Contes populaires de Basse-Bretagne/Bihanic et l’Ogre

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François-Marie Luzel
Contes populaires de Basse-Bretagne
PERSONNAGES ET ANIMAUX FABULEUX ET APOCRYPHES



XI


BIHANIC ET L’OGRE
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UN vieux pêcheur de Douarnenez était resté veuf avec trois fils, jeunes encore. Il n’avait pour tout bien que sa barque et ses filets ; Tous les jours, il allait en mer avec ses trois fils, et ils vivaient ainsi, tant bien que mal, du produit de leur pêche. Mais, le vieillard vint à mourir, quand Dieu jugea que son heure était venue, et les trois frères restèrent sans appui et sans autre ressource que la petite barque et les filets que leur laissait leur père. Ils continuèrent d’aller tous les jours en mer, comme devant, quel que fût le temps. Mais, hélas ! manquant encore d’expérience dans le métier, ils ne prenaient presque rien.

Un jour, leur barque fut jetée en pleine mer, par un coup de vent, et, par un temps affreux, ils passèrent la nuit dehors, à la grâce de Dieu. Au matin, le vent tomba et ils abordèrent à une terre inconnue d’eux. C’était une île. Comme ils y cherchaient quelque habitation, ils arrivèrent devant un vieux château ceint de hautes murailles. Mais, ils avaient beau tourner autour, ils ne trouvaient pas de porte. Comment foire pour y entrer ? Ils étaient bien embarrassés. Alors, le plus jeune des trois, qui avait nom Bihanic (le petit), grimpa sur un grand chêne, qui était contre le mur, puis, se glissant le long d’une branche, il descendit dans un grand jardin, rempli de belles fleurs et de fruits de toute sorte. Une fois dans le jardin, il jeta des poires, des pommes, des oranges, et des pêches à ses frères, par-dessus le mur. Après quoi, et quand il en eut mangé lui-même son content, il voulut aussi visiter l’intérieur du château. Les portes en étaient grandes ouvertes et il entra. Il arriva dans la cuisine et n’y trouva personne. Mais, il vit un bœuf entier qui cuisait à la broche, et sur la table, il y avait un tas de miches de pain blanc tout frais. Il en prit quelques-unes et se hâta de les aller jeter à ses frères, par-dessus le mur. Puis, il revint à la cuisine, coupa une tranche de bœuf et se mit à la manger, tranquillement, comme s’il eût été chez soi. Tôt après, il entendit quelqu’un qui descendait, lentement et lourdement, l’escalier de pierre, comme s’il avait un poids de deux cents livres à chaque pied. Il se cacha vite sous la table et vit arriver un Ogre, qui avait bien dix pieds de haut et cinq ou six en largeur. L’Ogre débrocha le bœuf, qui rôtissait devant le feu, et le posa sur la table. Puis, il alla à son cellier et en rapporta une barrique de vin, sous son bras. Il posa la barrique à terre, sur un bout, la défonça et commença alors à manger et à boire. Et il mangeait et buvait, il fallait voir comme ! Tout à coup, il lâcha une pétarade telle, qu’on aurait dit une demi-douzaine de coups de canon ! Bihanic en fut balayé par le vent, jusqu’au fond de la cuisine. Il se releva lestement, se présenta devant l’Ogre, son bonnet à la main, et lui dit d’un air dégagé :

— Bonjour, mon père !

— Comment, ton père, avorton ? répondit l’Ogre, surpris de le voir ; d’où viens-tu ?

— De votre ventre, mon père.

— Comment cela ?

— Oui vraiment, vous êtes bien mon père, et vous venez de me mettre au monde, dans la pétarade de tout à l’heure. N’avez-vous donc rien senti d’extraordinaire ?

— Il est vrai que je ne me souviens pas avoir jamais fait autant de bruit, et il devait y avoir quelque chose d’extraordinaire, là-dedans.

— C’était moi.

— Quoique tu sois bien petit, je suis bien aise de t’avoir pour me tenir société ; du moins je ne serai plus seul, à présent, dans cet immense château, où je m’ennuie parfois. Assieds-toi là, en face de moi, et mange et bois.

