Contes moraux pour l’instruction de la jeunesse/Angélique

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ANGÉLIQUE,
ou
La pupille de la Providence.


CONTE.
Séparateur


Le marquis de Villemond, âge de vingt-trois ans, se faisait admirer dans une petite ville où son régiment était en garnison. On lui avait donné le surnom de Socrate, qu’il méritait à plus juste titre que celui qui avait vécu dans Athènes. La sévérité de ses mœurs était mitigée par une figure faite pour plaire, par une douceur qui aurait fait douter de son courage, s’il n’eût pas fait ses preuves dans trois campagnes meurtrières qui lui avaient détruit plus de la moitié de son régiment. Sa valeur était d’autant plus estimable, que ce n’était point par goût qu’il suivait les enseignes de Mars : la vie qu’un sage peut mener dans une solitude où l’étude et la bienfaisance se succèdent tour-à-tour, faisait l’objet de ses désirs. Ceux de son père avaient été de le voir s’avancer dans le service où il l’avait fait entrer fort jeune. Villemond lui sacrifia son goût sans perdre le sien, et, à vingt-trois ans, avait acquis une réputation où l’on parvient à peine après trente années de service. Son père étant mort, la marquise, sa mère, souhaita passionnément de le rappeler auprès d’elle ; il lui eût obéi sur-le-champ, s’il eût écouté son goût ; mais la guerre paraissait prochaine, et il crut ne pouvoir, sans manquer à son roi, quitter le service dans un tems où il avait besoin de son bras. Il attendait la paix avec l’impatience d’un sage qui veut jouir de lui-même, et faisait la guerre avec la vivacité d’un ambitieux qui eût vu toute sa félicité à se faire un nom. Les grands biens dont il jouissait, étaient, pendant la campagne, un fonds assuré pour les officiers de son régiment, et pour les soldats ; et il s’efforçait, dans les garnisons où il passait l’hiver, de faire disparaître l’indigence, sur-tout chez ceux que la honte forçait à souffrir en silence les horreurs de la pauvreté. Tel, et plus parfait, était le marquis de Villemond, lorsqu’un événement très-extraordinaire décida du reste de sa vie.

Un soir qu’il avait soupe chez un de ses amis, et qu’il se retirait entre dix et onze heures, il passa par un cimetière, pour abréger son chemin. On avait enterré, il y avait quelques heures, une personne dont la fosse n’avait point été comblée, parce que le fossoyeur, pour s’épargner la peine d’en rouvrir une autre, avait décidé d’y mettre un enfant qu’on devait enterrer le lendemain, en sorte qu’il s’était contenté de jeter quelques pelées de terre sur la bière qu’il y avait descendue le soir. Le marquis, passant tout proche de cette fosse, crut entendre des gémissemens à demi-étouffés ; malgré son intrépidité naturelle, il ne put se défendre d’un mouvement de frayeur. La réflexion l’ayant dissipée, il se baissa sur la fosse, et entendit plus distinctement les plaintes qui sortaient du cercueil. Ne doutant plus alors qu’on n’eût enterré comme morte une personne qui était vivante, il se hâta de courir chez le fossoyeur, qui n’était qu’à vingt pas, et lui commanda de le suivre. À mesure que cet homme eut dégagé la bière de la terre dont elle était chargée, les plaintes devinrent plus sensibles, et il voulait se hâter de l’ouvrir. Le marquis l’en empêcha : il était assez physicien pour savoir qu’on ne pouvait, sans risquer la vie de cette personne, l’exposer à être saisie par le grand air. Il commanda à cet homme de prévenir sa femme, afin qu’elle ne fût point effrayée, et ces trois personnes transportèrent la bière dans la maison du fossoyeur. Il fit ouvrir graduellement ce coffre, pendant que la femme allumait du feu ; on étendit un matelas à une distance convenable, après quoi il acheva d’ouvrir la bière, d’où ils tirèrent une jeune fille qui n’avait point de connaissance, quoiqu’elle eût recouvré le sentiment. On l’étendit sur le matelas, et les deux hommes se retirèrent à l’écart, pendant que la femme, par ordre du marquis, frottait cette infortunée avec des linges chauds qu’on avait imbibés d’une liqueur spiritueuse. Au bout d’un quart-d’heure, cette fille ouvrit les yeux, se leva sur son séant, et, regardant cette femme avec un air effrayé, en joignant les mains, lui dit : ah ! ma mère ! pourquoi me persécutez-vous ? N’êtes-vous pas contente de m’avoir ôté la vie, faut-il encore que vous me poursuiviez jusques dans le tombeau ? À ces mots, le marquis s’approcha, et lui dit : Cessez de craindre, mademoiselle ; vous n’êtes point avec une mère dénaturée ; mais avec des amis prêts à tout faire pour vous sauver. Hélas ! reprit cette fille, le juste juge a eu pitié de moi, il ne m’a pas condamnée, je n’étais point coupable, il le sait… Mais, monsieur, empêchez ma mère de s’approcher, dérobez-moi à sa fureur, cachez-moi à toute la terre. Que dis-je ? J’ai cru que j’étais encore au nombre des vivans ; j’ai oublié que le poison m’a ôté la vie. Ah ! sans doute, vous êtes un ange. Esprit bienheureux, protégez-moi. Oui, mademoiselle, lui dit le marquis, qui voulait la rassurer en se prêtant à sa manie ; je suis un ange qui vous ordonne de la part de Dieu de vous tranquilliser, car il vous a mis sous ma protection, et veut que vous m’obéissiez. De tout mon cœur, répondit-elle, vous n’avez qu’à me dire ce que je dois faire… Souffrir que l’on vous couche dans ce lit, et prendre tout ce que l’on vous donnera. Mais ne sentez-vous aucun mal ? vous dites qu’on vous a empoisonnée. On m’a donné une drogue bien mauvaise, reprit-elle, et on m’a dit qu’elle me ferait mourir : j’ai été saisie presque aussitôt d’une grande envie de dormir, et, sans doute, je suis morte pendant mon sommeil. Je ne sens point de mal, excepté une grande faiblesse. Le marquis entrevit la vérité, et, ayant remis cette fille aux soins de ceux chez qui elle était, sortit pour appeler le chirurgien de son régiment, qui demeurait proche de chez lui, et, lui ayant raconté ce qui venait de lui arriver, le conduisit chez le fossoyeur, où ils trouvèrent qu’on avait couché la fille. Le chirurgien s’était pourvu de quelques cordiaux qu’il lui fit prendre, et, ayant assuré le marquis qu’il n’y avait rien à craindre pour ses jours, lui promit de la veiller le reste de la nuit, et lui dit qu’il pouvait se retirer chez lui sans inquiétude.

Une aventure aussi extraordinaire n’était pas propre à provoquer le sommeil ; ainsi, le marquis ne s’endormit qu’au jour naissant, et ne s’éveilla qu’à midi. Il fut tenté alors de regarder comme un songe ce qui lui était arrivé la veille ; et, lorsque la réflexion l’eut convaincu que son aventure était réelle, il se sentit un grand empressement d’en voir la conclusion, et se donna à peine le tems de s’habiller. En entrant chez le fossoyeur, le chirurgien lui fit signe de marcher sur le bout des pieds, parce que la ressuscitée était endormie. Il demanda comment elle avait passé la nuit, et cet homme lui répondit, que sans la pitié qu’elle lui avait inspirée, il n’aurait pu s’empêcher de se divertir de la naïveté et du désordre de ses discours. Elle se croit dans l’autre monde, ajouta-t-il, et est fort étonnée de ne trouver aucune différence de ce pays-là à celui qu’elle croit avoir quitté. Mais, mon colonel, tenez bien votre cœur : voilà une tentation très-délicate. Vous avez sauvé la vie à la plus belle fille que j’aie vu de mes jours ; elle vous croit un ange, et il faudra que vous le soyez réellement, si vous ne profitez pas de l’aventure. Vous y aurez une grande facilité : je ne sais ce qu’était cette belle fille de son vivant ; tout ce que je puis vous assurer, c’est que depuis qu’elle est morte, vous lui avez donné fort bonne opinion des habitans de l’autre monde ; elle ne parle que de son ange, et nous l’a demandé fort souvent ; elle craint qu’il ne l’abandonne, et en marque de grandes frayeurs.

Que vous êtes fou, lui dit le marquis ; pouvez-vous badiner d’un événement si funeste ? Si j’en crois la frayeur de cette jeune infortunée, on a attenté à ses jours, et, il semble que c’est sa propre mère. Croyez que sans ce qu’elle a dit à ce sujet, j’aurais déjà fait avertir les personnes à qui elle appartient : le fossoyeur les connaît sans doute… mais votre discours me fait faire une réflexion : je connais tout ce qui porte un nom dans cette ville, et je ne me rappelle pas d’y avoir vu personne dont la beauté pût être célébrée.

C’est bien à vous à qui je m’en rapporterais, lui dit le chirurgien : cette fille a deviné juste ; vous êtes un ange, qui ne daignez pas abaisser vos regards sur la terre, et qui pourriez vivre un an avec une fille, sans pouvoir dire si elle est brune ou blonde. Trêve de raillerie, dit le marquis, sachons du fossoyeur à qui celle-ci appartient. Le chirurgien ouvrait la bouche pour l’appeler, lorsque l’inconnue fit quelques mouvemens qui firent croire qu’elle était éveillée. Le marquis s’approcha du lit ; et, véritablement il fut ébloui des charmes qui s’offrirent à sa vue, et que la pâleur et la triste parure des morts l’avaient empêché de remarquer la veille. Je dis qu’il fut ébloui, c’est-à-dire, que cette fille plut à ses yeux sans toucher son cœur. Ce n’est point à un beau visage qu’il appartient de subjuguer une ame qui s’est fortifiée de la philosophie chrétienne. Il est pourtant vrai que la beauté malheureuse a de grands droits sur un cœur sensible, et qu’elle donne un degré de vivacité à la bienveillance naturelle : notre philosophe l’éprouva, et, si la religion et l’humanité ne l’eussent pas intéressé au sort de cette personne, peut-être sa beauté eût suppléé à ces deux sentimens.

Cette fille voyant approcher le marquis, le regarda fixement, et lui dit, après quelques momens de silence : Ah ! monsieur, où suis-je ? daignez me débrouiller un chaos dans lequel je me perds. J’ai une idée confuse de vos traits ; de grâce, dites-moi si je ne vous ai point vu quelque part avant ce moment ?

