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Contes populaires de la Gascogne/Les Deux Jumeaux

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Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. 277-286).

I

les deux jumeaux



Il y avait, une fois, un homme qui passait tout son temps à pêcher. Un jour, cet homme prit un gros poisson.


— « Homme, dit le Gros Poisson, laisse-moi aller.

— Non, Gros Poisson. Je veux te porter à ma femme, qui te fera cuire, et nous te mangerons ensemble.

— Homme, laisse-moi aller. Je t’enseignerai un endroit où tu prendras des poissons tant que tu voudras. »

L’homme laissa donc aller le Gros Poisson, qui lui enseigna un endroit où il prit des poissons tant qu’il voulut.

Le lendemain, l’homme revint à la pêche, et reprit le Gros Poisson.

— « Homme, dit le Gros Poisson, laisse-moi aller.

— Non, Gros Poisson. Je veux te porter à ma femme, qui te fera cuire, et nous te mangerons ensemble.

— Homme, laisse-moi aller. Je t’enseignerai un endroit où tu prendras des poissons tant que tu voudras. »

L’homme laissa donc aller le Gros Poisson, qui lui enseigna un endroit où il prit des poissons tant qu’il voulut.

Quand il rentra à la maison, sa femme lui dit :

— « Mon homme, comment as-tu fait, pour prendre tant de poissons, hier et aujourd’hui ?

— Femme, hier et aujourd’hui, j’ai pris un Gros Poisson qui m’a demandé de le laisser aller, et qui m’a enseigné un endroit où j’ai pris des poissons tant que j’ai voulu.

— Écoute, mon homme. Si tu reprends ce Gros Poisson, apporte-le-moi. Je veux en manger. »

Le lendemain, l’homme revint à la pêche, et reprit le Gros Poisson.

— « Homme, dit le Gros Poisson, laisse-moi aller.

— Non, Gros Poisson. Je veux te porter à ma femme, qui te fera cuire, et nous te mangerons ensemble.

— Homme, laisse-moi aller. Je t’enseignerai un endroit où tu prendras des poissons tant que tu voudras.

— Non, Gros Poisson, je ne puis pas. J’ai raconté tout à ma femme, qui m’a recommandé de t’apporter, si je te reprenais, parce qu’elle veut te manger.

— Eh bien, homme, puisque je dois être mangé, quand tu seras rentré dans ta maison, tu donneras ma tête à ta chienne, ma queue à ta jument, et mon ventre à ta femme. Ta chienne fera deux petits chiens, ta jument deux poulains, et ta femme deux jumeaux. »

L’homme revint dans sa maison rapportant le Gros Poisson, et il donna la tête à sa chienne, la queue à sa jument, et le ventre à sa femme.

Au temps voulu, la chienne fit deux petits chiens, la jument deux poulains, et la femme deux jumeaux. Les deux petits chiens, les deux poulains et les deux jumeaux, grandirent jusqu’à l’âge de vingt ans. La ressemblance était si grande, pour chaque paire, qu’il était impossible de distinguer un homme ou un animal de l’autre.

Au bout de vingt ans, les deux jumeaux prirent chacun un cheval et un chien, et s’armèrent pour aller courir le monde. Ils cheminèrent longtemps, longtemps, longtemps, jusqu’à un carrefour où il y avait une croix de pierre.

— « Frère, dit l’aîné des jumeaux, c’est ici qu’il faut nous séparer. Je m’en vais vers le soleil levant. Toi, va-t-en vers le soleil couchant. Quand tu reviendras à la maison, tu frapperas cette croix de pierre avec ton épée. S’il en coule du sang, cela voudra dire qu’il m’est arrivé malheur. Mais s’il n’en coule rien, ce sera bon signe, et tu pourras suivre ton chemin jusqu’à la maison.

— Frère, cela est convenu. »

Les deux frères se séparèrent et s’en allèrent l’un vers le soleil levant, l’autre vers le soleil couchant. Pendant trois jours et trois nuits, l’aîné chemina dans un grand bois, sans rien voir ni rien entendre, que les oiseaux du ciel et les bêtes sauvages. Enfin, il arriva dans une ville où tous les gens étaient en deuil et pleuraient.

— « Gens de la ville, pourquoi êtes-vous en deuil ? Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

— Étranger, nous avons, certes, bien raison d’être en deuil et de pleurer. Il y a, dans le bois voisin, une Grand’Bête à sept têtes, qui nous prend chaque année la plus belle de nos jeunes filles. Hier encore, elle nous a fait dire qu’elle viendrait nous manger tous, si nous ne lui en amenions pas une. Par force il a fallu obéir. Ce matin, nous sommes allés mener dans le bois une demoiselle belle comme le jour.

— Gens de la ville, quittez le deuil et ne pleurez plus. Je vais aller dans le bois, et s’il plaît à Dieu, je tuerai la Grand’Bête à sept têtes, et je délivrerai la demoiselle.

— Dieu t’assiste, brave jeune homme, et te garde de malheur. »

L’aîné des jumeaux siffla son chien, tira son épée, et partit pour le bois au grand galop de son cheval. Après trois heures de course, il trouva, liée au pied d’un arbre, la demoiselle belle comme le jour.

— « Monsieur, qu’êtes-vous venu faire ici ? Retournez-vous-en bien vite. J’entends les cris de la Grand’Bête à sept têtes. Vous pouvez encore vous sauver, pendant qu’elle me mangera.

— Demoiselle, je ne suis pas venu pour fuir. Je veux tuer la Grand’Bête à sept têtes, et vous épouser aujourd’hui. Hardi ! mon chien. Gagne ton avoine, mon bon cheval. »

Pendant trois heures d’horloge, l’aîné des jumeaux combattit la Grand’Bête à sept têtes, et finit par la percer de part en part. Alors, il lui arracha les sept langues qu’il mit dans son mouchoir. Puis, il coupa, d’un coup d’épée, les cordes qui liaient la demoiselle, et la ramena en croupe à la ville.

