Contes pour les bibliophiles/L’Héritage Sigismond

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L’HÉRITAGE SIGISMOND




LUTTES HOMÉRIQUES D’UN VRAI BIBLIOFOL


L’HÉRITAGE SIGISMOND

LUTTES HOMÉRIQUES
D’UN VRAI BIBLIOFOL



Ah ! le gredin ! ah ! le misérable ! ah ! le pendard ! »

De qui pouvait ainsi parler M. Raoul Guillemard, l’aimable et très illustre bibliophile, sinon de son ami Jules Sigismond, bibliophile non moins aimable et non moins illustre, devenu, hélas ! trop prématurément feu Jules Sigismond. — C’était bien de défunt Sigismond, parbleu ! Celui-ci d’ailleurs n’avait jamais, à l’heureux temps de son séjour ici-bas, parlé de son ami autrement qu’en ces termes : Ce petit intrigant de Guillemard, mon ami,… cet affreux roublard de Guillemard !

Ah ! c’est qu’ils avaient brûlé des mêmes feux pour les mêmes divinités reliées en vélin estampé ou en vieux maroquin, soupiré sous la dentelle des mêmes livres rares, des mêmes éditions étonnantes et introuvables, c’est qu’ils avaient tourné autour du même « exemplaire unique relié aux armes de François Ier, Mazarin, ou Mme de Pompadour », des mêmes incunables ou princeps, c’est encore qu’ils avaient creusé des mines aux approches de certains livres adorés de loin pendant des ans et des ans, ouvert des sapes, donné des assauts, c’est qu’ils s’étaient enfin livré de furieux combats au billet bleu, c’est que l’un avait souvent infligé à l’autre de cruelles défaites ou que celui-ci avait forcé celui-là à remporter des vestes mémorables ! — Rien ne lie autant que la rivalité.

Guillemard et Sigismond s’étaient rencontrés chaque jour pendant vingt ans aux mêmes bons endroits, ils avaient même parfois, au feu des enchères, poussé la familiarité jusqu’au tutoiement ; mais toujours, pour l’aimable Guillemard, son rival était resté ce gredin de Sigismond, sauf toutefois depuis les derniers six mois.

Car l’aimable bibliophile Sigismond venait de trépasser, il y avait environ un semestre, abandonnant douloureusement sur cette terre son incomparable bibliothèque ; il était devenu simplement « cet animal de Sigismond ».

M. Guillemard consultait tous les jours le calendrier. — Comment, voilà six mois que mon ami est relié en chêne et l’on n’annonce pas encore sa vente ?… Voilà des héritiers bien négligents ! À quoi pensent-ils donc, ces Iroquois ?

C’était dans une antique maison de Pontoise, à neuf lieues de Paris, qu’en son vivant M. Sigismond avait enfermé, — tel un barbon jaloux et précautionneux, sa femme superbe et enviée, — sa richissime bibliothèque, c’était là qu’il avait vécu, palpant et caressant ses merveilles préférées, savourant la joie de ses trouvailles, décrivant, cataloguant ses exemplaires surprenants avec des recherches d’épithètes ardentes qui allaient jusqu’à exprimer le délire et la pâmoison !

Or Raoul Guillemard, impatienté de ne pas entendre parler de vente, avait pris un parti décisif. Ne pouvant s’avancer lui-même, il avait envoyé son homme d’affaires proposer aux hoirs de Sigismond l’achat en bloc de la bibliothèque, et cet homme d’affaires lui apprenait, nouvelle funeste et inattendue, que M. Sigismond avait, par testament notarié environné des plus minutieuses précautions, pris des dispositions défendant, sous quelque condition que ce fût, la vente de cette bibliothèque.

Ah ! qu’il était compréhensible, l’accès de fureur de M. Guillemard. Est-il un bibliophile qui, se mettant à sa place, ne se sente sur l’heure disposé à faire chorus avec lui ?

« Le scélérat ! le brigand !

— En un mot, monsieur, répéta l’homme d’affaires quand son client eut expectoré sa colère, M. Sigismond a tout prévu, il a accumulé les obstacles contre la dispersion de ses livres ; ils resteront dans sa vieille maison, tous rangés sur ses tablettes, sans qu’il soit possible d’en distraire un seul ! C’est sa volonté expresse ! Mais attendez et consolez-vous.

— Il n’y a pas de consolation possible !

— Si, écoutez !… Par un codicille à son testament, il a décidé que tous les ans, à l’anniversaire de sa naissance, quelques amis, confrères en bibliomanie, — il a mis le mot, ce n’est pas moi, — auraient le droit de passer douze heures dans la bibliothèque, de remuer et feuilleter les livres, à la charge de se laisser consciencieusement fouiller à l’entrée et à la sortie… et vous êtes du nombre des élus, le premier sur la liste, même !

