Contes populaires de Basse-Bretagne/Le Murlu ou l’Homme sauvage

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François-Marie Luzel
Contes populaires de Basse-Bretagne
PERSONNAGES ET ANIMAUX FABULEUX ET APOCRYPHES



IV


LE MURLU


OU L'HOMME SAUVAGE
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IL y avait autrefois, au château de Keranrais, eu Plouaret, un vieux seigneur qui allait à Rennes ou à Saint-Brieuc, chaque fois que les États de Bretagne s’y réunissaient. Il avait trois filles, Marguerite, Francesa et Aliette, et pas de fils.

Un jour, comme il partait pour se rendre à Rennes, ses filles lui dirent :

— Achetez à chacune de nous, père, un accoutrement de cavalier, pour aller à Paris offrir nos services au roi, qui croira que vous avez trois fils, au lieu de trois filles.

— Cela ne se peut pas, mes enfants, leur répondit-il, car, maintes fois, j’ai dit au roi que j’avais trois filles, et pas un fils.

— C’est égal, père, achetez-nous des accoutrements de cavaliers, et laissez-nous faire, ensuite.

Le vieux seigneur promit et partit, et, les États terminés, il revint avec tout ce qu’il fallait pour l’équipement de trois cavaliers. Les jeunes filles en furent heureuses, et il fut décidé entre elles qu’elles se rendraient à la cour du roi, mais, successivement et une par an, pendant trois ans.

L’aînée, Marguerite, partit la première. Elle fit ses adieux à son père et à ses sœurs et se mit en route.

Mais, dès qu’elle fut sortie de la cour du château, son père prit une vieille arquebuse rouillée, une veste de paysan avec un chapeau à larges bords, et courut à travers champs s’embusquer derrière un tronc d’arbre, au bord d’un chemin creux par où devait passer sa fille. Quand elle vint à passer, il se montra subitement, son fusil à la main, et cria : — « Halte-là ! La bourse ou la vie ! » Aussitôt la jeune fille tourna bride et revint à la maison, où elle arriva toute pâle et toute bouleversée. Son père, qui avait pris à travers champs, l’y avait devancée, et elle lui conta son aventure.

Le lendemain matin, Francesa voulut partir aussi, et il lui arriva absolument comme à sa sœur aînée.

Le troisième jour, ce fut le tour d’Aliette, qui n’avait encore que dix-sept ans. Son père l’éprouva comme les deux autres, en lui demandant la bourse ou la vie, comme un brigand ; mais, au lieu de s’en retourner, comme ses sœurs, elle poussa son cheval en avant, força le passage, et continua sa route jusqu’à Paris.

Elle se rendit immédiatement à la cour, et se présenta au roi comme le fils du seigneur de Keranrais, qui venait se mettre à sa disposition, comme page, ou pour aller à la guerre, comme il lui plairait.

Le roi en fut d’abord étonné et dit :

— Le seigneur de Keranrais m’a dit lui-même qu’il n’avait pas de fils, mais trois filles.

— Excusez-moi, sire, répondit Aliette, sans s’intimider, c’est sans doute une surprise que vous préparait mon père, en parlant ainsi, car je suis bien son fils.

Le roi fut satisfait de l’intelligence et de la bonne mine du jeune homme, et le plaça comme page auprès de la reine. Celle-ci ne tarda pas à devenir amoureuse de lui. Mais, comme le page répondait à ses avances par une indifférence complète, elle en fit une maladie et mourut.

Cependant, une des filles d’honneur de la reine s’étant trouvée enceinte, on en rejeta la faute sur le beau page breton. Le roi le fit venir en sa présence et lui dit qu’il lui fallait épouser la fille d’honneur ou quitter la cour. Il eut beau protester de son innocence, on ne le crut pas. Il avoua alors au roi qu’il était non le fils, mais une des trois filles du seigneur de Keranrais, la plus jeune. Le roi fit vérifier le fait par son médecin, et celui-ci lui assura qu’elle avait dit la vérité.

La fille d’honneur fut écartelée entre quatre chevaux, et Aliette passa alors au service du roi et l’accompagna partout, toujours comme page ; car, seuls, le médecin et lui connaissaient la vérité à son sujet. Le vieux monarque ne tarda pas à devenir aussi amoureux de son beau page ; bien mieux, il l’épousa, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et de belles fêtes.

Au bout de neuf mois, la reine eut un fils, un enfant superbe.

