Contes vrais/02

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin (p. 119-157).

Illustrations de
Albert-S. Brodeur.


Je commence par une petite histoire de mon oncle Placide.

J’ai peur qu’elle ne vous amuse guère cependant, tant elle est simple et facile à raconter. Elle est vraie, et c’est peut-être un défaut ; elle ne saurait induire au mal, et c’est peut-être une naïveté… aux yeux de quelques-uns.

Mon oncle n’était ni menteur ni grivois. Il avait bien le mot pour rire ; il aimait la plaisanterie inoffensive ; il donnait un peu dans l’exagération ; mais le mensonge lui faisait horreur, surtout quand il se montrait nu.

Au reste, quand il m’a fait ce récit anodin, il arrivait de confesse. Cependant, comme s’il avait eu peur, malgré cela, de me trouver incrédule, il ajouta sur un ton solennel :

— C’est vrai comme je te vois là !

Et il me regarda fixement, tout en souriant d’une singulière façon.

Il louchait, mon oncle.

J’y songe. Il ne me voyait peut-être pas du tout. Son œil oblique devait tomber sur mon voisin.

Que de serments et de promesses on élude ainsi peut-être, en obliquant un peu !

Vous connaissez la route de glaise qui rattache, comme un chaînon d’acier, le deuxième rang au bord de l’eau, tout près du Saut-à-la-Biche, à la Vieille-Église ?… Vous ne la connaissez pas ? Vous n’êtes pas de chez nous alors. Mais passons ; cela ne fait pas grand’chose à l’histoire.

Cette route perce une claire trouée dans le bois sombre, au bout des terres en culture. L’eau diaphane d’un petit ruisseau la coupe comme une épée d’argent. Il coule paresseusement, le petit ruisseau, dans un lit étroit, sous les feuillages et parmi les fleurs, au milieu de la forêt ombreuse ou de la prairie ensoleillée, un peu partout où le caprice le pousse. Les oiseaux y baignent leurs ailes, et les bêtes à cornes des clos voisins y viennent boire à la file.

En haut de la route, dans une maisonnette noircie par la pluie et la vétusté, habitait une femme passée fleur, bien qu’elle fût, en apparence, dans toute la splendeur de sa virginité.

C’est que, d’après mon oncle, il aurait fallu une certaine hardiesse pour se glisser dans l’intimité de cette espèce de… Cherche un mot, lecteur.

Elle était assez grande, assez grosse et rudement ébauchée. Ses bras durs et bronzés pouvaient sembler appétissants quand ils se balançaient nus le long de ses hanches ; mais au bout de ces bras s’épanouissaient des mains gercées qui tapaient ferme. Elle avait des yeux bleus pleins de malice et une bouche large pleine de jurons.

En été, une chemise de toile hardiment échancrée, un jupon de droguet ridiculement court, et un chapeau de paille démesurément large, composaient sa toilette ordinaire. En hiver, elle chaussait des bottes tannées, retenues en haut des mollets par des jarretières de cuir rouge, endossait une capote grise agrémentée d’un capuchon, et coiffait un casque de peau de chat muni de larges oreilles.

Elle n’était pas séduisante.

Elle s’appelait Marguerite Leclaire, et nous, les gamins de ce temps-là, nous l’appelions Marguerite-le-bœuf.

Elle n’aimait pas ça.

Pourquoi l’appelions-nous ainsi ? Pour un rien. Tout simplement parce que, le printemps et l’automne, après les semailles et après les récoltes, elle charroyait du bois de corde ou de l’écorce de pruche, aux bateaux, sur la grève, avec l’intéressant animal qui répond ou ne répond pas à ce nom sonore.

Bien dompté, le bœuf de Marguerite allait à hue et à dia comme un vieux cheval de labour. Parfois, quand il avait mangé une portion convenable, et que l’étrille avait lissé son poil roux, il se mettait à courir sur la route avec une rapidité surprenante, et semblait tout fier des nuages de poussière que soulevaient ses pieds fourchus.

Marguerite passait pour sorcière dans notre canton, et elle se donnait garde de détromper les naïfs. Ce n’est pas une mince satisfaction que d’être remarqué des siens, et il se trouve des vaniteux qui préfèrent une mauvaise réputation à l’oubli. On les regarde, on les salue, on les craint, pendant qu’on néglige l’honnêteté commune, et cela leur suffit.

Elle n’avait rien d’aimable, et ne soupçonnait pas le plaisir d’une bonne action. On évitait de la contrarier de peur d’attirer sa vengeance. Elle pouvait changer en sang le lait pur d’une génisse, faire boiter tout à coup un cheval fringant, donner une couleur grise et un goût âcre à la meilleure farine de blé ; et si un jeune homme voulait se faire aimer d’une jeune fille, il n’avait qu’à lui donner un écu blanc, elle savait où cueillir le moureiller piquant dont le fruit rend amoureux.

