Contes moraux pour l’instruction de la jeunesse/Rannée et Masca

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RANNÉE ET MASCA,
ou
L’Éducation peut changer la Nature.


CONTE.
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Dans le royaume de Lutésie, Aris et Mithra régnaient pour le bonheur de leurs sujets. Aris se regardait comme le père d’une nombreuse famille, à laquelle il était redevable de tous ses momens. Il se croyait chargé par les dieux du soin de procurer la sûreté du dernier de ses sujets, comme du plus illustre. Ils sont tous mes enfans, disait-il ; si quelque prédilection m’est permise, c’est en faveur des pauvres et des misérables. Tel un père tendre porte dans ses bras son fils infirme, et laisse à celui qui est robuste la fatigue d’un chemin pénible. Mithra, en unissant son sort à celui d’Aris, avait moins pensé à s’associer à la souveraine puissance, qu’à l’excessive tendresse qu’il avait pour son peuple ; et, pendant que son illustre époux s’occupait à réprimer le vice, à punir l’injustice, Mithra donnait tous ses soins à les diminuer. Son exemple avait forcé le crime à chercher les ténèbres ; on ne rougissait plus d’être vertueux : ceux qui ne l’étaient pas, se paraient du moins des dehors de la vertu. Il y avait donc un grand nombre d’hypocrites à la cour, dit mon lecteur ; j’aimerais mieux qu’elle fût remplie de méchans connus pour tels. Je ne suis pas tout-à-fait de ce sentiment : l’homme est un animal sur lequel l’habitude a beaucoup d’empire. Les grands de Lutésie, à force de parler et d’agir comme d’honnêtes gens, le devinrent insensiblement.

Le royaume de Lutésie était soumis à douze fées qui, tour-à-tour, y exerçaient leur empire un mois de l’année. Six de ces fées étaient du plus mauvais naturel qu’on puisse imaginer. Ce n’était point en ôtant les biens, la santé, et les autres avantages extérieurs aux Lutésiens, qu’elles signalaient leur méchanceté : elles étaient trop éclairées pour regarder comme un mal réel, la perte de ces avantages frivoles. Pour rendre les hommes misérables, à coup sûr, elles s’appliquaient à les rendre vicieux. Tel qui était honnête homme dans une condition médiocre, devenait, par le secours d’une de ces six fées, favori de Plutus, et voyait disparaître sa probité avec son indigence. Une fille trop occupée de sa beauté, était prête à la perdre par une petite vérole, ou quelque autre accident ; elles lui présentaient avec empressement des remèdes sûrs pour conserver des traits qui devaient occasionner sa perte. Avant le règne d’Aris, les Lutésiens dont le défaut n’était pas de trop réfléchir, avaient été dupes de la malice de ces fées ; on les croyait les meilleures personnes du monde, toujours prêtes à accorder aux hommes les choses qui sont les objets de leurs désirs. Aris était enfin parvenu à faire comprendre à ses sujets, que le plus souvent les avantages extérieurs sont des dons funestes et empoisonnés. Il s’était servi de l’expérience pour les en convaincre ; et les méchantes fées qui, jusqu’alors, avaient été l’objet de la vénération des Lutésiens, leur étaient devenues suspectes, et ensuite odieuses. On peut imaginer quelle devait être leur rage contre Aris ; on ne peut la décrire. La haine d’un méchant homme est sans doute très-dangereuse ; mais ce n’est rien en comparaison de la haine d’une méchante femme. Quelle devait être la situation d’Aris, qui se voyait entourré, obsédé par six furies femelles, que l’intérêt, la vanité animaient contre lui !

Quelle grimace feront les dames en lisant cet article ! La vérité est offensante, j’en conviens ; je leur demande pardon de le dire ; mais je suis femme, et, puisque je reconnais les défauts de mon sexe, j’ai droit d’en parler.

Outre ces six méchantes fées dont Aris avait à se défendre, deux autres mois de l’année étaient sous la domination de deux fées qui, sans être aussi méchantes que les premières, ne lui donnaient pas moins d’embarras. Elles avaient de ces caractères équivoques, qu’il n’est pas possible de définir : la légèreté en faisait la base. Des passions violentes dans leurs accès, mais qui n’avaient pas plus de consistence que leur caractère, semblaient leur en donner un nouveau dix fois par jour. Elles aimaient passionnément, le matin, une chose, dont elles ne se souciaient pas le soir, et qu’elles haïssaient le lendemain. Leur ame molle se prêtait avec facilité aux nouvelles impressions ; et l’on pouvait deviner le soir, à coup sûr, par les dispositions où elles étaient, du caractère de ceux avec lesquels elles avaient passé la journée. Elles ne voulaient le bien ou le mal que par occasion ; car elles n’étaient ni vertueuses, ni méchantes : l’objet présent les déterminait. Tout entrait dans leur ame ; rien ne s’y fixait. J’ai dit que ces deux fées donnaient plus d’embarras à Aris, que les six méchantes ; parce qu’avec des personnes de ce caractère, on ne peut se faire un plan de conduite : il serait plus facile de fixer le mercure que leurs pensées ; et on leur déplaît, souvent, par les mêmes choses qui avaient mérité leurs bonnes grâces deux jours auparavant.

On aurait peine à se persuader qu’Aris eût pu échapper à la méchanceté décidée des six premières fées, et aux inconséquences de la conduite des deux autres ; mais jamais les dieux qui permettent les maux, ne manquent d’y apporter le remède. Les mois de janvier, d’avril, juillet et novembre, étaient gouvernés par quatre fées qui réunissaient en elles tout ce qui pouvait en faire des chefs-d’œuvre. Quatre contre huit, disent mes lecteurs, c’est bien peu. Ceux qui raisonnent ainsi, n’ont pas fait réflexion à la supériorité que la vertu a sur le vice. Un honnête homme fait trembler dix scélérats ; il a sur eux un ascendant auquel ils ne peuvent se dérober ; et Aris, avec le secours de ces bonnes fées, triompha de la malice des autres, et vint à bout de remédier au mal qu’elles faisaient à ses sujets. Ils étaient devenus heureux, c’est-à-dire vertueux ; car ces deux mots sont synonymes, et on peut les employer l’un pour l’autre ; et comme rien n’est plus vrai que la maxime : Du bonheur que l’on fait, le nôtre naît toujours. Aris était heureux du bonheur de ses sujets ; cependant, comme la félicité des hommes ne peut être sans nuage, celle d’Aris et de Mithra était troublée : ils aimaient tendrement leurs sujets, et ne pouvaient penser sans douleur qu’ils étaient menacés de tous les maux qu’entraîne nécessairement une guerre civile. Aris, précieux reste d’une famille chère aux Lutésiéns, Aris n’avait point d’enfans, et dix ans de stérilité semblaient ôter à Mithra tout espoir d’en avoir jamais. Ils gémissaient souvent ensemble de ce qu’ils prévoyaient devoir arriver après leur mort ; et ils ne cessaient de demander aux dieux un héritier auquel ils pussent transmettre, avec leur sang, les vertus qu’ils s’efforçaient d’acquérir. Les Lutésiens joignaient leurs prières aux leurs ; mais, moins éclairés que leurs souverains, ils ne pouvaient comprendre que les dieux eussent de bonnes raisons de rejeter leurs demandes, et plusieurs d’entre eux étaient tentés de murmurer contre leurs ordres.