Des gens de la cour, en chassant, dans un bois voisin du palais du roi, y virent un jour un animal extraordinaire et comme ils n’en avaient jamais vu jusqu’alors. Ils s’en revinrent tout effrayés le dire au roi. Celui-ci envoya son devin avec une centaine de soldats pour observer l’animal. Le devin, de retour du bois, dit au roi :

— Sire, c’est un Murlu, un animal des plus redoutables.

— Il faut faire en sorte de le prendre, dit le roi, et de me l’amener en vie, de manière à ce qu’on puisse le voir et l’examiner, sans danger.

— Voici, dit le devin, comment on devra s’y prendre pour s’en rendre maître : Il faudra construire une grande cage de fer avec un ressort qui fera que la porte se fermera d’elle-même, quand on y entrera. On portera la cage dans le bois, on y mettra de la viande, des gâteaux et du vin, et on en laissera la porte ouverte. Des soldats se tiendront à l’affût, cachés derrière les troncs d’arbres et des buissons, pour guetter le moment où le Murlu y entrera. Dès qu’il y sera entré, la porte se fermera d’elle-même sur lui. On chargera alors la cage et l’animal sur un chariot et on vous les apportera dans la cour du palais.

On fit comme le devin avait dit, et le Murlu fut amené captif, dans la cage de fer. Il grinçait des dents, mordait les barreaux de sa prison et poussait des cris épouvantables. Le roi mit la clef de la cage dans sa poche, et dit que quiconque rendrait la liberté au Murlu serait puni de mort.

Un jour, le jeune fils du roi jouait avec des boules d’or, dans la cour du palais. Le Murlu, qu’on avait enfermé dans une tour forte, le regardait, à travers les barreaux de fer de sa prison. Le prince lui lança une de ses boules, et elle entra dans la tour, ce qui le contraria beaucoup.

— Rends-moi ma boule, cria-t-il au Murlu.

— Oui, si tu veux m’ouvrir la porte de la tour, répondit celui-ci.

— Je ne puis pas, je n’ai pas la clef.

— Rends-toi à la chambre de ton père, qui dort, en ce moment, prends la clef, qui est dans sa poche, puis viens m’ouvrir, et je te rendrai ta boule.

Le prince déroba la clef à son père, ouvrit la porte de la tour et mit en liberté le Murlu, qui lui rendit sa boule d’or et lui dit :

— Si jamais tu as besoin de secours, — et tu en auras besoin, — appelle-moi et j’arriverai.

Puis, il partit et retourna au bois.

Le prince remit ensuite la clef de la tour dans la poche de son père, qui dormait encore.

Cependant, le roi, qui venait tous les jours voir le Murlu, et lui jeter, à travers les barreaux, des gâteaux, dont il était friand, ne l’apercevant plus, s’en inquiéta. Il ouvrit la porte de la tour et vit qu’il avait disparu. Il entra dans une grande colère, alla trouver la reine, et lui dit :

— Le Murlu est parti ! Qui lui a ouvert la porte de la tour ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle.

— Ce ne peut être que vous ou mon fils, car il n’y a que vous deux à pénétrer dans ma chambre, où la clef m’aura été dérobée, pendant mon sommeil.

— C’est moi ! dit le jeune prince.

— Ah ! malheureux ! Pourquoi as-tu fait cela ? J’ai juré de faire mourir celui qui mettrait le Murlu en liberté, quel qu’il fût, et je ne puis manquer à ma parole.

Et le vieux roi était furieux et désolé, à la fois.

— Fuis, mon fils, fuis vite, dit la mère au jeune prince.

Le jeune homme descendit les escaliers, quatre à quatre, traversa lestement la cour et le voilà dans le bois. Il y rencontra le Murlu, qui lui demanda :

— Où vas-tu, mon garçon ?

— Je n’en sais rien ; mais, mon père est furieux de ce que je vous ai mis en liberté, et, si je n’avais pris la fuite, il m’aurait tué.

— Eh bien ! monte sur mon dos, et je vais te porter là où ton père ne te retrouvera pas.

Il monta sur le dos du Murlu, et celui-ci le porta au loin, bien loin, et le déposa à la porte d’un beau palais, en lui disant :

— Voilà le palais du roi de Naples. Va frapper à la porte et demande à être reçu comme valet, garçon d’écurie ou même porcher. Du reste, ne m’oublie pas, et quand tu te trouveras dans quelque danger, appelle-moi à ton secours, et j’arriverai aussitôt.

On le prit pour garder les pourceaux, et on lui promit pour gages un écu pour chaque petit cochon qui naîtrait.

Le lendemain matin, on lui confia deux cents verrats et cent truies, pour les aller garder tout le jour sur une grande lande, près d’un grand bois.