Bihanic s’assit en face de l’Ogre et mangea et but, un peu rassuré. Quand il ne resta plus rien du bœuf, que les os, l’Ogre lui dit :

— A présent, je vais en voyage, pour la chasse aux hommes, et il se peut que je sois absent, quelque temps ; mais, ne t’en inquiète pas, car tu ne manqueras de rien, ici ; tu trouveras à boire et à manger, à discrétion, et le jardin est rempli de fruits délicieux de toute sorte. Je te laisse ma chienne pour te tenir compagnie. Voici encore, pour t’amuser, les clefs de tous les appartements du château. Il y en a soixante-dix, et elles sont toutes en diamant. Avec elles, tu pourras tout visiter et te promener partout. Il n’y a qu’une seule clef dont tu ne pourras trouver l’emploi.

L’Ogre partit alors.

Bihanic commença par s’assurer si ses frères étaient restés à l’attendre ; mais, ceux-ci, ne le voyant pas revenir, s’étaient dit, au bout de quelque temps : « Bihanic aura été, sûrement, mangé par l’Ogre qui habite dans ce château, » et ils s’en étaient allés.

Bihanic, muni de son trousseau de clefs, se mit à parcourir toutes les salles et les chambres du château, et il allait de surprise en surprise, d’admiration en admiration, car partout il trouvait des monceaux d’argent, d’or, de diamants et des merveilles de toute sorte. Par ailleurs, ni homme ni bête. Il lui restait encore une clef qui n’avait pas servi, et, il avait beau chercher, il ne trouvait pas la serrure de cette soixante-dixième clef. Il en était très contrarié, lorsqu’il vit la chienne, qui le suivait partout, appuyer ses deux pattes de devant contre la muraille, en aboyant et en le regardant, comme pour lui faire signe. Il examina bien l’endroit et aperçut un trou de serrure, auquel sa soixante-dixième clef s’ajustait parfaitement. Il l’y introduisit, ouvrit et vit, dans une cachette, un coffret tout garni de diamants. Il ouvrit ce coffret, car la clef était dans la serrure, et y trouva un diamant beaucoup plus grand et plus brillant que tous ceux qu’il avait vus jusqu’alors ; et à l’intérieur du coffret, sur une des parois, il put lire ces mots : « Celui qui possédera ce diamant n’aura qu’à dire : « Par la vertu de mon diamant, « que telle ou telle chose arrive ! » et aussitôt tous ses désirs, quels qu’ils soient, seront réalisés. »

— A merveille ! se dit Bihanic. Et il prit le diamant dans sa main et prononça les mots suivants : « Par la vertu de mon diamant, que nous soyons transportés à Paris, la chienne et moi ! » (Cette chienne-là était la reine des chiens.)

En un instant, la chienne et lui furent transportés à Paris à travers les airs. Ils y arrivèrent de nuit, devant le palais du roi. Alors, Bihanic dit encore : « Par la vertu de mon diamant, je demande qu’il y ait ici un château magnifique, bien plus beau que celui du roi ! »

Et aussitôt il se trouva sur la place un château comme il l’avait demandé. Les murailles en étaient d’argent, les fenêtres d’or, et sur le toit, il y avait un diamant à la place de chaque ardoise.

Le lendemain matin, quand le soleil levant parut dessus, tous les yeux en étaient éblouis, et nul ne pouvait le regarder longtemps. Quand le vieux roi se réveilla, il mit la tête à la fenêtre et faillit être aveuglé par l’éclat de la lumière.

— Qu’est ceci ? s’écria-t-il en colère.

Et il appela son premier général et lui dit :

— Qui donc a eu l’audace d’élever un pareil château en présence du mien, pour m’aveugler ?

— Hélas ! sire, nul ne le sait, et nous en sommes tous aussi étonnés et aussi indignés que vous. Cela s’est fait pendant la nuit, et par quelque art magique, sans doute.

— Allez vite dire au maître de ce château de venir me trouver, sur l’heure.

Le général se dirigea vers le château, avec des troupes et des canons. Bihanic, en les voyant venir, s’avança à leur rencontre.

— Est-ce vous, lui demanda le général, qui avez eu l’audace d’élever ce château, pour offusquer celui de mon roi ?

— C’est bien moi, ne vous déplaise, général.

— Eh bien ! venez trouver mon maître, et venez vite, ou il n’y a que la mort pour vous.

— Doucement, mon général ! Dites à votre roi que, s’il veut me parler, il vienne lui-même me trouver, chez moi.

— Quelle insolence ! Nous allons canonner votre château et le détruire entièrement, si vous ne voulez nous suivre à l’instant.

