Contes populaires/José le Brocanteur

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G. E. Desbarats (p. 41-47).

II

JOSÉ LE BROCANTEUR


Quand on n’a pas ce que l’on aime, Il faut aimer ce que l’on a.


Qui de vous, chers lecteurs, n’a déjà pu observer à la campagne, les jours de marché, des rassemblements de bons habitants, se livrant aux improvisations les plus invraisemblables, pour établir les qualités ou les défauts d’une bête quelconque qu’ils voudraient échanger. Le plus ordinairement il s’agit d’un cheval. À peine l’échange a-t-il eu lieu, qu’on en recommence un autre, puis un troisième, et puis ça ne finit plus.

Dieu sait combien cette passion de brocanter a déjà causé de chicanes, de proçaillons et de misères. Si nos bons habitants avaient profondement gravé dans la mémoire : « il faut aimer ce que l’on a, » ils se garderaient d’un brocanteur comme de la peste. Ce sera donc sur ce sujet, chers lecteurs, que roulera mon conte et voici les mélancoliques aventures de mon héros :


Il s’appelait José, tout court, sans autre nom.
Son âge, il l’ignorait, ou bien n’y pensait guère
Quoiqu’il eût, dès longtemps, de la barbe au menton.
C’était, au demeurant, un excellent garçon,
Bon cœur, bon pied, bon œil, ne songeant à mal faire ;
Sans esprit, par malheur, car d’aucune façon,
Il n’aurait, comme on dit, pu découvrir la poudre.
Bien plus, ce n’eût été très facile à résoudre
Quand José, dans le champ, menait paître les bœufs
Quel était le plus bœuf d’entre eux.

Or donc, depuis dix ans, José servait son maître
De la manière que j’ai dit,
Lorsqu’un jour de printemps il lui vint à l’esprit
D’avoir femme à son tour. C’était erreur peut-être,
Mais n’importe ; à tout âge on se trompe après tout,
À la ville, au village, et quelque peu partout.
Il alla chez son maître et lui dit : s’il vous plaît,
Payez-moi, je ne veux plus demeurer valet ;
J’ai maintenant toute autre idée,
Je retourne au pays prendre ma fiancée.

— Fort bien, mon gars, voici cinquante écus tout neufs,
Que le Ciel te bénisse et qu’il te rende heureux !

Sur ce, José plia bagage
Et tout en fredonnant un chant vif et joyeux
Prit la route de son village.

Un soleil radieux brillait au firmament
Et les oiseaux chantaient cachés sous la feuillée ;
Partout la nature éveillée
Montrait à l’œil charmé sont rajeunissement.
José marchait le nez au vent,
Un pied derrière, un pied devant,

Quand il vit arriver, au trot, dans la poussière,
Un cavalier campé sur un fier étalon.
Ce cavalier était un maquignon.
Dès qu’il fut à portée :

Dès qu’il fut à portée— Ah ! Ah ! mon beau compère,
Cria José, vous n’êtes pas trop mal
Pour voyager, sur ce fringant cheval ?…
Je vous garantis bien qu’il ferait mon affaire…

— Hé ! l’ami, vous pouvez l’avoir cet animal…
Mon cheval est à vendre à vous comme à tout autre.
Vous m’avez l’air d’un bon apôtre,
Et si votre gousset logeait cinquante écus,
Vous n’auriez qu’à grimper dessus.

— Cinquante écus ! topez, au mot je vous arrête,
Voici l’argent. C’est fait, et puis n’en parlons plus.

Voilà donc mon José qui grimpe sur la bête
Et d’un coup de talon lui laboure le flanc.
L’animal indigné part comme une fusée
Faisant sauter son maître, en sa course insensée,
Comme le rapide volant
Sous la raquette d’un enfant.
Jamais on n’endura de tortures pareilles,
Le bon José, fermant les yeux,
Se cramponnait, de ses bras vigoureux
À la crinière, aux deux oreilles,
Avec le désespoir d’un héros malheureux ;
Ce qui n’empêcha pas qu’il ne fit la culbute
Au milieu d’un ruisseau peu profond, mais fangeux.

José se relevait tout meurtri de sa chute,
Pestant contre lui-même et contre l’animal,
Lorsqu’il vit un quidam ramenant le cheval
Et gourmandant en sus, d’une voix enrouée,
Le pas lent et craintif d’une vache efflanquée.

Je suis toujours chanceux de n’être estropié,
Bateau ! disait José, s’essuyant le visage,

A-t-on jamais monté d’animal plus sauvage !…
Ce cheval-là m’allait comme une tuque au pied !…
Je l’aimais trop tantôt, maintenant il m’écœure.

Parlez-moi d’une vache, au moins
Ça vous fournit du lait, du fromage et du beurre,
Et ça peut se garder sans qu’il faille grands soins.
Je ne ferais pas mal de l’échanger sur l’heure,
Ça me semble un marché fort beau,
Sans compter qu’au printemps la vache donne un veau
Dont on mange la viande et dont on vend la peau…
Mon ami, voudrais-tu mon cheval pour ta vache ?
Tu n’y perdrais pas, que je sache,
Voyons, qu’en penses-tu ?…
Voyons, qu’en penses-tu— Mon bon Monsieur, pardi !
Si cela vous va bien, ça me va bien aussi.

Voila le marché fait, et chacun continue
Sa route ; le quidam à cheval, et José
Pourchassant devant lui cette vache fourbue.