— Ne les laissez pas entrer dans le bois et ramenez-les à l’étable, au coucher du soleil, lui dit-on, pour toute recommandation.

Le Murlu vint lui tenir compagnie, durant la journée. Un peu avant le coucher du soleil, il rassembla son troupeau grognant, et s’aperçut qu’il avait sensiblement augmenté en nombre. En effet, chaque truie avait eu dix petits cochons.

— Voici qui va bien, pour commencer, se dit-il, si l’on me paye comme on me l’a promis.

Il ramena ses bêtes à l’étable : le portier les compta, lui remit un écu par tête d’augmentation, et lui dit :

— Demain, vous irez garder les moutons ; vous aurez encore un écu par tête d’augmentation ; mais aussi, s’il vous en manque une seule, vous serez pendu.

— Ceci commence à devenir peu gai, se dit-il. Il n’en dormit pas, de toute la nuit.

Le lendemain matin, on lui confia cent béliers et deux cents brebis, et il les mena sur la même lande où il avait mené les pourceaux, la veille.

Le Murlu vint encore le trouver et lui dit de laisser entrer ses bêtes dans le bois, u'elles trouveraient de l’herbe à discrétion, tandis que la lande était brûlée et aride.

— Je ne veux pas les laisser entrer dans le bois, répondit-il, car si j’en perds une seule, je serai pendu.

— Fais comme je te dis, répliqua le Murlu, et ne crains lien, pendant que je serai avec toi.

Et voilà tout le troupeau dans le bois.

Dans ce bois, habitait un géant qui enlevait et dévorait tous les animaux du roi qui y entraient. Il voulut enlever tout le troupeau, mais le Murlu l’en empêcha, car il était sans doute plus fort que le géant.

Au coucher du soleil, le Murlu rassembla les béliers et les brebis : il n’en manquait pas un, et bien mieux, chaque brebis avait eu trois petits moutons.

Le prince les ramena à l’étable, et le portier fut bien étonné de voir encore le troupeau plus que doublé en nombre. Il paya un écu pour chaque mouton nouveau-né et dit au berger que, le lendemain matin, il irait garder des vaches et des taureaux.

En effet, on lui confia, le lendemain, un troupeau de deux cents vaches et de cent taureaux, en lui disant encore qu’il aurait un écu pour chaque tête d’augmentation, et qu’il serait pendu, s’il en manquait une seule.

Il se rendit avec son troupeau cornu et beuglant sur la même lande que les jours précédents. Le Murlu vint encore lui dire de laisser aller, sans crainte, ses bêtes dans le bois, où l’herbe était abondante et fraîche. Il ajouta :

— Il te faudra, aujourd’hui, combattre contre le géant.

— Moi, combattre contre le géant ! s’écria-t-il. Comment voulez-vous que je m’en tire ?

— Prends cette épée ; rends-toi avec elle auprès d’une fontaine qui est dans le bois. Le géant y viendra boire, et, te voyant là, il voudra t’exterminer, sur-le-champ. Mais défends-toi avec ton épée et n’aie pas peur, car moi-même je ne serai pas loin de là, et si tu as besoin de secours, tu en trouveras.

Le prince se rend à la fontaine, pas trop rassuré, malgré les paroles du Murlu ; il s’assoit sur une pierre, près de l’eau, et attend. Le géant ne tarde pas à venir.

— Ah ! te voilà, s’écrie-t-il, fils du roi de France, qui es devenu gardeur de vaches, de moutons et de cochons ! Tes bêtes viennent paître sur mes terres, et elles m’appartiennent, par cela même.

— Il faudra les gagner, à la pointe de l’épée, répond le prince.

— Comment ! petit avorton, tu oses parler de me résister ? Je vais te punir de ton insolence.

El le combat commença aussitôt. Le géant était loin de s’attendre à cette résistance. A chaque coup que lui portait le prince, de sa bonne épée enchantée, il poussait un cri épouvantable, qui faisait trembler de peur tous les animaux du bois. Le combat dura deux heures. Le géant finit par demander quartier : mais, le prince refusa et lui trancha la tête.

Le Murlu se montra alors et dit au vainqueur :

— Rends-toi, à présent, au château du géant, qui est ici près. Il y a là des chambres pleines d’argent, d’or et de pierres précieuses de la plus grande valeur. Remplis-en tes poches, puis reviens rejoindre ton troupeau.

Le prince alla au château du géant et n’y trouva personne. Il fut étonné de voir les richesses immenses qui y étaient entassées, de tous côtés. Il remplit ses poches d’or et de diamants et revint, avant le coucher du soleil, pour ramener son troupeau à l’étable.