Les enfants se cachaient dans les talles d’aunes ou derrière les clôtures, quand ils la voyaient venir avec son bœuf ensorcelé.

* * *

Or, il est bon de vous dire que Jonas Bernier, de la Rivière-Bois-Clair, offrait un grand repas à ses amis. C’était à son tour. Il avait dîné chez Louis Daigle, la semaine précédente, soupé avec les Trébert quelques jours après, réveillonné dans la famille Poudrier ensuite ; partout enfin où l’on avait festoyé un brin, pendant le carnaval, il avait eu sa place à table, et n’avait pas boudé la cuisinière.

Et le carême arrivait. Les petits enfants s’imaginaient apercevoir sa face blême dans les vitres fleuries de givre. C’était le souper du mardi gras. Un souper joyeux et tapageur. Le bruit des couteaux et des fourchettes sur les assiettes de faïence, le tintement des cuillers sur les bols, la sonnerie des verres, les apostrophes, les refrains, les éclats de rire, tout cela se mêlait pour faire la plus étourdissante des musiques et le plus original des tintamarres. C’était un regain de folle gaieté à la veille du jeûne et de la pénitence.

Marguerite entra.

Elle venait du village voisin, et sa voiture, traînée comme toujours par son bœuf docile, était remplie de provisions. Les mains s’étaient ouvertes, la bienfaisance n’avait pas lésiné.

Elle souhaita le bonjour aux hommes et aux femmes, et sa voix rauque se perdit dans les quatre coins de la salle. Il y eut un moment de silence.

— Il fait meilleur ici que dehors, remarqua-t-elle en déboutonnant sa capote.

— Viens t’asseoir près du poêle, lui dit Jonas, en hiver le poêle vaut mieux que le soleil.

— Et si vous avez faim vous mangerez, ajouta Madame Jonas, par prévenance et pour la mettre de bonne humeur.

— Et si elle a soif elle boira, continua l’un des convives, en riant.

— Et elle chantera, fit un autre.

— Et elle dansera, continua un troisième.

Chacun disait son mot et le rire résonnait comme une cymbale. Personne n’avait peur. La vieille jamaïque soutenait les courages. Marguerite répliqua d’un ton mauvais :

— Vous autres, pesez bien vos paroles et n’essayez pas de vous amuser à mes dépens… Rira bien qui rira le dernier.

Cependant le joueur de violon lui demanda par bravade :

— Veux-tu danser un menuet, je vais mettre mon instrument d’accord ?

— Mets-toi donc d’accord avec ta femme, lui répondit-elle durement, ce sera mieux.

Puis, s’adressant à Jonas Bernier, elle ajouta :

— Jonas, ne me laisse pas insulter dans ta maison, sinon tu le regretteras.

Mon oncle, qui se trouvait parmi les convives, lui dit d’un accent paternel :

— Marguerite, on ne se fâche pas aujourd’hui, mais on rit, badine, et s’amuse, car c’est le mardi gras. Demain, on se couvrira de cendre, on deviendra poussière et on dira : « Meâ culpâ »…

— Des « Meâ culpâ, » interrompit la virago, ça ne m’a jamais défoncé la poitrine.

— Je le savais, affirma mon oncle, d’une voix onctueuse.

— Au reste, ça se voit, fit un écho.

Les jeunes gens passèrent, avec le joueur de violon, dans une pièce voisine, et la danse commença, vive, leste, entraînante. Jonas Bernier se mit à pérorer. Il avait de la langue. Il parla longtemps à tort et à travers. Des éclats de rire s’élevaient quand il disait quelque chose de drôle, et s’il devenait ennuyant, on entendait le murmure des conversations intimes. Quand il vit qu’on ne l’écoutait plus, il prit un verre et dit à Marguerite :

— Marguerite, approche.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Tu dois avoir soif, tout le monde est altéré ce soir ; tu dois avoir froid, le vent est sec et coupe comme une lame de couteau ; tu dois avoir faim, le grand air aiguise l’appétit.

Il fit couler dans le verre un filet de rhum d’or. La rude femme s’avança près de la table, la main tendue, la lèvre frémissante.

Pierre Blais, le tanneur, prit un gobelet d’étain et le remplit aussi.

— Je trinque avec Marguerite, annonça-t-il.

— J’ai déjà trinqué avec de plus drôles que toi ; n’importe, je n’ai pas de rancune, repartit la mégère en souriant.