Oui, mademoiselle, lui dit le marquis, j’ai eu le bonheur de vous sauver la vie ; que faut-il faire pour vous la rendre heureuse ? J’ai compris par vos discours, que vous aviez sujet de craindre madame votre mère : n’avez-vous pas quelques parentes ou quelques amies que nous puissions avertir de votre situation ? Hélas ! reprit cette belle fille, mon malheur est tel que je n’ai aucune ressource sur la terre. Ciel ! que vais-je devenir. Si j’en crois les apparences, vous m’avez arraché au trépas le plus horrible ; faut-il que je sois si misérable que d’être forcée à regarder ce bienfait comme une infortune ?


Être belle, et se croire sans ressources, c’est annoncer qu’on est bien éloigné d’en vouloir de suspectes. Cette réflexion n’échappa point au marquis, et redoubla sa pitié. Mademoiselle, lui dit-il, la prudence vous défend sans doute de vous fier à un inconnu. J’ose pourtant vous assurer que vous n’avez rien à craindre. Je m’offre à vous faire transporter dans une maison d’honneur ; et j’attendrai qu’une plus longue connaissance vous ait donné assez d’estime pour moi, pour vous engager à me déclarer en quoi je puis vous être utile.

Le chirurgien, qui était présent, avait épousé depuis deux mois une veuve d’un certain âge, il offrit sa maison à la malade, qui ne l’était plus ; et, dans la nécessité où elle était d’accepter un asyle, elle fut charmée d’apprendre qu’elle serait sous les yeux d’une femme respectable. Le marquis sortit pour donner ses ordres à la femme du chirurgien ; et, dans l’impossibilité de trouver des habits tout faits, cette dame lui porta une de ses robes, et les autres choses dont elle ne pouvait se passer jusqu’à ce que l’on eût pourvu à son habillement. Le marquis ignorait la condition de cette fille. Cependant il crut plus convenable de la mettre au-dessus de son état, que de la contrister en lui donnant une parure peu faite pour une fille comme il faut. Attention délicate pour un bienfaiteur qui est au-dessus des bienfaits mêmes. Il fit donc acheter ce qu’il croyait lui être nécessaire, et pria la femme du chirurgien de ne point épargner sa bourse pour la mettre décemment.

De retour chez lui, monsieur de Villemond s’enferma dans son cabinet pour sonder les replis de son cœur. Le discours du chirurgien l’avait fait trembler pour sa vertu et pour son repos. Il eut la satisfaction de se trouver tranquille, ce qui ne l’empêcha pas de penser qu’il y aurait de la témérité à s’exposer trop librement au péril. Pour s’assurer contre toutes les surprises de l’amour, il fut trois jours sans revoir l’inconnue. Il sentit qu’il n’en coûtait rien à son cœur, mais beaucoup à sa curiosité ; car il entrevoyait quelque chose de fort extraordinaire par rapport à cette fille. Il s’était informé dans les meilleures familles, si on n’avait point entendu parler de la mort de quelque fille dont la beauté eût fait quelque bruit, et, par-tout on ignorait l’existence de son inconnue : elle était donc née dans la classe des personnes obscures, et élevée dans une retraite absolue ; car, dans une petite ville, sa beauté eût fait du bruit dans quelqu’état qu’elle fût née. D’un autre côté, son langage était pur, ses, expressions ne sentaient point une fille du néant, et toutes ces contrariétés rendaient sa curiosité pardonnable.

Le chirurgien lui annonça que l’inconnue était parfaitement remise ; qu’elle était encore plus belle que lorsqu’il l’avait vue pour la première fois ; qu’elle avait pris sans répugnance et sans admiration les habits qui lui avaient été offerts ; mais qu’elle était extrêmement triste, et paraissait inquiète de ne le pas voir. Le marquis regarda cette dernière circonstance comme, une suite de la plaisanterie que le chirurgien avait faite sur ce sujet. Sûr de son cœur, il se hâta de se rendre auprès de la belle inconnue, pour tâcher de lui rendre tous les services qui dépendraient de lui, s’il pouvait exciter en elle assez de confiance pour l’engager à lui faire connaître ses malheurs.

L’inconnue reçut le marquis avec un air modeste, noble et reconnaissant.

Après les premières civilités, elle garda quelques momens de silence. Peu à peu sa respiration devint plus vive, son visage se peignit du rouge de la pudeur, ses beaux yeux, qui étaient baissés, se remplirent de larmes qui s’échappaient de sa paupière, malgré les efforts qu’elle faisait pour les retenir.

Rassurez-vous, mademoiselle, lui dit le marquis tout attendri ; au premier moment où j’eus l’honneur de vous voir, il fallut me prêter à votre imagination blessée. Je vous assurai que j’étais l’ange auquel Dieu vous avait confiée, et je vous promis de m’acquitter avec zèle des soins qu’exigeait cet emploi : permettez-moi de garder ce titre à votre égard ; j’ose attester le Dieu qui nous écoute, que je suis prêt à exécuter tout ce que ferait cet esprit céleste, s’il était à ma place ; ne me voyiez que sous cette idée, et qu’elle excite en vous assez de confiance pour me dire en quoi je puis vous être utile.

Hélas ! s’écria cette belle fille, en levant les mains au ciel, pourquoi faut-il que les méchans aient la faculté de se couvrir du voile de la vertu ? Pourquoi faut-il qu’une confiance qui paraît fondée, soit souvent un piège tendu à l’innocence ? Pardon, monsieur, dit-elle au marquis, en se jetant à ses genoux, pardon des soupçons injurieux que j’ose vous montrer : une infortunée, privée de tous les biens du monde, et qui n’a plus que son innocence, ne peut être assez en garde contre tout ce qui pourrait l’exposer à perdre son trésor. Hélas ! un perfide, qui, comme vous, parlait le langage de la vertu, a été sur le point de me la ravir, si le ciel n’eût fait un miracle en ma faveur.

J’ai dit que la beauté seule n’eût point eu la force de séduire l’ame du marquis : il fallait des vertus pour subjuguer un homme de son caractère ; les craintes de l’inconnue en annonçaient une peu commune ; elle n’était point dans l’âge de feindre, et puis la vérité à un caractère qu’on a peine à contrefaire. Dès ce moment, sa pitié pour elle devint plus tendre, et préparait, sans qu’il le sût, son cœur à la passion la plus violente qui fut jamais.

Il n’était pas assez expérimenté pour démêler le changement imperceptible qui se faisait en lui ; et, rassuré par l’innocence de ses premiers sentimens, il crut qu’ils étaient toujours les mêmes, et s’y livra sans crainte. Il força l’inconnue à se relever et à s’asseoir, et lui demanda de nouveau en quoi il pouvait lui être utile.

Que me demandez-vous, monsieur, lui dit-elle ? Et pourrais-je, sans mourir de honte et de confusion, vous faire le récit de mes infortunes ? Il le faut pourtant, et j’ose vous assurer que le besoin où je suis d’exciter votre pitié a moins de part à la violence que je vais me faire, que le désir de vous justifier mes craintes, et d’obtenir le pardon des soupçons que je n’ai pu vous déguiser.

L’ignominie la plus réelle a présidé à ma naissance ; j’ignore la source de mon sang, et le libertinage de celle à laquelle je dois le jour, ne me permet pas l’espoir de prononcer jamais le doux nom de père. Je suis née à Bordeaux, et j’y ai passé les douze premières années de ma vie. Il serait raisonnable de soupçonner que les mauvais exemples de ma mère auraient de bonne heure corrompu mon cœur ; heureusement les vues qu’elle avait sur moi, lui firent prendre autant de soin de m’élever dans l’innocence, qu’on en aurait pu espérer de la femme la plus vertueuse. Elle voyait fuir l’âge des plaisirs et de l’abondance, et comptait sur mes charmes naissans pour les fixer auprès d’elle. Paris était le théâtre où elle avait dessein de me produire ; il convenait à ses desseins que j’y portasse un cœur vide, et une sagesse qui pût me mettre à un plus haut prix : voilà le motif de la réserve avec laquelle elle m’éleva.

J’étais dans ma treizième année, lorsque nous partîmes pour Paris. Ma mère avait pris depuis long-tems toutes les mesures propres à faire réussir son dessein, et avait amassé une somme considérable pour pouvoir vivre quelque tems inconnue dans cette grande ville, avant de m’y produire. Elle ne m’épargna point les maîtres dont les soins pouvaient servir, à cultiver les talens frivoles ; et, lorsqu’une année d’application m’eût rendue telle qu’elle me souhaitait, elle commença à me tenir des discours qui tendaient à me faire comprendre que tout mon bonheur dépendait de ma docilité à son égard.

Je ne vous rappellerai point les paroles empoisonnées de cette malheureuse. Hélas ! elles n’étaient que trop capables de séduire une enfant qui ignorait jusqu’au nom de la religion et de la vertu. Il fallait des miracles pour m’arracher au danger ; Dieu daigna les opérer en ma faveur, en réunissant des circonstances communes à la vérité, mais dont l’heureux assemblage m’autorise à les regarder comme miraculeuses.

Je n’étais point encore sortie de la retraite absolue à laquelle ma mère m’avait assujettie, et je n’avais vu que mes maîtres. Une chambre sur le derrière de la maison était ma demeure perpétuelle, et toute ma récréation était de regarder quelquefois par une fenêtre qui donnait sur la cour. Un jour que ma mère était sortie, et que, selon la coutume, elle m’avait enfermée, j’entendis du bruit dans une chambre qui n’était séparée de la mienne que par une cloison couverte d’une tapisserie. Madame, disait une fille dont la voix m’annonçait la jeunesse, c’est un meurtre ; la jeune personne a l’air si sage, si modeste ! et je sais de la cuisinière qu’elle l’est en effet ; mais sa malheureuse mère la perdra sans doute ; et il n’est pas possible qu’une mère, si déréglée veuille faire de sa fille une vestale. En vérité, il y aurait de la charité à la lui enlever ; et le moyen, répondit une autre voix ? Cette femme a beau être déréglée, elle ne donne point de scandale, et la police n’a rien à faire là. La retraite dans laquelle elle élève sa fille, est même un préjugé favorable en sa faveur ; et, tant qu’elle se comportera comme elle le fait, il n’y a pas moyen de la lui enlever. D’ailleurs, je n’ai plus que dix jours à rester dans Paris. Je ne dois point tenter une chose qui pourrait avoir des suites dangereuses, ou du moins prolonger mon séjour ici. Mais, comment as-tu pu voir cette enfant ? Elle est quelquefois à sa fenêtre, répondit la première qui avait parlé ; je la salue toutes les fois que je passe, et elle me rend mon salut de la manière la plus gracieuse. Sa beauté a fait naître en moi le désir de la connaître, et, pour cela, j’ai fait connaissance avec Marie, sa cuisinière. C’est une fille qui n’est pas scrupuleuse, et pourtant elle gémit du sort qu’on destine à cette pauvre enfant.