Un jour, Uranie, la plus sage des quatre fées, vint au palais. Elle trouva le roi et la reine environnés d’une foule nombreuse qui, en se livrant à la joie de trouver des pères dans leurs souverains, gémissait du malheur de ceux qui devaient naître, et qui ne pouvaient espérer un tel bonheur. La fée, qui avait le meilleur cœur du monde, fut attendrie, et mêla ses larmes avec celles qu’elle voyait couler. Le roi crut le moment favorable pour l’intéresser à lui obtenir la grâce qu’il souhaitait avec tant d’ardeur.

Généreuse fée, lui dit-il, les dieux connaissent mon cœur ; ils savent par quel motif je leur demande un enfant : serait-il possible qu’ils fussent irrités des vœux que je forme ? L’amour que je porte à mon peuple me les inspire.

Et croyez-vous que les dieux aiment votre peuple moins que vous ? répondit Uranie. Si leur bien demande que votre postérité monte sur le trône, ils vous donneront un héritier. Croyez-moi, Aris, le propre intérêt se masque sous toutes sortes de formes ; tel croit n’aimer que sa patrie, qui n’est excité que par ses passions. Vous devez souhaiter, sans doute, le bien de vos sujets, le demander sans cesse aux immortels ; mais, comme vous ignorez absolument les moyens qui doivent perpétuer leur félicité, abandonnez-en le soin à leur providence. Ne prévoyez rien dans les choses où vous ne pouvez rien changer ; en travaillant à vous rendre les dieux propices par vos vertus, ne craignez rien, ne désirez rien : souvent, hélas ! ils exaucent dans leur colère les vœux indiscrets. N’allez pourtant pas croire que je condamne vos désirs et ceux de votre peuple ; je n’en reprends que l’excès ; et il y a toujours de l’excès, quand le refus de ce que nous demandons produit le chagrin, le désespoir ou le murmure. Une fée trompeuse ou politique vous dirait, pour appaiser votre douleur, qu’elle va consulter ses livres, où l’on trouve, d’un bout à l’autre, toutes les décisions du destin. Pour moi, je suis trop amie de la vérité pour vous débiter de pareils contes. Les dieux seuls connaissent l’avenir, et il ne peut être découvert que par eux. Je vais donc demander leurs lumières ; s’ils m’exaucent, je vous instruirai de ce qu’ils daigneront m’apprendre.

Après avoir prononcé ces paroles, Uranie, s’adressant aux dieux, parut quelques momens hors d’elle-même : Tendre mère ! s’écriait-elle, je vois ton cœur déchiré… Que de pleurs… quelles alarmes !…

La fée se tut après avoir prononcé ce peu de mots, et, ayant repris sa tranquillité ordinaire : Vous aurez une fille, dit-elle au roi et à la reine ; mais je vois pour elle deux destinées bien différentes. Conçue dans le mois de Mégère, la plus méchante de nos sœurs, elle n’oubliera rien pour lui former un corps susceptible des passions les plus violentes. Les deux fées équivoques, qui succéderont à Mégère, en travaillant à mêler les humeurs qui formeront son corps, selon que leur fantaisie journalière le leur suggérera, lui donneront des dispositions à l’inégalité, au caprice qu’il sera bien difficile de vaincre. La reine est menacée d’accoucher quinze jours avant son terme : alors la princesse naîtra dans mon mois ; et je pourrai la préserver des malheurs qu’Alecto, confidente de Mégère, lui destine ; mais alors je n’aurai aucun pouvoir sur son éducation. Si la reine finit ses neuf mois, elle accouchera dans le mois d’Alecto : alors Clio, mon amie, restera la maîtresse, et, en vous privant de sa vue, conduira à son gré ses premières années, et pourra, par le secours d’une bonne éducation, tourner à son avantage les artifices de nos ennemies. Choisissez pour la princesse une vie remplie d’événemens heureux, sans vertu, si elle naît dans mon mois ; la jeunesse la plus malheureuse, si elle naît dans le mois d’Alecto, jointe avec la facilité d’acquérir les plus grandes vertus.

Aris était honnête homme, et eût été surpris de voir un père balancer un moment, si on lui eût laissé cette alternative. Les vertus que les autres doivent pratiquer, nous paraissent si belles, si naturelles, si aisées, que nous avons peine à concevoir leur répugnance ; mais, lorsque c’est nous qui devons surmonter ces répugnances, c’est tout autre chose. Le roi ouvrit trois fois la bouche pour faire ce choix, qui lui aurait paru si facile pour tout autre que pour sa fille future, et, trois fois, la triste destinée dont la princesse était menacée, glaça sa langue d’effroi. La reine tremblante, interdite, attendait en frémissant le choix de son époux. La vertu triompha enfin. Que les événemens qui paraissent les plus funestes tombent sur la tête de ma fille, s’écria-t-il, pourvu qu’elle devienne telle qu’il le faut pour faire la félicité de mon peuple !

À peine Aris eut-il prononcé ces paroles, qu’on vit tous ceux qui étaient présens verser des larmes de joie, d’admiration et de douleur. On élevait sa générosité jusqu’aux cieux ; on le plaignait ainsi que son épouse : tous les assistans conjuraient Uranie de la recommander à Clio ; et l’on attendait, avec une impatience mêlée de crainte, les grands événemens prédits.

Une suivante, favorite de Mithra, voulant faire diversion aux tristes pensées de sa maîtresse, s’avisa de faire une question à la fée. J’avais toujours cru, lui dit-elle, que nos vices et nos vertus dépendaient d’une fatalité ou destin que rien ne pouvait changer, et que tout le pouvoir des fées consistait à faire naître les enfans sous des aspects si favorables ou si funestes, que tous les soins de l’éducation devenaient inutiles.

Vous étiez dans l’erreur, répondit Uranie ; cette pensée outrage la sagesse et la bonté des dieux. Croyez-vous donc qu’ils aient abandonné à un hasard aveugle les choses d’où dépend la félicité des mortels ? c’est leur supposer bien peu d’amour pour les créatures qui sont leurs ouvrages. Si nos vices ou nos vertus dépendaient d’une fatalité insurmontable, de quel droit puniraient-ils des crimes involontaires ? La vertu ne serait plus qu’un vain nom, puisqu’on ne peut appeler vertueux qu’un homme qui choisit de faire le bien. Aris serait injuste s’il punissait celui qui l’aurait outragé en dormant ou dans le délire. Croyez-vous donc les dieux moins équitables que votre roi, madame ? dit un courtisan, soi-disant esprit fort ; car il en était resté quelques-uns à la cour d’Aris. Comparaison n’est pas raison : je crois sur-tout qu’on n’en doit jamais faire par rapport à la divinité. Nos idées sur la justice, et les autres perfections des dieux, sont peut-être fausses ; et certainement elles sont très faibles. Le fini ne peut porter de jugement sûr par rapport à l’infini, et doit adorer les immortels sans chercher à les comprendre ; car, pour connaître la nature de leurs perfections, il faudrait participer à leur divinité.