Lorsqu’on voyage à pied, l’on est vite lassé,
Surtout quand il fait chaud. Bientôt le pauvre hère
Sentit sa langue en feu se coller au gosier.
Nous avons une vache, il s’agit de la traire,
Pensa-t-il. Aussitôt, au tronc d’un mérisier,
Il attache la bête et s’accroupit derrière ;
Mais comme il n’avait pas de sceau
Nécessité l’ingénieuse
Lui suggéra soudain d’employer son chapeau.
Puis de ses larges mains à la paume calleuse
Il se met à presser les pis avec fureur.
Mais hélas ! point de lait !… Pour comble de malheur,
L’animal irrité détache une ruade
Qui flanque mon José quasi mort sur le dos
Et la figure en marmelade.

C’en était fait de notre héros,
Sans un boucher témoin de sa déconfiture
Et qui par là passait, emportant sous le bras

Un goret de deux mois, au poil lisse et bien gras.
Il releva José, lui lava la figure
Tandis que celui-ci contait son aventure.

— Eh ! Parbleu ! mon ami, vous étiez dans l’erreur…
Cette vache est vieille et tarie,
Bonne, au plus, pour la boucherie.

Qui le croirait jamais ?… En ce moment, lecteur,
Le bon José se mit à brailler de douleur :
On le sait bien… Eh oui ! beuglait-il, à tue-tête,
Ça fera de la viande à qui tûra la bête,
Pourvu qu’elle soit tendre, il mangera le tout.
Mais moi je n’ai jamais éprouvé que dégoût
Pour cette viande-là, je la trouve insipide.
À la bonne heure, un beau petit cochon !
Le vôtre par exemple Oh ! bateau ! ça c’est bon !…
Puis on a le boudin…
Puis on a le boudin… José, d’un œil avide
Lorgnait complaisamment l’embonpoint du goret.

Et le boucher reprit : écoutez, camarade,
À vous égosiller ne vous rendez malade ;
Je puis bien, si cela vous plait,
Troquer ma bête pour la vôtre,
Car, à mes yeux, l’une vaut l’autre.

Le marché fut fait vite, et José s’en alla
Embrassant le goret sur sa mâle poitrine.
La reine, en ce moment, n’était pas sa cousine.
À quelques dix arpents de là,
José, dont le bon cœur était gonflé de joie,
Fit la rencontre d’un manant
Qui trottinait avec une oie.
Ces deux messieurs s’étant salués poliment,
Comme aux champs c’est d’ailleurs la coutume ordinaire,
Chacun se raconta ce qu’il avait à faire.

Moi, disait l’homme à l’oie en vous la soupesant
Je m’en vais, de ce pas, au marché de la ville
Vendre mon jars son poids d’argent.

C’est bien le moins pour un tel volatile,
Et je vous garantis, que celui qui mordra
Dans ce rôti quand on le servira
Ne fera pas la fine bouche.

— Oui, répliquait José, la pesant à son tour,
Votre oie a bien son prix, c’est clair comme le jour,
Cela se sent quand on la touche ;
Mais mon goret, à moi vaut au moins tout autant.

— Sans doute, mon ami, mais votre affaire est louche
Tenez, à parler franchement,
On a volé tantôt dans l’étable du Maire
Un goret qui ressemble au vôtre exactement.
Si c’était celui-ci qu’on cherche maintenant »
Aussi vrai que tous deux le soleil nous éclaire
Votre procès serait tôt fait.

José crut, à ces mots, entrevoir le gibet.
Je ne vois qu’une chose à faire
Dit-il, donnez-moi l’oie et prenez le goret.

— Soit, fit l’autre en riant, merci, cher petit frère.

Voila donc José le benet
Marchant avec son oie, au bord de la rivière.
La nuit tombait. Au bout de l’horizon
On voyait, ainsi qu’un tison,
Se lever lentement la lune ;
Et les étoiles, une à une,
S’allumaient dans le ciel profond.
Sur le grand fleuve erraient des voiles,
Et les chants des gais matelots
Glissant sur la face des flots
Où se balançaient les étoiles
Faisaient résonner les échos.
José s’assit alors sur le bord de la grève,
Et comme il avait faim, il se prit à songer ;
Mais l’oie, en s’éloignant, coupa court à son rêve
Car l’oiseau libre et fier commençait à nager.

Avec lui s’envolaient la femme et le ménage
Lorsque, fort à propos, passa dans ce moment,
Un remouleur avec son instrument ;
Et ce remouleur-là se jetant à la nage
Ramena l’oie en un instant.

José le mit bien vite au fait de son histoire.

— Écoutez, mon ami, vous avez un bon cœur,
Dit le nouveau venu, d’un ton vif et moqueur,
Et nul, autant que moi, ne veut votre bonheur.
Tenez, si vous voulez m’en croire
Vous allez faire un remouleur.
En moins d’un an, ah oui ! grâce à votre énergie
Vous gagneriez cinquante écus
Et plus.

— Mille noms d’un bateau ! J’en aurais bien envie,
Je suis grand, je suis fort, je veux gagner ma vie…
Mais il me faudrait un moulin ?…

— Un moulin, dites-vous, je puis vous satisfaire,
Donnez-moi cet oiseau, je vous donne ma pierre
Et vous commencerez le métier dès demain.

— Topez-là, dit José, ceci fait mon affaire,
Et le brave garçon se remit en chemin.

Bientôt la soif le prit. Au bord de la rivière
José déposa son fardeau
Et se mit, à plat ventre, au niveau de l’eau claire :
Mais la meule, en glissant, gagna le fond de l’eau.
Le fleuve était profond… que faire ?….
Eh parbleu ! ne plus y songer.
C’est ce que fit José. Sans se décourager,
Il renonça, dès lors, aux lois du mariage,
Et l’Histoire inflexible apprendra, d’âge en âge,
À nos enfants, à nos neveux,
Qu’il revint chez son maître et fit paître ses bœufs.