La vue de la liqueur réchauffante l’adoucissait. Le verre et le gobelet se touchèrent joyeusement. Alors le jeune tanneur se tournant lentement vers les convives, clama d’une voix solennelle :

— À la santé de la jeune et tendre Marguerite-le-bœuf !

À peine avait-il lâché le mot, que le verre de Marguerite lui écorchait l’oreille et allait se briser en mille éclats, avec un tintement clair, sur le mur tout blanc. Une bordée de jurons suivit de près. Ils défilaient encore, quand retentit un beuglement formidable.

— C’est le taureau de Marguerite qui chante ses ennuis, fit une voix moqueuse.

— C’est un avertissement, répliqua la vieille fille… On cherche le bonheur, on trouve la peine… Que ceux qui peuvent comprendre comprennent.

— Ce n’est toujours pas le ciel qui parle par la bouche de ta bête, observa quelqu’un…

— Alors ton bœuf a le diable au corps, remarqua Pierre Blais.

— Et tu l’attelles à ton traîneau… Il pourrait te mener loin, dit Trébert.

— Où vous irez tous un jour, répondit la femme exaspérée.

Plusieurs riaient. Elle reprit :

— Les rires se changeront en pleurs. Souviens-toi de cela, Pierre Blais ; et toi aussi, Adèle Dubé, souviens-toi de cela. Or, Pierre et Adèle étaient des amoureux pour le bon motif. Ils devaient se marier entre les foins et les récoltes. Cette menace de la vieille hère les troubla.

Une lueur parut dans les fenêtres.

— C’est une cheminée qui flambe, supposa la femme Abel.

Quelques jeunes filles se mirent à gratter le givre des vitres pour voir dehors. Alors une voix tremblante se fit entendre :

— Apportez de l’eau bénite !

— De l’eau bénite ! répéta la femme de Jonas.

Et elle courut prendre une petite fiole suspendue au chevet de son lit.

— Pourquoi ? demandait-on tout surpris.

On se précipita dans les châssis et vers la porte.

Le blanc rideau de frimas qui voilait les fenêtres laissait passer des lueurs indécises et molles. Seuls les dessins capricieux de la gelée sur le verre, fougères et ramilles, brillaient d’un éclat vif, et paraissaient des bruyères en feu. Cependant les bouffées de chaudes haleines eurent vite fondu les jolis tableaux, et plus d’un œil curieux se colla sur les vitres froides. Quelques femmes reculèrent épouvantées.

— C’est le démon, disaient les unes.

— Il porte des cornes de feu ! remarquaient les autres.

— La colère de Marguerite va tomber sur moi, gémit Adèle Dubé… Je sens que je suis sa victime… Mes amours seront malheureuses !… Mon mariage ne se fera peut-être jamais !… Mon Dieu ! que va-t-il m’arriver ?

— Comme aux autres, va, prends courage, fit, d’une voix grave, la mère Poudrier, une bonne vieille qui ne se laissait pas désemparer du premier coup.

Mon oncle Placide s’était précipité dans la porte en criant :

— Le taureau de Marguerite est possédé !

Le vaillant animal paraissait enveloppé d’un nimbe de feu, et son poil roux sombre se détachait singulièrement sur un fond de vive lumière. Il semblait, aux hôtes épouvantés de Jonas, un holocauste sur un bûcher. Il ne brûlait pas cependant. Il n’y avait pas de flamme, excepté sur les cornes. La neige prenait une teinte de sang, et les reflets de l’étrange foyer se fondaient avec les étoiles dans le ciel limpide.

Chose horrible, l’animal ensorcelé se prit à danser sur la glace rouge que le vent balayait, et ses pieds de corne imitaient, par leur cadence, le rythme rapide des danseurs dans la maison en fête ; et sa longue tête muselée secouait les boucles de fer de la vieille bride, comme des castagnettes infernales.


Le vaillant animal paraissait enveloppé d’un nimbe de feu.

Il est sûr que la surprise, la peur, l’ignorance,

ajoutaient des couleurs au tableau et lui donnaient un piquant relief.

La scène diabolique ne dura pas longtemps, et bientôt tout rentra dans le silence et les ténèbres. Les étoiles continuèrent à scintiller dans le bleu profond de l’infini, la neige reprit sa blancheur d’argent, et le bœuf demeura immobile sur son miroir de glace.

Quand tout le monde fut entré, Jonas s’approcha de Marguerite et lui dit sur un ton fort grave :

— Sorcière, jure de renoncer à tes pratiques coupables, ou sors d’ici et va rejoindre ta bête.

— Tu n’as pas besoin de sortir pour rejoindre la tienne, toi, répliqua-t-elle brutalement.

Ce fut un immense éclat de rire.