La fée, dit au courtisan qui, après avoir fait le beau raisonnement que nous avons rapporté, prit un air satisfait ; et, regardant l’assemblée avec dédain, il semblait lui reprocher, par un souris moqueur, l’applaudissement qu’elle avait donné au discours de la sage Uranie. Elle lui dit froidement :

Vous avez pris une expression pour une autre, monsieur. Vous dites que nous ne pouvons comprendre la nature des perfections des dieux ; vous avez voulu dire, sans doute, l’étendue, au lieu de la nature, et alors vous auriez parlé juste. Destinés à adorer les perfections de la divinité, nous devons les connaître ; d’ailleurs, notre justice consiste à les imiter : mais ayez la bonté de répondre aux questions que je prendrai la liberté de vous faire. Dites-moi si la justice que les dieux commandent aux hommes, est d’une nature différente de la leur, et en quoi consiste cette différence. Eh ! mais, dit le courtisan un peu interdit, celle des dieux est, sans doute, plus excellente que celle des hommes.

Sont-elles de même nature ? continua la fée ; car il est hors de doute que les dieux exercent la justice et les autres vertus dans toute leur étendue, et les hommes d’une manière très-imparfaite. Mais est-ce la même justice exercée, d’un côté dans toute sa perfection, et, de l’autre, souvent blessés par malice, faiblesse ou ignorance ? Le courtisan, très-embarrassé, bégayait ; car il sentait fort bien, qu’avouer que la justice qu’exercent les dieux, est de la même nature que celle des hommes, était convenir que son objection était ridicule : si les hommes exercent la justice, donc ils la connaissent, et en ont une idée juste. Pour se tirer d’affaire, il fallut donc répondre que c’étaient peut-être, chez les dieux, une justice, une bonté, et des autres perfections tout-à-fait différentes de celles dont nous avons l’idée, et que nous pratiquons.

Courage ! ajouta la fée ; nous touchons au dénouement. N’est-il pas vrai que deux choses ne diffèrent que par des qualités contraires ? Assurément, dit le courtisan. Dites-moi, à présent, reprit la fée, si la justice, la miséricorde, telles que nous les pratiquons, sont des choses louables ? On ne peut le nier, répondit le courtisan.

Concluons, dit la fée. La justice et les autres vertus, telles que nous en avons l’idée, sont des choses louables ; le contraire de ces vertus doit donc être méprisable et mauvais. Si les vertus des dieux diffèrent des nôtres, c’est par des qualités contraires ; donc les vertus des dieux sont mauvaises, si les nôtres sont bonnes.

Uranie, de retour chez elle, invita les trois bonnes fées, et elles tinrent un grand conseil pour examiner la conduite qu’elles devaient tenir, pour rendre inutile la mauvaise volonté de leurs compagnes. Thalie, la plus jeune, commença à parler par l’ordre d’Uranie ; et, comme elle savait que l’amour devait causer tous les maux de la princesse, elle décida qu’il fallait l’élever dans un palais inaccessible aux hommes, jusqu’à ce que sa raison fût entièrement formée, et capable de la fortifier contre les dangers de l’amour. Je voudrais, au contraire, dit la seconde qui se nommait Alzire, la faire élever dans un palais rempli d’hommes si laids et si dégoûtans, qu’elle pût prendre tout le sexe en horreur. Doucement, ma sœur, reprit Uranie, nous nous retrouverions bientôt dans le même embarras qu’aujourd’hui. La princesse doit un jour donner un héritier à cet empire : il ne serait pas à propos que son horreur pour les hommes fût si générale ; elle deviendrait peut-être sans remède, et, outre que cela ne conviendrait pas à nos vues, cette horreur pour les hommes ne serait pas juste. Il faut avouer qu’il y en a d’estimables, qui méritent l’attachement d’une femme de bon sens ; mais le nombre en est si petit, que nous ne devons rien oublier pour la rendre circonspecte. Je voudrais donc que, du milieu du palais solitaire où nous la ferons élever, elle pût découvrir les malheurs que causent dans le monde toutes les passions, et principalement l’amour : cela suffirait, ce me semble, pour l’obliger à se tenir sur ses gardes, et à travailler de bonne heure à se modérer.

Les dieux commencent à protéger notre princesse, s’écria Clio en pleurant de joie ; ils m’en donnent présentement une preuve sensible. Je connais, mes sœurs, la supériorité de vos lumières sur les miennes, et j’y ferai hommage dans toutes sortes d’occasions ; mais, dans celle-ci, les immortels qui me chargent des premières années de la princesse qui se nommera Rannée ; les dieux, dis-je, me communiquent leur sagesse pour ce grand ouvrage. Ils proportionnent nos talens aux emplois qu’ils nous destinent, et voici ce qu’ils me découvrent.

Toutes les passions de Rannée seront violentes, mais subordonnées à la tendresse qui sera chez elle la dominante. Dans les intentions de nos méchantes sœurs, ce cœur, susceptible et tendre, est un présent funeste qui doit rendre mon élève la plus méprisable de toutes les femmes ; mais les dieux se jouent des méchans, et tournent contr’eux les artifices dont ils se servent. La sensibilité du cœur de Rannée deviendra le remède de tous ses autres défauts. Elle amortira son ambition, lui fera mépriser les richesses, fixera sa légèreté, ses caprices et son inconstance. Il y a long-tems, mes chères sœurs, que j’ai compris qu’un des grands écueils de l’éducation, est que ceux qui l’entreprennent, regardent certaines dispositions comme funestes, et veulent les changer, comme s’il était possible de changer la nature : toute disposition devient heureuse dans la main d’un maître qui sait l’employer.

Thalie a proposé de soustraire les hommes à la vue de Rannée, jusqu’à ce que sa raison soit affermie. Hélas ! l’expérience ne nous apprend-elle pas l’impuissance de la raison contre un penchant dominant. N’exposons à ses yeux que des hommes capables de lui inspirer du dégoût, dit Alzire ; mais, outre l’inconvénient, remarqué par Uranie, il en est un autre. Lorsque le besoin d’aimer se fait sentir, le cœur n’est ni délicat, ni éclairé. Pressé par ce besoin, il pare le premier objet qui se présente, de perfections imaginaires qui produisent le même attachement que si elles étaient réelles. Remarquez encore que certains hommes ne sont laids et dégoûtans que par comparaison. Dans ce grand nombre d’objets rebutans que vous offrirez à sa vue, la laideur, les vices seront différenciés : nul, je l’avoue, ne sera capable de plaire à sa raison, et, à coup sûr, il s’en trouvera quelques-uns qui plairont à son caprice ; et, chez les femmes, nous ne l’éprouvons que trop, le caprice a plus d’empire que la raison. D’ailleurs, notre princesse plaira à ces hommes que nous supposons incapables de lui plaire ; et quel changement l’amour n’est-il pas capable de produire chez eux ! Le brutal deviendra complaisant, le capricieux égal, le vicieux hypocrite : je ne jurerais pas même que quelques-uns d’entr’eux ne devînssent vertueux, mais d’une vertu momentanée, et qui, peut-être, ne durerait qu’autant que son amour ; or, vous savez, mes sœurs, combien peu il faut compter sur la durée de ce sentiment.