— Le misérable ! Il veut me tuer ou me pousser au crime ! Ainsi il accapare encore au delà de la tombe ! Et après avoir, pendant trois cent soixante-quatre jours et trois cent soixante-quatre nuits rêvé à ses merveilles, j’irai douze heures durant surexciter mes convoitises, brûler mon sang et ronger mon âme, à regarder ses livres… Comme il rira, le monstre, au fond de son emboîtage ! comme il rira ! car il sait que, malgré mes résolutions, je ne pourrai résister, et que j’irai, subissant avec platitude ses humiliantes conditions… Mais ne trouverai-je pas un moyen de les avoir en dépit de lui-même, ses livres ! ses fameux livres !

L’homme d’affaires secoua la tête.

« Mais vous ne savez donc pas ce qu’il possédait ? s’écria furieusement Guillemard, en secouant comme un prunier son homme d’affaires ahuri… Vous ne le savez donc pas ? — Il avait Tout, d’abord, mais mieux que ça, il conservait, parmi les manuscrits et les incunables les plus précieux, le premier incunable imprimé bien avant Gutenberg : le Dict de gras et de maigre, planches gravées en bois au criblé et planches de texte, entendez-vous ? et daté : Leyde, 1405 ! Merveille unique, découverte en parfait état, en dépeçant une reliure de Bible du xvie siècle.

« … Et Sigismond possédait aussi le premier Gutenberg, le premier livre imprimé en caractères mobiles, livre inconnu et introuvé avant lui, qui reporte l’ouverture de l’atelier de Strasbourg en 1438 ; une Apocalypse, avec date et signature, de quoi terrasser tous les doutes et toutes les négations… Comprenez-vous, un Gutenberg de 1438 ! Ah ! que ne donnerais-je pas pour posséder cet unique et miraculeux Gutenberg de 1438, tout ! tout ! dix ans, quinze ans de ma vie ! — Permettez »… — Mais votre vie elle-même tout entière ! Et ce serait pour rien ! Un Gutenberg en parfait état, avec figures et grandes lettres enluminées à la main pour imiter les manuscrits, avec reliure en bois et vetuyau sanguin orné de gros clous dorés sur le plat ! — Ce gredin de Sigismond gardait ça sous le boisseau ; moi je ferais éclater la bombe. — 1438 ! Entendez-vous, messieurs les Bibliographes, 1438 ! — Tous vos systèmes rasés ! Nous sommes loin de la Bible de 1455 !… Et le Maistre-Queux du Louvre, livre de cuisine imprimé à Paris en 1467, provenant de la Bibliothèque du Louvre, bien qu’oublié sur les inventaires sans doute parce qu’il était de service à la cuisine ! Et l’Arrière-Ban des Damoiselles, ouvrage satirique avec nombreuses figures sur bois du miniaturiste Jehan Fouquet, gravées par Philippe Pigouchet et enluminées, estampes élégantes et railleuses où défilent toutes les femmes, depuis la duchesse jusqu’à la chambrière, à la date de 1469 ! — Et la Dame des quatre fils Aymon, le premier roman populaire, imprimé sur vrai papier à chandelle, exemplaire unique, froissé, déchiré, sali et maculé, Paris, 1468 ! Ainsi les trois premiers livres à dates certaines imprimés à Paris sont un roman, un livre satirique sur les femmes et un manuel de cuisine ! Tout Paris se rencontre déjà dans cette trinité, les livres de dévotion ne viennent qu’après ! Quand je posséderai ces trois livres… — Mais, essaya de dire l’homme d’affaires, vous ne les posséderez pas. — … J’écrirai un volume là-dessus ! Joli thème, hein ! Voici dans l’œuf notre littérature et nos mœurs, voici déjà, au milieu du xve siècle, notre Paris galant, frivole, artiste, romanesque, gourmand, etc. — Et ce Sigismond qui cachait bêtement ce trésor ! Et ses autres merveilles : la Petite chronique de Guyot Marchand, 1483, avec figures retouchées en miniatures, le Débat de gente Pucelle et de folle Pucelle, chez Robin Chaillot, 1480, les Fruits du péché, Antoine Vérard, 1489 ! Et l’introuvable Gargantua, princeps de Lyon, 1531 ! Et ses Alde Manuce, ses Elzevier, ses Estienne !… Mais je veux surtout mes trois premiers livres typographiques, de Paris… entendez-vous, je les veux ! Retournez, doublez mon offre s’il le faut !… Vite ! ne perdez pas une seconde !

