Contes indiens (Feer)/Récit/32

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RÉCIT DE LA 32e FIGURE




Un autre jour, comme l’auguste roi Bhoja essayait de monter sur le trône, la trente-deuxième figure dit : « Hé ! roi Bhoja, c’était l’auguste Vikramâditya qui, par sa moralité, était digne de se mettre sur le trône. Écoute un récit de ses qualités :

« Un jour il fut mis dans l’embarras, lorsque, les grains étant venus à manquer dans plusieurs contrées, les habitants de ces pays tourmentés par la famine née de la cherté de vivres firent ce raisonnement : Le grand roi des rois, l’auguste Vikramâditya est parfaitement fidèle à la loi. Il n’y a pas de famine dans son pays : allons-y donc pour sauver notre vie. — Après avoir raisonné de la sorte, ils passèrent du pays de tel et tel autre roi dans celui de l’auguste Vikramâditya.

« Informé de cette circonstance par les rapports de ses messagers, l’auguste roi Vikramâditya fit publier partout dans ses états l’ordre suivant : Que les étrangers venus pour avoir des aliments puissent manger en toute liberté ce qu’ils trouveront et où ils le trouveront sans qu’on y mette nul empêchement. Quant aux pertes en argent qu’on pourrait faire à cette occasion, on en sera indemnisé par mon trésor jusqu’à concurrence de la somme dépensée. — Quand cette proclamation fut faite, tous agirent suivant les ordres du roi.

« Sur ces entrefaites, de riches habitants de la ville qui n’avaient pas pris la précaution d’acheter des denrées alimentaires vinrent faire au roi cette déclaration : Hé ! grand roi, nous, habitants de la ville, personnages distingués, qui ne nous occupons pas de labourage et sommes obligés d’acheter les aliments qui servent à notre nourriture, nous ne pouvons plus avoir maintenant pour cent mudrâs ce qui n’en vaut qu’un seul ; il en résulte que nous n’avons plus le moyen de vivre et d’entretenir nos gens.

« Quand l’auguste Vikramâditya eut entendu ces paroles des gens distingués, il fut extrêmement perplexe ; et il fit dans sa pensée ce dilemme : Si je repousse ces étrangers affamés, alors ma parole devient sans effet ; si j’empêche les vendeurs de profiter du prix élevé des subsistances, alors c’est mon vœu de protection universelle qui est brisé. — Dans cette perplexité, il adressa une requête à Parameçvarî qui se montra à lui et lui donna cet ordre : Hé ! grand roi, fais une demande à ton choix ! — Le roi, faisant l’anjali, prononça un éloge suivi et varié de Devî tant en vers qu’en prose, et lui adressa cette demande : Hé ! Devî, si tu es contente de moi, accorde-moi ce don : que, dans mes états, chaque maison soit fournie de denrées alimentaires inépuisables. — Qu’il en soit ainsi, dit la déesse et, extrêmement satisfaite de la fidélité du roi à son devoir de protéger les autres, elle lui donna un joyau appelé cintamani, puis disparut.

« Le roi, rempli de bonnes dispositions pour le bien-être de toutes les créatures, prit place sur son trône, et, après avoir délibéré avec tous ses conseillers, ses chefs de district, ses ministres, etc., il décida qu’il fallait faire un pèlerinage aux étangs sacrés. En conséquence, il donna des ordres pour qu’on fît tous les préparatifs et approvisionnements nécessaires, et continua de siéger.

« Sur ces entrefaites, un Sannyasî fourbe et trompeur, qui était matérialiste et prétendait qu’on ne devait s’en rapporter qu’au témoignage des yeux, arriva dans le conseil et s’approcha (du trône) ; il était vêtu d’une peau d’antilope noire. Il dit au roi : Hé ! grand roi, pourquoi fait-on tous ces préparatifs ? — Je vais faire un pèlerinage aux étangs, répondit le roi ; c’est pour cela qu’on fait tous ces préparatifs. — Le matérialiste reprit : Qu’est-ce que les étangs ? Et pourquoi faire un pèlerinage aux étangs ? — Les étangs, répondit le roi, ce sont le Gange et tous les autres (amas d’eau). Quand on s’y baigne, et qu’on y fait d’autres cérémonies, on acquiert des mérites. Le Svarga appartient à quiconque aspire au fruit de ces mérites. Celui qui n’atteint pas à ce fruit obtient (du moins) la purification de l’esprit, et progressivement, par l’accoutumance, la connaissance de la vérité et, par suite, la délivrance.