Considérez encore, je vous prie, qu’il s’agit de corriger notre princesse. Que serait-ce si, aux défauts de son caractère, se joignaient ceux de son amant ? Elle les adopterait, j’en suis sûre : l’expérience ne me permet pas d’en douter.

La sage Uranie propose de lui mettre sans cesse devant les yeux les funestes effets de l’amour ; cette vue la rendra malheureuse, sans diminuer le penchant qu’elle aura à être tendre. Rannée connaîtra clairement qu’elle ne pourra être heureuse que par le cœur ; et, dans l’impossibilité où elle se croira de la devenir, l’amertume, le dégoût de la vie, s’empareront de son ame. Son humeur s’aigrira pour tâcher de remplir le vide qu’elle trouvera au-dedans d’elle-même ; elle se précipitera dans les plaisirs, qu’elle ne goûtera pas, mais qui lui feront perdre un tems précieux. Fatiguée de luttes contre elle-même, et des combats pénibles qu’il lui faudra rendre à chaque instant pour arracher son cœur à tout ce qu’elle trouvera digne d’être aimé, ou qui lui paraîtra tel, elle abandonnera tout par lassitude ; et, malheureuse pour malheureuse, elle se déterminera à l’être de la façon qui lui paraîtra la plus conforme au penchant de son cœur. Croyez-vous, mes sœurs, que, dans ces différentes positions, Rannée soit bien propre à remplir les devoirs du haut rang auquel la destinent les dieux ? Son triste cœur, accablé, n’aura pas le courage de s’occuper d’autre chose, que de ses malheurs, et ne sera pas en situation de penser à procurer le bonheur des autres.

Ah ! ma sœur, s’écrièrent les trois fées, comme de concert, que vous nous causez de vives alarmes ! Serait-il possible que les dieux, en vous découvrant toute la grandeur du mal, ne vous en eussent point appris le remède ?

N’en doutez pas, mes sœurs, répondit Clio, ils ne m’ont point éclairée à demi. Ils veillent avec une bonté toute particulière sur les hommes, mais beaucoup plus sur les souverains qui sont leur image sur la terre. C’est sans doute leur providence qui m’a confié, depuis deux ans, le dépôt le plus précieux, et qui me présente un moyen presqu’infaillible d’assurer en même tems le bonheur et la vertu de Rannée.

Alindor et Zaïde, qui règnent dans les Indes, ont mérité ma protection dès leur enfance, par leur docilité à suivre mes conseils. Zaïde mit au monde, il y a deux ans, un prince, en faveur duquel la nature semble s’être épuisée. Les dispositions que je démêle en lui, promettent les plus hautes vertus, si elles sont cultivées par une très-bonne éducation. C’est lui que je destine à former le caractère de Rannée. Il fixera sa légèreté, et remplira toute la capacité d’aimer de cette princesse. Le désir de mériter son estime fera germer toutes les vertus dans le cœur de ma princesse, et détruira tous ses vices. Nos méchantes sœurs ont choisi l’Amour pour perdre Rannée ; c’est à ce dieu que je veux devoir toutes ses vertus.

En vérité, ma sœur, dit Uranie, si l’Amour entend ses intérêts, il secondera vos intentions. Un tel miracle le réconcilierait avec les plus sévères qui déclament sans cesse contre lui, et qui l’accusent de tous les désordres de l’univers.

C’est une injustice, répondit Clio : l’Amour est par lui-même le lien de la société ; mais il prend la teinture des cœurs qu’il blesse. Dans une ame vertueuse, il augmente les vertus ; il se dénature dans les cœurs vicieux, et devient brutalité et aveuglement : en un mot, l’Amour, trop souvent père de tous les vices, peut et doit devenir, dans le dessein des immortels, père de toutes les vertus. Quand elles sont offertes, par la main de ce dieu, à des jeunes cœurs, ils s’ouvrent avec empressement pour les recevoir ; mais il faut remarquer que cet amour, pour être en état de produire les grands biens que j’en promets, doit être présenté des mains du devoir. Il faut que ce soit lui qui détermine une jeune personne à s’abandonner aux mouvemens naturels que la providence a mis dans le cœur de tous les hommes pour former la société.

Les six méchantes fées riaient de la conférence de leurs sœurs. Elles croyaient avoir pris des mesures infaillibles par rapport à Rannée. Toutefois elles n’oublièrent rien pour s’instruire du résultat de leur conférence ; ce fut en vain : les bonnes fées, par un privilège spécial, étaient femmes, et savaient se taire. Le moment de la naissance de Rannée approchait. Alecto, dans le mois de laquelle elle devait naître, se méfiant de ses talens, résolut d’intéresser l’Amour, à la perte de cette princesse. Elle avait ouï dire que ce dieu n’est favorable aux mortels que dans le printems de leur âge : elle touchait à son hiver, et craignait avec raison de n’être point admise dans le palais du dieu de la jeunesse. Elle résolut de recourir à l’art pour cacher les ravages que les années avaient fait sur sa personne. Elle avait vécu cinquante-cinq ans sans savoir que la parure ajoute le ridicule à la laideur. Elle comptait sur les talens des femmes de Lutésie : la nature les faisait naître fées, lorsqu’il s’agissait d’inventer des modes capables de cacher quelques années. Nul défaut qui n’eût un remède dans la disposition du corps de baleine, du panier, dans l’arrangement des cheveux, des rubans et des mouches. Les marchands de la capitale vendaient du teint, de l’embonpoint ; les maîtres à danser, des grâces ou quelqu’autre chose qui y ressemblait si fort, qu’on s’y méprenait souvent. Tous leurs talens furent employés pour dérober aux yeux de l’Amour une vingtaine des années d’Alecto, qui mit, à la place de la pudeur et de l’ingénuité de la jeunesse un air coquet, hardi, indécent. Elle présentait une gorge soutenue par artifice, qu’elle n’avait pas couverte du voile le moins épais. Elle étudia, devant son miroir, les regards les plus séduisans ; et, comme elle se trouvait encore fort aimable, elle ne douta pas un moment de l’effet de ses charmes, ou plutôt elle fit semblant de n’en point douter. Ce qui prouve qu’elle s’en méfiait au fond du cœur, c’est qu’elle étala une magnificence capable d’éblouir les yeux, de les séduire, et de les distraire de l’examen de sa personne.