— Comme il vous plaira, général ; mais, pour moi, je ne suis nullement décidé à vous suivre.

Alors, les canons furent braqués contre le château et la canonnade commença. Mais, les boulets, loin de causer quelque dommage au château de Bihanic, rebondissaient et venaient tuer les soldats qui les lançaient et renverser leurs pièces. Voyant cela, le général comprit qu’il y avait quelque sorcellerie dans l’affaire, et qu’il aurait tort de s’opiniâtrer à vouloir lutter contre un pouvoir qui se moquait de lui et de ses canons. Il s’en retourna vers son roi, tout penaud, et lui conta la chose. Le vieux roi aussi crut devoir agir plus prudemment, et il alla lui-même prier l’inconnu de vouloir bien accepter à dîner, dans son palais. Bihanic s’empressa d’accepter.

Il fut placé à table à côté de la fille unique du roi, jeune princesse d’une beauté merveilleuse. Il devint amoureux d’elle, sitôt qu’il la vit, et la demanda en mariage à son père. Celui-ci se garda bien de refuser un prince si galant, et qui avait un si beau château, et les noces furent célébrées, huit jours après. Il y eut, à cette occasion, de grands festins et des réjouissances publiques, dans tout le royaume. Les deux frères de Bihanic furent aussi de la noce, et ils quittèrent, dès ce moment, leur barque et leurs filets pour habiter le château de leur frère cadet.

Une fois les réjouissances et les festins terminés, c’est-à-dire au bout d’un mois environ, les trois frères allaient souvent chasser ensemble, dans une forêt voisine, qui abondait de gibier de toute sorte. Bihanic laissait son talisman au château, quand il allait à la chasse, et n’avait aucune inquiétude à ce sujet, car sa femme seule savait où il le mettait, encore n’en connaissait-elle pas la vertu magique.

Cependant l’Ogre était rentré dans son château, tôt après le départ de Bihanic. Inconsolable de la perte de son talisman et de sa chienne, il passa plusieurs jours à se lamenter et à faire retentir tous les environs de cris et de hurlements sauvages. Puis, il partit à la recherche du ravisseur. Voici de quel stratagème il s’avisa, pour le retrouver. Son château, comme nous l’avons dit, abondait de diamants, de toute dimension et de toute valeur. Il en remplit un sac, le chargea sur ses épaules et se mit en route, visitant tous les pays et criant partout où il passait : « Deux diamants neufs pour un vieux ! Qui veut deux diamants neufs pour un vieux ? » Au bout d’un mois, il arriva aussi à Paris, et se mit à parcourir la ville en criant : « Deux diamants neufs pour un vieux ! Qui veut deux diamants neufs pour un vieux[1] ? »

Tous ceux qui avaient de vieux diamants les échangeaient contre des diamants neufs.

Bihanic était à la chasse, avec ses deux frères. Mais, sa femme, en entendant crier : Deux diamants neufs pour un vieux ! fit comme tout le monde. Elle prit le diamant de son mari, qui lui semblait être vieux, et courut l’échanger contre deux diamants neufs.

Dès que l’Ogre vit son talisman, il le reconnut, le saisit avec empressement, et, jetant là son sac avec tout ce qu’il contenait, il s’enfuit, au plus vite.

Quand Bihanic rentra de la chasse, sa femme ne lui dit rien de l’échange qu’elle avait fait. Il soupa, puis il alla se coucher, comme à l’ordinaire, sans souci de rien. Mais, au milieu de la nuit, il eut froid et se réveilla. Grand fut son étonnement de voir les étoiles du ciel et de se trouver couché sur la terre nue, en plein air, à côté de sa femme.

Il se frotta les yeux en se disant : — Certainement je rêve. Mais, hélas ! il ne rêvait pas, et il fallut bien reconnaître la triste réalité. Avec son talisman, son château et tout ce qu’il renfermait s’en était allé, comme il était venu !

Quand le vieux roi, le lendemain matin, vit revenir sa fille, tout en pleurs et grelottante de froid, et qu’il apprit d’elle comment son mari avait perdu son château et qu’il la faisait coucher à la belle étoile : — « Je me doutais bien, dit-il, furieux, que c’était quelque aventurier duquel on ne devait attendre rien de bon. Qu’on le jette en prison, pour attendre le moment de monter à l’échafaud ! »

Et Bihanic fut jeté en prison.