— Mais vous ne les aurez pas, vous ne pouvez les avoir ! gémit l’homme d’affaires, se dégageant des mains de Raoul Guillemard et reculant jusqu’au bout de la pièce pour avoir la faculté de fouiller dans sa poche, tenez, regardez, j’ai copie du testament de M. Sigismond : Je lègue à Mlle Éléonore-Stéphanie-Pulchérie Sigismond, ma cousine, etc., etc., à la condition expresse de… »

Il ne put continuer. Le sympathique bibliophile Raoul Guillemard venait de bondir, exultant, affolé :

« Une demoiselle ! Sa légataire est une demoiselle ! Et vous ne le disiez pas tout de suite, au lieu de m’ennuyer avec vos : « Tu ne l’auras pas ! » J’aurai, au contraire, tout est sauvé ! L’Arrière-Ban des Damoiselles, le Gutenberg de 1438, l’Incunable de 1405, je les aurai tous !… Je les épouse, j’épouse Mlle Éléonore Sigismond ! — Attendez ! cria l’homme d’affaires.

— Encore ! mais vous n’êtes donc mon homme d’affaires que pour m’accabler de tracas, pour m’assommer de contradictions, me noyer sous les contrariétés ? — J’épouse ! Ce gredin de Sigismond ne l’a pas défendu, j’espère ?

— Écoutez-moi… il ne l’a pas défendu, mais Mlle Éléonore Sigismond a cinquante-huit ans ! »

Raoul ne broncha pas une seconde.

« Ah çà, mais ! s’écria-t-ii, vous figurez-vous, monsieur, que je songe au mariage par dépravation ?… Comme tous ces farceurs qui n’épousent que parce que la fiancée est jolie, parce qu’elle est charmante, gracieuse, langoureuse même ! Concupiscence très blâmable ! Appétit de la chair ! Goûts luxurieux !… Fi !… Qu’est-ce que la femme ? Une édition d’Ève, plus ou moins conservée…

— Soit… mais la reliure ?

— Reliée en plus ou moins soyeux et chatoyant satin, si vous voulez ! Donc chassez loin de vous toutes vos impures et mièvres idées de galanterie. Éléonore Sigismond a cinquante-huit ans, j’en ai quarante-neuf, c’est parfait… Quelle chance que je ne sois pas marié, je l’ai échappé belle ! Voyons, à quelle heure le train pour Pontoise ? Vous allez courir faire ma demande en mariage… cette pauvre Éléonore ! — Dites-moi, en douze ou quinze jours on peut être marié n’est-ce pas ?

— Mais vous n’y songez pas !… Je l’ai vue, votre Éléonore, c’est une véritable haridelle, sèche comme une vieille planche mal rabotée…

— Partez donc ! dépêchez-vous !

— Ridée comme une pomme de reinette, ravinée par le temps, un monstre !

— Oh !

— Mais elle a une perruque et un râtelier ! elle a le nez crochu et sur les joues trois verrues ornées de touffes de crins durs…

— Est-ce vous qui devez l’épouser, vieux débauché ? Partez donc, ou plutôt non, j’y vais moi-même ! Nous disons : Mlle Éléonore Sigismond, à Pontoise, rue du Val-d’Amour, 77… J’y vole ! »


II


Le chargé d’affaires du sympathique bibliophile n’avait pas flatté le portrait de Mlle Éléonore Sigismond, mais ce portrait était presque exact. M. Raoul Guillemard aurait pu s’en convaincre du premier coup d’œil quand il entra dans le salon de la demoiselle à Pontoise, s’il avait eu des yeux pour la regarder. Mais ses yeux et son âme s’étaient tournés tout de suite vers un deuxième corps de logis qu’à travers les rideaux des fenêtres il apercevait de l’autre côté d’une large cour aux pavés encadrés d’herbe. C’était . C’était dans ce grand bâtiment, vieux d’un siècle ou deux, que le bibliotaphe Sigismond avait caché et enterré ses livres ! l’Incunable de 1405, le Gutenberg de 1438, l’Arrière-Ban des Damoiselles, ils étaient là, tous ! Et il n’y pouvait toucher !

Cette pensée douloureuse enraya légèrement son éloquence et obscurcit le discours qu’il tînt à Mlle Éléonore Sigismond. Celle-ci prit d’abord le sympathique Guillemard pour un mendiant à domicile en train de lui dépeindre ses malheurs ; puis, considérant que ce monsieur en habit était bien vêtu pour un quémandeur, elle le somma de s'expliquer plus clairement.

Pauvre demoiselle Sigismond, elle ne s’attendait pas à la secousse. Elle comprit enfin, car tout à coup ses pommettes sculptées au couteau rougirent, son grand nez se colora et les crins des trois verrues semées sur son gracieux visage se hérissèrent brusquement sous le coup d’une stupeur violente. Alors, avec une sorte de gloussement étouffé, elle se leva de sa chaise en portant la main sur son corsage comme pour comprimer les battements de son cœur.

