Contes indiens (Feer)/I/1

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ÉTUDE
SUR
LES TRENTE-DEUX RÉCITS
DU TRÔNE

I. — APERÇU GÉNÉRAL

§ 1 — LES CONTES RELATIFS À VIKRAMÂDITYA


Le nom du roi Vikramâditya ( « Soleil d’héroïsme » ) est un des plus illustres parmi ceux des souverains de l’Inde. Son règne marque l’époque où la culture des lettres et des sciences brilla du plus vif éclat. Les plus beaux génies se réunissaient à sa cour, et le siècle de Vikramâditya est pour l’Inde ce qu’est pour la Grèce le siècle de Périclès, pour Rome le siècle d’Auguste, pour l’Italie le siècle de Léon X, pour la France le siècle de Louis XIV. Malheureusement, en dépit d’une si haute renommée, l’histoire de ce roi n’est pas, pour cela, plus certaine ni mieux connue ; et il n’en existe pas une relation suivie qui mérite une entière confiance. Le sens historique manque aux Hindous, et ce qu’ils ont trouvé de mieux à faire pour célébrer la gloire d’un de leurs plus grands monarques, ç’a été de composer des contes dont il est le héros. Deux séries de fictions se rattachent à son nom : l’une est intitulée « les trente-deux récits (des figures) du trône[1] » ; l’autre a pour titre « les vingt-cinq contes du Vétâla[2] ». Le second recueil n’est qu’un épisode du premier et a un lien moins étroit avec les actions réelles ou imaginaires de Vikramâditya ; c’est dans les trente-deux récits du trône qu’on le voit constamment mis en scène, il est l’unique héros de ces légendes destinées à faire ressortir ses vertus et visiblement consacrées à sa louange.

Les « contes du Vetâla » sont des histoires que l’on raconte au roi, et sur lesquelles il est appelé ou se croit appelé à porter un jugement, presque des énigmes dont il doit et sait trouver le mot. Ce recueil est donc principalement destiné à mettre en relief la sagacité, la justesse et la finesse d’esprit du Salomon indien. Rédigé primitivement en sanscrit comme les autres compilations du même genre, il a passé dans plusieurs des langues modernes de l’Inde ; on l’a traduit de quelques-unes de ces langues en anglais. Il a même franchi la frontière de la péninsule et pénétré, par le Tibet, jusqu’en Mongolie, où il existe encore, partie en kalmouk, partie en mongol. En 1867 et 1868, M. le professeur Jülg, d’Innsbruck, en a donné le texte kalmouk-mongol avec une traduction allemande, savant travail dont le mérite est encore rehaussé par l’initiative que l’auteur a prise dans un domaine presque inexploré. Les diverses versions des vingt-cinq contes du Vetâla diffèrent notablement les unes des autres, elles nous occuperont peut-être un jour ; pour le moment, nous les laisserons de côté, les trente-deux récits du trône réclament seuls notre attention.

Voici, en deux mots, le cadre de ces récits : Le roi Vikramâditya possédait un trône merveilleux qui lui avait été donné par Indra, le roi des dieux, et sur lequel se voyaient, entre autres ornements, trente-deux figures sculptées. Après sa mort, ce trône fut enterré profondément, nul n’osant y prendre place. Quelques siècles plus tard, un roi appelé Bhoja vint à le découvrir et voulut s’y asseoir ; mais, chaque fois qu’il en fit la tentative, une des trente-deux figures l’en détourna par le récit de quelqu’un des merveilleux exploits de Vikramâditya. Quand chacune eut fait son récit, ces trente-deux figures, qui étaient des divinités fixées dans ce trône et immobilisées par suite d’une malédiction, le prirent et l’emportèrent chez elles, probablement au ciel d’Indra.

J’ignore si les trente-deux récits se sont répandus autant que les vingt-cinq ; je sais seulement que ce recueil a été traduit du sanscrit, qui est la langue originale, dans le dialecte moderne braj-bhâkhâ par Sundar, sur l’ordre de Shâh-Jehân ; depuis, il a été traduit du braj-bhâkhâ en hindoustani-ourdou par Lallu. Je crois, du reste, qu’il a été traduit en plusieurs autres langues, et qu’il en existe un certain nombre de versions plus ou moins fidèles, plus ou moins concordantes et conformes à l’original. Mon intention n’est pas de les comparer entre elles ni de les rapprocher du texte sanscrit qui est le point de départ commun de ces compilations diverses, et que je ne connais pas. Ce serait un travail fort étendu, pour lequel les matériaux me font défaut, tout spécial d’ailleurs et très différent de celui que j’ai entrepris sans aucune prétention à l’érudition, dans le seul désir d’instruire et d’intéresser le commun des lecteurs.