Satisfaite de l’émoi qu’elle avait causé sans le vouloir, contente surtout de la malice qu’elle venait de décocher à son ami Jonas, elle se boutonne, enfonce son casque sur ses oreilles, fourre ses mains dans ses mitaines et part en maugréant.

Quand elle fut au bout du village, elle aperçut, dans la route qui conduisait chez elle, un spectacle étrange. Les petits cèdres aux branches en éventails, les petits sapins à l’écorce embaumée, plantés deux à deux le long du chemin, brûlaient en crépitant, et leurs têtes se penchaient comme des chevelures de flamme sur le blanc manteau de la neige.

Elle s’arrêta d’abord. Elle eut peur, elle qui tout à l’heure voulait effrayer les autres. Elle pensa aux feux-follets, à la chasse-galerie, aux boules de feu qui tombent du ciel ; mais les feux-follets sont petits, légers, remuants, et ne s’accrochent pas aux branches des arbres ; la chasse-galerie passe dans les nuages avec des jappements et des cris ; les globes de feu ne tombent pas du ciel pour brûler les sapins, mais bien pour avertir les gens de leur mort.

Alors c’était de la sorcellerie. Le diable se mêlait donc de ce qui ne le regarde pas. Il existait donc, le diable, et il pouvait jouer de vrais tours aux hommes.

Elle allait toujours et tremblait en passant devant les touffes enflammées. Elle tremblait pour elle-même et pour son animal. Qui sait si le feu maudit n’allait pas les consumer l’un et l’autre ?

* * *

La plupart des convives s’étaient réunis à table, mais la gaieté avait perdu quelque chose de son éclat. Les femmes surtout, plus crédules et très portées vers le mystérieux, ne faisaient plus sonner, dans le concert rustique, leurs notes d’ordinaire si pittoresques et si charmantes.

Adèle Dubé, frappée d’une terreur singulière, se disait réellement ensorcelée, et son fiancé n’était pas loin de le croire, tant il avait peur de ne pas être heureux au moment fixé pour le bonheur. Madame Jonas Bernier aurait bien voulu que Marguerite ne fût pas venue ce soir-là, et elle se répandait en lamentations.

— Bah ! remarqua mon oncle, Marguerite est moins dangereuse qu’elle ne voudrait l’être. On ne s’improvise pas sorcier. C’est un métier difficile et le diable choisit ses élus. N’est pas sorcier qui veut… Ce n’est pas elle qui a mis un vêtement de flamme à son taureau… Cette lueur soudaine que vous venez de voir, n’est ni rare ni extraordinaire. C’est un météore, disent les savants. Moi, je crois que c’est un flambeau que le ciel allume pour éclairer notre fête… Amusons-nous donc ! Dansez, jeunes gens ! Vieillards, chantez !

Et il entonna d’une voix abominablement fausse :

Pour ma Clara j’ai d’la constance ;
Je bois sec et je fais l’amour.
Demain, je ferai pénitence ;
Ainsi chaque chose à son tour.

Les uns firent chorus en se versant à boire, les autres, en lutinant leurs voisines. Peu à peu, le mardi gras reprit ses droits ; la pensée de la sorcière se fondit comme un nuage en un brumeux lointain, et la chanson reprit son vol d’une aile un peu mouillée.

* * *

L’événement fit du bruit. On en parla beaucoup. Ce n’était plus un bœuf, que Marguerite avait attelé à son traîneau, c’était le diable lui-même. On l’avait entendu rugir ; on l’avait touché ; le feu de ses cornes était resté aux mains.

Quelques parents des promis disaient qu’il ne fallait pas songer au mariage, après de pareilles menaces. On ne s’expose pas ainsi. Il devenait nécessaire au moins de consulter Marguerite, et de lui faire un cadeau pour gagner sa bienveillance.

Les jeunes gens trouvaient dur de se soumettre. Ils étaient revenus un peu de leur terreur maintenant, et ils ne voyaient pas pourquoi le ciel refuserait de leur ouvrir les portes de cet éden enchanteur où, avant eux, s’étaient introduits bravement leurs pères et leurs mères.

Le presbytère, d’ordinaire soigneusement fermé, dut s’ouvrir à la fin pour laisser entrer la rumeur. Le curé fut mis au courant de tout ce qui se passait. Il en apprit tellement long qu’il demeura tout à fait sceptique. Ces récits d’un bœuf enveloppé de flammes surnaturelles, qui avait chanté et dansé à la parole d’une femme, et d’un sort jeté par la vieille hère à une fille naïve qui entrevoyait, le ciel dans le mariage, lui parurent indignes d’occuper un esprit sérieux. Il hocha la tête, et sourit malicieusement.