Ces paroles me firent comprendre qu’il était question de moi ; je redoublai mon attention ; et, quoique je perdisse beaucoup du discours de ces femmes, j’en entendis assez pour connaître que ma mère était accusée d’avoir forgé un complot pour me ruiner. Ce discours me révolta ; ces femmes, me disais-je, ne connaissent pas les bontés de ma mère à mon égard ; elle m’aime avec trop de tendresse pour chercher à me faire du mal. Je ne sais si je n’aurais pas élevé ma voix pour dire à ces personnes qu’elles faisaient un jugement faux. Ma mère qui entra dans le moment m’en empêcha. Venez m’embrasser, Angélique, me dit-elle, pour le beau présent que je vous apporte. C’était un ajustement complet, extrêmement galant ; je sautai de joie en le voyant, et j’embrassai dix fois ma mère ; elle m’avertit alors que je souperais avec elle : il y aura des étrangers, ajouta-t-elle ; souviens-toi, ma chère Angélique, que les hommes ne nous estiment, qu’à proportion qu’ils nous croient sages et modestes : ainsi, comporte-toi avec beaucoup de retenue ; parle peu, et ne lève pas trop les yeux. Cette leçon m’était bien inutile : la timidité suffisait pour me faire pratiquer ce qu’on m’ordonnait, et je surpassai l’attente de ma mère. Il y avait plusieurs cavaliers à ce souper ; et, pendant trois jours, je vis toujours de nouveaux visages ; on me faisait chanter, on m’interrogeait ; je répondais des naïvetés qui faisaient rire, et j’en étais quelquefois piquée jusqu’aux larmes. Le quatrième jour, ma mère m’annonça qu’elle me mènerait à la promenade et à l’Opéra, dont elle m’avait fait une peinture propre à exciter ma curiosité. La matinée fut employée à faire des emplètes, et, pour la première fois, elle me mena chez une marchande de modes pour essayer mon goût naissant. Elle me mit ensuite à la toilette ; mais, quelque goût que je sentisse pour la parure, j’avais des distractions causées par une chose qui m’était arrivée dans la route, comme si j’eusse pu prévoir l’étrange et heureuse révolution que cela allait opérer chez moi.

Lorsque nous rentrions le matin, un embarras de carrosses nous força d’entrer dans une allée, à vingt pas de chez nous : il en sortait un cavalier qui marchait assez vite, et qui laissa tomber un livre qu’il portait sous le bras : ma mère le ramassa, et, ayant lu le titre, elle le rejeta avec dédain en disant : Pur fatras, rapsodies, qui ne valent pas la peine, d’être lus.

Ces paroles, qui auraient dû ralentir ma curiosité, l’excitèrent ; je ramassai ce livre furtivement ; je le mis dans ma poche, et l’envie que j’avais de le lire, m’empêchait de me livrer au plaisir de la toilette. Je le cachai dans un coin de ma chambre, bien résolue de ne point me coucher sans l’avoir lu. Le reste de la journée fut employé à m’habiller, et, sur les quatre heures, nous fûmes au Palais-Royal.

Quel coup-d’œil pour une fille de treize à quatorze ans, qui le voit pour la première fois ! Je dévorais des yeux la parure brillante des femmes, auprès de laquelle la mienne était éclipsée. Ma mère, attentive à mes mouvemens, gémit de n’être point en état de m’en procurer une pareille. Puis elle ajouta, qu’avant qu’il fût peu, je pourrais effacer, si je voulais, tout ce que je voyais de magnifique. Cependant je fixais les regards des hommes, et même ceux des femmes ; je devinais qu’on me donnait des louanges, et j’en étais flattée. La nature m’avait ornée de couleurs que j’entendais élever beaucoup au-dessus du rouge artificiel dont tous les visages étaient masqués. Au milieu du plaisir que me donnaient toutes ces remarques, une seule chose me mortifiait. J’avais reconnu plusieurs des cavaliers qui venaient chez ma mère ; ils ne nous avaient pas salués, et paraissaient nous méconnaître. Je sentais machinalement qu’il y avait quelque chose de méprisant dans leur conduite réservée. J’en étais humiliée sans savoir pourquoi ; et, toutes les fois que je voyais un homme s’approcher d’une dame, d’une manière respectueuse, j’en faisais la comparaison avec celle dont on nous traitait chez nous, qui, à beaucoup près, n’avait rien de si flatteur. L’Opéra fit évanouir toutes ces idées. Je fus comme hors de moi-même tout le tems du spectacle, et ne m’aperçus pas que mon admiration naïve en donnait une au parterre, où toutes les lorgnettes étaient fixées sur moi.

Ma mère voyait avec plaisir le moment où ses projets allaient se réaliser, et se servait de tout pour en accélérer le succès. Elle prit un fiacre au sortir de l’Opéra, et, me dit, en me faisant remarquer les carrosses brillans dont nous étions environnées : Si Angélique suit mes conseils ; elle aura, avant qu’il soit peu, une voiture semblable. J’étais fatiguée, et priai ma mère de me permettre de me coucher de bonne heure. J’avais eu soin de me pourvoir d’une bougie. Je priai la cuisinière, qui aidait à me coucher, de l’allumer, et de n’en rien dire à ma mère. Elle me le promit, et tira même exactement les rideaux de mon lit, pour empêcher qu’on ne vit la lumière. À peine fut-elle sortie, que j’ouvris mon livre : c’était la Marianne de Marivaux. Je dévorai la moitié du premier volume ; mais, quand je fus à l’endroit où la vertueuse sœur du curé l’exhorte à conserver sa vertu, et à se souvenir du mépris qu’ont les hommes pour une fille qui a perdu ce précieux trésor, le livre me tomba des mains, et je fus forcée d’abandonner ma lecture, pour me livrer aux réflexions.

Vous le savez, mon Dieu, s’écria Angélique en interrompant, et en levant les yeux au ciel ; vous le savez, mon cœur ne résista point aux impressions salutaires que firent naître en moi les exhortations de cette fille à Marianne : il me semblait la voir, l’entendre ; je croyais que son discours s’adressait à moi, et je fis le vœu sincère d’être fidelle toute ma vie à cette vertu dont j’entendais le nom pour la première fois. Oui, monsieur, continua Angélique, cette lecture déchira le bandeau fatal qui m’avait caché jusqu’à ce jour les motifs de la conduite et des discours de ma malheureuse mère. Elle me donna la clé d’une infinité de choses que je n’avais pas remarquées jusqu’alors, et me fit voir à quoi je devais rapporter les magnifiques présens qu’elle m’avait faits : je cessai d’être surprise de la conversation que j’avais entendue, et qui m’avait paru si injurieuse pour ma mère ; j’y trouvai même la cause du peu d’égard des hommes pour nous, dont j’avais été si choquée ; je rougissais en pensant que c’était une honte de paraître nous connaître en public : en un mot, les réflexions que je fis débrouillèrent ma raison, dont jusqu’alors j’avais fait très-peu d’usage.

Effrayée de mes nouvelles connaissances, je me précipitai hors de mon lit : prosternée contre terre, baignée de mes larmes, je demandai des secours à Dieu. Il exauça ma prière ; mes lumières s’étendirent de plus en plus, et ce mot de vertu que je comprenais à peine, se colla, si je, puis ainsi parler, à mon ame, pour ne s’en séparer jamais. Après avoir employé plus d’une heure à cette espèce de méditation, je me remis au lit, pénétrée d’un froid que l’ardeur, de ma prière m’avait empêché de sentir, car nous étions en automne où les nuits commencent à être fraîches. Cela ne m’empêcha pas de continuer ma lecture. Je fus surtout affectée de la mort de monsieur de Climal : les paroles qu’il dit à Marianne, Vous voyez un homme qui va bientôt paraître devant Dieu, me firent frémir. J’en conclus qu’après la mort on rendait compte de ses mauvaises actions, et qu’elles devaient être rigoureusement punies, puisque ce pauvre mourant avait une si grande horreur du dessein qu’il avait conçu de perdre Marianne, quoiqu’il ne l’eût pas exécuté. Mais, à travers les impressions salutaires que cette lecture fit sur moi, je ne puis me dissimuler qu’il s’y en mêla que j’ai reconnu depuis être fort dangereuses. La suprême félicité me parut consister dans l’avantage d’aimer et d’être aimée, et je me persuadai, qu’avec quelque beauté, je pouvais compter sur ce bonheur, et même sur une grande fortune, pourvu qu’à l’exemple de Marianne, je susse conserver la sagesse, et la préférer à tout.

Le jour commençait, lorsque j’eus fini ma lecture ; et, malgré le besoin que j’avais du sommeil, mon ame était trop agitée pour s’y livrer. Ma mère fit un cri, lorsqu’elle s’approcha de mon lit. Mes yeux étaient abattus, mon teint flétri, et les traces de mes larmes n’étaient pas encore effacées. Elle me fit mille questions sur le sujet qui les avait fait couler, et ne put tirer autre chose de moi, sinon que j’étais malade, et que j’avais besoin de repos ; effectivement, je m’endormis, et ne m’éveillai que fort tard.

Ma mère qui tremblait pour la diminution de mes charmes, m’accabla de caresses et de dons. Elle avait des boucles d’oreille qui contrefaisaient le diamant ; elle me les donna ; mais toutes ces bagatelles qui m’avaient été si chères, me paraissaient des pièges, et me faisaient horreur. La nuit suivante, je fus plus tranquille ; et ma mère me trouvant en état d’être vue, m’annonça la visite d’un homme de considération qui me voulait du bien, et qui était dans la résolution de me servir de père. Je n’en veux point, lui dis-je, Dieu me suffit. Quel est ce langage, me dit ma mère, en croisant les bras ? Où avez-vous pris cette imposante chimère ? Dieu (supposé qu’il y en ait un), viendra-t-il sur la terre pour vous empêcher de mourir de faim ? Car, ajouta-t-elle, il faut vous ouvrir les yeux sur notre situation. Nous ne possédons aucun bien, me dit-elle ; il ne me reste plus d’argent ; choisissez, ou d’aller demander l’aumône, ou de répondre par votre complaisance aux bontés de la personne dont je vous ai parlé, et qui d’ailleurs est fort aimable. Alors elle étala à mes yeux le séduisant des plaisirs que procure l’aisance, la considération qu’attirent les richesses, l’avantage d’exciter l’envie des autres femmes par une parure distinguée, et finit par me décrire les horreurs de la pauvreté qui, dans la vieillesse, accable celles qui ont été assez imbécilles pour négliger de profiter de leur jeunesse pour s’enrichir.

