pouvoir dompter son penchant à la boisson. Il répétait sérieusement ses promesses de continence et à chacune s’estimait sauvé. Comme la vie lui fut habituellement contraire, il eut peu l’occasion de se montrer abattu sans motif. Cependant rien ne justifiait le ton éploré de ses premières lettres à Mme Whitman, et peut être est-il juste de penser que les circonstances où il pouvait être n’influaient que médiocrement sur son humeur, à l’encontre de l’habitude et de l’expérience des autres hommes. Dès sa jeunesse, ses camarades avaient observé en lui ce tour d’esprit changeant, volontaire, capricieux, des désirs subits, énergiques, mais peu durables, variant facilement d’objet, et en variant pour des motifs qui n’agissent pas sur la moyenne des hommes. Ces oscillations de caractère ont persisté toute sa vie. On peut en dériver quelques-unes des singularités de sa conduite, ses migrations de ville en ville, de journal en journal, ses projets éternellement abandonnés et repris, le peu d’endurcissement avec lequel il pratiqua son vice, l’instabilité générale de sa vie pleine de tentatives sans achèvements. Dans sa carrière d’écrivain, il s’appliqua à des genres peu compatibles, et, même dans l’un, la nouvelle, il n’écrivit pas de suite des œuvres qui semblent inséparables. Le Meurtre de la Rue Morgue est de 1841 ; la Lettre volée, de 1845 ; le Domaine d’Arnheim, de 1842, le Cottage Landor, de 1849.
Il eut souvent une confiance précipitée en des inconnus, et c’est peut-être là, en fin de compte, ce qui lui fit nommer Griswold son exécuteur testamentaire. Il s’abandonnait à ses sympathies et à ses antipathies avec passion. Il se commit ainsi avec un certain nombre de personnes équivoques qui nuisirent plus à sa mémoire que tous ses écarts de conduite. Rien n’était plus éloigné de son esprit, malgré ses théories sur la perversité, qu’un grand mépris préalable de l’humanité en général. Il se livrait sans choix et tout entier à toute personne et particulièrement à toute femme qui l’approchait. Ses articles de critique se sont ressentis de cette humeur généreuse, élogieux ou injustes avec excès. Ses polémiques, de même. Il était si imbu de respect pour ses semblables, qu’il ne dédaignait aucun contradicteur, se croyant tenu de réfuter tout argument, avec une foi puérile dans la docilité de ses adversaires.
On aura remarqué à quel point Poe était affecté par la condition d’incertitude. Le suspens entre la crainte et l’espoir lui était insupportable, tellement que pour s’y soustraire, il se livra et s’abandonna au vice qui le détruisit. Ses périodes d’excès tombent aux époques où le sentiment de sa situation précaire l’obsédait de plus près, celles où il n’avait pas d’emploi fixe, de revenu sûr, où sa subsistance et celle des siens dépendait du placement hasardeux de ses articles, insérés irrégulièrement, payés d’un prix variable, à la date convenue ou non. Par contre, lors de ses plus profondes douleurs, à la mort de sa femme, à la rupture définitive de ses fiançailles avec Mme Whitman, on ne nous dit pas qu’il ait bu. Cette ivresse de Poe, était une ivresse bizarre. Tous ceux qui en ont été témoins la décrivent comme un délire, une folie furieuse temporaire. L’alcool agissait sur sa cervelle non comme un calmant qui apaise et hébète, qui noye toute mémoire morose, mais comme un excitant qui brouillait sa raison, exaltait et surtendait sa volonté, décuplait son énergie. Il y trouvait un supplément de forces plutôt qu’un moment d’inconscience, et n’y recourait que débordé par les accidents multiples, constamment désastreux, de sa vie sans repos.