Cependant, un matin de mai, le bruit courut dans la paroisse que le bœuf de Marguerite s’était promené le long de la route, avec de nouvelles cornes de feu sur le front. Il avait été vu, le soir, par des jeunes gens qui revenaient de la veillée. On crut d’abord à une mystification, et l’on dit à ces jeunes gens qu’ils perdaient leur temps et ne feraient point de dupes. Mais des hommes dignes de foi, un conseiller municipal, un marguillier même, affirmèrent à leur tour l’avoir vu aussi. Et c’était toujours par des nuits noires et pluvieuses, qu’il se montrait avec ce panache infernal. Cela fit dire à mon oncle qu’il était bien prudent après tout, cet animal, de ne promener ainsi le feu que sous les bois mouillés et quand la pluie tombait pour l’éteindre.

Les simples se cramponnèrent de nouveau à leurs superstitions attrayantes. Ils se réunissaient, le soir, pour causer sorcellerie, et ils menaçaient de ne plus voir bientôt que l’intervention de l’enfer dans les choses de ce monde. Le diable allait tenir le beau rôle, et le bon Dieu, mis en disponibilité, n’aurait qu’à se retirer avec les débris de la milice céleste, dans son château fort, bien difficile du reste à enlever.

Le curé dut enfin intervenir. Il fut même sur le point de se fâcher, lui toujours si doux et si conciliant.

C’était un dimanche. Après avoir chanté l’évangile d’une voix plus énergique que de l’accoutumée, il se dirigea vers l’escalier de la chaire, d’un pas grave et sans prêter attention aux chantres et aux enfants de chœur qui le saluaient. Mais à mesure qu’il montait les pieux degrés, l’indignation se calmait dans son âme indulgente ; et quand il fut au-dessus de son petit peuple attentif et soumis, toujours dans une enivrante atmosphère de prière et d’encens, il se sentit tout à fait rasséréné. Il retrouva sa bonhomie journalière et son esprit un peu frondeur. Il se moqua de ce démon désœuvré et peu fier qui se cachait dans les entrailles d’un bœuf, et ridiculisa les poltrons qui en avaient peur ; puis il finit par donner une petite leçon de théologie pratique à ses ouailles bien-aimées. Je vais dire tout, cela peut servir.

« Ce n’est pas le diable à poil roux et bien dompté de la pauvre Marguerite qu’il faut éviter et craindre, mes chers frères, commença-t-il, mais l’autre, le vrai, celui qui vous cajole, vous amuse et vous porte au mal sans montrer ses cornes.

Il a sur les lèvres des paroles mielleuses et non des beuglements. Ses promesses sont douces, ce qui ne les empêche pas d’être menteuses. Il n’entre pas avec fracas dans vos demeures, et il se donne garde de vous effrayer. Il n’a pas la figure menaçante d’une bête, mais souvent la forme gracieuse d’un ange ou d’une femme. Il ne brûle pas vos lambris, mais il allume en vos cœurs des ardeurs mortelles.

Et, ce chef suprême des enfers, il voit, comme le souverain des cieux, une légion d’esprits s’empresser à le servir.

C’est d’abord le démon de l’orgueil. Un flatteur qui vous souffle à l’oreille que vous valez votre pesant d’or, quand tout votre mérite se pèserait dans la balance d’un apothicaire ; que vous avez de la vertu quand c’est du tempérament, de l’intelligence, quand votre esprit est de l’emprunt que vous ne pouvez rendre.

C’est le démon de l’avarice. Un vilain qui vous empêche de donner, à votre femme et à vos enfants, les vêtements nécessaires pour venir à l’église, apprendre à aimer le bon Dieu qui le mérite tant, et les hommes qui le méritent si peu ; qui vous empêche de donner au pauvre un morceau de pain oublié dans la huche, et au curé la dîme oubliée dans le grenier.

C’est le démon de l’impureté, cet attrape-sots qui… que… dont… Je vous le dirai au confessionnal.

C’est le démon de l’envie. Un farceur qui vous fait regarder vos félicités et vos biens par le gros bout de la lunette, et, par le petit bout, les biens et la félicité des autres ; un drôle qui vous fait accroire que le potage manque d’assaisonnement chez vous, et qu’il est bien permis de soupirer un peu après la cuisine d’autrui.

C’est le démon de la gourmandise, qui vous porte à boire comme des éponges, et à manger comme des ogres, sans soif ni faim. Si bien, qu’on vous verrait dormir souvent à la belle étoile, dans l’abandon du patriarche Noé, si vous saviez cultiver la vigne ; si bien, qu’on vous verrait saccager tous les pommiers du paradis terrestre, si le bon Dieu faisait la sottise de vous rendre l’héritage de votre premier père.

