Contes indiens (Feer)/Récit/2

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RÉCIT DE LA 2e FIGURE




Un autre jour, l’auguste roi Bhoja prit la détermination de se faire sacrer et s’approcha du trône avec sa suite. À ce moment, la deuxième figure du trône dit : Écoute, ô roi Bhoja ! Celui-là seul peut siéger sur ce trône dont la grandeur est égale à celle de Vikramâditya. Le roi lui dit : En quoi consistait la grandeur de Vikramâditya ? — La figure répondit : « Écoute, ô roi ! »

L’auguste Vikramâditya régnait à Avantî ; un jour, pour connaître ce qu’il y avait de merveilleux, il envoya des troupes de serviteurs en diverses contrées. Les serviteurs, après avoir parcouru les diverses contrées, revinrent près du roi et dirent : « Ô grand roi, sache que, sur la montagne Citrakuta, il y a une pagode près de laquelle est un parterre de fleurs. Un fleuve coule devant la pagode : si des gens purs se baignent dans ce fleuve, l’eau paraît sur leur corps comme du lait ; si ce sont des méchants, des gens souillés qui s’y baignent, alors l’eau paraît sur leur corps comme de l’encre[1]. Là demeure un Yogî[2] qui fait continuellement des prières, des méditations, des offrandes ; mais la divinité ne lui est pas favorable. »

Le roi Vikramâditya, ayant entendu ce rapport, se rendit dans ce lieu, se baigna dans le fleuve et reconnut qu’il était (pur et) sans tache. Puis, après avoir rendu son hommage à la divinité, il se dirigea vers le Yogî. Le roi posa alors cette question au Sannyasî[3]. « Yogî, depuis combien de temps te livres-tu aux mortifications ? » — L’ascète reprit : « Écoute, le Vaiçakha[4], le Jyeshtha, l’Ashâdha, le Çrâvana, le Bhâdra, l’Açvina, le Kârttika, l’Agrahâyana, le Pausha, le Mâgha, le Phâlguna, le Caitra, sont les mois dont la série forme l’année : voilà cent années semblables à celle-là que je me livre à des mortifications sans que la divinité me soit favorable. » — À l’ouïe de ce discours, le roi fit la réflexion suivante : « J’ai beau veiller sur mon corps, la mort n’en est pas moins certaine : si je quittais la vie pour rendre service à mon semblable, ce serait, certes, une mort excellente ! » — Après avoir délibéré de la sorte, le roi adressa dans son cœur une méditation à la divinité, et prit son épée : il allait se trancher la tête quand la divinité se montra soudain, saisit la main du roi et dit : « Ne te coupe pas la tête. Je suis contente de toi : fais-moi une demande à ton choix. » — Le roi répondit : « Hé ! bienheureuse, ce Yogî s’est livré pendant longtemps à des mortifications et tu ne lui as pas été favorable, tandis que pour moi tu t’es montrée favorable immédiatement : d’où vient cela ? » — La déesse répondit : « Auguste Vikramâditya, telle qu’est la méditation à l’égard des mantras, des étangs consacrés, de la divinité, du médecin, du guru, tel est l’accomplissement : je n’ai jamais été, de la part de ce Sannyâsi, l’objet d’une forte et puissante méditation. En entendant ce discours, le roi fit la réflexion suivante : D’un morceau de bois, d’un bloc de pierre, une divinité vient à l’existence ; l’existence résulte donc de l’accomplissement[5]. — Incontinent le roi, pour rendre service à son semblable, dit à la déesse : « Hé ! déesse, si tu es contente de moi, puisque ce Yogî s’est livré pendant longtemps à des mortifications et y a trouvé bien des mécomptes, accorde à ce Yogî le choix que tu m’as laissé. » La déesse accorda alors ce choix au Sannyasî. Après avoir remis au Sannyasî le choix que la déesse lui avait accordé, l’auguste Vikramâditya retourna dans sa demeure. »

La deuxième figure ajouta : « Écoute, roi Bhoja ! je t’ai dit la générosité, l’héroïsme, les qualités de grand homme du grand Vikramâditya : si ces qualités sont en toi, tu es digne de t’asseoir sur ce trône. »




  1. Littéralement « de la suie ».
  2. Yogî, solitaire absorbé dans la contemplation, dernier état des Brahmanes qui aspirent à la perfection.
  3. Sannyasî est un synonyme de Yogî.
  4. Ce terme et les suivants sont les noms des mois de l’année indienne.
  5. Il y a là un raisonnement subtil et obscur ; on distingue trois choses : la méditation (Bhâvanâ), — l’accomplissement ou le succès (siddhi), l’existence (bhâva) ; l’accomplissement résulte de la méditation, et l’existence de l’accomplissement. Une chose existe parce que la méditation se réalise. — Il y a peut-être l’intention de jouer sur les mots bhâva et bhâvanâ.