Raoul prit cela pour un commencement de tendre émotion ; cessant un instant de glisser des regards en coulisse du côté de la cour, il s’efforça de donner à sa voix de douces inflexions et frappa le grand coup :

« Oui, mademoiselle, je sais tout ce que cette démarche a d’irrégulier, mais j’ai tenu moi-même à vous exposer mes sentiments… mûris par l’âge et la réflexion… la vie est un jardin que des fleurs diverses viennent émailler à toutes les saisons ; après la marguerite printanière, le chrysanthème automnal. L’homme n’est pas fait pour voguer tout seul sur l’Océan tourmenté de l’existence, ni la femme pour se dessécher sur le rocher de l’isolement ; en un mot, mademoiselle Éléonore, j’ai l’honneur de solliciter votre main ! »

Mlle Éléonore avait pâli et elle essayait vainement de parler.

« C’est une affaire entendue, dit l’impatient Raoul, qui prit ce silence pour un acquiescement et se leva ; nos deux notaires s’entendront… Régime de la communauté… peut-on visiter la maison ?… la bibliothèque est par là, n’est-ce pas ?

— Insolent ! s’écria enfin Mlle Éléonore, grossier personnage ! venir se moquer d’une faible femme sans défense !

— Plaît-il ? fit Raoul, mais je suis sérieux, très sérieux ! Vous êtes un peu mûre, fadaise ! suis-je un freluquet, moi-même ?… Et mes sentiments sont solides, vous pouvez me croire ; je ne suis pas un papillon qui voltige de rose en rose… et je vous le prouverai ! »

L’effronté Raoul sourit gracieusement à Mlle Éléonore et poursuivit : « Tenez, mademoiselle, voilà vingt ans, trente ans, que votre poétique image hante mes rêves, trente ans que je viens à Pontoise en cachette, la nuit, soupirer sous vos fenêtres…

— Vil imposteur ! Je n’habite Pontoise que depuis six mois, je n’étais jamais jusque-là sortie de Château-Thierry !

L’HÉRITAGE SIGISMOND

— C’est Château-Thierry que je voulais dire ! Où es-tu, ô ma jeunesse en proie à la mélancolie, rongée par une passion fatale et incomprise… car jusqu’ici vous n’avez pas voulu me comprendre ! Mais c’est fini, tout est arrangé, vous avez dit oui, ne parlons plus de ça, c’est l’affaire des notaires ! Dites-moi, peut-on voir la bibliothèque de Sigismond ?

— Je comprends tout ! s’écria Mlle Éléonore, vous êtes encore un ami de Sigismond et vous venez pour ces affreux livres !… »

Un mot prononcé par Mlle Sigismond avait fait dresser l’oreille au sympathique Guillemard. Elle avait dit : encore un ami de Sigismond, que signifiait cet encore ? D’autres seraient-ils déjà venus, attirés aussi par la bibliothèque ?

« Pardon, dit-il d’une voix altérée, on est donc déjà venu ?

— Oui, d’autres sont venus me tourmenter pour ces monstres de livres ; mais aucun n’a poussé l’impudeur aussi loin que vous ! Il y a un monsieur Bicharette et un monsieur Joliffe qui m’ont offert des sommes folles de ces livres que je n’ai pas le droit de vendre !… »

Bicharette et Joliffe ! deux malins ! Ah ! les fouines ! Raoul frémit.

« Je leur ai expliqué que mon cousin Sigismond en m’instituant sa légataire universelle m’avait formellement interdit de vendre… de me débarrasser d’aucun de ses piteux bouquins…

— Très bien ! vous avez bien fait ! Ne vendez rien à ces intrigants ! Ils sont partis, n’est-ce pas, en s’inclinant respectueusement devant la suprême volonté de ce brave Sigismond ?

— Non pas ; l’un a acheté une maison en face et l’autre une maison à côté de celle-ci, et ils m’ont dit qu’ils camperaient là en attendant…

— Quoi ? qu’attendront-ils, ces crocodiles ?

— Ma… mon… mon évanouissement ! clama Mlle Éléonore, parce que le testament de Sigismond ne m’obligea conserver ses livres que ma vie durant ; il a négligé destituer cette conservation en charge perpétuelle qui obligerait mes héritiers…

— Très bien ! bravo ! enfoncé Sigismond ! s’écria le sympathique Raoul, Bicharette et Joliffe n’auront rien, c’est moi qui aurai tout, je le jure ! J’attendrai, moi aussi, avec impatience, mais j’attendrai !