C’est le démon de la colère, qui vous fait sauter comme une bouilloire sans soupape, pour un regard de travers ou une parole dure, et vous fait crier à tue-tête des folies que, dans le calme, vous n’oseriez même dire tout bas.

Enfin, c’est le démon de la paresse, le plus sot et le plus méprisable de tous. Ce fainéant vous fait croire que vous êtes fatigués quand vous n’êtes qu’engourdis, et que vous allez de l’avant quand vous reculez. Il vous porte à dormir à la maison quand l’heure du travail sonne, et à l’église, quand votre curé prêche.

Et puis, les commandements de Dieu sont battus en brèche par d’autres anges déchus, bien peu semblables au doux bœuf de Marguerite.

Les uns vous poussent à jurer comme des payens, sous le prétexte que ça donne de l’énergie au discours ou un tour dégagé à l’esprit ; les autres vous font parler du Seigneur comme d’une vieille connaissance, sans plus de respect et avec autant de familiarité.

Il y en a qui se chargent de changer le dimanche en un jour de divertissements, et proposent des promenades, des jeux, des danses même, pour remplacer la prière si nécessaire à l’âme et le repos si utile au corps.

Un esprit retors qui ne perd pas son temps, c’est celui qui est chargé de vous faire mépriser le sixième et le neuvième commandement… J’en sais quelque chose. Je ne parle pas seulement pour les jeunes gens qui promettent de s’amender plus tard, mais aussi pour les vieux qui promettaient de s’amender plus tôt.

Un autre aussi qui a la besogne rude et fait un mal incalculable à la société chrétienne, c’est le démon de l’injustice. La scène où il joue son rôle est immense, et les acteurs qu’il fait agir sont sans nombre, depuis le gamin qui dérobe un sou pour acheter un pain d’épice, jusqu’au souverain qui enlève une province pour agrandir son royaume ; depuis le mendiant qui se fait donner le prix du travail, jusqu’au millionnaire qui refuse à l’ouvrier un salaire raisonnable. L’injustice prend toutes les formes et toutes les couleurs, et la réparation des torts n’embarrasse personne. On fait taire la conscience, sous prétexte qu’elle n’entend rien aux affaires.

Il y a bien encore le démon du mensonge qui vous fait dire : Oui, quand c’est « non. » et : non, quand c’est « oui. » On est trop lâche pour affirmer la vérité. On oublie que la parole donnée et reçue est l’unique lien qui peut unir les hommes les uns aux autres. Il y a le démon du parjure, le plus insolent de tous et le plus détesté de Dieu, qui parfois vous fait mettre le pied sur la face du Christ saint, quand vous allez voter au poil ou plaider au palais.

Et je n’ai pas fini.

Comme il y a des mauvais anges spécialement occupés à faire oublier les commandements de Dieu, il y en a d’autres dont le zèle s’exerce contre l’Église.

Ils s’efforcent de vous faire croire qu’elle est inutile, et que les commandements de Dieu vous suffisent. Comme si le Père ne l’avait pas instituée par le Fils, pour qu’elle fût la gardienne immortelle de ces commandements. Il savait que le chrétien du Nouveau Testament se montrerait inconstant et léger, comme le juif de l’ancien ; qu’il se prosternerait volontiers devant le veau d’or, et serait un grand fabricant d’idoles ; qu’il faudrait par conséquent le rappeler souvent à l’ordre.

Écoutez-la donc !

Il me reste un mot à ajouter. Le dernier commandement est un scandale pour plusieurs :

« Droits et dîme tu paieras à l’Église fidèlement. »

Je vous ferai remarquer d’abord que ceux qui refusent de payer la dîme, ne paient pas davantage leurs autres dettes.

Le prêtre vous mène au ciel, et vous vous chargez des frais du voyage. C’est juste, n’est-ce pas ?

Il lui faut un asile un peu loin du bruit, pour que sa prière soit plus recueillie et son étude, moins interrompue. C’est là que vous le trouvez, le jour ou la nuit, par le beau temps ou les tempêtes, quand vous éprouvez le besoin de lui confier un chagrin ou de lui demander un conseil. C’est à sa porte que vous frappez quand le deuil menace votre maison, et que la personne que vous aimez le plus peut-être vous a dit, dans un sanglot, qu’elle se sentait mourir.

Il est père, mais son foyer est vide.

Les rêves d’amour n’ont jamais voltigé dans l’alcôve où il dort, et les bras qui s’ouvrent pour le recevoir, quand il tombe sur sa couche pudique, sont les bras miséricordieux de son crucifix.

Il est père et vous êtes sa famille.

Il n’est pas nécessaire, sans doute, qu’il habite un château, et nulle paroisse ne doit se ruiner pour loger son curé plus magnifiquement que son Dieu. Mais en ceci comme en toutes choses, il faut de la convenance et de la dignité.