L’amour se fit un plaisir malin de rire aux dépens de la vieille fée. N’allez pas conclure de là qu’il eût un mauvais caractère ; mais il est de tels personnages, qu’on ne peut s’empêcher de ridiculiser quelque honnête homme qu’on soit. Elle affectait une démarche aisée, légère, qui n’ajoutait pas peu au plaisir du spectacle. L’amour joua la surprise, l’éblouissement involontaire : il était resté stupéfait à la vue d’un attirail si peu fait pour la figure qui en était ornée. Alecto prit ce mouvement pour de l’admiration : son effronterie en redoubla, et elle se tint sûre du succès de son entreprise. Je ne répéterai point le compliment qu’elle fit au Dieu ; il était assorti au reste, et dans une cour qui n’était rien moins que grave, on se fit les plus grandes violences pour ne point éclater : chacun souriait pourtant, et Alecto prenait tout, comme elle souhaitait qu’il fût, c’est-à-dire, pour des applaudissemens. Elle ne demandait au reste qu’une bagatelle ; elle prétendait que l’amour lui remît son arc et ses flèches. L’amour, qui commençait à s’impatienter ( car le ridicule outré n’amuse qu’un moment), lui répondit : Qu’en feriez-vous, madame ? ma flèche la plus aiguë serait émoussée, si elle était lancée de votre main. Voici tout ce que je puis faire en votre faveur : au moment où Rannée connaîtra son amant, je vous abandonne ses traits ; elle cessera d’être belle.

À peine la vieille fut-elle sortie que toute la cour de Cupidon murmura de ce qu’il venait de lui accorder. De quoi vous plaignez-vous, dit l’amour ? Alecto pourra empêcher Rannée d’être belle ; mais tous ses efforts ne pourront la rendre plus aimable : la malice de son ennemie servira au triomphe de la princesse et du mien. Croyez-vous que je ne puisse retenir un cœur, sans le secours de deux beaux yeux ? Ma puissance aurait de trop faibles fondemens. Je ne règne despotiquement que sur les ames unies par les liens de la vertu ; ce sont les seuls durables.

À peine Alecto était-elle descendue sur la terre, qu’on vit paraître Clio dans l’empire de l’amour. Elle était conduite par les Grâces qui ne l’avaient point abandonnée, quoiqu’elle fût aussi âgée que sa compagne. Sa parure était simple et sans art, et dans son état négligé, elle conservait une fraîcheur que le calme des passions avait entretenu, et qui faisait oublier qu’elle n’était plus jeune. La paix de l’ame recule la vieillesse, et la vertu orne le visage, quand la beauté disparaît.

L’Amour, saisi d’un sentiment respectueux à la vue de Clio, met à ses pieds ses armes victorieuses. Disposez-en, madame, lui dit-il ; les mortels n’auraient qu’à se louer de moi, si je vous eusse toujours fait dépositaire de ma puissance. Clio remercia l’Amour d’un éloge qui la flattait à juste titre. Dieu charmant, ajouta-t-elle, si j’ai employé tous les momens de ma vie à vous offrir des victimes dont vous n’eussiez point à rougir, que je reçoive aujourd’hui la récompense de mon zèle ; que Rannée ne puisse jamais aimer que Mascave ; que ce prince n’éprouve la puissance de vos traits que pour Rannée.

J’en jure par le Stix, lui répondit le dieu de Cithère ; vous le savez, Jupiter, lui-même, n’ose violer ce serment redoutable. Clio se hâta de revenir sur la terre : une nuée d’encens qui des autels s’élevait jusqu’aux cieux, lui annonça la naissance de son élève. Alecto, assistée de ses collègues, s’était emparée de cette princesse au moment où elle avait vu le jour. Comme elle n’avait qu’une minute à exercer sa malice, car le mois de Clio allait commencer, elle se hâta de profiter de ce moment pour exécuter ses projets.

Je souhaite, dit cette furie, qui tenait Rannée dans ses bras, je souhaite que ton cœur ne puisse se refuser au premier mortel qui s’offrira à ta vue, et que tu ne puisses conserver ta beauté que jusqu’au moment où tu connaîtras ton amant. Je souhaite que, méconnue de tous ceux à qui tu seras chère, tu te voies disputer ton rang, ton amant et ton nom. Je souhaite…

Doucement, ma sœur, dit Clio ; le soleil a parcouru la moitié du chemin qu’il doit faire pendant son absence de ces lieux : minuit sonne. Ne croyez pas pourtant que je fasse le plus petit effort pour déranger ce que vous venez de souhaiter : que vos vues soient remplies par rapport à Rannée, j’y consens ; mais si elle conserve toute sa vertu jusqu’à sa vingtième aimée, son sort sera fixé, et vous perdrez sur elle les droits que vous a donné le moment de sa naissance.

Clio avait pris Rannée des mains d’Alecto. Cette petite princesse, qui n’avait cessé de pleurer depuis le moment où son ennemie s’était emparée d’elle, sembla connaître le bien qui lui arrivait en passant sous les lois de Clio. Ses larmes tarirent, et, alors, tous ceux qui étaient dans la chambre de la reine s’empressèrent à examiner la proportion de ses traits, qu’on n’avait pu remarquer jusqu’alors. Embrassez la princesse, dit Clio au roi et à la reine. Pour la soustraire aux pièges d’Alecto, je suis forcée de la dérober à vos caresses : vous serez long-tems sans la voir ; c’est un sacrifice qu’il faut faire au bien de votre peuple.

Il n’y avait que ce motif qui put faire supporter à Aris et à Mithra la séparation de leur fille ; mais aussi était-il tout puissant ; ils l’arrosèrent de leurs larmes, et la remirent entre les bras de la fée, qui s’éleva avec elle dans les airs. Toute la cour la suivait des yeux et du cœur : de nouveaux objets attirèrent toute l’attention, et forcèrent les spectateurs à quitter de vue pour quelques instans la fée et la princesse.

Deux palais de cristal parurent à la distance des yeux ; et, lorsqu’on les eut considéré quelques instans, les mouvemens du cœur ramenèrent tous les regards vers la princesse. Mais, ô surprise ! on vit deux Clio, si parfaitement ressemblantes, qu’il n’était pas possible de les distinguer : elles tenaient chacune un enfant dans leurs bras, et s’avançaient vers ces beaux palais. À peine y furent-elles entrées, que l’un se fixa sur le sommet d’une montagne inaccessible ; l’autre s’éleva tellement dans les airs, qu’on pouvait à peine l’apercevoir.

Le roi et toute sa cour avaient les yeux fixés vers ces deux palais, sans pouvoir distinguer celui des deux qui renfermait la vraie Clio et la princesse leur fille. Le lecteur ne le distingue pas non plus, j’en suis sûre ; je dois l’en instruire. Cette multiplication était un effet de la malice d’Alecto : on le conçoit assez. Au moment de la conception de la princesse, les méchantes fées avaient épuisé leur art à douer du même tempérament la fille d’une femme de basse condition, qui avait reçu l’être au même instant ; même tempérament, même conformation d’organes, même taille, mêmes dispositions pour les vices et les vertus.