En le voyant rentrer avec toutes ses bêtes, et un petit veau à côté de chaque vache, le portier se dit que ce jeune pâtre devait être un magicien, et qu’il n’avait pas son pareil au monde. Le roi lui-même en était émerveillé et très content, car jusqu’alors, le géant prélevait sur son bétail tout ce qu’il lui plaisait.

Le prince eût bien pu, à présent, quitter le métier et aller courir le monde, à sa fantaisie, puisqu’il avait de l’or et des diamants, à discrétion. Il continua néanmoins d’aller, tous les matins, garder les troupeaux du roi, sur la grande lande et dans le bois, et le Murlu venait presque tous les jours lui tenir société.

Un jour qu’il était seul avec ses bêtes dans le bois, il vit passer une jeune demoiselle, accompagnée de cinquante chevaliers tous armés. La pauvre fille pleurait, à faire pitié. Il s’approcha et reconnut en elle la fille du roi.

— Où allez-vous de la sorte, princesse, lui demanda-t-il, et qu’est-ce qui cause votre désolation ?

— Hélas ! on me conduit à un serpent à sept têtes qui habite dans ce bois.

— Comment ! et ces chevaliers ne peuvent vous protéger contre lui ?

— Hélas ! c’est un monstre si terrible, qu’une armée entière serait impuissante contre lui ; mon père l’a, du reste, éprouvé plus d’une fois.

— Eh bien ! si ces cinquante chevaliers ne sont bons qu’à vous conduire à la mort, qu’ils s’en retournent à la maison ; moi, je vous arracherai, tout seul, au monstre, ou j’y perdrai aussi la vie.

Alors, il appela le Murlu à son secours. Le Murlu se présenta aussitôt, sous la forme d’un beau cheval. Le prince sauta sur son dos, prit la princesse en croupe et se dirigea vers la caverne du serpent.

— Jette-moi la princesse, dit celui-ci, qui attendait, à l’entrée de la caverne.

— Viens la prendre, lui répondit le prince.

— Jette-la-moi, vite, te dis-je, ou tu t’en repentiras.

— Si tu veux l’avoir, il te faudra la gagner, car je suis bien décidé à te la disputer.

Alors le monstre se mit à lancer du feu de ses sept gueules. Mais, le cheval vomissait sur lui tout autant d’eau et éteignait le feu. De son côté, le prince besognait avec la bonne épée avec laquelle il avait déjà tué le géant, et il fit tant et si bien qu’il abattit six têtes au monstre.

— Quartier jusqu’à demain ! cria-t-il alors.

— Je le veux bien, répondit le prince, qui avait lui-même grand besoin de repos.

— Retournez à la maison, princesse, dit-il ensuite à sa protégée, et revenez demain.

— Accompagnez-moi, répondit-elle, pour que je vous présente à mon père.

— Non, je ne puis pas aller avec vous, aujourd’hui ; plus tard, nous verrons.

La princesse revint donc seule à la maison, et la joie y fut grande, car personne ne s’attendait à la revoir.

Elle raconta tout à son père, et celui-ci lui dit :

— Pourquoi ne m’avoir pas amené le vaillant chevalier qui a combattu pour vous, ma fille ?

— Je l’ai bien prié de m’accompagner, mon père, mais, il m’a répondu qu’il ne le pouvait pas encore.

Le lendemain, la princesse retourna à la forêt, accompagnée, comme la veille, de cinquante chevaliers.

Son protecteur de la veille vint encore à sa rencontre, la prit en croupe et poussa au monstre. Celui-ci avait ses sept têtes, comme si rien ne lui était arrivé, la veille, et paraissait plus furieux et plus redoutable que jamais.

Le combat commença aussitôt, et l’on se battit, de part et d’autre, avec acharnement, le serpent lançant du feu par ses sept gueules, le cheval vomissant des torrents d’eau, et le prince frappant le monstre de sa bonne épée. Enfin, les sept têtes du monstre furent abattues.

— A présent, du moins, vous voudrez bien m’accompagner chez mon père, afin que je puisse lui présenter mon sauveur ? dit la princesse au prince.

— Pas encore, répondit celui-ci ; retournez seule à la maison, et plus tard, bientôt, vous me reverrez.

Et elle s’en retourna encore sans lui, à son grand regret, et le pâtre rentra tranquillement, le soir, avec son troupeau, comme s’il ne savait rien de ce qui s’était passé.

Toute la cour et la ville étaient en allégresse et en fête, et les cloches sonnaient, à grande volée, à tous les clochers. Il y eut aussi un grand festin. Il feignit d’être étonné de tout cela, et en demanda la cause.