« Le sophiste, après avoir entendu ces paroles, poussa un immense éclat de rire et dit : Périssent les ignorants trompeurs dont les preuves sont vaines et factices ! Mais toi, grand roi, tu es savant, tu saisis l’essence des choses ; ce langage n’est pas digne de toi. Écoute les discours des sages qui aspirent au but suprême. Les hommes ignorants qui font des actes en vue du Svarga sont dans un grand égarement d’esprit. Voir un acte disparaître sous ses yeux, et oser prétendre que cet acte qui a cessé d’exister est, grâce à la transmigration, le générateur d’un fruit tel que le Svarga ! Mais un acte qui a cessé d’exister ne peut être le générateur d’une opération nouvelle, pas plus qu’un fil brûlé ne peut être le générateur d’un habit. Donc le Svarga n’est pas réel et, par conséquent, le Naraka n’existe pas davantage. Cette existence postérieure à la destruction du corps actuel, cette attache du moi à la transmigration, ce sont là de vrais discours d’aveugles, comme les traditions que les Siddhas se transmettent les uns aux autres. Il est donc faux que le moi revête de nouveaux corps. Par conséquent, le Svarga et le Naraka ne sont pas réels. De même la justice et l’injustice absolues n’existent pas. « Le moi survit au corps », dit-on. Ce sont là paroles en l’air, comme (ce qu’on dit) des fleurs célestes, des arbres et autres plantes de la Grande Forêt. Cet être qui existe et se soutient par lui-même, qui produit la fin de toutes choses, créateur, conservateur et destructeur du Samsâra, Içvara (le seigneur) n’est qu’une fiction, une pure fiction. Ainsi toute conception qui s’appuie sur des démonstrations dépassant l’ordre des choses visibles manque de preuves solides et n’est, pour les gens aveuglés par l’ignorance comme un golângula[1] aveugle qu’une cause de trouble (et d’égarement), une mauvaise conseillère.

L’auguste Vikramâditya, après avoir entendu les divers discours par lesquels le sophiste s’efforçait de détruire l’autorité des Vedas, fut quelque peu en colère et dit : Fi ! incrédule ! si, d’après tout ce que tu as dit, à savoir qu’il n’y a pas de preuves supérieures au témoignage des yeux, t’appuyant sur ce principe, tu récuses l’autorité de l’induction, et des autres raisonnements analogues pour accepter seulement les preuves fournies par le témoignage des yeux ; comment alors le pandit qui serait le meilleur des précepteurs, s’il lui arrivait malheureusement d’être excessivement sourd, pourrait-il saisir l’autorité de sa propre parole ? Or, s’il ne la saisit pas, il ne pourra mener à bonne fin aucune affaire, et sera obligé de chercher dans le monde un pandit capable d’exécuter les instructions d’autrui ; c’est le seul moyen qu’il puisse avoir d’achever ses propres affaires. Et si tu vois en songe qu’on te coupe la tête, comment te comporteras-tu après ton réveil, sera-ce en mort, ou en vivant ? Si tu te comportes comme un mort, on pourra dire que tu es habile à changer de rôle ; si tu te comportes comme un vivant, alors tu méconnais l’autorité des choses visibles. Par conséquent, il faut nécessairement que tu admettes l’autorité de l’induction établie par tous les Çâstras traitant de ce qui est supérieur au témoignage des yeux.