La fausse Rannée fut conduite par Alecto dans le palais de cristal qui s’était fixé sur la montagne ; et, pour empêcher qu’on ne découvrît sa fourberie, elle avait emprunté la figure de Clio. Cette dernière se riait de la malice de son ennemie ; Alecto pouvait tromper le roi et toute la cour en la contrefaisant ; mais il lui manquait un Mascave, et l’éducation allait mettre une différence infinie entre ces deux filles, si semblables d’ailleurs.

Clio enleva dans le même tems le prince de la Chine, et le transporta dans le palais aérien ; mais, comme il importait à ses desseins qu’il ne fût pas connu pour ce qu’il était, elle déguisa son sexe, et lui donna les habits du sien. Elle avait transporté dans ce palais tous ceux qu’elle avait choisi pour lui aider à élever sa princesse ; et quelle attention avait-elle donné à ce choix important ? Toute l’Europe avait à peine suffi à ces recherches ; et, quoiqu’elle les eût pris parmi tout ce qu’il y avait de plus parfait, elle employa une année entière à perfectionner leurs talens, et à leur faire prendre des idées uniformes ; car rien ne nuit plus à l’éducation que la contrariété des vues des maîtres. À peine Rannée commença-t-elle à bégayer, qu’on découvrit en elle les germes pernicieux des vices que les méchantes fées avaient mis en son ame. Elle aimait si passionnément sa nourrice, qu’on ne pouvait l’arracher de ses bras, sans risquer de la faire tomber en convulsion : il n’y avait qu’un moyen de l’en déplacer. Clio prenait Mascave sur ses genoux ; aussitôt Rannée lui tendait ses petites mains, et s’efforçait de s’élancer pour partager le siège du prince. Comme il avait trois ans plus que Rannée, Clio ne le quittait pas une minute. Nul de ses mouvemens n’échappait à la fée ; nulle de ses actions dont elle ne tirât avantage pour connaître et perfectionner ses dispositions naturelles. Mascave répondait à ses vues, excepté en celle qu’elle avait le plus à cœur. Il regardait Rannée comme une sœur chérie ; mais ses sentimens venaient de l’habitude de la voir. Clio n’y voyait point cette vivacité qu’elle remarquait dans ceux de la princesse. Clio fut alarmée de cette indifférence, et n’oublia rien pour la faire disparaître ; tout fut inutile ; et plus d’une fois elle fut tentée d’accuser l’Amour de n’avoir rempli que la moitié de ses promesses. C’était pourtant pour les accomplir plus clairement qu’il en retardait l’exécution ; mais Clio, quoique fée, était mortelle. Ses vues étaient trop bornées pour comprendre la sagesse des dispositions des dieux qui vont à leur but par les routes qui paraissent en éloigner.

Passons légèrement sur les premières années de Rannée, qui n’ont rien de fort intéressant. Il avait fallu lui ôter sa nourrice : cette femme qui était pourtant le phénix de celles de son espèce, ne pouvait souffrir la contradiction pour son élève : elle se persuadait que sa santé en souffrirait ; et Clio ne put jamais lui faire comprendre que la violence des passions est beaucoup plus contraire à la formation des enfans qu’une sage contradiction qui les met sous le joug. Rannée sentit d’abord cette séparation avec tant de violence qu’on eût dit que sa vie en était en danger : la légèreté de son caractère ne lui permit pas d’en être long-tems affligée, et, au bout de vingt-quatre heures, on la vit tranquille.

La légèreté de Rannée se décelait à tous les momens : elle souhaitait avec passion une chose dont elle se dégoûtait le moment d’après. Mascave était d’un caractère tout différent ; il s’attachait avec difficulté, et il n’était pas possible de le dégoûter d’une chose qu’on était parvenu à lui faire aimer, à moins qu’on ne lui prouvât qu’il avait eu tort de s’y attacher.

Ces différences de tempérament lui inspirèrent bientôt de l’éloignement pour Rannée : il ne pouvait se prêter à sa bizarrerie. Quoique la princesse n’eût que cinq ans, elle s’aperçut bientôt que Mascave la fuyait, et s’ennuyait avec elle. Elle l’aimait avec tant de vivacité, que cette froideur la jeta dans une sorte de désespoir. Elle versait un jour des larmes amères dans un lieu écarté. Qu’avez-vous, ma chère, lui demanda Clio, qui la surprit en cette situation ? Je suis désespérée, ma bonne, lui répondit-elle ; Mascave ne m’aime plus. Je n’en suis pas surprise, lui répondit Clio, Mascave a trop de raison pour aimer ce qui n’est point aimable. Est-ce que je ne suis pas aimable, lui répondit la princesse avec vivacité ? J’ai beau regarder au miroir, je ne trouve rien ici de plus beau que moi, excepté Mascave. J’en conviens, lui dit la fée ; mais les défauts de votre caractère font oublier la régularité de vos traits. Mascave vous voit aujourd’hui avec indifférence ; bientôt elle vous méprisera et parviendra enfin à vous haïr. Ah ! madame, j’en mourrais de douleur, s’écria Rannée, en se jettant dans les bras de Clio. Mais serait-il possible que Mascave pût me haïr ? elle serait bien ingrate, car je l’aime fort. Vous le croyez, lui dit la fée : pour moi, je pense que vous ne l’aimez guère, car vous faites à tous momens des choses qui lui déplaisent. Pensez-vous donc qu’elle puisse vous trouver aimable, quand vous vous mettez en colère, et que vous manquez de douceur ; quand vous haïssez aujourd’hui ce que vous aimiez hier à la folie ? Non, ma chère Rannée, Mascave ne peut vous aimer avec tous ces défauts ; si vous voulez qu’elle s’attache à vous, corrigez-vous, suivez son exemple. Ah ! ma bonne, je vous le promets, dit Rannée ; dès aujourd’hui, je veux être telle que vous le voulez, et Mascave n’aura pas le cœur de me donner du chagrin.

Dans le moment, Mascave entra. Il tenait une carte de géographie qu’il voulut cacher par complaisance ; car Rannée qui s’était d’abord attachée à cette science avec passion, s’en était dégoûtée depuis un mois. Ne cachez pas votre carte, dit-elle à Mascave ; venez, ma chère sœur, nous étudierons : je ne veux plus aimer que ce qui vous amusera, à condition que vous m’aimerez aussi. Mascave, avait le cœur excellent ; il fut touché de la complaisance de Rannée, et la reconnaissance l’engagea à redoubler ses attentions pour elle. Rannée, charmée du changement qu’elle vit en lui, continua à corriger en elle tout ce qui déplaisait à Mascave : insensiblement elle prit l’habitude de conformer ses goûts aux siens, et cette habitude s’étant fortifiée pendant plusieurs années, forma en elle comme une seconde nature. Mascave fut ravi de ce changement, et perdit sans s’en apercevoir, le dégoût que lui avaient inspirés les défauts de Rannée : l’amitié y succéda, et de l’amitié à l’amour, le chemin est aisé à faire à l’âge de dix-huit ans.

