Contes populaires de Basse-Bretagne/Guyon-l’Avisé

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VI


GUYON L’AVISÉ
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IL y avait une fois deux frères, dont l’aîné, simple et naïf, et le cadet, avisé et intelligent.

Le premier s’appelait Job, et le second, Guyon.

Job veut voyager pour chercher fortune.

Il part, sert quelque temps dans un château et revient, tondu et malade, ayant eu un ruban de peau enlevé, de la nuque au talon.

Guyon part, à son tour, décidé à venger son frère. Il offre ses services au même château que lui.

On lui demande son nom, et il dit au châtelain qu’il s’appelle Ma Reor[1] ; à la cuisinière, le Chat ; à la châtelaine, le Tapis ; à leur fille, Bouillon-Gras, et au portier, Moi-Même.

On l’envoie d’abord garder les pourceaux, dans le bois qui entoure le château.

Mais bientôt, comme il était intelligent, adroit et assez beau garçon, il devint valet de chambre du seigneur.

Il fait la cour à la demoiselle, qui le rebute.

Un soir, il se cacha sous son lit. La cuisinière s’en aperçut et dit au seigneur, secrètement :

— Monseigneur, Le Chat s’est caché sous le lit de votre fille.

— Qu’est-ce que cela me fait ? répondit-il.

— Je vous dis, reprit-elle, que Le Chat est sous le lit de votre fille.

— J’entends bien ; et quel mal fait-il donc là ? Laissez-le.

Elle parut fort étonnée, et s’en alla en grommelant.

On avait mangé à souper du bouillon gras, avec du lard cuit dedans, et la mère avait dit à sa fille :

— Je crains que tu n’aies encore des coliques, cette nuit, ma fille.

La demoiselle se couche, à son heure accoutumée, sans se douter de rien. Guyon sort alors de sa cachette et se couche à ses côtés, dans le lit.

Elle crie : — « Au secours ! Au secours ! »

— Qu’as-tu donc à crier de la sorte, ma fille ? lui demanda sa mère, qui couchait dans une chambre contiguë.

— Bouillon-Gras ! C’est Bouillon-Gras !... criait-elle.

— Je t’avais bien dit que tu éprouverais quelque dérangement, cette nuit, tu as trop mangé de soupe grasse et de lard.

— Venez l’empêcher ! Venez vite ! criait-elle toujours.

— Lève-toi et va voir ce qu’elle a, dit la dame à son mari.

— Ma foi ! non, il fait trop froid ; elle est dérangée, parbleu ! ça lui passera.

Mais, comme la fille criait toujours, la dame se leva, alluma la chandelle, et passa dans la chambre à côté.

Et la voilà de crier, à son tour :

— Le Tapis ! c’est le Tapis qui est sur ma fille, dans son lit ! Venez, vite ! vite !...

— Eh bien ! si le tapis la gêne, ôtez-le, parbleu ! et me laissez dormir tranquille ! dit le seigneur, impatienté.

Cependant, comme la mère et la fille criaient toujours, de plus belle, il se leva aussi, et, ayant vu ce qui se passait, il ouvrit la fenêtre et se mit à crier :

— Holà ! hé ! valets et servantes, accourez, vite, avec des bâtons ! vite ! vite !...

Et valets et servantes se précipitèrent dans la chambre, armés de bâtons et de balais.

Ma Réor ! leur cria-t-il, frappez sur Ma Réor !

Et les voilà Je frapper sur la partie de sa personne que leur indiquait leur maître.

— Que faites-vous donc, imbéciles ? hurlait-il ; je vous dis Ma Réor ! frappez sur Ma Réor, et fort !...

Et ils continuaient de frapper au même endroit.

Guyon profita de tout ce vacarme et ce désordre pour s’esquiver.

Le portier essaya de lui barrer le passage.

D’un coup d’épaule, il le jeta dans la douve du château, où il s’enfonça dans la vase, sans pouvoir s’en dépêtrer.

Les valets accoururent à ses cris de détresse.

— Qui est-ce qui vous a jeté là ? lui demanda-t-on.

— Moi-Même, répondit-il.

— Vous-même, vieil imbécile ! Eh bien ! tâchez de vous en retirer aussi vous-même.

Et ils le laissèrent patauger, dans la mare, pour poursuivre Guyon.

Mais Guyon était déjà loin, et il rentra chez lui, sans encombre, et conta à son frère comment il l’avait vengé.


Prat. — 1872.


Se rappeler une aventure analogue d’Ulysse avec Polyphème, dans l'Odyssée d’Homère.





  1. Mon cul.