On aperçoit clairement le point morbide de cette organisation morale et, par là même, nous pouvons maintenant la distinguer et la définir. Que l’on rassemble tous ces traits de l’Edgar Poe intérieur, que l’on prenne sa variabilité d’humeur et de penchants, sa sujétion à ses sympathies, le degré où il souffrait de l’état d’incertitude, chacune de ces particularités qu’il faut imaginer anormalement développée, s’explique en dernière analyse par la prédominance de la sensation sur les mobiles de sa volonté. Chaque impression successive, lui causant, à mesure, une sensation quelconque de tristesse, de gaîté, d’aversion, d’enthousiasme, d’espoir, de découragement, mettait en branle sa volonté ou sa pensée, immédiatement, sans qu’il y eût de délibération dans la conscience, sans que le raisonnement débattît le pour et le contre, sans que la mémoire réagit, rappelât les expériences antérieures analogues, les impressions et les décisions contraires, les principes, les habitudes, les maximes de conduite, sans que les éléments pondérateurs qui rendent le caractère constant et la vie une, intervinssent. Il n’y eut rien, dans l’existence de Poe, de cette fixité. L’impression de chaque instant effaçait continuellement le souvenir de celles qui l’avaient précédée, et, comme, la plupart du temps, elles différaient successivement l’une de l’autre, il n’y avait aucune cause pour que les diverses déterminations eussent rien de ressemblant, sinon leur variabilité même. Chose paradoxale, il manquait à Edgar Poe ce que les psychologues modernes appellent l’imagination, la faculté de joindre ou d’opposer une sensation passée à une sensation présente, le mécanisme qui fait différer une action volontaire d’un mouvement réflexe. Et c’est ainsi que son caractère ne peut être rangé dans aucune des grandes catégories humaines. Il ne fut, à vrai dire, ni un pessimiste, ni un optimiste, ni un enthousiaste, ni un calculateur, ni un égoïste, ni un homme constamment dévoué, quoique sa conduite pût alternativement le faire prendre pour chacun de ces types. Il vécut par là plus largement et plus douloureusement.
Cette versatilité morale lui fit n’avoir d’affection que pour des femmes, moins le génie ses semblables, douées comme lui d’une volonté forte, mais peu fixe, et insoumises par leur sensibilité à l’élément régulateur de la vie, à l’expérience. Il eut plusieurs amies qu’il tâcha de se retenir avec une application singulière, trouvant, dans leur commerce la satisfaction des besoins caractéristiques des natures impressionnables.
Par tempérament, il ne pouvait renfermer en lui ses sensations trop violentes. Il éprouvait une volupté extrême à s’épancher, non comme le fait la moyenne des hommes, avec des formes, de la vanité, des dissimulations, de nombreuses réticences, en montrant plus son intelligence que ses passions, mais pleinement, étalant sa pensée à nu, négligeant même d’écrire ou de parler en beau style, et de cacher sa faiblesse, sans songer qu’on pût le mépriser, ou malgré cette crainte. Et pour cette franchise, cette démonstration de soi, il lui fallait assurément une femme, un être plus affectueux qu’intellectuel, désœuvré, capable de l’excuser par le goût même de ces confidences.
Il lui fallait encore quelqu’un qu’il pût aimer, pour qui il pût éprouver de l’enthousiasme, de la dévotion, aux pieds de qui il pût se mettre. Ces élans le sortaient et le distrayaient de lui-même. Il ne pouvait, je le répète, vivre seul, se concentrer, se tenir à l’écart, en égoïste, en misanthrope, en penseur autonome. Il se trouvait ainsi fréquemment entraîné à offrir son intérêt et son amour, s’adressant comme de juste à des femmes qui seules inspirent et satisfont les mouvements d’âme extrêmes. Les circonstances de sa vie exacerbèrent ces penchants, rendant leur satisfaction difficile et rare. La pauvreté le contraignit à lutter sans repos pour sa subsistance et celle des siens, dans un pays, à une époque, où sa supériorité intellectuelle ne le servait qu’à demi, où le combat pour la vie est plus âpre qu’ailleurs. Dans cette infortune, sa nature d’artiste raffiné, sa sensibilité maladive qui grossissait toutes ses souffrances, sa misère, le perdirent. Il ne put supporter l’isolement et les incertitudes qu’emporte une pareille vie ; il n’avait pas non plus l’énergie persistante qui donne l’espoir d’en sortir ou la distraction de le tenter sans cesse. Il chercha à se procurer par l’alcool les forces qu’il sentait lui manquer, et ces tentatives, suivies de remords, ne firent que le débiliter physiquement et lui montrer le néant de sa volonté. Sa névrose constitutionnelle et, à ce qu’il a prétendu, héréditaire, en fut encore exagérée. Il parvint ainsi à ses tristes dernières années où il n’eut pas même le courage de s’endurcir résolument dans son vice, ni de s’apercevoir combien on trouvait importunes ses demandes de sympathie. Et il est probable qu’aucun détail de cette ruine morale n’échappa à sa clairvoyance. Son « grand bon sens à la Machiavel, » son intelligence analytique, apte à imaginer l’idéal le plus élevé, devaient l’avertir de toutes ses chutes et l’humilier constamment devant lui-même. Il dut avoir parcouru toute la gamme de la souffrance humaine, de la faim au spleen, de la douleur dégradante à la douleur exquise la plus aiguë. Assurément peu d’hommes ont plus enduré et étaient plus finement organisés, que lui, pour souffrir.