— Ah ! ah ! vous levez le masque ! eh bien, je vais vous dire ce que je vais faire, moi, à vos bouquins ! Ce sont mes ennemis, car vous ne savez pas qu’il y a quarante-six ou sept ans, Sigismond devait m’épouser et que la chasse aux livres avec ses exigences de temps et d’argent lui a fait remettre notre mariage d’année en année jusqu’au jour ou il eût été trop ridicule d’y songer encore ! — Ah oui ! il avait bien le temps de penser à moi ! une femme, une maison, des toilettes, des enfants, ça coûte trop cher, il lui eût fallu rogner sur les livres, il a préféré ses bouquins ! Mais vous allez voir ce que j’en ferai de ses odieux bouquins… Je suis tenue par son testament de les garder, mais non de les soigner, cher monsieur…, non de les soigner ! Je vais me venger de mes quarante-cinq années de tristesse et d’abandon. Ils vont me payer le manque de foi de Sigismond, Ah ! volage, tu m’as délaissée pour eux, tu vas voir ce que j’en fais de tes reliques ! Vous verrez aussi, je ne suis pas fâchée d’étaler ma belle vengeance sous les yeux d’un ami des paperasses… Tenez, regardez ! »

Elle avait entraîné Guillemard à la fenêtre et lui montrait le toit du bâtiment contenant la bibliothèque.

« Vous voyez qu’aux fenêtres du grand grenier, au-dessus de la bibliothèque, il n’y a plus un seul carreau ; tous cassés, cher monsieur, et par moi ! — Regardez plus haut, sur le toit, voyez-vous ces larges trous çà et là ? C’est moi qui ai fait enlever les tuiles ! La pluie pénètre tout à son aise, elle pourrît les planchers et filtre au-dessous dans les salles aux livres…, c’est charmant ; il y a déjà de grandes taches vertes, des plaques de moisissure au plafond, et de longues rigoles qui dégoulinent délicatement le long des murailles…, cascades ruisselantes d’espoir.

— Horreur ! gémit Raoul Guillemard pétrifié.

— Pour que la moisissure marche plus vite, j’ai fait du grenier un vrai jardin, j’y cultive en pots toutes les natures de plantes, celles surtout qui aiment l’humidité, et je les arrose tous les jours avec générosité…

— Ô Ariane antique et féroce ! Ces livres sont innocents… Sigismond fut un misérable, mais puisque j’offre de tout réparer, épargnez les Livres !

— Venez, maintenant, dit Éléonore Sigismond en prenant un trousseau de clefs, vous n’avez droit de pénétrer dans la bibliothèque qu’une fois par an et ce n’est pas le jour, mais je veux vous faire une faveur, cher monsieur, une faveur ! Suivez-moi ! »

M. Raoul Guillemard, les cheveux en désordre, la tête tombant de droite à gauche, comme un homme qui a reçu un fort coup de massue, suivit la vindicative Éléonore en poussant un gémissement à chaque pas.

« Une bibliothèque qui contient des livres ayant appartenu à Grolier et à Maioli, aux rois, aux empereurs, aux princesses ; des reliures divines… Mademoiselle ! vous ignorez… vous ne savez pas… des Grolier ! Mais je consentirais à vendre ma peau et à me faire écorcher vif, si l’on me promettait de me confectionner avec des chefs-d’œuvre semblables !

— Donnez-vous donc la peine de monter cet escalier, dit Mlle Éléonore après avoir traversé la cour, mais fermez bien la porte, qu’il n’entre pas de matous indiscrets, je déteste les matous… Là, attendons un instant sur le palier, prêtez l’oreille, cher monsieur, entendez-vous ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Raoul Guillemard, d’un air effaré après avoir écouté une minute, il y a quelqu’un dans la bibliothèque ? Des enfants ? quelle imprudence !

— Des enfants ? Non, ça ne fait pas suffisamment de besogne… ce sont des souris, ces trottinements, ces courses, ces petits cris, ce sont leurs jeux, à ces charmantes bêtes !…

— Des souris ! dans une bibliothèque !

— Une bibliothèque fermée, ou ne doit pas entrer un chat !… J’aime beaucoup les souris, j’en ai fait acheter un lot de trois cents… cent cinquante couples, je les ai lâchés dans la bibliothèque en leur disant : Croissez et multipliez ! La multiplication doit avoir commencé depuis trois mois, la nourriture ne leur manque pas, ces charmantes bêtes adorent les vieux papiers, les parchemins, les peaux…

— Horreur ! gémit Raoul Guillemard, qui se laissa tomber sur une marche de l’escalier.