Ou je suis née avec beaucoup de modération ; ou, ce qui est plus probable, Dieu me fortifia en ce moment par une grâce particulière. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne fus ni tentée des avantages qu’on m’offrait, ni effrayée des malheurs qu’on s’efforçait dé me faire craindre, et je répondis courageusement à ma mère, que la vertu était préférable à tous les biens qu’elle me faisait espérer ; que le vice et la honte qui le suit, me paraissaient plus terribles que la nécessité de demander l’aumône, ou de mourir sur un fumier, comme elle m’en avait menacée. Ah ! s’écria-t-elle, je suis trahie, je suis perdue ; et, se jetant sur moi avec une espèce de rage, elle me battit cruellement. Peu faite a de telles violences, la frayeur m’ôta l’usage de mes sens, et réveilla, dans ma mère, dirai-je les sentimens naturels ? non ; elle ne les connut jamais, et ne fut effrayée que dans la crainte de perdre le profit qu’elle attendait de ma séduction. Elle me prodigua ses secours, et ensuite ses caresses. J’essuyai, pendant trois jours cette alternative de bons et de mauvais traitemens. Enfin, réduite au désespoir, je me déterminai à tout risquer pour sortir de cette situation déplorable. J’étais prisonnière dans ma chambre, et je prêtais une oreille attentive, pour voir si je n’entendrais point parler les personnes charitables qui avaient marqué de la compassion pour moi : je priais Dieu d’inspirer à la cuisinière de les avertir de ce qu’on me faisait souffrir. Il y a beaucoup d’apparence qu’il m’exauça. La nuit suivante, on frappa à ma cloison ; et, ayant écouté d’où venait ce bruit, j’entendis qu’on m’appelait par mon nom ; je courus à l’endroit d’où partait la voix ; et, ayant répondu, on me dit : tâchez de vous échapper demain dans la journée, et frappez à la porte qui est à côté de la vôtre : ma maîtresse qui est une femme de condition très-vertueuse, part après demain, et vous emmènera avec elle, et aura soin de vous. Que Dieu la bénisse, répondis-je. Ne parlez pas, me dit-on ; ou pourrait vous entendre : Marie Vous laissera sortir.

— Je passai le reste de la nuit à méditer sur ce que je venais d’entendre : cette dame si bonne, me paraissait madame de Miran : je me persuadais qu’elle avait un fils qui achèverait de réaliser en moi les aventures de Marianne. Pardon, monsieur, dit la belle Angélique, pour un détail qui doit vous intéresser si peu ; j’ai cru que la justice exigeait qu’après vous avoir instruit du courage avec lequel j’avais surmonté la difficulté de conserver la sagesse, je vous fisse connaître en même tems mes faiblesses, et combien ces idées romanesques pouvaient donner de la facilité à me tromper à ceux qui voudraient se donner la peine de jouer l’amour vertueux et délicat : d’ailleurs, je vous choisis pour mon guide ; il est donc nécessaire que vous me connaissiez assez pour assortir vos conseils à mon caractère.

Le marquis voulait interrompre Angélique, pour lui témoigner avec quelle reconnaissance il recevait les marques d’estime qu’elle lui donnait : elle ne lui en laissa pas le tems, et continua ainsi.

Sur les neuf heures du matin, la cuisinière vint faire mon lit, selon sa coutume ; elle me montrait la porte des yeux et de la main. Je compris son intention, et je gagnai l’escalier. Je tenais déjà le marteau de la porte qu’on m’avait indiquée, lorsque ma mère qui était dans son cabinet, en sortit, et vint sur le degré en parlant à un homme qui sortait de chez elle. À peine m’eut-elle aperçue que, devenue furieuse comme une lionne à laquelle on arrache ses petits, elle se jeta sur moi ; et, si le cavalier qui l’accompagnait ne m’eût ôtée de ses mains, je crois qu’elle m’aurait étranglée. La cuisinière, à mon défaut, essuya une partie de sa rage. Elle la chargea d’injures, et la mit dehors sur-le-champ. L’homme qui m’avait soustraite à sa fureur, et qui avait la figure la plus intéressante, jetait sur moi à la dérobée des regards attendris. Il trouva même le moment de me dire : courage, jeune héroïne ; votre vertu triomphera. Il parla ensuite à ma mère avec beaucoup de sagesse, et la conjura de cesser la persécution qu’elle me faisait. Vous l’avouerai-je, monsieur ? avec un cœur disposé à la tendresse, je me persuadai que cet homme pouvait être celui que le ciel avait destiné à être mon libérateur, et il me semblait que j’eusse été charmée de lui devoir ma fortune. Ma mère combattit ses raisons avec beaucoup de chaleur : elle se radoucit peu à peu, et finit par ces paroles équivoques qui n’engagent à rien ceux qui les disent, et qui laissent quelqu’espoir à ceux qui les entendent : je verrai ; peut-être. Le chevalier (car il portait une croix) revint le lendemain, et trouva l’occasion de me parler en particulier. Dans cet entretien, il acheva de me tourner la tête. Il me parlait de la vertu, du bonheur dont jouissent ceux qui ne s’en écartent jamais, avec un tel enthousiasme, qu’il aurait trompé une fille plus habile que moi. Il continua ce manège pendant plusieurs jours, et j’étais surprise des facilités qu’il trouvait à me parler en secret. Enfin, un matin il entra chez nous d’un air effrayé : ah ! ma chère Angélique, me dit-il, on a fait un complot affreux contre votre innocence : demain, vous ne mériterez plus le titre de fille vertueuse. Alors il inventa un projet formé par manière, auquel il eût été difficile que j’échappasse ; et, après avoir fait monter mes frayeurs à leur dernier période, il m’offrit un asyle, en attendant qu’il eût pris des mesures pour m’épouser.

Je donnai dans ce panneau avec une facilité qui ravit l’imposteur. Vous sentez bien, monsieur, qu’il agissait de concert avec ma mère, et, bientôt vous saurez leurs vues. Je fus conduite dans un très-bel appartement, et le chevalier, pour me prouver, disait-il, sa délicatesse, me l’abandonna, et feignit d’aller partager le lit d’un de ses amis. Mais point du tout.

Je vous ai dit que ma mère avait chassé notre cuisinière ; on lui proposa le jour que je sortis, une fille de famille, qui avait été forcée de quitter sa province, pour une faute qui avait excité la colère de ses parens, et qui, ne pouvant subsister à Paris, s’était déterminée à entrer en condition. Son aventure engagea ma mère à la prendre. Elle ne voulait autour de moi que des personnes capables de me corrompre le cœur. Comme elle soupçonnait qu’une fille qui avait oublié ce qu’elle devait à son devoir ne se mêlerait pas d’être scrupuleuse, elle lui confia ses vues sur moi, et le chevalier devait le lendemain me la présenter en qualité de femme-de-chambre. Heureusement pour moi, cette fille gémissait de sa faute, et, ayant laissé entrevoir de la répugnance pour le rôle qu’on lui destinait, ma mère changea d’avis, et résolut même de chercher un prétexte pour s’en défaire. Cette fille, qui avait ses vues, lui en fournit un pendant le souper, et, ayant répandu la moitié d’un plat sur la robe de ma mère, elle en fut bien querellée, répondit, et se fit mettre dehors. Elle avait eu l’adresse de tirer le ver du nez au valet du chevalier, et avait su de lui où il demeurait. Elle se rendit chez lui au sortir de chez nous, et, comme l’allée était fermée, elle fut obligée de s’adresser à une femme qui tenait la boutique. Cette femme, voyant une jolie fille demander l’appartement d’un homme à une heure si indue, la traita fort mal. Madame, lui dit la jeune fille, ne me condamnez point sur les apparences ; suivez-moi, le chevalier n’est pas chez lui ; mais une fille infortunée qu’on veut perdre, et que je viens sauver. Ces femmes frappèrent long-tems à ma porte, avant que je pusse me résoudre à l’ouvrir ; mais la fille m’ayant parlé de ma mère, du chevalier, d’un complot fait pour me perdre, je commençai à craindre quelque chose de funeste, et les laissai entrer. Elle m’apprit alors que le chevalier était l’amant de ma mère ; qu’un coquin de sa trempe devait faire l’office de prêtre pour nous marier et que mon soi-disant mari devait céder sa place à un riche financier, à qui l’on m’avait vendue 30 000 livres.

On ne meurt pas de frayeur, puisque la mienne ne m’ôta point la vie. La maîtresse de la maison me rassura. Ne craignez point, ma belle enfant, me dit-elle, nous sommes dans un pays où l’on n’exécute point impunément de pareilles infamies : reposez-vous sur moi ; demain à pareille heure, vous serez dans un couvent. J’ai l’honneur de connaître monsieur le lieutenant de police, et j’en obtiendrai une lettre de cachet pour vous enlever à votre indigne mère.