Cependant le vieux roi était désireux de connaître le sauveur de sa fille, et il fit publier par tout le royaume qu’il n’avait qu’à se présenter à la cour, faire la preuve, et, quel qu’il pût être, il lui accorderait la main de la princesse.

Un charbonnier, en passant par la forêt, aperçut les sept têtes du serpent, coupées et gisant à terre. Il avait connaissance de la promesse du roi ; aussi, se hâta-t-il de mettre les têtes dans un sac et de se présenter à la cour pour réclamer la récompense promise. La princesse avait beau protester et dire que ce n’était pas là l’homme qui l’avait arrachée au monstre, le charbonnier disait pour sa raison :

— Voilà les sept têtes du serpent, que j’apporte ; quelqu’un ici prétend-il les avoir coupées ?

— C’est évident, disait le roi, il n’y a rien à répondre à cela, et je ne puis pas aller contre ma parole : cet homme vous a sauvé la vie, et il est juste qu’il en soit récompensé, comme je l’ai promis : les noces auront lieu, dans la huitaine.

Voilà la princesse fort en peine, car le charbonnier était laid et mal élevé, autant que le prince était beau, intelligent et galant.

On s’occupa immédiatement des préparatifs de la noce.

Le charbonnier se croyait sûr de son affaire, et se vantait partout, à qui voulait l’entendre, en racontant les péripéties de son combat avec le serpent, quand le berger se présenta aussi, avec un petit sac sur l’épaule, et demanda à parler au roi, en la présence de la princesse et de son prétendu sauveur.

Le roi leur donna audience, devant toute la cour.

Le berger dit que c’était lui, et nul autre, qui avait tué le serpent et délivré la princesse.

— Comment oses-tu parler de la sorte, méchant imposteur ? Ne l’écoutez pas, sire, et faites-le mettre en prison, s’écria le charbonnier.

La princesse, qui avait reconnu son sauveur, se leva alors et dit :

— Oui, mon père, c’est lui ! Je le reconnais bien ; c’est lui qui a combattu pour moi et tué le serpent.

— Qu’il le prouve, alors, cria le charbonnier ; voici ma preuve, à moi ! Qu’il en donne une meilleure, s’il le peut.

Et il tira de son sac les têtes du serpent.

— Produisez vos preuves, dit le roi au berger.

— C’est ce que je vais faire, sire, répondit celui-ci. Voilà bien, en effet, les têtes du serpent : je les reconnais ; mais, où sont les langues ? Ouvrez les sept gueules, vous ne trouverez de langues dans aucune d’elles.

Le roi donna l’ordre à un valet d’ouvrir les gueules, devant tout le monde, et on constata que toutes elles étaient sans langue.

— Que sont devenues les langues ? demanda le roi.

— Les voici, sire ! dit le berger ; et il s’avança vers le roi et jeta à ses pieds les sept langues du serpent.

On les rapprocha de la partie restée dans les gueules et on vit qu’elles s’y adaptaient parfaitement.

— Jugez, à présent, sire, qui est l’imposteur, dit le berger.

Le roi,s’adressant à ses valets, en montrant du doigt le charbonnier, s’écria alors :

— Saisissez cet homme, faites chauffer un four et jetez-le dans le feu !

Ce qui fut fait.

Alors, le fils du roi de France épousa la fille du roi de Naples, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et de belles fêtes.

Comme on était à table, le premier jour, le Murlu parut tout à coup dans la salle du festin. Tout le monde se leva, saisi de frayeur, et voulut fuir. Mais le monstre, changeant soudain de forme, se présenta sous les traits d’une belle reine et parla de la sorte :

— Je suis la première femme du roi de France. Pour me punir d’avoir voulu séduire le premier page qu’il me donna, et qui était une jeune fille déguisée, laquelle devint plus tard la mère de ce jeune et vaillant prince, dont vous célébrez aujourd’hui le mariage, j’avais été condamnée à rester sous la forme que je viens de quitter, jusqu’à ce que j’eusse réussi à marier le prince à une princesse qu’il aurait sauvée du serpent qui devait la dévorer.

Ces conditions sont accomplies et mon expiation est terminée.

Et, ayant prononcé ces paroles, elle s’évanouit et disparut.


(Conté par Guillaume Garandel, à Plouaret, 1871.)


A rapprocher du conte de Straparole, Nuit V, fable I.

« Guerrin, fils unique de Philippe Marie, roy de Sicile, délivre un homme sauvage de la prison du père, et la mère, pour la crainte du père, l’envoya en exil, et l’homme sauvage, estant apprivoisé, délivra Guerrin de plusieurs grands inconvéniens. »