— Attention au coupd’œil, reprit Mlle Éléonore, et prêtez-moi votre canne pour éloigner mes petites protégées de mes jupes, j’ouvre ! »

Elle tourna doucement la clef et poussa la porte. Ce n’était que trop vrai ! Il y avait là des légions de souris qu’une exclamation de Raoul jeta dans une galopade insensée ; il en sortit de partout, des vitrines ouvertes, des tiroirs des tables ; il en dégringola des plus hautes tablettes, il en jaillit des armoires entre-baillées, des grosses, des minces, des mères lourdes et ventrues, des petites gracieuses et sautillantes. Raoul en écrasa deux, malgré les efforts d’Éléonore ; mais l’armée, après s’être réfugiée un instant dans ses trous, reprît bientôt ses courses.

« Vous voyez que les intentions de Sigismond sont fidèlement respectées, dit la terrible héritière ; pas un livre n’a bougé, je conserve avec soin ! »

Une pensée de crime traversa l’esprit de Raoul, mais cet homme de mœurs douces manquait d’énergie pour les grandes résolutions ; il recula et se contenta de se jeter aux genoux d’Éléonore :

« Chère mademoiselle ! De justes griefs contre ce sacripant de Sigismond vous égarent, mais vous êtes bonne au fond, vous pardonnerez à ces pauvres livres… songez qu’il y a là, entre autres chefs-d’œuvre livrés à la dent des souris, les Contes de La Fontaine des fermiers généraux, l’exemplaire non coupé du traitant Molin de Villiers, exemplaire unique, avec six contes apocryphes et huit gravures de Choffard et d’Eiseu qui ne se trouvent que , plus quatre vignettes que les fermiers généraux trouvèrent trop légères et dont les planches furent détruites après un tirage de quelques épreuves…

— Des turpitudes ! Montrez-les-moi pour que je les mette bien à portée de mes souris !

— Grâce !

— Continuons notre inspection. Regardez, s’il vous plaît, ces taches au plafond, ces moisissures le long des murailles ; tenez, voilà tout un panneau détruit ; regardez, voilà des planches qui se décollent ! oh ! l’humidité, cher monsieur, l’humidité, comme ça dégrade les immeubles !…

— Pitié ! mademoiselle, puisque vous ne voulez pas m’épouser, adoptez-moi. Je serai votre fils, je vous chérirai, je vous…

— Y pensez-vous, monsieur ? on jaserait !

— Laissez-moi vous adopter, alors ; je serai votre père, votre oncle…

— Vous êtes plus jeune que moi ! Vous avez cinquante ans et n’en paraissez pas plus de cinquante-cinq !… Tenez, regardez dans la cour, voyez-vous cette petite fille qui saute à la corde, elle a cinq ans et demi, c’est ma petite nièce et mon unique héritière, patientez jusqu’à ma… mon… ma disparition de cette terre de mauvaise foi, elle aura le droit de vous céder tous ces bouquins… s’il en reste !… Maintenant, veuillez prendre l’escalier, s’il vous plaît ; j’ai l’honneur de vous saluer ! »


III


Après quinze jours consacrés à soigner un commencement de maladie nerveuse, rapporté de sa visite à Mlle Sigismond, le sympathique et amaigri Raoul Guillemard revint encore à Pontoise, mais cette fois très mystérieusement. Il erra le soir au clair de lune sous les fenêtres d’Éléonore pour étudier les abords de la place. Du dehors, on ne pouvait se douter de l’œuvre d’effroyable vengeance qui s’accomplissait là ; sur la rue, le bâtiment contenant la bibliothèque de Sigismond paraissait encore saîn et solide. Les victimes étant muettes, rien ne dénonçait au dehors la maison du crime. Joliffe et Bicharette ne savaient rien. M. Guillemard, toujours aussi mystérieusement, acquit au double de sa valeur la maison qui flanquait à gauche la bibliothèque Sigismond, et s’installa dans la nuit, après avoir, par excès de précaution, rasé complètement sa barbe et coiffé une perruque frisée sur sa calvitie. Joliffe, quand il le rencontra, ne le reconnut pas ; il pouvait défier les regards perçants d’Éléonore.

Il avait son plan. Pour commencer, comme il était mitoyen avec la bibliothèque, il entretint jour et nuit, malgré les chaleurs de l’été, un feu d’enfer dans toutes les cheminées appuyées au mur commun, pour combattre l’humidité. Les cheminées éclatèrent ; le mur, calciné par places, se fendilla ; trois fois pendant le premier mois les pompiers durent accourir éteindre des commencements d’incendie. Sur les observations du commissaire, Raoul Guillemard, qui se prétendit créole pour s’excuser, dut modérer ses feux.

