Contes indiens (Feer)/V/17

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(p. LVII-LXII).


§ 17. — CULTE

Les actes du culte ne sont pas minutieusement décrits, ni même énumérés méthodiquement ; mais ils sont assez fréquemment cités pour qu’on y reconnaisse les cérémonies habituelles du brahmanisme. Les prières, les invocations, les divers ordres de sacrifices (yajna-homa-bali-pujâ}, les visites aux étangs sacrés sont plusieurs fois mentionnés ; la célébration des rites védiques est aussi rappelée dans certaines circonstances.

Ce qui est dit au récit 24, qu’on ne brise pas les images des divinités sous le règne de Vikramâditya, pourrait donner lieu de supposer qu’il aurait existé des sectes iconoclastes. Mais il est probable que cette affirmation est relative, non à des débats religieux, mais simplement à la bonne police entretenue par le roi. Les brisements d’images auxquels il est fait allusion sont, sans doute, des profanations vulgaires, comme il peut s’en commettre partout, en dehors de toute préoccupation religieuse. Si la mention de ces actes de destruction devait être rapportée à des faits de l’histoire religieuse, on ne pourrait guère y voir qu’un souvenir des excès qui ont pu signaler les invasions musulmanes ; mais rien ne nous autorise à donner à cette hypothèse un caractère précis.

Ce qui nous paraît le plus remarquable dans les assertions du narrateur, relativement au culte, c’est l’inutilité de tous les actes religieux constatée plusieurs fois, notamment dans le récit 24 ; ils sont impuissants à conjurer la flamme ; le sacrifice seul de la vie est signalé comme ayant cette efficacité. Nous avons déjà noté la répétition fréquente de cet acte important dont Vikramâditya abuse évidemment, peut-être parce qu’il sait bien, par expérience ou autrement que, au bout du compte, son sacrifice ne lui coûtera pas bien cher et lui vaudra, dès cette vie, de belles récompenses. Il ne faut abuser de rien, et un homme qui tente vingt fois de se tuer ou qui se tue deux ou trois pour revivre aussitôt ne nous touche pas autant qu’un homme qui ferait une bonne fois et sérieusement le sacrifice de sa vie. Quoiqu’il en soit, la pensée qui paraît se dégager de ces récits, c’est que le sacrifice de la vie est l’acte religieux par excellence. Cet acte, par lequel un homme quitte volontairement la vie, ne doit pas être confondu avec celui qui consiste à immoler des hommes malgré eux. Il est question des sacrifices humains dans nos récits ; mais ces actes odieux sont attribués à la race abhorrée des Vetâlas, et Vikramâditya y met fin ; il est intéressant de retrouver dans nos récits cette mention des sacrifices humains. On a agité la question de savoir si les Indiens avaient effectivement pratiqué cette horrible coutume, et le résultat des recherches a été affirmatif. Que les Indiens les aient ou non pratiqués eux-mêmes, il est certain qu’ils en ont conservé le souvenir, et ce trait de nos récits, comme beaucoup d’autres apparemment, doit se rattacher à de bien anciennes traditions. En résumé,l’effusion du sang humain, d’un sang expiatoire revient sans cesse dans nos textes ; et nous comprenons ainsi comment l’inextinguible manie des immolations volontaires et des sacrifices humains (je prends ce terme dans le sens le plus large), s’est perpétuée chez les Hindous de génération en génération.

Parmi les pratiques religieuses, il ne faut pas oublier celles qui sont spéciales à certains individus visant à une grande supériorité morale, les Yogis, appelés aussi Sannyasi et Siddhi. Nos récits ne font pas de différence entre ces trois termes. On peut voir dans Manu[1] la description du Sannyasi. Nous dirons seulement ici que le Yogi est celui qui, aspirant à la perfection, la cherche dans l’identification, l’union intime (Yoga), avec l’être suprême et renonce à toutes les satisfactions d’ici-bas. Le Yogisme éveille l’idée de la perfection. Or nos contes mettent en scène sept de ces yogis, sur lesquels il y en a quatre qui sont plus ou moins méprisables. Voyons d’abord les meilleurs. Celui du récit 9e réalisait vraiment l’idéal poursuivi ; il refuse de se rendre à l’injonction du roi qui l’a mandé près de lui : Vikramâditya, reconnaissant la correction de ce procédé qui pouvait paraître blessant à l’égard du souverain, va le trouver lui-même et reçoit un talisman en don. Celui du 13e récit blâme l’humeur voyageuse de Vikramâditya, lui raconte à ce sujet une histoire instructive et combat ses idées sur la fatalité. Celui du 19e, reconnaissant, à la seule vue de Vikramâditya tous les mérites dont il est doué, lui donne trois talismans. Il y a incontestablement des Yogis recommandables et dignes de leur profession ; mais tous ne sont pas aussi sages et aussi généreux que ceux dont nous venons de parler ; et les Yogis de l’Inde comme les moines et les prêtres européens du moyen-âge, nous sont plus d’une fois dépeints sous des traits peu favorables. Celui de l’introduction est un misérable prêt à commettre tous les crimes, pour gagner l’homme d’or ; Vikramâditya lui tranche la tête. Celui du 2e récit s’est adonné à des mortifications pénibles pendant un grand nombre d’années, sans obtenir aucun succès ; il n’y apportait pas les dispositions d’esprit convenables : il finit par être exaucé, mais ne le doit qu’à l’intervention de Vikramâditya. Celui du 5e récit est dans un état analogue, mais plus caractérisé ; il ne croit pas à la vertu des actes qu’il accomplit, il regrette les jouissances auxquelles il a renoncé : Vikramâditya, informé de son état, le prend en pitié, ne voit en lui qu’un malheureux, fait en sa faveur des prodiges de libéralité, et lui assure ces jouissances auxquelles il avait dit adieu pour chercher un état supérieur qu’il n’avait pu trouver. Enfin, le Yogî du récit 32e est un franc incrédule qui discute avec le roi et finit par se laisser convaincre, mais seulement après avoir vidé l’arsenal de l’incrédulité. Ces diverses peintures défavorables du Yogisme ont, sans doute, été faites pour glorifier le roi, plutôt que pour flétrir les solitaires voués à la contemplation ; elles nous montrent cependant que les façons des Yogis n’en imposaient pas au peuple, qu’en Inde comme en Europe, l’habit ne fait pas le moine ; qu’il y avait de bons Yogis et qu’il y en avait de mauvais ; qu’on savait fort bien les discerner, et que si les bons obtenaient des éloges mérités, les autres ne pouvaient pas se dérober au fouet vengeur de la satire.

  1. Livre VI.