Mascave était parvenu à ce terme : Rannée finissait son troisième lustre, et l’on eût eu peine à croire qu’elle n’était pas née parfaite, tant l’exercice de toutes les vertus lui était devenu naturel. Cet aimable couple, sans curiosité pour ce qui se passait dans le reste de l’univers, se suffisait à lui-même ; mais le tems des grands événemens approchait. Clio annonça à Mascave qu’il fallait se séparer de Rannée ; et, quoiqu’elle flattât ces enfans d’une prompte réunion, ils furent inconsolables : il fallut arracher Mascave des bras de Rannée, qui resta sans sentiment dans ceux de Clio. Cette fée employa, pour la consoler, tout ce que l’amitié qu’elle avait pour elle, lui put suggérer ; et, l’ayant vue plus tranquille, elle rejoignit Mascave, et prit avec lui le chemin de la Chine.

Pendant le court espace qu’elle mit à faire ce long voyage, elle instruisit le prince de son sexe et des raisons qui l’avaient engagé à le lui cacher. Mascave rougit de se voir sous des habits de femme ; mais la fée, d’un coup de baguette, les changea, et, ce qu’il y a de surprenant, c’est que le jeune prince ne se trouva point embarrassé de ces nouveaux habits. Il jetait des yeux avides sur les contrées diverses qu’il parcourait. Et, quoique la nouveauté de ces objets fut bien capable de faire diversion à ses pensées, ses yeux se tournaient sans cesse sur le palais qu’il venait de quitter. Il soupirait pour Rannée, mais d’une manière tranquille. Ses sentimens pour elle n’avaient été jusqu’alors qu’une amitié extrêmement tendre ; le moment était venu où il allait en éprouver de plus vifs. Arrivé proche du palais où son père faisait sa résidence, la fée lui présente un cheval superbement enharnaché : elle l’arme de toutes pièces. Mascave admire avec plaisir ces nouveaux ornemens : un carquois rempli de flèches, attire sur-tout ses regards : il examine le carquois, et tire une flèche ; il essaie sur le bout de son doigt, et se pique sans le vouloir. Cette flèche était celle que lui gardait l’amour. Les sentimens qu’il avait pour Rannée se dévoilent, se fortifient, ou plutôt changent de nature. Les tourmens de l’absence redoublent : il dit à Clio en soupirant : madame, que faisons-nous ? pourquoi nous éloigner de Rannée ? Ah ! je n’ai jamais connu, comme je le sais à présent, le bonheur de vivre avec elle : en serai-je privé pour jamais ?

Ainsi, l’amour, devenu passion, s’annonce par des tourmens : le soupir, enfant de la douleur, est le premier effet qu’il produit ; l’inquiétude suit, la défiance, la crainte, et mille mouvemens fâcheux que l’amour vertueux ignore. Clio sourit, et, embrassant Mascave, lui dit : mon fils, cette absence ne sera point éternelle, vous reverrez Rannée ; mais que je crains votre retour auprès d’elle ! vous serez le témoin de deux changemens consécutifs en elle ; ce que vous aimez, perdra ses grâces, perdra ses vertus ; vos sentimens pour elle pourront-ils survivre à cette perte ? Mascave frémit ; non, s’écria-t-il, que les traits de Rannée changent, à la bonne heure ! Vous le savez, sa beauté n’a pas fait naître en moi les sentimens que j’y découvre en ce moment ; il fut un tems où elle ne plaisait qu’à mes yeux. Le seul changement de ses mœurs lui a fait trouver le chemin de mon cœur. Il serait, sans doute, déchiré, s’il était forcé de perdre la douce habitude de l’adorer ; toutefois, je sens que mon amour pour elle ne pourrait survivre à mon estime : non, madame, si je cesse de l’estimer, je ne l’aimerai plus. Mais, pourquoi Rannée cesserait-elle d’être vertueuse ? Pourquoi n’employez-vous pas toute la puissance de votre art, pour la préserver de ce malheur ?

Je puis tout sur les élémens, lui répondit Clio ; mais je ne puis rien sur les cœurs. Brûlez pour Rannée tant qu’elle sera digne de votre estime ; et souvenez-vous, si elle s’en rend indigne, que vous seriez avili en continuant de l’aimer : nous partageons l’infamie des objets de nos attachemens.

Cet entretien jeta un fond de tristesse dans le cœur de Mascave, que la joie de revoir les auteurs de sa naissance ne put dissiper entièrement. Il passa trois mois à la Chine, et, malgré les prédictions de Clio, il sentait que Rannée lui devenait plus chère chaque jour ; effet de la blessure qu’il s’était faite. L’amour de passion a des contradictions qui ne peuvent s’expliquer. Il sentait qu’il ne pouvait être heureux qu’en devenant l’époux de sa princesse : il frémissait dans la crainte de la voir devenir indigne de sa tendresse : il se flattait de pouvoir détourner le malheur dont elle était menacée. Cette dernière pensée, l’emporta : il obtint de ses parens la permission d’aller à Lutésie, pour demander la princesse à son père. Clio l’avait averti qu’elle devait lui être rendue deux jours après son arrivée dans cette cour. Il y parut avec un cortège superbe, et conduit par Clio qui lui rendit Aris favorable. Par l’ordre de la fée, toute la cour se rendit dans une grande plaine ; et vit, avec des transports de joie, les deux palais aériens s’approcher lentement : ils s’ouvrent ; les deux Rannée sortent en même tems, et vont se jeter aux pieds d’Aris et de Mithra. Le doux nom de père sort en même tems de leur bouche. Aris veut se livrer à la joie ; son cœur s’y refusa. Une des deux est sa fille : il frémit dans la crainte de se tromper. La nature ne s’explique pas plus clairement dans le cœur de Mithra ; on se flatte que l’amour sera plus clairvoyant. On prie Mascave d’approcher et de décider entre ces deux rivales. Mais ô prodiges ! à peine ont-elles jeté les yeux sur lui, que la vraie Rannée devient d’une laideur horrible. Les dieux se déclarent en ma faveur, s’écrie sa concurrente : la méchante Alecto n’a pu soutenir sa supercherie et le ciel la force à abandonner la malheureuse qu’elle voulait me substituer. Le peuple qui ne réfléchit guère, poussa des cris de joie et demandait à haute voix qu’on lui abandonnât cette laide créature, pour la punir du crime qu’elle avait voulu commettre. Aris, Mithra et Mascave n’étaient pas de ce sentiment. Ils se souvenaient que le changement des traits de Rannée avait été prédit, et la laideur de cette princesse leur paraissait une preuve en sa faveur. Mais comment faire revenir le peuple de sa prévention ? La chose n’était pas possible, et on résolut d’attendre du tems des lumières nouvelles.