« Et maintenant je te questionnerai sur un point. Sommes-nous venus ici tombés du ciel, ou bien descendons-nous de quelque famille ? Si tu dis que nous sommes tombés du ciel, tu es fou ; si tu dis que nous sommes nés d’une certaine famille, tu admets par cela même la preuve de l’origine de cette famille. Or, que diras-tu à ceci ? Les hommes qui nous ont précédés sont nés d’une certaine famille, eux aussi. Voilà ce que j’ai entendu dire aux gens qui admettent l’autorité des preuves par le raisonnement. Par conséquent, tu admets, bien malgré toi, comme prouvée l’autorité du son qui est la forme d’une parole d’autorité. Si cette forme est l’induction, l’induction étant valable, l’autorité du son est valable aussi, et tu es bien forcé d’admettre l’objet. Or, selon la logique, il n’est pas permis de n’admettre une chose qu’à moitié. Tu seras donc bien forcé d’admettre entièrement, tel qu’il est défini, celui que l’on affirme exister continuellement, être l’espace, le temps, la cause (première), la jouissance et la souffrance même correspondant aux actes vertueux et vicieux qui se produisent, l’industrieux par excellence, qu’on ne peut se figurer (même) en songe, qui est l’ordre en personne, la cause du Samsâra, le Seigneur suprême. Fais dans ton esprit ce raisonnement, et dis-toi bien : Toutes les choses susceptibles d’augmentation ou de diminution ont nécessairement une borne. De même que dans les étangs, fleuves, etc., l’eau qui est de nature à diminuer ou augmenter a une borne contre laquelle elle vient se briser ; ainsi la souveraineté, l’héroïsme, la gloire, l’éclat, la science, l’exemption de passion étant de nature à diminuer ou à augmenter dans la masse des êtres vivants, il faut reconnaître à cette souveraineté et aux autres qualités supérieures, tout autant qu’il y en a, une certaine limite. Or celle qu’on lui reconnaîtra, c’est nécessairement cet unique Seigneur suprême dont voici la nature : il est omniscient, seigneur de tout, se révélant comme la série de tous les effets permanents, aussi bien que comme la cause de toutes choses, témoin de tout ce qui remplit l’espace. Sans pieds, mais allant partout, sans mains, mais saisissant tout, sans yeux, mais voyant tout, sans oreilles, mais entendant tout ; il connaît tout, il est partout et néanmoins nul ne peut le saisir ; il n’a besoin d’aucun appui, il est l’appui de toutes choses ; il est, par sa nature, bonté, intelligence, félicité ; sa force lutte contre les difficultés et en triomphe par l’habileté. Aussi Mahâmâyâ, après l’avoir fait, a dit dans le Çâstra : Sa propre nature est d’être la cause et la racine du monde entier ; de là vient qu’on l’appelle Nature-racine. Ceux qui connaissent l’essence du Seigneur savent que ce monde, simple effet de la puissance du Seigneur, est semblable à un songe. Aussi le grand sommeil, après avoir fait la force du Seigneur, dit : Par la coopération d’une telle force, le Seigneur suprême sans qualités, sans activité, n’étant par sa nature que pure bonté, intelligence, félicité, aura en propre la science de toutes choses et toutes les autres qualités. Si l’on offre des hommages non-interrompus à un Seigneur suprême tel que celui-là et si l’on cultive ainsi la science pendant longtemps, c’est une cause de délivrance finale.

« L’auguste Vikramâditya, après avoir parlé de la sorte au sophiste, reprit ainsi : Hé ! sophiste, je te dirai le sens intime de tout le Çâstra ; écoute : De même qu’une mère, au moment où, pour faire cesser la maladie de son fils, elle lui donne à boire du jus d’herbes médicinales, astringentes, piquantes, acres, l’encourage par ces paroles : Hé ! mon enfant, quand tu auras bu ce jus d’herbes, je te donnerai des confitures et d’autres douceurs ; de la même manière que, en lui montrant la récompense, elle lui fait boire le jus d’herbes ; ainsi, pour faire cesser la maladie qui se présente sous la forme du désir, de la colère, de la cupidité, de l’orgueil, de l’égoïsme, la doctrine, sous forme de mère, montrant le fruit sous forme de svarga, etc., pousse à l’accomplissement d’une foule d’actes qui exigent des efforts. Comme le fruit de la cessation de la maladie est la santé, ainsi le fruit de la cessation du désir et des autres passions est l’état moral qui consiste dans l’empire de soi-même. Le fruit suprême de la masse de tous les actes est donc l’empire sur soi-même. Les actes de celui qui est maître de soi-même ont de la valeur ; les actes de celui qui n’est pas maître de soi-même sont vains et sans fruit. Toi donc qui n’as point l’empire sur toi-même, pourquoi perds-tu ton temps avec ta science superficielle ?

« Quand le sophiste eut entendu tout ce discours sur le breuvage (extrait) du grand Aushadhi (herbe médicinale), l’athéisme de Piçâca qui s’était fixé dans son esprit fut dissipé. Le sophiste considéra l’auguste Vikramâditya comme son guru et accueillit toutes ses paroles. Là-dessus le roi satisfait rendit le sophiste content en le comblant de toutes sortes de richesses. »


  1. Espèce de singe (Babouin ?)