Et cependant, par une contradiction qui semblera bizarre, cet homme si féminin et si faible, ne varia guère. Ni sa pauvreté, qui dura de son adolescence à sa mort, ni sa lutte pour la vie qui resta dure, sans qu’un succès définitif stimulât ses efforts, n’altérèrent la sensibilité, fond de son tempérament. Il eut l’occasion, toute sa vie, d’exercer sa volonté, de sentir le désavantage que lui portaient sa faiblesse, ses concessions au vice, ses défaillances, son incapacité d’application, sa délicatesse extrême dans les rapports d’affaires, son défaut d’amis influents, son incorruptibilité de critique ; le souci pour les siens devait le rendre plus attentif à ces manquements. Il avait sous les yeux l’exemple instructif d’un peuple pratique, mercantile, et était aiguillonné par ses goûts dispendieux d’artiste, par la vue de ce que pratiquaient ses rivaux infimes. Mais son caractère ne plia pas sous ces influences et resta tel qu’il avait été dès ses débuts. Sa volonté ne devint pas plus tenace, ni son sens plus pratique, ni sa délicatesse et sa franchise moindres, ni son optimisme intermittent moins assuré. Les circonstances défavorables n’agirent sur lui que pour exagérer certains traits de son individualité, mais n’en ajoutèrent pas de nouveaux. De généreux, d’inconstant, de capricieux, d’impressionnable, d’aimant, il ne devint ni cupide, ni bas, ni égoïste, ni vénal, mais simplement plus impressionnable et plus aimant qu’il ne l’eût été dans de meilleures chances. Peut-être est-ce là, en définitive, la mesure exacte de l’influence du milieu sur les individus.
Il resterait à parler maintenant d’Edgar Poe, nouvelliste ou poète, et l’on pourrait se trouver étonné de la distance que l’on apercevrait entre son intelligence pure et sa raison pratique. Mais cette analyse nous ferait dépasser les limites extrêmes d’une préface et nous paraît moins utile que celle que nous terminons. Les maladies de l’intelligence nous sont infiniment plus familières depuis M. Taine, que celles de la volonté. Nous avons voulu nous en tenir à la seule biographie d’Edgar Poe. Celui-ci avait été condamné et absous sans mesure. Nous ne pensons pas qu’il y ait autre chose à blâmer ou à louer en un homme que le mal ou le bien qu’en ont éprouvé d’autres hommes. Pour Poe, il nous semble qu’il n’a nui qu’à lui-même, et nous lui restons redevables de contes et de poésies dont aucun prix ne peut payer la beauté.
Les traductions qui suivent se composent de huit nouvelles, d’un fragment, et d’une suite de notes et maximes intitulées Marginalia. Une des nouvelles, L’homme sans souffle, était inédite à l’époque où Baudelaire a entrepris ses traductions, et n’a été publiée que dans l’édition de M. Ingram (1878). Le fragment n’est compris dans aucune des éditions du nouvelliste américain ; il nous a été communiqué par M. Ingram sur le texte paru dans le Gentleman’s Magazine. Quant aux sept autres nouvelles, l’une, la Caisse oblongue, a fait partie d’un volume de M. Hughes, mais traduite insuffisamment à notre sens ; les six autres sont inconnues du public français. Nous tenons à déclarer que pour trois de ces nouvelles, l’Inhumation prématurée, le Philosophe Bon-Bon, et la Découverte de Von Kempelen nous avons négligé de traduire une partie du texte anglais, afin d’éviter quelques paragraphes purement scientifiques qui nous semblaient superflus. Parmi les Marginalia, nous avons choisi ceux qui nous ont paru pouvoir intéresser le lecteur français, et omettant ainsi plus de la moitié.
Nous nous sommes attaché à reproduire exactement dans ces traductions les particularités de l’original, ses duretés, ses subtilités. Ce soin pourra déplaire. Mais la langue de Poe n’est pas telle qu’on puisse la rendre en périodes élégantes. D’ailleurs la notoriété acquise par les traductions de Baudelaire prouve que le public consent à ces audaces et préfère une reproduction violentant par endroits la tradition, mais fidèle, à une imitation plus lointaine et plus pâle.
Il me reste à remercier M. Odilon Bedon d’avoir consenti à mettre son merveilleux talent au service de ce volume. L’auteur de Dans le Rêve, des planches À Edgar Poe, et d’autres compositions étrangement belles, est un artiste d’assez large envergure, pour doubler, par sa collaboration, la valeur des œuvres signées des plus grands noms. Nous sommes heureux de lui exprimer notre très-profonde admiration, publiquement.