Contes indiens (Feer)/Récit/19

La bibliothèque libre.
(p. 131-136).


RÉCIT DE LA 19e FIGURE




Lauguste roi Bhoja étant venu une fois encore pour se faire sacrer, la dix-neuvième figure lui dit : « Hé ! roi Bhoja, tu n’es pas digne de t’asseoir sur ce trône. Le roi qui avait qualité pour y prendre place était Vikramâditya. Écoute en quoi consistait sa grandeur :

« Un jour, l’auguste Vikramâditya voulut savoir à quelles occupations se livraient ses sujets. Sous une forme d’emprunt, seul, s’élevant à l’aide de ses chaussures magiques, il voyagea à travers le pays et arriva dans la ville appelée Padmâlaya. Là, il arriva près d’un autel comme il n’en avait jamais vu. Des Brahmacaris s’y faisaient mutuellement des récits. Un des Brahmacaris dit : En allant aux étangs, j’ai vu des fleuves et des montagnes où résident les divinités de plusieurs pays. Et il y a une montagne appelée Kanakakrita sur laquelle un Yogî, appelé Trilokanâtha, fait sa résidence ; je n’ai pas pu y arriver, mais j’ai appris de la bouche des gens qui habitent le voisinage que la montagne Kanakakrita est d’un accès extrêmement difficile et que, si on passe par là, il est difficile de conserver la vie. Aussi me suis-je détourné de cette région ; car, avec des efforts, les femmes, les enfants, les richesses et tous les autres biens peuvent se remplacer, si l’on vient à les perdre ; mais, que le corps périsse, mille efforts ne le rendront pas. C’est dans la conservation du corps que consiste la perfection, le succès. Aussi, d’après le Nîti-Çâstra, toutes les préoccupations, toutes les méditations doivent tendre exclusivement à la conservation du corps.

« Le roi, ayant saisi ces paroles d’un Yogî dans l’entretien et parmi les propos de ces Yogîs, se dit : Pour un homme qui a une énergie supérieure, il n’y a point d’actes trop difficiles à accomplir ; pour un homme qui, dans sa conduite, s’efforce de réaliser les prescriptions du Nîti-Çâstra, rien n’est difficile à obtenir ; pour le pandit, il n’y a ni patrie, ni pays étranger ; l’homme qui ne dit que de bonnes paroles et des choses affectueuses n’a pas d’ennemis. — Après avoir prononcé ces paroles, le roi s’éleva sur ses chaussures magiques, se rendit auprès du Yogî du mont Kanakakrita et s’y arrêta.

« En voyant le roi, le Yogî lui dit : Eh ! grand roi Vikramâditya, pourquoi es-tu venu ici ? — Uniquement pour te voir. — À l’instant même, le Yogî, reconnaissant que l’auguste roi Vikramâditya était pourvu des signes supérieurs d’un roi et avait une bonté suprême, lui communiqua trois objets divins appelés Kanthâ, Khandikâ, Danda, et lui dit les vertus de ces trois choses[1].

« Eh ! grand roi, voici la vertu de l’objet Kanthâ : si tu penses dans ton esprit à des richesses, des ornements, des habits, etc., tu n’as qu’à toucher ce Kanthâ de la main gauche pour que, aussitôt, tous les objets pensés sortent de ce Kanthâ[2]. De ce Khandikâ, il sortira le nombre d’éléphants, de chevaux, de chars, de fantassins, etc., que tu seras capable d’écrire. Quant au Danda, il suffit de le toucher avec la main droite pour que, si l’on touche en même temps un corps mort, ce corps reprenne vie. Ces trois objets, que j’ai acquis par la force de mon yoga, je te les donne, parce que je t’ai reconnu pour un vase digne.

« Incontinent, l’auguste Vikramâditya, muni des trois objets qu’il devait à la faveur du yogî, fit le salut du pradaxina, puis, s’élevant sur ses chaussures magiques, reprit le chemin de sa capitale.

« Dans le trajet, il aperçut un homme supérieur qui errait dans la forêt, en proie à d’excessives douleurs. Il lui fit cette question : Eh ! homme, pourquoi erres-tu dans la forêt ? — Je suis le roi d’un pays, répondit l’individu ; les troupes de mon ennemi se sont trouvées de beaucoup les plus fortes, elles ont détruit les miennes dans le combat ; puis elles sont venues et m’ont pris tout, mon royaume, mes épouses, etc. Telle est la cause de ma douleur ; je souffre tant par crainte de l’ennemi ; je n’ose résider dans aucune ville, j’erre seul dans la forêt. Mon affliction est profonde ; quand on entend le récit de mes douleurs, c’est comme une pierre qui tombe (sur celui qui m’écoute). — Après avoir entendu ces paroles et d’autres propos inspirés à cet homme par la douleur, l’auguste Vikramâditya lui donna Kanthâ et les deux autres objets qu’il devait à la faveur du Yogî, puis rentra dans sa capitale et y demeura.

« Quant à l’homme, par la puissance des trois objets divins que l’auguste Vikramâditya lui avait communiqués, il recouvra son royaume, ses femmes et tout le reste de son entourage. »

La dix-neuvième figure ajouta : « Eh ! roi Bhoja, je t’ai dit la munificence du roi qui a siégé sur ce trône. Si tu possèdes une telle majesté, tu es en droit de t’y asseoir à ton tour.

L’auguste roi Vikramâditya, ayant entendu ces paroles, tourna le dos encore ce jour-là.


  1. Voir les troisième et dix-septième récits.
  2. Comparer avec le deuxième et le quatrième joyau du troisième récit (p. 47).