Les deux Rannée furent logées dans le même palais ; mêmes habits, mêmes honneurs, mêmes carrosses de la part du roi et de la reine. Cependant, la beauté faisait son effet ordinaire. La fausse Rannée gagnait chaque jour quelque chose dans les cœurs qu’elle avait intérêt d’attendrir. Mascave la visitait assidûment, et était surpris de lui entendre raconter les plus petites particularités de son enfance. Il est vrai que la princesse disgraciée de la nature les racontait avec la même exactitude ; mais les paroles de l’une avaient une persuasion qui manquait à la dernière. À mérite égal, une belle personne a des avantages infinis sur une laide. Insensiblement Mascave oublia le chemin de l’appartement de la vraie Rannée ; il ne bougeait d’auprès de celle pour laquelle son amour ne méritait plus ce nom. C’était une passion vicieuse, parce que la fausse Rannée n’avait rien qui pût entretenir un amour vertueux. Quand le sentiment qu’on nomme tendresse est poussé jusques-là, il cache à la vérité les défauts de l’objet aimé ; mais il ne les cache que superficiellement : l’estime s’anéantit faute d’aliment, et le fait d’une manière si imperceptible, que celui chez lequel elle meurt, est long-tems sans s’en apercevoir. Les inégalités de la fausse Rannée parurent alors aux yeux de Mascave pour vivacité, et l’égalité d’humeur de la vraie Rannée, pour indolence.

Je prie mes lecteurs, et sur-tout mes lectrices, de remarquer qu’à mesure que la passion de Mascave augmentait, son respect pour celle qui l’avait fait naître, diminuait. On s’offensa à la vérité la première fois qu’il osa manquer à la décence ; mais ce fut de manière à ne le pas désespérer. La fausse Rannée n’avait pas pris l’habitude de se commander à elle-même : elle succomba bientôt. Mascave se crut d’abord le plus heureux de tous les hommes ; à peine l’ivresse fut-elle dissipée, qu’il se fit horreur. Il ne douta plus que cette princesse, qui avait abandonné la vertu, ne fut la vraie Rannée : les paroles équivoques de la fée nourrissaient son erreur. Elle venait de se rendre indigne de lui ; un dégoût insurmontable prit la place de sa passion satisfaite : il la voyait alors telle qu’elle était en effet, et cette vue redoublait son erreur ; car il reconnaissait en elle tous les défauts qu’il avait remarqué dans la vraie Rannée, en ses premières années. Vous croyez peut-être que son dégoût pour la fausse Rannée, était une disposition permanente ; non, les passions, je l’ai déjà dit, sont contradictoires : il l’adorait, la méprisait, la haïssait par intervalle, et quelquefois, il éprouvait en même tems ces sentimens si contraires ; en sorte qu’il pouvait s’appliquer ces vers d’un auteur fameux :

Je te hais et t’aime tout ensemble ;
Je ne puis vivre avec toi, ni sans toi.

Je n’ai rien dit des dispositions de la vraie Rannée. Sa douleur avait été extrême. Clio, invisible pour le reste de la cour, ne l’avait point abandonnée. Pourquoi vous affligez-vous, lui disait-elle quelquefois, des assiduités de Mascave, pour votre rivale ? elles avancent sa guérison, en lui donnant moyen de découvrir les défauts de cette fille. Ah ! ma bonne ; lui disait la princesse, je pardonne a tout le monde de me méconnaître ; mais je ne pourrai jamais oublier l’erreur de Mascave : son cœur devrait-il balancer entre moi et ma rivale ? Clio riait de la colère de Rannée, et, cependant s’affligeait de l’oubli du prince. La volupté serrait chaque jour les liens qui l’attachaient à la fausse princesse. Vingt fois par jour, le mépris, le dégoût le chassaient de son appartement, et vingt fois l’habitude l’y ramenait. Dans un de ces momens de dégoût, il passa proche de l’appartement de Rannée, et son inquiétude le porta à y entrer. Il cherche dans sa conversation du soulagement à l’ennui qui le poursuivait sans cesse ; il retrouve dans ses discours ces grâces qui l’avaient autrefois charmé. Il oublie en l’écoutant le changement de ses traits : à la sagesse de ses discours, il croit retrouver sa princesse ; un regard jeté sur elle réprime ce retour de son cœur. Il baisse les yeux, l’écoute encore : son ame s’agite ; il se jette à ses pieds, et perd à côté d’elle ce langage respectueux auquel elle était accoutumée, et que son ame vertueuse pouvait seule entendre. Arrêtez, téméraire, lui dit Rannée, avec cette autorité que donne la vertu. Mon cœur et mes sentimens ont moins de ressemblance avec ceux de ma rivale, que les traits de mon visage : portez-lui ce langage que je dédaigne ; l’horreur succède à la tendresse que vous sûtes m’inspirer autrefois.

Ces paroles de Rannée furent un trait de lumière pour Mascave. La vertu de là princesse dissipe l’illusion ; il ne daigne plus consulter ses sens qui l’avaient si cruellement déçu. Son ame reconnaît l’ame de la vertueuse Rannée : il retombe à ses pieds ; mais dans les dispositions du plus vif repentir. Quel crime ai-je commis s’écria-t-il ? et comment me flatter d’obtenir le pardon d’une telle offense ? Ah ! Rannée, que ne pouvez-vous lire dans mon cœur ! les remords le déchirent : vous êtes vengée ! rendez-moi votre amour.

Le cœur entend le langage du cœur. Rannée conçut que le repentir du prince était sincère ; l’amour plaidait sa cause. Cependant elle craignait d’occasionner une rechute par un pardon trop facile. Clio vint la tirer de cet embarras. Elle parut tout-à-coup, et relevant Mascave, que la honte empêchait de lever les yeux vers elle : vous triomphez, Rannée, dit-elle à la princesse ; c’était à votre persévérance dans la vertu, que les dieux avaient attaché le retour de Mascave, et celui de votre beauté. À ces mots, Mascave jette les yeux sur la princesse ; il reconnaît ces traits enchanteurs qui l’avaient séduit dans sa rivale, et il y retrouve ce qui manquait à la dernière, ce fard qui n’appartient qu’à la pudeur et à la décence, d’ajouter à la beauté, et qui l’embellissent encore. Clio les conduisit à l’appartement du roi et de la reine qui, à la vue de la fée, ne peuvent plus douter qu’elle ne soit leur fille. Dans le même tems, on entendit des cris épouvantables dans l’appartement de la fausse Rannée : elle était devenue si affreuse, que ne pouvant supporter sa vue, elle mit fin à une vie que la perte du cœur de Mascave allait lui rendre odieuse.

Mascave et Rannée ne purent s’empêcher de donner des larmes à cette infortunée. Voilà, dit Clio, en s’adressant à la princesse, le sort qui vous était préparé par Alecto. La nature n’avait mis aucune différence entre vous et cette fille infortunée. L’éducation, l’amour ont rectifié votre cœur, et y ont fait naître cette vertu qui vous rend aujourd’hui un père, une mère, un trône et un époux. N’oubliez jamais combien vous lui êtes redevable, et que votre fidélité envers elle assure pour jamais la félicité que vous tenez d’elle.


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