Je me jetai aux pieds de cette femme, transportée de reconnaissance, et je crus mes malheurs finis, puisque je pouvais espérer un asyle honorable. Hélas ! mon étourderie me priva de cet avantage qui faisait l’unique objet de mes désirs : le chevalier vint fort matin, et m’aborda de la manière la plus respectueuse : je ne pus modérer mon indignation. Éloignez-vous, monstre, lui dis-je ; je connais vos noirs complots ; mais je sais le moyen de m’y soustraire, et de vous en faire punir. Le chevalier, confondu, ne me répondit rien ; mais, étant sorti sur-le-champ, il fut trouver ma mère : il n’y avait pas un moment à perdre ; elle vint sur-le-champ, accompagnée d’un commissaire. Malheureusement mon hôtesse était déjà sortie, pour aller chez le lieutenant de police ; et, comme ma mère avait porté une plainte de libertinage contre moi, et réclamait la justice pour m’enlever à un amant que j’avais suivi, le commissaire ne fit point difficulté de la suivre, et lui promit même de faire les choses sans scandale, afin de ménager ma réputation ; car elle avait assuré que j’étais fort timide, et qu’il n’y avait point à craindre de rébellion. Il est certain que si j’eusse pu deviner l’intention du commissaire, je n’eusse pas été si docile ; mais, lorsqu’il frappa à la porte, et m’ordonna d’ouvrir de la part du roi, je crus qu’il venait à la réquisition de mon hôtesse, et le suivis sans résistance. Il me fit monter dans un carrosse, qu’il ferma, et je ne reconnus qu’il me remenait chez nous, que lorsque je fus au milieu de l’escalier ; car, n’ayant sorti que deux fois, je n’étais pas en état de reconnaître les dehors de la maison. Ah ! ciel ! où me menez-vous, lui dis-je, en jetant un cri ? Ma mère qui l’avait quitté, parut à l’instant, et ne lui donna pas le tems de me répondre ; elle m’accabla de reproches en présence de cet homme, et protesta qu’elle voulait me faire enfermer pour punir mes désordres. Je voulais parler, elle ne m’en laissait pas le tems. Enfin, faisant un effort, je dis au commissaire : on vous trompe, monsieur, retournez chez la maîtresse de la maison d’où je sors, vous saurez d’elle que, loin d’être une fille perdue, je l’ai priée d’obtenir un ordre pour entrer dans au couvent ; et, à cette heure, elle la sollicite auprès du lieutenant de police. Ces paroles firent quelque impression sur l’esprit du commissaire ; mais ma mère les détruisit bientôt, et lui dit, d’un air de bonne foi dont il fut la dupe : je n’ai que, faire d’un ordre de la police pour mettre cette malheureuse dans un couvent. Au moment où je vous ai porté ma plainte, un de mes amis s’est chargé de la faire recevoir dans une maison où elle aura le tems de pleurer ses indignes amours.

Les apparences étaient contre moi : on m’avait trouvée chez un homme : je disais qu’il voulait m’épouser ; que je l’avais suivi à cette intention : les motifs de plaintes que j’alléguais pour excuser, ma sortie de chez ma mère, avaient peu de vraisemblance, d’autant mieux que le commissaire, instruit de toutes les femmes suspectes de son quartier, ne la trouvait point sur ses tablettes. Il dédaigna donc de me croire, et m’abandonna à la fureur de cette femme, du moins le croyais-je ainsi, et m’attendais aux plus cruels traitemens de sa part. Elle me surprit agréablement, lorsque, prenant un air tranquille, elle me dit : mademoiselle, j’ai voulu vous rendre heureuse : un scrupule mal fondé vous a fait rejeter mes offres ; vous n’en entendrez jamais de pareilles, comptez sur ma parole. Je devrais vous punir, de m’avoir crue capable d’user de violence à votre égard. Le chevalier m’a tout avoué : comme il voulait vous séduire, sans être en état d’assurer votre fortune, il vous avait mis ces terreurs dans l’esprit, pour vous obliger à me fuir. Je pardonne à votre jeunesse une étourderie qui ne pouvait que vous rendre misérable, et, encore une fois, je vous laisse libre de vos volontés : attendez-vous à une nouvelle conduite de ma part ; mais aussi à un nouveau genre de vie. Ma fortune ne me permet plus de garder un domestique, vous m’en tiendrez lieu, aussi bien devez-vous vous déterminer à servir après ma mort, qui n’est pas fort éloignée, et que vous avancez par votre mauvaise conduite à mon égard.

Ah ! ma mère, lui dis-je en me jetant à ses genoux, comptez sur mon obéissance aveugle pour tout ce qui ne blessera point l’honneur : je consens à vous servir, continuai-je, à vivre de pain et d’eau, à gagner cette chétive nourriture par mon travail, pourvu que vous teniez la parole que vous venez de me donner, et que vous me rendiez votre amitié. Ma mère me releva, car j’étais à ses pieds ; et, m’ayant embrassée en versant quelques larmes, je me trouvai la plus heureuse fille de l’univers.

J’étais si occupée de la joie que me causait le retour de sa tendresse, que je ne m’aperçus pas que ma toilette avait disparu, aussi bien que des coffres qui avaient servi à transporter nos hardes de Bordeaux à Paris : j’allais ôter ma coiffe, lorsque ma mère me dit qu’elle était attendue dans un lieu où je devais la suivre, et, m’ayant fait monter dans un fiacre, nous sortîmes de Paris sur-le-champ. Arrivées dans un village après une heure de chemin, nous entrâmes dans une auberge, et, à peine y eûmes-nous été une heure, qu’un homme vint trouver ma mère, et lui parla long-tems en particulier : elle vint me rejoindre les yeux baignés de larmes : fille imprudente, me dit-elle, à quels malheurs exposez-vous une mère qui s’est sacrifiée pour vous élever avec tant de soin ? Apprenez que si je n’étais pas éloignée de Paris, vous auriez ma perte à vous reprocher. Elle m’apprit ensuite qu’un moment après notre départ, notre maison avait été investie par des archers, en conséquence d’un ordre du lieutenant de police, sur les plaintes qu’on lui avait fait de ma part, qu’il fallait abandonner Paris pour jamais. Dans la confiance que j’avais en ses promesses, je l’aurais suivie jusqu’au bout du monde ; elle me conduisit à Verdun, où nous avons passé une année entière. Les traitemens, les plus durs, le manque des choses les plus nécessaires à la vie, un travail au-dessus de mes forces, ont été pendant ce tems une épreuve journalière, par laquelle on prétendait sans doute lasser ma constance. On me rappelait de tems en tems l’état brillant qui m’était destiné, si j’eusse voulu sacrifier ce qu’on appelait une chimère. On mettait tout en usage pour amollir mon cœur. Les livres les plus dissolus traînaient par toute la maison, et on m’excitait à les lire ; mes oreilles étaient à tout moment blessées par les paroles les plus grossières, et ma mère, qui ne vivait que du produit de son libertinage, ne m’épargnait pas les mauvais exemples. Combien de fois me serais-je perdue, si Dieu, que j’invoquais continuellement, ne m’eût soutenue par une grâce particulière. Enfin, il y a environ un mois qu’elle fut rencontrée par un homme qu’elle avait aimé passionnément : leur amour se réveilla, et elle le conduisit chez elle. Cet homme, qui se nommait Duménil, était capitaine dans le régiment D…, c’était un de ces hommes qui, malgré le libertinage, conservent l’estime pour la vertu. Ma mère, qui lui raconta ce qui s’était passé à Paris, fut fort choquée des louanges qu’il donnait à ma fermeté, et, comme il l’excitait de tems en tems à lui permettre de me mettre dans un couvent, où il paierait ma pension, elle se persuada qu’il m’aimait, du moins me l’a-t-elle reproché. La jalousie éteignit en elle ce qui lui restait d’amour maternel ; elle partit brusquement, et vint ici, où elle se logea dans un faubourg. Le soir de notre arrivée, elle entra dans ma chambre avec un visage où la haine et la jalousie étaient peintes. Il faut mourir, fille indigne, me-dit-elle, en me présentant un poignard d’une main, et une coupe d’une liqueur noirâtre de l’autre. Je n’oubliai rien pour la fléchir, tout fut inutile : je n’eus qu’un instant pour me recommander à Dieu, et j’avalai ce poison. Bientôt je fus saisie d’un grand assoupissement : j’ignore le reste ; mais le sépulcre d’où vous m’avez tirée, me fait conjecturer qu’on m’a crue morte, et qu’on s’est hâté de m’enterrer sans avoir pris aucune précaution pour voir si je l’étais réellement.

On peut penser quels étaient les sentimens du marquis de Villemond pendant le récit d’Angélique : une vertu si rare et si bien soutenue dans une fille de cet âge, et qui avait absolument manqué des secours extérieurs, lui paraissait un miracle, et celle en faveur de laquelle il avait été fait, un ange. Après un moment de silence, il lui dit :

Je ne m’étonne point, mademoiselle, de la défiance avec laquelle vous avez reçu mes offres, et j’y applaudis. Le tems seul vous fera distinguer la différence qu’il y a entre un honnête homme, tel que je me flatte de l’être, et l’indigne chevalier qui voulait vous tromper. Suspendez votre jugement jusqu’à l’épreuve : en attendant, consentez à recevoir mes soins avec toute la précaution que la prudence vous dictera, et indiquez-moi vous même ce que vous croirez vous-convenir le plus. Hé ! me reste-t-il à choisir, lui dit Angélique ? Le service auprès de quelque dame vertueuse borne tous mes vœux : j’avoue pourtant qu’un couvent eût été plus de mon goût, si j’avais pu y payer ma dot.

Vous croyez-vous de la vocation pour la vie religieuse ? lui demanda le marquis. Je serai sincère, lui dit Angélique. Si j’étais dans une autre situation, je crois que j’aurais plus de répugnance que de goût pour la vie religieuse ; mais, hélas ! vous le savez, cette ressource même me paraîtrait au-dessus de mes espérances, si le ciel ne me donnait la confiance que je pourrai intéresser votre charité et celle de vos amis. Votre uniforme est tout pareil à celui de monsieur Duménil ; peut-être est-il de votre régiment ; il s’offrait à payer ma pension ; et ce qu’il voulait employer à cette bonne œuvre, ferait une partie de ma dot. Je serai volontiers leur servante : d’ailleurs, j’ai de la voix, je touche du clavecin : il me semble avoir entendu dire qu’il y a des abbayes où ces sortes de talens font modifier la dot des religieuses.

N’ayez aucune inquiétude sur votre dot, répondit le marquis ; mais examinez sérieusement votre vocation. Le défaut de fortune peut rarement en fonder une bonne. Donnez-moi vingt-quatre heures pour examiner ce qui peut vous convenir, et priez Dieu qu’il m’éclaire.