L’HÉRITAGE SIGISMOND

Par une sombre nuit d’orage, un homme en blouse, muni d’un grand sac d’où semblaient s’échapper des gémissements étouffés, escalada le mur du jardin des Sigismond, se glissa dans les allées, pénétra dans une remise, prit une échelle et se hissa jusqu’à la hauteur d’une petite fenêtre aux vitres brisées donnant sur la bibliothèque. Poussant alors son sac à travers un carreau, il le vida dans l’intérieur et resta ensuite accoudé sur la fenêtre, l’oreille tournée vers l’intérieur, la figure contractée par un rictus.

Cet homme, c’était Raoul Guillemard ; le sac vidé dans la bibliothèque contenait six chats vigoureux achetés à Paris et préalablement soumis à une diète de quelques jours. Maintenant lancés sur les peuplades rongeuses chargées de la vengeance d’Éléonore, ils devaient jouer terriblement de la griffe et de la dent. Guillemard entendait leurs bonds et leurs miaulements de plaisir ; souriant à la pensée de l’infernal carnage, il regagna le jardin avec les mêmes précautions et refranchit le mur. Sa mauvaise étoile voulut qu’à ce moment Éléonore, éveillée par quelque bruit, ouvrit sa fenêtre et l’aperçut de loin à cheval sur le mur. Effrayé par ses cris, le bibliophile détala bien vite et ne rentra chez lui qu’après un long détour.

Le lendemain, il aperçut au-dessus du mur escaladé un grand écriteau bien en vue : Il y a des pièges à loups dans cette propriété. Mlle Sigismond, qu’il guettait par l’entre-bâillement d’un volet, paraissait tout agitée ; elle ne faisait qu’aller et venir. Sur le soir, il la vit invectiver dans sa cour un cadavre de chat pendu à un clou.

Raoul Guillemard laissa passer deux jours : la nuit du deuxième jour, deux hommes, au risque de se casser le cou, gagnèrent par le toit de Raoul le toit de la bibliothèque et entreprirent une mystérieuse besogne. L’un de ces hommes était le sympathique bibliophile lui-même, l’autre, un ouvrier couvreur amené de Paris presque au poids de l’or ; avec de vieilles tuiles bien sombres, ils raccommodaient le toit de la bibliothèque et bouchaient tous les trous ouverts par la scélératesse d’Éléonore.

C’était la lutte, car la légataire de Sigismond ne pouvait manquer de constater bien vite ces réparations subreptices. En effets à quelques matins de là, Éléonore, après avoir donné de sa fenêtre tous les signes d’une formidable stupéfaction, monta dans le grenier et enleva elle-même les tuiles rapportées, M. Guillemard fit revenir son couvreur, Éléonore détruisit encore ses réparations. Surexcité par la lutte, Raoul eut une idée de génie ; avec son ouvrier, il entreprit de couvrir de ciment le parquet du grenier. Ce travail leur prit six nuits, mais il fut bien exécuté ; dès qu’une partie du plancher était faite, Guillemard la recouvrait d’une couche épaisse de poussière et remettait en place les pots de fleurs de Mlle Sigismond. Des rigoles furent adroitement ménagées et dissimulées. elles conduisaient les eaux par des trous dans le grenier de Guillemard et de là dans les gouttières. Maintenant, il pouvait pleuvoir sur la bibliothèque.

Restait l’autre ennemi, la garnison de souris. Hélas ! tous les chats du pauvre bibliophile avaient péri ; l’un après l’autre ils avaient été pris et pendus. N’importe. Guillemard escalada encore le mur avec une nouvelle armée de matous. La souris est si prodigieusement féconde, que les pertes causées par la dent des premiers chats étaient déjà réparées. Il y eut un nouveau carnage, puis de nouvelles pendaisons, Guillemard s’obstina. Comme il revenait de porter son troisième sac de chats, il mit le pied sur un des pièges à loups semés dans le jardin. Par bonheur, le piège mordit sur sa bottine ; l’héroïque Guillemard, malgré sa souffrance, put dégager son pied en laissant la bottine aux dents de fer du piège.


IV


Une année, deux années, cinq années s’écoulèrent, années de défis, de ruses, de stratagèmes, de véritables combats. Joliffe et Bicharette s’étaient depuis longtemps lassés d’attendre le décès de Mlle Sigismond. Le sympathique Raoul était resté sur la brèche, vaillant et obstiné. Un beau jour, Mlle Sigismond parut renoncer à la lutte ; elle négligea de démolir les réparations nocturnement exécutées sur le toit, et elle laissa les chats de Raoul s’engraisser aux dépens des souris garnisonnant dans la place.

L’incognito de Raoul était depuis longtemps percé à jour ; il avait laissé repousser sa barbe et teignait ses moustaches dans l’espoir de toucher un jour le cœur de la petite nièce d’Éléonore, arrivée à l’âge de onze ans. Hélas ! que d’années encore à passer dans ce doux espoir !