— Notre Seigneur n’avait pas une pierre où reposer sa tête, me direz-vous, et les apôtres ne portaient que leur bâton.

C’est vrai, mais depuis lors il s’est écoulé dix-neuf cents ans !

Il y a dix-neuf cents ans, l’Église n’était pas descendue du calvaire. Elle était encore tout entière dans la pensée de son divin fondateur, et les douze apôtres qui devaient se partager le monde, pouvaient recevoir l’Esprit Saint dans une humble et étroite enceinte, et rédiger, dans une caverne, le « Credo » qui devait renouveler la face de la terre.

Depuis, comme une mer débordante, l’Église a baigné tous les rivages, comme un soleil ardent elle a rayonné sur toutes les contrées, Elle s’est assise comme une souveraine sur la terre qu’elle sanctifie, et la pierre choisie par le Sauveur est devenue son trône inébranlable.

Elle n’a qu’un chef, cependant, et qu’une seule autorité suprême. Elle n’est ni de France, ni d’Angleterre, ni d’Allemagne, ni de Russie, ni d’Amérique, ni d’Asie, ni d’Afrique, ni d’Europe ; elle est du ciel. Elle est du ciel, mais elle est faite pour les hommes. C’est pourquoi elle a des relations à établir et à maintenir, des intérêts à surveiller, des fidèles à protéger, des biens à distribuer, des souffrances à soulager, des enseignements à répandre, des conciles à assembler, des dogmes à promulguer.

Il y a dix-neuf cents ans, c’était l’éclosion, aujourd’hui c’est l’épanouissement.

Je suis sûr que si Notre-Seigneur Jésus-Christ et les apôtres revenaient sur la terre, simples et dépouillés de tout comme aux premiers jours, les chrétiens de partout s’uniraient dans l’enthousiasme et l’amour, pour leur élever la plus magnifique des demeures, et je vous connais assez pour affirmer que vous ne seriez pas les derniers à offrir votre obole. Ainsi soit-il. »

Après la messe, les fidèles se réunirent par groupes, à la porte de l’église, les hommes d’un côté, les femmes, de l’autre. Tous commentaient le sermon du curé. Le plus grand nombre s’amusait de la façon originale dont il avait cinglé les superstitieux. Quelques-uns soutenaient qu’il avait un peu exagéré les défauts de ses paroissiens. D’autres disaient qu’il n’aurait pas dû rappeler l’ivresse, aussi accidentelle qu’antique, de notre vaillant ancêtre Noé ; qu’il n’aurait pas dû, surtout, supposer le bon Dieu capable de faire une sottise.

Cependant plusieurs persistaient encore à voir du surnaturel dans le bœuf de Marguerite, et se proposaient d’aller, le soir même, examiner consciencieusement cet animal qui faisait tant parler de lui.

Mon oncle qui les écoutait, leur dit d’un ton goguenard :

— Ne vous dérangez donc pas. Si c’est un bœuf comme les autres, c’est inutile, et, si c’est le diable, vous le verrez bien assez tôt.

* * *

À quelque temps de là, Marguerite tomba malade. Mon oncle qui revenait de la Rivière-Bois-Clair avec Olivier Bélanger, un voisin de la rustaude, voulut la voir une dernière fois, car on la disait finie. Le lendemain, elle serait sur les planches.

Olivier Bélanger était, lui aussi, un fameux plaisant. Il semait le rire sur son passage comme d’autres sèment l’ennui. Il était blond, avec une figure épanouie, rose, épilée… Sa taille haute, ses épaules larges, ses poignets de fer le rendaient redoutable… en temps d’élection.

Il entra avec mon oncle. Tous deux s’approchèrent du lit où la sorcière allait probablement laisser sa vilaine dépouille. Mon oncle demanda à la femme qui la soignait :

— Est-elle en règle avec le ciel ?

Les yeux de la moribonde s’ouvrirent. Il y avait encore de la malice au fond, et ils ne paraissaient pas sur le point de se fermer pour toujours.

— Oh ! gémit-elle, le bon Dieu ne me reprochera toujours point de m’être occupée des affaires des autres.

La voisine dit tout bas : — Elle ne se soucie guère d’avoir le prêtre. Essayez donc de la faire consentir.

Mon oncle se pencha sur le chevet enfiévré :

— Veux-tu que nous allions chercher le curé, ma bonne Marguerite ? demanda-t-il.

— Pourquoi le curé ?

— Pour t’ouvrir la porte du ciel.

— Je l’ouvrirai bien toute seule.