Le chirurgien et son épouse n’avaient point été présens à ce récit : les malheurs d’Angélique étaient tels, qu’elle eût voulu les cacher à toute la terre ; mais elle avait eu soin de laisser la porte de l’appartement où elle était, toute ouverte ; précaution que le marquis remarqua sans en être offensé, et qui, au contraire, augmenta l’estime qu’il avait pour elle. Elle les appela lorsqu’elle eut fini son récit, et le marquis la quitta presqu’aussitôt. Duménil, dont Angélique lui avait parlé, venait d’être fait son lieutenant ; il savait qu’on ne pouvait rien lui reprocher que sa faiblesse pour les femmes, et qu’il était incapable d’altérer la vérité. Il fut le trouver au sortir de chez le chirurgien, et lui demanda, sans détour, s’il savait ce qu’était devenue une femme avec laquelle il avait eu quelque commerce à Verdun. Ne me parlez pas de cette misérable, répondit l’officier ; je me reprocherai toute ma vie le malheur que j’ai eu de renouer avec elle. Mais, mon colonel, vous me paraissez bien instruit de mes petites affaires : pourrai-je vous demander pourquoi vous me faites cette question ? Ce n’est pas assurément par curiosité que je vous prie de me dire ce que vous vous reprochez par rapport à cette femme, répondit le marquis. Peut-être, si vous êtes sincère, vous mettrai-je en état de réparer avantageusement le mal que vous avez causé. Parbleu, mon colonel, reprit Duménil, peu s’en faut que je ne vous croie assez saint pour être canonisé : cependant je ne puis me persuader que vous ayez, par avance, le don de ressusciter les morts ; et c’est-là de quoi il serait question pour réparer, je ne dirai pas ma faute ; non, j’avais une bonne intention, mais mon imprudente compassion. Voyez-vous, mon colonel, je suis libertin ; vous le savez assez, sans que je jure pour en être cru, et pourtant je respecte l’innocence. Cette diablesse de femme avait une fille qui, en dépit de ses leçons, voulait être sage : cette furie la punissait de sa vertu comme d’un crime, et je ne crois pas qu’on puisse pousser plus loin les mauvais traitemens d’un côté, et la patience de l’autre. Je m’avisai d’avoir pitié de cette pauvre fille, et de vouloir la mettre dans un couvent. Il n’en fallut pas davantage pour exciter la jalousie de son abominable mère, pour laquelle je m’étais repris de tendresse, après quinze ans d’absence : elle crut que j’aimais sa fille ; et, dans le transport de sa rage, elle partit avec elle, pour je ne sais où : quoi qu’il en soit, je l’ai revue, il y a quatre jours, et elle m’a juré que cette pauvre enfant était morte et enterrée. Je vous avoue qu’une mort si prompte m’a donné de terribles soupçons : j’ai quitté brusquement cette mégère, et je suis parti de Verdun sur-le-champ, dans la crainte de n’être pas maître du mouvement qui me portait à dénoncer cette misérable à la justice ; car je suis persuadé qu’elle l’a fait périr. Voilà toute l’histoire que vous me demandiez.

Je veux vous payer de votre franchise, lui dit le marquis ; vous avez deviné juste. Cette méchante femme a empoisonné la belle Angélique ; elle a été enterrée, et pourtant je veux vous la faire voir, et encore, sans qu’il soit besoin d’évoquer son ombre. Parlons sérieusement : j’ai sauvé la vie à Angélique, et j’ai besoin de vos conseils sur ce qu’il convient de faire d’elle.

Duménil, charmé de cette nouvelle, apprit du marquis tout le détail de cette aventure ; et Angélique, ayant été prévenue, revit cet homme avec des transports de reconnaissance. Ce fut en présence de Duménil que le marquis lui conseilla de prendre trois mois pour examiner sa vocation à la vie religieuse, lui promettant, après ce tems, de lui procurer tous les moyens d’exécuter tout ce qu’elle croirait que Dieu demanderait d’elle.

Pendant ces trois mois d’épreuve, le marquis ne vit Angélique qu’autant que la bienséance l’exigeait, et toujours en présence de témoins : il se flattait d’avoir conservé son cœur libre, et cependant voyait approcher avec inquiétude le moment où elle devait faire un choix. L’homme le plus sage est sujet à se tromper ; il se persuada que sa peine à cet égard n’était fondée que sur la crainte où il était qu’elle ne prît pour mie vocation réelle le désir d’éviter l’indigence. Pour la mettre en état d’échapper à cette illusion, il résolut de lui assurer un état tranquille, avant qu’elle eût pris sa dernière résolution. Duménil, auquel il confia son dessein, y applaudit. Plût au ciel, lui dit-il, que mes engagemens avec sa mère ne m’eussent point ôté le pouvoir d’attacher le sort de cette fille avec le mien. J’aurais été homme à braver le préjugé en l’épousant ; mais je ne suis pas capable de commettre un crime atroce, en épousant une fille dont je suis peut-être le père ; du moins j’aime à le penser, et j’agirai en conséquence de ce sentiment, en lui assurant ma petite fortune. Je ne puis qu’approuver votre résolution, répondit le marquis ; mais, mon cher Duménil, vous n’êtes pas riche ; vous ne pouvez vous dépouiller actuellement de ce que vous avez, et vous êtes trop jeune pour qu’on puisse compter, ou sur votre succession, ou sur la résolution que vous semblez prendre de renoncer à tout engagement. D’ailleurs j’ai, le premier, conçu le dessein de pourvoir Angélique, et par-là, la préférence m’est due. Rendez-moi un service dans cette occasion. J’ai vingt mille livres dont je puis disposer. Respectons la délicatesse d’Angélique : chargez-vous de cette somme, et qu’elle croie la tenir de votre main : vos engagemens avec sa mère répondent à son âge. Parez-vous à son égard du nom de père ; vous le pouvez peut-être sans blesser la vérité, et le vif intérêt qu’elle vous inspire pourrait être fort bien la voie de la nature. Il ne faut point mépriser ces avertissemens secrets qu’elle nous donne en quelques occasions ; vous pouvez vous servir de ce nom pour faire agréer vos bienfaits, sans la faire rougir. Le marquis eut beaucoup de peine à surmonter la répugnance qu’avait Duménil à se faire honneur des dons d’autrui : il y réussit enfin. Le lieutenant-colonel fit entendre à Angélique qu’il avait de fortes raisons de se croire obligé, en conséquence d’un doute bien fondé, à lui donner un état, et passa le contrat de la donation des vingt mille livres. Villemond était encore la dupe de son cœur : Angélique ne lisait, pas mieux dans le sien, et ces deux personnes s’aimaient de l’amour le plus pur et le plus tendre, sans en avoir aucun soupçon. Un événement bien funeste vint leur ouvrir les yeux. Angélique n’avait plus qu’une semaine à passer pour finir ses trois mois d’épreuves, et elle n’était point encore d’accord avec elle-même ; elle se leva un jour de grand matin pour aller à l’église, résolue de n’en point sortir qu’elle n’eût obtenu de Dieu la grâce de faire un choix qui lui fût agréable, En rentrant chez le chirurgien, elle fut aperçue de sa mère qui était à la fenêtre d’une maison voisine. Cette femme n’avait pu surmonter la passion qu’elle avait pour Duménil, et venait essayer de l’engager à renouer avec elle. L’apparition de sa fille faillit à la faire mourir de frayeur ; mais, comme elle ne l’avait vue qu’un instant, elle se persuada qu’elle s’était méprise, et qu’une grande ressemblance l’avait déçue. Elle resta long-tems à cette fenêtre de l’auberge où elle avait couché, sans savoir à quoi se résoudre. Que devint-elle, lorsqu’elle vit entrer Duménil dans la même maison, et que, jetant les yeux dans la chambre qui était opposée à la sienne, elle aperçut Angélique qui l’embrassait. C’était la première fois que ce transport échappait à cette belle fille, en faveur d’un homme qui lui avait persuadé qu’il était son père ; et le motif de cet attendrissement était la pensée de le perdre presqu’au moment qu’elle l’avait connu ; car elle s’était fortement déterminée à entrer dans un cloître, pour n’en sortir jamais. À cette vue, la fureur s’empara du cœur de cette femme ; malheureusement elle avait encore le poignard dont elle s’était servie pour forcer sa fille à prendre l’opium qu’elle croyait devoir lui ôter la vie ; elle le destina à une double vengeance. S’étant habillée, elle cacha ce poignard dans son manchon, et entra dans l’allée qui conduisait à la chambre où elle avait vu sa fille. Elle y arriva au moment où le marquis y entrait : la femme du chirurgien était baissée vers le feu, où elle faisait du chocolat. Duménil, le dos tourné vers la porte, rêvait profondément à la résolution d’Angélique ; cette belle fille s’était levée pour ouvrir au marquis, et tenait encore la porte qui la couvrait en partie. Sa mère, qui avait tiré le poignard du manchon s’élança sur elle avec vivacité, et lui en porta un coup qui ne fit que glisser, parce que, dans la frayeur qui avait saisi Angélique en la voyant, elle s’était machinalement rejetée en arrière, et était tombée. Sa mère, croyant l’avoir tuée, voulût immoler sa seconde victime, et, trompée par l’uniforme du marquis, qui était le même que celui de Duménil lui donna deux coups avec tant de promptitude, qu’il tomba avant que le cri que jeta Angélique, eût fait tourner la tête à Duménil. Il se leva ; et la misérable, qui vit venir à elle celui qu’elle croyait avoir tué, tournant contre elle-même le fer qui avait si mal servi sa vengeance se le plongea dans le cœur, et termina sa coupable vie sans prononcer un seul mot. Duménil, effrayé de tant d’horreurs, eût été peu capable de secourir son ami et Angélique, et resta immobile : la femme du chirurgien conserva plus de sang-froid ; et, ayant appelé son époux, se hâta de fermer portes et fenêtres, pour essayer de dérober au public cette sanglante tragédie. Le marquis, repoussant le chirurgien qui voulait lui donner des secours, lui montra du doigt Angélique qu’il croyait mourante, et qui n’était qu’évanouie. Pendant que la femme lui arrachait ses habits pour savoir où elle était blessée, Duménil rendait le même office au marquis. Le chirurgien s’apercevant que la blessure d’Angélique n’était que dans les chairs, l’abandonna, aux soins de son épouse, et se hâta de visiter celles du marquis, qu’il rassura sur l’état d’Angélique. Elles étaient profondes ; et son silence, lorsque Duménil lui demanda quel jugement il en portait, firent penser au marquis qu’elles étaient mortelles. On le porta sur le lit d’Angélique, au moment où elle reprit ses sens : heureusement pour elle, elle ne recouvra point sa raison, que la frayeur avait troublée, sans quoi il n’eût pas été possible de lui cacher le funeste sort de sa mère. Est-il mort, dit-elle au chirurgien qui voulait mettre un appareil sur la plaie ? En ce cas, laissez-moi mourir ; je ne vivais que pour l’aimer : que ferais-je sur la terre, après lui ? Et cette femme, cette infortunée ; allez lui dire qu’elle vienne se rassasier de mon sang ; il m’est odieux, puisqu’elle me l’a donné ; le fer la servira plus fidèlement que le poison. Que dis-je ? elle a trouvé le moyen de percer mon cœur à coup sûr, en déchirant celui du plus vertueux et du plus aimable de tous les hommes. Hélas ! ne pouvant être à lui, j’étais déterminée à n’être jamais à personne, et lui sacrifiais les restes de la vie qu’il m’avait sauvée… Ôtez vite cette femme, elle cherche à lui porter de nouveaux coups ; elle veut boire son sang et le mien : de grâce, défendez-nous de sa rage, mais ne lui faites point de mal ; elle est ma mère. En disant ces paroles, elle voulut se lever de dessus le plancher où elle était encore ; mais sa faiblesse, trahissant son désir, elle retomba en faiblesse, et eut d’horribles convulsions.