Comme il rentrait un soir d’une séance à la salle Sylvestre, la cuisinière de Mlle Sigismond lui apporta une lettre. Ô bonheur ! Ô rêve ! Mlle Éléonore s’adoucissait ! Touchée par la persévérance de Raoul, elle lui déclarait à brûle-pourpoint qu’elle consentait à l’épouser, si ses sentiments pour la bibliothèque n’avaient pas changé. Mariage de raison, disait-elle.

Pour acquérir le lot de livres merveilleux délaissés par Sigismond, il fallait prendre cet exemplaire atrocement défraîchi de Mme Ève : l’héroïque Raoul n’eut pas une seconde d’hésitation.

Et c’est ainsi qu’un soir, après le repas de noces, plus solennel qu’il n’eût voulu, Raoul, le cœur battant d’un indicible émoi, obtint de l’épousée ce pourquoi, depuis tant d’années, ses soupirs montaient vers le ciel inclément, la clef de la bibliothèque !

Enfin ! enfin ! enfin !!! Laissant Mme Guillemard aux soins de sa chambrière, Raoul escalada quatre à quatre les marches du bienheureux escalier et ouvrît tendrement la porte. Ô joie ! ils étaient là, les incunables, les Gutenberg introuvés, le Ban des Damoiselles, les Fruits du péché, le Gargantua de 1531, et les autres. Que de poussière, hélas ! bien mal tenue, cette bibliothèque ! mais comme il allait tout transformer, tout nettoyer, tout cataloguer ! Quelles joies, quels transports !… Et quel bruit dans le monde ses découvertes ou plutôt ses conquêtes allaient faire !

Un gros chat dormait sur un tas de livres dans un coin, Raoul l’envoya promener d’un coup de pied, et, la lampe à la main, se précipita vers les rayons réservés ou dormaient les précieux volumes à peine entrevus du temps du méfiant Sigismond. Les voici tous, ô délire ! Raoul les reconnaît ; il y a là, dans leurs habits du temps, trente ou trente-cinq tomes, exemplaires uniques d’ouvrages inconnus ou perdus ? trente ou trente-cinq merveilleux opuscules qu’on ne trouverait pas en fouillant jusqu’au fond les bibliothèques nationales.

Raoul porte une main respectueuse sur les tablettes… son cœur saute… mais il tressaille tout à coup, les reliures semblent piquées de petites taches noires, une fine poussière voltige dès qu’il soulève un volume… Celui-ci, c’est le Débat de gente pucelle de 1480, ouvrage perdu depuis deux siècles… Horreur ! le volume, dans sa reliure percée à jour, est absolument dévoré par les vers… Voyons cet autre ! Abomination ! La Petite Chronique, de 1483, somptueusement habillée par Grolier, rongée, perforée, dévorée de même ! Et le voici, lui, le Gutenberg de 1438, réduit à l’état de dentelles, absolument détruit ! Les incunables, mangés aussi ! Les Alde, les Elzevier, les Estienne ! tous, tous hideusement dévorés par de gros vers que Raoul trouve encore au fond des nervures forées dans l’épaisseur des volumes ! Tous finis, tous en miettes ! Malgré leur teinture, les moustaches de Raoul blanchissent à vue d’œil……

Soudain, un éclat de rire strident interrompit ses lamentables constatations. Il se retourna, Éléonore, qui l’avait suivie était là, son bougeoir à la main.

« Ah ! ah ! suis-je bien vengée, cher monsieur Raoul Guillemard, émule de Sigismond ? Les souris ? l’humidité ? destructeurs beaucoup trop lents ! Nous avons trouvé mieux ! Vous voyez dans ces dentelles en vieux papier, ô mon mari, l’ouvrage des vers, non pas des petits vers communs de notre pays, pauvres travailleurs ; mais de ces vers exotiques si terriblement voraces, qui, jadis amenés par quelque navire, ont, en peu d’années, dévoré les archives de la Rochelle… J’en ai fait venir un certain nombre, et vous pouvez admirer aujourd’hui leur joli travail, Ah ! ah ! que doit dire Sigismond là-haut ? Quels mauvais moments il doit passer à son tour ! J’en mourrai de rire ! ah ! ah ! ah !!!… »

Est-il nécessaire d’ajouter, à l’honneur de Raoul, que, sans hésiter, il se jeta sur l’héritière de Sigismond pour essayer de l’étrangler ! Ô vengeance ! ô rage ! ses doigts se crispèrent ; il serra en grinçant des dents. La force malheureusement lui manqua, le coup avait été trop rude, il tomba sur le tas de reliures vides et s’évanouit, flasque et lamentable ; il était mort, soupirant encore pour le Débat de la gente Pucelle.