Contes indiens (Feer)/Récit/21

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(p. 143-148).


RÉCIT DE LA 21e FIGURE




Un jour la vingt et unième figure, voyant l’auguste roi Bhoja s’approcher du trône, lui dit incontinent : « Roi Bhoja, écoute la munificence du roi qui était digne de s’asseoir sur ce trône :

« Un jour, pour voir les choses merveilleuses qui se passaient dans un certain pays, l’auguste roi Vikramâditya, s’élevant à l’aide de ses chaussures magiques, parcourut ce pays. Dans une ville, il s’arrêta devant l’autel d’une divinité. Il était installé là, s’inclinant, lui faisant le pradaxina, lui adressant des louanges, quand un étranger arriva à l’autel de cette divinité, et, voyant l’auguste Vikramâditya, lui dit : Eh ! homme de bien, je te vois pourvu des signes du roi parfait[1] ; aussi je m’imagine que tu es un roi. Or, si un roi cesse de penser à son royaume et se promène en pays étranger, le royaume ne subsistera pas. Le devoir d’un roi est donc de renoncer à toute autre affaire pour songer à (ce qui peut faire) la prospérité ou la calamité du royaume. — À l’ouïe de ces paroles, le roi répondit : Ô homme, sans la loi, un roi a beau penser à (ce qui peut faire) la prospérité ou la calamité des provinces de son royaume, le royaume ne subsistera pas davantage. Si un roi est étranger à la loi, ni sa puissance, ni son royaume ne subsisteront, quand bien même il songerait à (ce qui peut faire) la prospérité ou le malheur de ses États. Par contre, si un roi est attaché à la loi au plus haut degré, il peut bien ne pas se préoccuper de (ce qui serait de nature à amener) la prospérité ou le malheur des provinces du royaume, le royaume subsistera par la force de la loi. Aussi, pour assurer les fondements et la solidité du royaume, c’est à la loi qu’un roi doit s’appliquer, c’est la loi qu’il doit mettre en pratique. Quant à moi, si je voyage, c’est seulement à cause de la loi, et je conjecture que tu es venu ici pour quelque acte que tu dois accomplir.

« En entendant ces paroles du roi, l’étranger dit : Eh ! grand roi, tu es attaché à la loi au plus haut degré ; c’est bien ! Tu as conjecturé que je suis venu ici pour un acte à accomplir, tu as parfaitement rencontré ; c’est bien ! — Le roi reprit : Parle ! que faut-il faire ? — Ô roi, répondit l’homme, écoute : Sur le mont Nîla réside une divinité appelée Kâmâkhyâ : voilà douze ans que, pour obtenir la réalisation de l’amour et des autres sentiments, je murmure des mantras à la déesse Kâmâkhyâ : mais je n’ai encore vu aucun fruit (de mes efforts) : aussi je suis complètement troublé.

« À l’ouïe de ces paroles, le roi se mit à réfléchir en lui-même : il a murmuré beaucoup de mantras (se dit-il) et n’a rien obtenu ; il faut qu’il y ait à cela quelque cause. — Après avoir fait ces réflexions, l’auguste Vikramâditya prit cet homme avec lui, se rendit sur le mont Nîla près de l’autel de la déesse Kâmâkhyâ et s’y arrêta. À la nuit, à l’heure du sommeil, la déesse Kâmâkhyâ dit au roi en songe : Eh ! grand roi Vikramâditya, pourquoi es-tu venu ici ? Si c’est à cause des sentiments dont cet homme souhaite d’acquérir la réalisation que tu es venu, que tu te trouves ici, alors offre-moi en sacrifice un homme pourvu de l’étendard, du diamant, de l’aiguillon, etc., en un mot des vingt signes expliqués dans le Sâmudraka-Çâstra ; et la réalisation des sentiments se manifestera pour lui.

« Après avoir eu ce songe, l’auguste Vikramâditya s’éveilla, se leva, s’habilla, puis fit en lui-même ces réflexions : Excepté moi, on n’a pas vu d’homme pourvu des vingt signes qui caractérisent le chef suprême ; c’est donc à moi de m’offrir moi-même en sacrifice pour rendre service à cet homme. — Ces réflexions faites, le matin étant arrivé, il se baigna, accomplit tous les autres actes prescrits, et, le glaive en main, il se préparait à s’offrir en victime à la déesse, quand celle-ci, se manifestant à l’instant même, lui prit les deux mains et lui dit : Eh ! grand roi des rois, tu es un homme exceptionnel, ton attachement à la loi est sans égal : c’est pour savoir jusqu’où irait ton dévouement que je t’ai suggéré en songe l’idée de te donner en offrande ; j’ai vu de mes yeux (ce qui en est). Qu’as-tu besoin de t’immoler ? Je suis bien disposée pour toi ; demande ce que tu désires. — Eh ! déesse, répondit le roi, si tu as été contente de moi, accorde à cet homme la réalisation des sentiments à laquelle il aspire. — À la demande du roi, la déesse accorda à l’homme la réalisation des sentiments, puis disparut. — Par la faveur de la déesse, ces neuf sentiments ; l’amour, l’héroïsme, la pitié, l’étonnement, la joie, l’épouvante, l’aversion, la colère, le calme, se montrèrent pour exister désormais corporellement auprès de cet homme et ne plus le quitter. — Quant au roi, il retourna dans sa capitale. »

La vingt-et-unième figure ajouta : « Eh ! roi Bhoja, si tu es aussi enclin à rendre service aux autres, alors tu arriveras à siéger sur ce trône. »

À ces mots, l’auguste roi Bhoja se désista encore ce jour-là.




  1. Voir récit dix-neuvième, p. 133.