Ce fut donc, pour ainsi dire, entre les bras de la mort que le marquis apprit, de la bouche d’Angélique, l’amour qu’il lui avait inspiré ; et, malgré l’état déplorable où il était, il ne put se cacher la satisfaction qu’il recevait d’un tel aveu, et combien son cœur était d’accord avec celui de cette charmante fille. Des réflexions plus en place l’arrachèrent à cet instant rapide de bonheur : il croyait toucher à celui qui allait terminer sa vie : des devoirs sacrés devaient l’occuper tout entier. Il se prépara donc à ce dernier passage, avec la tranquillité qui est la suite d’une vie innocente et chrétienne ; il fit à Dieu le sacrifice de sa vie et de sa tendresse ; et, certainement, le dernier fut le plus pénible.

Duménil avait fait emporter le cadavre de la mère d’Angélique dans un cabinet écarté, et, comme cet horrible accident n’avait eu d’autres témoins que le chirurgien et sa femme que leur propre intérêt devait engager au silence ; que d’ailleurs cette malheureuse était inconnue dans la ville, il espéra de réussir à cacher ce funeste accident. Les mesures qu’il prit à ce sujet furent si bien concertées, qu’on n’eût aucun soupçon de ce qui s’était passé, et la nuit suivante, on enterra cette mégère dans la cave, sans admettre un seul domestique au travail pénible qu’il fallut faire pour cela, aussi bien que pour effacer de la chambre les marques du sang. Occupé de ces divers soins, on s’était contenté de mettre Angélique sur un matelas qu’on avait étendu à terre. Le marquis, qui ne voulait s’occuper que de l’éternité, eût bien souhaité se faire transporter chez lui pour recevoir ses sacrémens, le chirurgien lui représenta, qu’outre le danger d’être transporté, on courait risque de faire un éclat qui les aurait jetés dans de cruels embarras : il assura qu’il n’avait point à craindre une mort prochaine, et qu’il aurait le tems de recevoir les derniers secours, de quelque façon que les choses tournassent : il eut dans le reste du jour le spectacle d’Angélique mourante de regret de l’avoir perdu ; car il savait que ses blessures n’étaient point dangereuses : quel nouveau prix une telle vue mettait-elle à son sacrifice ! Sur le milieu de la nuit, elle reprit sa raison pour sentir plus vivement ses douleurs ; mais ou eut grand soin de lui dérober la funeste catastrophe qui l’avait délivrée de son ennemie, et Duménil lui fit entendre qu’elle était dans un lieu de sûreté, et à l’abri des poursuites de la justice ; elle ne savait pas non plus que le secret de son cœur lui fût échappé ; ainsi elle reparut devant le marquis sans embarras et avec cet air de retenue et de modestie qu’elle avait toujours conservé avec lui ; et, quoiqu’elle ne cherchât point à dissimuler la vive inquiétude qu’elle avait sur son état, il était naturel de penser qu’elle était produite par la reconnaissance qu’elle devait avoir pour un homme qui ne lui avait peut-être sauvé la vie qu’aux dépens de la sienne ; elle se retira ensuite dans une autre chambre, sans pouvoir reposer, et l’agitation de son ame aigrissant sa blessure ; elle eut une grosse fièvre qui la força de rester au lit, où elle s’informait à chaque instant de la situation du marquis.

On attendait, en frémissant, la levée du premier appareil, la joie qu’on vit briller dans les yeux du chirurgien, annonça le jugement avantageux qu’il portait de ses blessures : effectivement la fièvre diminua, et le septième jour, il fut hors de danger.

Angélique, satisfaite de ce qu’elle apprenait de son état, avait prolongé sa convalescence, pour ne point entrer dans sa chambre, et n’avait prononcé son nom que pour s’informer de sa santé. Le marquis n’avait osé demander de ses nouvelles les premiers jours ; il craignait de se trahir lui-même, en marquant trop d’émotion ; car son absence lui avait fait présumer qu’elle était malade. Il profita du silence qu’on lui avait imposé, pour s’arranger sur la conduite qu’il devait tenir à l’égard de cette aimable fille. Il connaissait trop le motif de sa vocation pour ne pas s’opposer de tout son pouvoir, au dessein qu’elle avait d’être religieuse : il ne comptait pas assez sur son propre cœur pour pouvoir espérer de la voir sans danger : l’honneur, et plus encore ce qu’il devait à sa mère, lui défendait de l’épouser ; mais son amour qui lui faisait une loi de la rendre heureuse, et la Providence lui en fournit un moyen qui ne pouvait être plus à son gré.

Il reçut une lettre de la marquise de Villemond, qui lui exposait les vœux ardens qu’elle faisait pour la paix, afin de jouir du plaisir de vivre avec lui : elle lui avouait qu’elle commençait à ressentir les incommodités de la vieillesse, et que l’ennui se joignant à ses infirmités, elle souhaitait passionnément qu’il pût trouver dans la province où il était une épouse digne de lui, et qui pût lui faire une société agréable. En attendant, ; elle le priait de lui chercher une fille ou une veuve qui eût de l’éducation, un bon esprit, des talens agréables, et qui voulût, à titre d’amie, partager sa solitude, lui promettant de l’établir avantageusement, lorsqu’elle la quitterait après son mariage. Le marquis fut enchanté dé pouvoir placer si avantageusement Angélique : il écrivit donc à sa mère qu’il obéirait à ses ordres, et lui offrit, en attendant la paix, la compagnie d’une demoiselle d’un mérite distingué, et qui jouissait déjà d’une fortune honnête. Angélique, qui fut instruite par Duménil, des vues du marquis, sur elle, se fit l’idée la plus flatteuse du plaisir qu’elle aurait à le servir dans la personne d’une mère qu’il aimait avec tendresse, et se prépara à ce voyage.

Tous ceux qui avaient connaissance de ses sentimens ne pouvaient comprendre qu’une fille de son âge pût commander à son cœur dans des circonstances si délicates. Rien n’annonçait en elle la douleur d’une amante qui s’arrachait à l’objet de sa tendresse ; mais ces sentimens d’une personne pénétrée de reconnaissance. Le marquis avait craint ses adieux, et, s’il n’eût pas su ses sentimens de manière à n’en pouvoir douter, il ne l’eût pas soupçonné d’en avoir de tendres. Elle se dédommagea de la contrainte qu’elle s’était imposée lorsqu’elle fut seule ; mais ce moment de faiblesse fut court : et, satisfaite de pouvoir, sans crainte, se livrer à ses sentimens dans l’absence du marquis, elle arriva dans son château, sans que sa santé eût souffert aucune altération pendant un voyage assez long. Madame de Villemond fut d’abord enchantée de ses grâces extérieures, et, lorsqu’un séjour de quelques mois lui eût fait connaître l’excellence de son caractère, elle écrivit à son fils pour le remercier, du présent, qu’il lui avait fait. Les éloges d’Angélique, dont cette lettre était remplie, n’étaient pas propres à guérir la passion qu’il avait pour elle ; elle paraissait s’augmenter, au contraire, par les efforts qu’il faisait pour la détruire. Les soins d’une campagne pénible y firent à peine une légère distraction ; cependant il la prit pour un heureux présage d’une guérison possible. Rendu à la tranquillité de la garnison, il se prêta de bonne foi aux projets de sa mère et s’offrait, pour ainsi dire, aux charmes de toutes celles qui pouvaient lui aider dans ses résolutions. Il s’aperçut bientôt que ce moyen, qu’il avait cru efficace, produisait un effet contraire à celui qu’il en attendait ; il ne pouvait s’empêcher de faire des comparaisons d’Angélique avec les autres femmes, et le résultat était toujours favorable à celle qu’il voulait chasser de son cœur, et l’y affermissait davantage. S’il n’eût eu que le préjugé à vaincre, il n’aurait pas balancé un moment à le sacrifier à son bonheur ; mais sa probité ne lui permettait pas d’en imposer à sa mère ; et il serait mort plutôt que de lui déplaire. Il ne croyait pas non plus qu’il lui fût permis de prendre un engagement dont il ne pourrait remplir le principal devoir, et regardait comme une crime de donner sa main sans pouvoir accompagner ce don de celui de son cœur ; il prit donc la résolution de se vouer au célibat, et écrivit à sa mère que, n’ayant pu surmonter la répugnance qu’il avait pour le mariage, il la conjurait de ne le point presser de prendre un engagement.