Néanmoins il est une de ces versions dont je ne puis me dispenser de dire au moins un mot, parce qu’elle a passé dans notre langue ; c’est la version persane traduite en français par Lescallier[3]. On y reconnaît bien nos trente-deux contes et leur Introduction ; mais la rédaction est tout autre et les différences de détail sont considérables. Je n’en parle que par comparaison avec la seule version que je connaisse à fond, celle qui m’a servi pour le présent travail, et qu’il me reste à faire connaître[4].

C’est une traduction bengalie intitulée Batris putalikâ sinhâsan, imprimée à Londres en 1815 et réimprimée depuis ; elle est l’œuvre de Mrityunjama. Je ne saurais dire sur quel texte elle a été faite ; mes conjectures sont en faveur d’une version fidèle de l’original sanscrit ; toutefois, je ne saurais en donner d’autre preuve que la forme et la teneur des récits auxquels je trouve un cachet d’authenticité très marqué.

Ces fictions me semblent de nature à piquer vivement la curiosité du lecteur européen, et à trouver des amateurs en dehors de l’orientalisme. Mais elles sont particulièrement propres à satisfaire quiconque éprouverait quelque désir de connaître l’Inde, et je crois qu’il serait impossible de trouver sous un petit volume une peinture plus fidèle et plus captivante de l’esprit indien. Les témérités les plus audacieuses de l’invention, les idées et les pratiques religieuses, la manière dont on conçoit l’exercice du pouvoir, la conduite de la vie, la loi morale, quelques-unes des traditions essentielles et des croyances fondamentales de l’Inde, tout cela est réuni, condensé en quelques pages ; et le langage du bon sens s’y trouve sans cesse mêlé aux plus grands écarts de l’imagination. Certes, la lecture du Râmâyana et du Mahâbhârata apprend infiniment plus de choses que ce petit recueil n’en renferme ; et cependant, même après avoir étudié ces deux immenses amas de légendes, peut-être n’est-il pas mauvais de prendre connaissance de nos trente-deux contes. Quant aux personnes (et elles sont nombreuses) qui n’auraient pas le temps d’aborder ces gigantesques compilations, elles pourront, en lisant les trente-deux récits du trône, acquérir une notion exacte et très suffisante du génie indien.

Ces récits, qui sont en prose, et ont ainsi quelque chose de plus populaire[5], qui ne font point partie de la littérature officielle autorisée, ont une certaine saveur qui manque aux monuments grandioses de la pensée brahmanique ; ils peignent davantage l’esprit des classes inférieures et la vie quotidienne. Non pas que ces contes représentent fidèlement l’état actuel ; ils doivent avoir une certaine antiquité, et se rapporter au temps où l’Inde, non encore subjuguée, était sous la discipline du brahmanisme intact et florissant. Ils nous offrent donc, si je ne me trompe, un tableau de l’esprit indien, au temps du brahmanisme, mais en dehors du monde brahmanique officiel, quelque chose de plus spontané, de plus libre, de plus populaire que la littérature savante, mais sans esprit de révolte contre l’état de choses établi ou même d’affranchissement de l’empire exercé sur les esprits par la caste dominante.

Pour aider le lecteur à mieux profiter de cette lecture, nous croyons devoir résumer ici les principaux enseignements fournis par les trente deux contes et l’introduction qui les précède.

  1. En sanscrit : Sinhâsana-dvâtrimçati.
  2. En sanscrit : Vetâla-pancavimçati.
  3. Le trône enchanté, conte indien traduit du persan, par M. le baron Lescallier. New-York, 1817, 2 volumes grand in-8o.
  4. M. Garcin de Tassy dit que cette version est un pur roman qui s’éloigne beaucoup de l’original. Il en parle sans doute par comparaison avec la version hindoustanie qu’il connaissait mieux que personne. Mais j’ai cru m’apercevoir que la version hindoustanie n’est pas en parfait accord avec la version bengalie, de sorte qu’on ne sait pas bien qui s’écarte plus ou moins de l’original. Il y a là toute une question à étudier.
  5. Cette proposition semblera peut-être paradoxale, la poésie paraissant être le caractère propre des compositions primitives et populaires ; mais, dans la littérature indienne, le vers est la forme naturelle des écrits officiels, des compositions faisant autorité. Les textes sacrés sont généralement en vers ; les explications et les commentaires sont en prose. Les recueils de fables, avec lesquels nos contes ont beaucoup d’analogie, sont en prose, mais en prose entremêlée d’une foule de vers qui sont, pour ainsi dire, la partie dogmatique de ces compilations. Nos contes n’ont pas même de vers, circonstance qui semble dénoter un genre d’écrits encore plus éloigné des textes officiels, partant plus populaire.