Contes héroïques/03

La bibliothèque libre.


Le Gilet de laine



Des clameurs joyeuses retentirent.

— Une auto qui arrive ! Tout un déballage de maillots et de chaussettes ! Une avalanche de passe-montagnes ! À nous les chandails ! Cours donc, Bergevin, t’as droit à un paquetage aujourd’hui ! Des caleçons tout laine tricotés par une duchesse ! Au galop, Bergevin !

Bergevin ne broncha pas. Il avait pourtant, et plus qu’un autre, le brave garçon, besoin de couvrir et de réchauffer ses membres frileux. Mais une telle malchance le poursuivait ! Deux fois déjà sa mère lui avait annoncé l’envoi de bons vêtements neufs, achetés par elle, au prix de quels sacrifices ! Pour la rassurer, il avait feint de recevoir le second colis. Mais rien n’était venu, et il avait froid.

D’ailleurs il était de ceux qui, loin de la mère dont la tendresse les enveloppe, ont toujours froid, froid au corps et froid à l’âme. Ses camarades l’estimaient peu. Il se tenait à l’écart et marchait toujours au dernier rang. « C’est un froussard », disait-on de lui.

Quand il arriva, l’auto commençait à se vider. Un petit caporal déambulait, très fier, une étole de fourrure autour du cou. Un soldat contemplait avec ahurissement la chancelière qu’on lui avait octroyée. Les autres, la figure épanouie de joie, essayaient leurs chandails et leurs plastrons de flanelle.

— À toi, Bergevin, fit le sergent-major qui distribuait, choisis… Tiens, veux-tu ce paquet ? Adjugé !

Bergevin s’éloigna, son paquet sous le bras, et s’en alla vers la grange où il couchait depuis plusieurs semaines. Assis sur une botte de paille, il coupa la ficelle, et, avide de savoir, curieux comme on peut l’être en face d’un trésor, il déplia la serviette.

Tout de suite il se sentit étrangement troublé. Il y avait là, sous ses yeux, un gilet de laine grise entouré d’une tresse et muni de poches à boutons, qui ressemblait au gilet qu’il avait porté l’hiver précédent. Une paire de gants aussi le frappa, des gants de tricot marron à bandes jaunes. Et ce cache-nez gros bleu ? et ces bonnes chaussettes bien épaisses ? et cette-flanelle rouge décolorée par les lavages ? Mais oui, mais oui, aucun doute. Il retrouvait la forme, et la couleur, et la matière même de tout cela. C’étaient de vieilles affaires à lui, de ces choses que l’on remise l’été, dans le camphre et dans le poivre. Mon Dieu ! par quel miracle ?…

Mais un cri lui échappa ! En dépliant le gilet de laine, il aperçut une lettre épinglée à l’étoffe et qui dépassait de l’une des poches. Et sur cette lettre il y avait des mots, des mots dont il eût reconnu l’écriture entre mille, des mots écrits de la main même de sa mère.

« Pour le soldat qui recevra ces quelques vêtements. »

Bergevin frissonna d’émotion, comprenant tout à coup ; c’était sa mère qui avait confectionné ce paquet et l’avait remis à une œuvre militaire. Avec une hâte fiévreuse il décacheta la lettre, et il lut :

« Ami que je ne connais pas, excusez-moi de vous envoyer des affaires, bien propres, mais qui ne sont pas toutes neuves. Ce sont celles de mon fils chéri. Comme vous il se bat. Comme vous il est au front. Mais il a bien chaud, lui, grâce aux vêtements que je lui ai adressés. Alors, comme l’argent manque, hélas ! à la maison, — la vie est si dure en ce moment ! — j’ai pensé à ses vieilles affaires, qui demeuraient inutiles dans un tiroir, et je vous les envoie.

» Mon, ami, je vous avoue que ça me fait un peu de peine de m’en séparer. Une mère tient tant à ces petites choses-là ! Depuis qu’il est parti, je les visitais, je leur faisais prendre l’air, je les rangeais même sur son lit comme s’il avait dû s’en servir tout à l’heure, ou demain… Il me semblait qu’en les préparant je l’obligeais à revenir plus tard et à les remettre. Des enfantillages, n’est-ce pas, mais si vous saviez comme je l’aime, mon petit !

» Et puis voilà… Je me suis dit que je n’avais plus le droit de les garder ainsi. J’ai pensé à tous ceux qui n’en ont pas et qui souffrent. Non, il ne faut plus qu’il y ait rien dans les tiroirs, maintenant que les soldats ont froid.

» Mon ami, vous trouverez dans les poches le briquet que je lui avais offert à sa fête, et puis sa pipe, sa blague à tabac, son crayon, son canif, et puis un billet de cinq francs… et aussi une carte postale avec mon nom et mon adresse, pour que vous puissiez m’écrire. Je vous donne tout cela avec plaisir, et je crois, voyez-vous, que ça lui portera bonheur. Ah ! c’est que j’ai tellement peur pour lui ! Je le connais, mon garçon, c’est un brave, et il doit se battre au premier rang. Mon Dieu ! s’il lui arrivait du mal ! Priez pour lui, je vous en prie. Moi, chaque soir, je vous promets de prier pour vous.

» Je vous embrasse, mon ami.

 » Veuve Bergerin. »

C’est à peine si Bergevin put achever la lettre.

— Maman, gémissait-il en sanglotant, ma chère maman !…

Jamais il n’avait été si heureux, et jamais plus d’amour n’avait gonflé son cœur. Il se sentait un autre homme, ardent et enthousiaste, plein d’audace et d’énergie.

Quelques minutes après, ses camarades envahissaient la grange.

— Ordre du capitaine ! On demande douze hommes de bonne volonté.

— J’en suis, dit Bergevin.

Rapidement il s’apprêta, et, comme il arrivait le premier au lieu de rassemblement, il prit la carte postale envoyée par sa mère, s’assit, et, sur son genou, écrivit :

« Maman chérie, je savais bien que tu m’aimais, mais je vois que tu m’aimes plus encore que je ne croyais. Merci pour ta lettre, maman adorée, et merci pour tes cadeaux. Je vais me battre. Mais ne crains rien : j’ai revêtu mes vieilles affaires. Que peut-il m’arriver maintenant que toute la tendresse de ma mère veille autour de moi et me protège contre les balles ? »

Le soir Bergevin était cité à l’ordre de l’armée.