— « Braves gens, j’ai tué la Grand’Bête à sept têtes. Maintenant, il me faut cette demoiselle pour femme.

— Oui, oui, brave jeune homme. Épouse-la. Tu l’as bien gagnée. »

L’aîné des jumeaux mena aussitôt la demoiselle à l’église, et l’épousa. La noce dura jusqu’à minuit. Au premier coup de cloche, tout le monde alla se coucher. Le lendemain, au point du jour, le mari réveilla sa femme.

— « Femme, habille-toi. Allons nous promener dans la campagne. »

La dame s’habilla, et suivit son mari dans la campagne.

— « Femme, quelle est cette maisonnette, là-bas, là-bas ? Je veux l’acheter, pour m’y reposer quand j’irai chasser.

— Gardez-vous-en bien, mon bon ami. C’est une maisonnette mal habitée. Si vous y alliez, il vous arriverait malheur. »

L’aîné des jumeaux ne répondit rien ; mais il ramena sa femme à la ville, et vint seul frapper à la porte de la maisonnette.

— « Pan ! pan ! pan !

— Que demandes-tu ?

— Ouvrez, ou j’enfonce la porte.

— La porte est en cœur de chêne et en fer, avec de bonnes serrures et des verrous solides. Tu ne l’enfonceras pas. Si tu veux entrer, arrache un cheveu de ta tête, et fais-nous le passer par la chatière. »

L’aîné des jumeaux arracha un cheveu de sa tête, et le fit passer par la chatière. Aussitôt, la terre l’engloutit.

Pendant que cela se passait, la dame, qui ne savait rien, demandait des nouvelles de son mari.

— « Savez-vous où il est allé ? disait-elle à tout le monde.

— Madame, nous l’avons vu, de loin, entrer dans la maisonnette mal habitée. Mais nous ne l’en avons pas vu sortir.

— Ah ! Mon Dieu ! Il lui sera arrivé malheur. »

Pendant que la dame pleurait ainsi toutes les larmes de ses yeux, et priait Dieu de lui rendre son mari, le cadet des jumeaux avait fini son voyage vers le soleil couchant. Il retournait dans son pays, monté sur son cheval, et suivi de son chien. Arrivé au carrefour où était la croix de pierre, il se souvint de la promesse qu’il avait faite à son frère aîné. Aussitôt, il tira son épée, et frappa la croix. À la première entaille, le sang coula.

— « Ah ! mon Dieu, il est arrivé malheur à mon frère. Hardi ! mon chien. Gagne ton avoine, mon bon cheval. »

Au soleil couchant, le cadet des jumeaux était dans la ville, où la femme de son frère pleurait toutes les larmes de ses yeux, et priait Dieu de lui rendre son mari.

— « Madame, crièrent les gens de la ville, voici votre mari qui revient.

— Ah ! mon Dieu, mon bon ami. Je craignais qu’il ne vous fût arrivé malheur dans la maisonnette mal habitée. »

Le cadet des jumeaux ressemblait tellement à son frère aîné, que tout le monde le prenait pour lui. Il soupa avec la dame, et s’alla coucher avec elle. Mais en montant au lit, il plaça entre elle et lui son épée nue[1]. Le lendemain, à la pointe du jour, le cadet des jumeaux sella son cheval, siffla son chien, et s’en alla frapper à la porte de la maisonnette mal habitée.

— « Pan ! pan ! pan !

— Que demandes-tu ?

— Ouvrez, ou j’enfonce la porte.

— La porte est en cœur de chêne, avec de bonnes serrures et des verrous solides. Tu ne l’enfonceras pas. Si tu veux entrer, arrache un cheveu de ta tête, et fais-le passer par la chatière. »

Le cadet des jumeaux arracha un crin de la crinière de son cheval, et le fit passer par la chatière. Aussitôt, la terre engloutit le cheval. Alors, le cavalier entra, avec son chien, par la porte ouverte, et tua toutes les méchantes gens qui étaient dans la maisonnette. Cela fait, il dépava la chambre basse, et délivra son frère et son cheval.

— « À présent, frère, il faut retourner à la ville. Quand nous y serons, je verrai si tu es un homme avisé. »

Quand ils arrivèrent à la ville, les gens furent fort étonnés de voir deux hommes, deux chevaux et deux chiens si parfaitement semblables. La femme de l’aîné ne savait comment reconnaître son mari.

— « Femme, dit le cadet, ne me reconnais-tu pas ?

— Femme, dit l’aîné, ne me reconnais-tu pas ?

— Cavaliers, vous vous ressemblez tellement que je ne suis pas en état de choisir. Que celui de vous deux qui est mon mari m’en donne la preuve. »

Alors, l’aîné des jumeaux montra le mouchoir où étaient les sept langues de la Grand’Bête à sept têtes.

— « C’est vous qui êtes mon mari.

— Frère, dit le cadet, je vois que tu es un homme avisé. Demeure ici avec ta femme. Moi, je m’en retourne à la maison, et je donnerai de vos nouvelles à nos parents[2]. »

  1. Le fait de l’épée nue mise dans le lit m’est fourni par Marianne Bense, qui sait ce conte, mais moins bien que Catherine Sustrac dont j’ai préféré la dictée. Celle-ci dit : « Mais à peine fut-il au lit, qu’il se tourna du côté du mur, et s’endormit comme une souche, de sorte qu’il ne se passa rien de toute la nuit. »
  2. Écrit sous la dictée de Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, canton de La Roque-Timbaut (Lot-et-Garonne).