Pendant que le marquis s’efforçait de plier son cœur à ce que sa mère exigeait de lui, Angélique lui sacrifiait sans effort et sans espoir une fortune brillante. Un seigneur de trente-cinq ans, vint au château de madame de Villemond, pour quelques affaires : la vue d’Angélique le désabusa de l’opinion où il était d’être inaccessible aux traits de l’amour ; car, jusqu’à cet âge, il s’était piqué d’une philosophie sauvage, qu’il faisait consister, sur-tout dans l’éloignement des femmes. Cette passion s’empare plus despotiquement du cœur d’un homme de ce caractère et de cet âge, que de celui d’un jeune homme, aussi fit-elle en très-peu de tems de si grands progrès, qu’il résolut de partager avec elle vingt mille livres de rente. Il s’adressa directement à madame de Viilemond, qui paraissait avoir sur elle l’autorité d’une mère, et, sans s’informer du bien et de la naissance de cette fille ; il la pria de lui être favorable. La marquise se chargea de cette commission avec une sorte de répugnance ; et sentit une espèce de joie du refus positif d’Angélique. Elle se reprocha bientôt cette joie, comme une injustice à l’égard de cette belle fille ; et, craignant qu’elle ne sacrifiât un tel établissement à la crainte de la laisser seule, elle crut devoir lui en représenter tous les avantages, et la presser de profiter d’une occasion, qui lui assurerait une fortune si considérable : elle ajouta que son âge avancé les séparerait bientôt, et qu’elle aurait une grande consolation de la voir si bien établie avant sa mort. Soyez tranquille sur mon sort, madame, lui répondit Angélique ; le seul plaisir de vous donner mes soins me retient dans le monde, et, sitôt qu’ils vous deviendront inutiles, vous me verrez voler dans un cloître : cette retraite fait depuis long-tems l’objet de mes désirs. Ah ! lui dit madame de Villemond, tu n’exécuteras point ce dessein tant que je vivrai : je croirais devoir te sacrifier à un mari qui serait digne de ta tendresse, et capable de te rendre heureuse mais n’attends pas qu’un autre motif puisse m’engager à me séparer de toi. Angélique ne répondit à la marquise qu’en lui baisant la main qu’elle arrosa de ses larmes, et, son attendrissement étant passé dans le cœur de cette dame, elle la tint long-tems serrée dans ses bras, sans pouvoir prononcer un seul mot. La nuit suivante, la marquise se rappelant toutes les circonstances de cette scène muette et touchante, le refus du mariage proposé, et la résolution où était Angélique d’entrer dans un cloître, soupçonna qu’une passion secrette pouvait seule être le motif de cette vocation si précipitée puisqu’elle ne lui en avait jamais parlé auparavant. Elle n’avait vu personne capable de la toucher depuis qu’elle était avec elle : il fallait donc que cette passion fût de vieille date, et bien violente, pour l’engager à ensevelir sa jeunesse et sa beauté dans un cloître ; mais quel était l’objet de cet amour ? Elle ne réfléchit pas long-tems pour le soupçonner : elle n’avait pas besoin des yeux d’une mère pour sentir que son fils méritait de plaire à une fille du caractère d’Angélique ; et, en rassemblant mille petites circonstances qui lui avaient fait peu d’impression chacune en particulier, elle ne douta presque plus qu’Angélique, n’osant aspirer à la main du marquis, dont la fortune était trop supérieure à la sienne, n’eût pris la résolution de n’être jamais à personne, et se promit de sonder son cœur. Elle en eut un occasion toute naturelle deux jours après. Elle entra dans la chambre d’Angélique, et lui montrant une lettre, qu’elle venait de recevoir du marquis, lui dit : Réjouissons-nous, mon enfant ; nous avons la paix et mon fils ; il m’apprend qu’il a enfin trouvé une personne digne de fixer son cœur. Il me demande mon consentement pour l’épouser, et à toi, une partie de la tendresse que tu m’as vouée, qu’il ambitionne pour sa future épouse. Une telle nouvelle, annoncée tout d’un coup, et sans qu’Angélique eût le tems de composer son visage, produisit l’effet que cette dame en avait attendu : cette tendre amante resta immobile ; son teint se couvrit alternativement du rouge du dépit, et de la pâleur que produit la crainte. Ces rapides mouvemens furent bientôt réprimés, et, Angélique les regardant comme des crimes, s’efforça de remettre la sérénité sur son front. Tu t’es trahie, mon enfant, lui dit madame de Villemond, en l’embrassant avec un vif transport de joie. Certainement, mon fils t’est cher ; encore un mot, et je ne désire plus rien. T’aime-t-il ? Angélique, frappée de ces dernières paroles comme d’un coup de foudre, tomba aux pieds de la marquise, et sa délicatesse ne lui permettant pas de laisser un moment cette dame dans l’opinion que son fils pût l’aimer, elle se hâta de le justifier.

Jugez mieux du cœur du marquis, madame, s’écria-t-elle ; il est trop vertueux pour avoir conçu le dessein de me séduire, et il a trop d’honneur pour penser à m’épouser : ces deux choses sont indignes de son caractère. Eh ! pourquoi l’honneur défendrait-il à mon fils de t’épouser, lui dit la marquise ? Ah ! j’entrevois la vérité. Tu as toujours évité de me parler de ta famille ; sans doute elle est obscure : mais tu compenses par tes vertus… Arrêtez, madame, lui dit Angélique. Je n’abuserai point de l’illusion où vous jette votre prévention pour moi ; je le vois, il faut boire jusqu’à la lie le calice de la confusion et de la honte. Ah ! si mon origine n’était qu’obscure, je n’en eusse pas rougi ; je ne connais rien qui soit vraiment avilissant que le vice ; c’est du sein de l’infamie que je sors, madame, le marquis ne l’ignore pas ; jugez vous-même si cette idée n’a pas été suffisante pour le préserver d’une inclination qui lui eût fait partager ma honte ; et, sans donner le tems de répondre à madame de Villemond, elle lui fit un récit sincère des tristes événemens de sa vie, sans lui déguiser même l’amour qu’elle avait pour son fils. La marquise avait tremblé dans la crainte que l’infamie de laquelle Angélique lui parlait ne lui fût personnelle. Rassurée par ce qu’elle venait d’apprendre, elle accabla cette étonnante fille de caresses, et elle les méritait, pour avoir sacrifié là répugnance que devaient lui causer de tels aveux ; à la crainte de laisser soupçonner le marquis d’un sentiment qu’elle regardait comme déshonorant. Madame de Villemond pensait bien autrement qu’Angélique. Son origine étant absolument ignorée, son fils pouvait l’épouser, sans blesser un préjugé qui doit presque toujours être respecté ; et, s’il aimait Angélique, sa mère ne voyait que le bonheur de ce fils chéri, qui n’eût pu trouver ailleurs une épouse aussi parfaite. Je connais le cœur de mon fils, dit-elle, à Angélique ; il eût eu assez de courage pour résister à tes charmes ; mais assurément tes vertus l’auront subjugué. La seule crainte qu’il a de me déplaire, l’a sans doute forcé de réprimer le penchant qui l’entraîne vers toi : lis sa lettre, mon enfant, et décidé toi-même du sentiment qui la lui a dictée.

Lettre du Marquis à sa mère.
Madame,

« Lorsque je vous promis de disposer de ma main avant mon retour, je n’avais pas assez consulté mon cœur : permettez-moi de vous répéter ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous mander. J’ose vous assurer que je n’ai rien épargné pour le plier à ce que vous exigiez de moi ; il s’est absolument refusé à mes efforts. Je ne me crois pas propre à prendre un engagement irrévocable : permettez-moi de regarder la répugnance que j’ai pour tous les partis qui m’ont été offerts, comme une preuve de ma vocation pour le célibat. La paix vient d’être conclue ; je quitte le service aux conditions les plus honorables, et je vous rejoindrai bientôt, pour ne plus vous quitter. Permettez-moi pourtant de différer ce départ qui doit me remettre entre vos bras, jusqu’au moment où vous voudrez bien vous prêter à des arrangemens que je regarde comme absolument nécessaires. Vous m’annoncez que le mariage de mademoiselle Angélique est rompu, et cela me retient ici malgré mon impatience de vous revoir. Ce que je dois à la réputation de cette demoiselle, ne me permet pas de vous rejoindre avant quelle ait pris un parti. D’ailleurs, dans un château isolé, comme celui où vous habitez, il faut être perpétuellement vis-à-vis les uns des autres, et je me défierais de ma vertu dans une occasion aussi dangereuse. Le seul moyen de victoire qui reste à un homme qui veut rester libre, est de fuir une personne trop accomplie, pour qu’on puisse vivre impunément dans une société intime avec elle. Ceux qui la connaîtraient, me regarderaient comme un homme sans discernement, si je conservais mon cœur ; et la malignité interprêterait mal notre demeure sous un même toit. Permettez-moi donc de vous rappeler aux conventions que vous me proposâtes vous-même dans le tems où vous me demandâtes une compagne. Il faut qu’un établissement solide soit la suite des soins qu’elle vous a rendus. Je vous envoie une procuration qui vous laisse absolue maîtresse de ma fortune. Ah ! madame, quand vous lui en donneriez la moitié, je ne croirais pas m’être acquitté envers elle de la douceur qu’elle a mise dans votre vie, comme vous m’en assurez ».

Le véritable amour est craintif autant que le faux est confiant. Angélique ne vit dans cette lettre qu’un grand désir de l’éloigner à quelque prix que ce fût, et la marquise eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre que son fils étant tel qu’elle le connaissait, la crainte de vivre avec elle, était la preuve la moins équivoque de son amour. C’est à moi qu’il vous sacrifie, ajouta-t-elle, parce qu’il ignore que ce sacrifice me coûterait autant qu’à lui.

Angélique, devenue muette par l’excès de sa reconnaissance et de son ravissement, tomba une seconde fois aux pieds de la marquise. Cette dame écrivit à son fils, qu’un mariage plus avantageux que celui qui était rompu, allait fixer le sort d’Angélique, et qu’il convenait qu’il la conduisît à l’autel. Le sacrifice parut dur au marquis : l’habitude qu’il avait de se vaincre, lui donna la force de s’y soumettre. Quels furent ses transports, lorsqu’il apprit de la bouche de sa mère que son union avec Angélique était essentielle au repos de ses jours, puisqu’elle ne pourrait se sevrer de la douce habitude de vivre avec elle, ni la vouloir remplacer par une autre. Je sais ses malheurs, ajoutait-elle ; ils donnent un nouveau lustre à sa vertu, et les combats dont elle est sortie victorieuse, nous annoncent qu’il ne peut naître d’elle et de vous qu’une race qui ajoutera un nouveau lustre à la nôtre.

Le marquis ne chercha point affaire valoir à sa mère sa soumission à ses volontés, et lui avoua que non-seulement il adorait Angélique, mais qu’il était instruit de ses sentimens. Le mariage qui se fit incontinent, ne diminua pas l’attachement que ses trois personnes avaient l’une pour l’autre : l’amour vertueux ne conaît point l’inconstance ; c’est le feu sacré qui ne s’éteint jamais, parce qu’il trouve dans de nouvelles qualités un aliment qui l’entretient et l’augmente.

La joie de la marquise sembla lui redonner une nouvelle existence ; elle vécut encore vingt-cinq ans, et mourut au milieu de ses petits-fils, qui retraçaient à ses yeux les vertus de leur père.


FIN.