Cependant, la chienne était allée au palais du vieux roi, et là elle écoutait tout ce qui se disait. Un jour, ayant entendu dire que son maître serait exécuté, à dix heures, le lendemain matin, elle trouva moyen de se rendre auprès de lui, dans sa prison, et lui parla de la sorte (car elle était aussi sorcière) : — « Mon maître, le roi veut vous faire mourir, demain matin. Mais, soyez sans inquiétude, je saurai vous tirer de danger. Je vais faire un voyage, pendant la nuit, et pour demain matin, je serai de retour, pour vous sauver, au moment où vous monterez à l’échafaud. Je vous le répète, soyez sans inquiétude. »

Bihanic embrassa la chienne, par reconnaissance, et elle partit aussitôt pour son voyage mystérieux.

Elle se rendit auprès de la reine des chats, lui conta l’affaire et la pria de lui venir en aide.

— Je ne puis rien, par moi-même, pour vous tirer d’embarras, lui dit la reine des chats ; mais, allons trouver la reine des rats, et je pense qu’elle saura nous être utile.

Elles allèrent toutes les deux trouver la reine des rats, et lui exposèrent le cas, en la priant de vouloir bien leur prêter son assistance. « L’Ogre, ajouta la reine des chiens, depuis qu’il a retrouvé son talisman, le porte dans une grande molaire creuse qu’il a, au fond de la bouche, et c’est là qu’il faut le lui prendre ! »

La reine des rats réfléchit un peu, puis elle dit :

— Soyez tranquille, je vous rapporterai le diamant, et voici comment je m’y prendrai : Je ferai un mélange de vinaigre, de sel, de poivre et de jus de tabac ; j’y tremperai ma queue, puis, la nuit venue, je me glisserai dans la chambre de l’Ogre, par un trou, que je connais dans la muraille, et je la lui passerai deux ou trois fois par la bouche, pendant qu’il dormira. Il éternuera alors, si fort, qu’il rejettera le diamant, Je m’en emparerai aussitôt et vous l’apporterai, dans la cour du château, où vous m’attendrez.

Le stratagème fut trouvé excellent. On fit la mixture désignée, la reine des rats y trempa sa queue, quand elle entendit ronfler l’Ogre, qui, comme à l’ordinaire, avait mangé un bœuf entier à son souper et bu sa barrique de vin ; puis, elle pénétra dans sa chambre, et tout réussit à souhait. Quand la queue eut été passée pour la deuxième fois par la bouche de l’Ogre, celui-ci éternua trois fois, à faire trembler tout le château. A la troisième fois, il éternua encore, et le diamant jaillit de sa dent creuse sur le plancher de la chambre. La reine des rats s’en empara aussitôt, le rapporta à la chienne, qui attendait dans la cour et qui reprit aussitôt la route de Paris, en toute hâte. Elle y arriva, au moment où son maître montait à l’échafaud. Il était temps ! Bihanic, en la voyant venir, reprit courage (car il commençait à désespérer), et, se tournant vers le roi, qui était là, assis sur un siège doré, il lui dit :

— Je vous demande, sire, comme dernière grâce, de me permettre d’embrasser ma chienne, que je vois venir là-bas, et qui est restée fidèle à son maître, jusqu’à sa dernière heure.

Le roi fit signe de la tête qu’il consentait, et on monta la chienne sur l’échafaud. Bihanic l’embrassa et lui prit en même temps le diamant, qu’elle portait dans sa bouche. Quand il le tint dans sa main, il dit : « Par la vertu de mon diamant, je veux que tous ceux qui sont venus ici, comme à une fête, pour me voir trancher la tête, s’enfoncent en terre jusqu’au cou ! »

Ce qui fut fait, aussitôt. Prenant alors le grand sabre du premier général, il trancha la tête à tous ceux qui lui avaient désiré du mal, et laissa vivre les autres. Puis, à l’aide de son talisman, il fit revenir son château en face du palais du roi, comme devant.

La chienne se changea alors en une belle princesse. Il l’épousa et vécut heureux avec elle, dans ce beau château, le reste de ses jours.


Conté par Jean-Marie Le Ny, laboureur, à Plounevez-
du-Faou (Finistère), le 15 juin 1870.


Ce conte pourrait aussi bien rentrer dans la division des contes à talismans, du troisième volume.




  1. Cf. Aladin, ou la Lampe merveilleuse, des Mille et une Nuits.