Elle se tourna vers la ruelle du lit en ébauchant une vilaine grimace. Bélanger dit :

— Il ne faut pas la laisser mourir comme cela. Nous allons casser une croûte ensemble et ensuite, j’irai chercher le prêtre. Il s’y entend à débarbouiller les consciences malpropres.

Les deux amis sortirent. Alors mon oncle s’excusa. Il n’acceptait pas le morceau de pain, mais allait plutôt continuer sa route… Il avait une idée. Le bœuf de Marguerite le hantait. Si la vieille hère perdait la vie, le vieil animal devait perdre son prestige. Il fallait en finir avec la superstition.

— Nous nous reverrons tout à l’heure, dit-il en s’éloignant.

Il se dirigea vers la demeure de son beau-frère, à la tête de la route. Un quart d’heure plus tard, il longeait le fossé de ligne, à une petite distance du chemin, marchant à grands pas et tenant à la main quelque chose que je ne saurais définir.

Il avait plu. De gros nuages lourds semblaient peser sur la cime des arbres, la nuit descendait vite sur les champs. Olivier Bélanger partit au trot de sa jument grise, une bonne bête. Les sabots ferrés tombaient en mesure dans la vase et les flaques d’eau. La boue volait, l’eau ruisselait, mais rien n’était visible.

Il songeait à sa malheureuse voisine, dont les heures paraissaient bien comptées. Il se demandait quelle responsabilité pouvait avoir, aux yeux d’un Dieu souverainement juste, une créature si peu soucieuse de ses devoirs, mais jetée depuis l’enfance dans une voie fatale, capable de lutter pour un morceau de pain, mais sans force pour les combats de l’esprit, et sans humilité dans les choses de la foi.

Et sa pensée glissa tout naturellement de la femme étrange au docile animal qui était devenu son fidèle compagnon. Le bœuf renommé devait être, selon sa coutume, au pacage, le long de la route. C’était dommage que ses cornes ne fussent pas allumées, pour chasser un peu les ténèbres et montrer les ornières.

Il arrivait au ruisseau. Les pieds du cheval et les roues de la calèche firent résonner les pièces de cèdre du petit pont. Aussitôt, de la lisière du bois, un peu en arrière, un beuglement répondit. Bélanger ne put se défendre d’une certaine souleur.

— Maudite bête ! cria-t-il, pour se donner de la contenance.

Un instant après, le taureau de Marguerite s’élança sur la route, les cornes surmontées d’un panache de flammes. Bélanger, tout instinctivement, donna un coup de fouet à sa jument qui partit au galop. Mais aussitôt, mon oncle lui cria de l’attendre. Il rougit de sa poltronnerie et arrêta sa bête.

Les deux cornes flamboyantes approchaient. Il entendait un piétinement dru dans la boue. L’animal courait. Il arrive, se heurte à la voiture, pousse un cri rauque et demeure immobile. Mon oncle le tenait sûrement au moyen d’un fort licou de cuir.

— Que diable est ceci ? demanda Bélanger.

— La fin de la comédie, répondit mon oncle.

Le bœuf les regardait avec de grands yeux épouvantés, en secouant ses cornes de feu. Alors les bois entendirent un long éclat de rire et la jument tressauta dans son brancart.

Sans perdre de temps, car le salut de Marguerite pouvait être compromis par un retard, les deux compères attachent à la voiture le bœuf naguère ensorcelé, et reprennent au petit trot leur voyage de charité.

Quand ils traversèrent le village enveloppé d’ombres épaisses, les deux cornes qui flambaient jetèrent sur les arbres et les maisons de sinistres lueurs. Le village s’émut, s’agita, se précipita vers la place de l’église où le fantôme s’était arrêté.

Les cornes du bœuf roux de Marguerite, enveloppées de linges épais, brûlaient comme des candélabres superbes.

Le pétrole venait d’être trouvé et remplaçait déjà l’huile fumeuse des lampes primitives, et le suif de la pâle bougie.

Le merveilleux s’évanouissait. L’intervention de l’esprit mauvais n’était plus qu’une farce. La superstition chère aux simples s’en allait en fumée.

Il en viendra bien, désormais, des diables boiteux ou cornus, dans notre paroisse, avant que l’on gaspille l’eau bénite pour les arroser. Marguerite put faire sa confession, ce soir-là, mais elle ne mourut point. Elle n’était pas mûre pour le ciel. Il y a quelques années, elle fut trouvée sur le bord du chemin, à Saint-Basile de Portneuf. Elle était morte de misère.

Quand Pierre Blais fut convaincu que le diable ne s’était nullement dérangé pour venir ennuyer les bêtes et les gens, et que les cornes qui lui avaient tant fait peur étaient des cornes tout à fait ordinaires, il se hâta de faire bénir son union avec la petite Dubé.