Contes vrais/18

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Librairie Beauchemin (p. 525-551).

ou
Voyage autour d’une bibliothèque
Illustrations de
Jobson Paradis.


C’était le soir. C’était un de ces soirs divins que parfument les fleurs blanches des pommiers, plantés le long des routes, comme pour faire naître le désir dans l’âme des Èves nouvelles qui passent parmi nous.

Sept heures sonnaient à toutes les horloges d’allure régulière et de tempérament réglé ; mais ici, le timbre vibrait joyeux et dru, et là, ses notes semblaient tristes dans leur lenteur. On eût dit que la vie était rapide en certains endroits, moins pressée de finir en certains autres. J’aime mieux le marteau qui frappe lentement les heures de mon existence ; il me donne le temps de songer au dernier coup.

Je descendis sur la rive de notre fleuve aimé ; j’avais besoin d’être seul, car je souffrais. Une inquiétude profonde troublait toutes mes joies, et je regardais l’avenir avec effroi. La mer montait, calme, sans bruit, mais implacable comme la mort, et tout disparaissait, sable d’or et cailloux gris, sous un voile éclatant de lumière. Le soleil, en effet, apparaissait alors sur une des cimes bleues des Laurentides, comme un ostensoir céleste sur l’autel du sacrifice. Des nuages blancs, bordés d’une dentelle de feu, s’élevaient mollement comme l’encens du sanctuaire. Et mon âme, bercée par la foi, montait comme eux vers le Dieu trois fois saint qui fit le monde si beau. Je me laissai tomber sur les feuilles et les mousses nées avec le printemps. Une grive solitaire se mit à chanter au-dessus de ma tête, en regardant les flammes du couchant ; un souffle tiède passa sur mon front brûlant, et mes esprits s’envolèrent je ne sais où…

Alors un homme s’approcha de moi. Je l’avais vu déjà, et plus d’une fois il m’avait aidé de ses conseils paternels. Ses yeux avaient les éclairs du génie, sa lèvre nue, un peu dédaigneuse, souriait avec douceur, sa tête noble s’inclinait légèrement vers l’épaule. Il me tendit la main et me dit :

— Venez !

Je les suivis. De temps en temps je me détournais pour regarder la féérie du soleil et de l’onde, s’unissant dans un baiser de feu.

— Je ne vous arrache pas à la poésie, dit-il encore, mais j’ai pitié de vous et je vous sauve.

Et, quand nous eûmes longtemps marché par les chemins devenus sombres, il me fit entrer dans une demeure étrange où tout le monde venait, mais où personne n’avait son foyer. Nous traversâmes de longs corridors, et ceux qui nous rencontraient se découvraient en faisant de profonds saluts. Il souriait à tout le monde, et tout le monde paraissait l’aimer. Il ouvrit une porte rouge et, me poussant dans une pièce immense, il me dit en riant :

— Poète, voilà tes amis désormais.

La pièce, c’était une bibliothèque, les amis, c’étaient des livres. Un trouble singulier s’empara de moi, et j’étais ému jusqu’aux larmes. Il me semblait que tous les livres étalés sur les rayons bordés d’une dentelle rouge, me regardaient avec curiosité et m’interrogeaient. Je ne pouvais surmonter ma timidité naturelle, et j’allais implorer le secours de mon bienfaiteur, quand un bouquin ridé, poussiéreux, s’ouvrit de lui-même et me fit lire, sur ses pages jaunies, ces paroles remplies de sagesse :

— Choisis pour ton ami l’homme que tu connais le plus vertueux, ne résiste point à la douceur de ses conseils, et suis ses utiles exemples.

C’était Pythagore qui parlait ainsi ; Pythagore, le plus extraordinaire des philosophes et le plus insatiable des savants de l’antiquité ; Pythagore qui découvre le carré de l’hypoténuse, qui enseigne le premier que l’étoile du soir et celle du matin sont le même astre, qui tantôt précède le lever et tantôt le coucher du soleil ; Pythagore, l’apôtre de la métempsycose, qui sauvait un malheureux chien des coups d’une bande d’enfants cruels, en déclarant que l’animal était un de ses anciens amis ; il le reconnaissait à la voix.

C’était Pythagore, qui, faisant dans un discours public l’éloge de la vertu, s’exprima avec tant d’éloquence et toucha si profondément les cœurs, que les femmes les plus richement parées coururent déposer dans le temple de Junon leurs bijoux les plus précieux. Quelle parole, aujourd’hui, pourrait opérer semblable merveille ?

Je crus qu’il allait commencer une de ces harangues admirables, qui sauvaient les Crotoniates de leurs ennemis et d’eux-mêmes, et je prêtai l’oreille. Mais alors, une voix montant aussi des profondeurs de l’antiquité, se fit entendre pleine d’avertissements. C’était la voix de Bias, un autre sage ; de Bias qui croyait à un Dieu unique, mais ne voulait pas que l’homme raisonnât sur l’essence de Dieu ; de Bias qui, après le siège de Priène par Cyrus, alors que les vaincus se retiraient avec le butin qu’ils pouvaient porter, sortit de la ville les mains vides, disant qu’il emportait tout.

Or, la voix de ce philosophe répliqua :

— Avec ses amis il faut agir comme s’ils devaient être un jour nos ennemis.

Et d’autres voix, éveillées par les premières de leur silence profond, montèrent de tous ces livres anciens pour m’instruire et me guider. C’était Confucius, le grand législateur de la Chine, qui disait :

— Avertissez avec douceur votre ami qui s’égare. Si vos soins sont inutiles, ne vous rendez pas ridicules par une vaine importunité.

Isocrate, le seul disciple de Socrate qui osa paraître en deuil après la mort du maître ; Isocrate qui murmurait :

— Vous connaîtrez vos amis à l’intérêt qu’ils prendront à vos disgrâces, et au zèle qu’ils montreront dans vos détresses.

Puis, des voix plus jeunes : Saint-Évremond, Madame du Deffand, de Chesnel, La Rochefoucauld. Et les livres d’où sortaient ces paroles intéressantes, semblaient s’agiter sur les tablettes et se donner la réplique.

— Il n’y a rien qui trouble si fort le repos que les amis, si nous n’avons pas assez de discernement, pour les choisir, disait le premier.

— Les vieilles connaissances valent mieux que les nouveaux amis, affirmait Madame du Deffand.

Et de Chesnel répliquait :

— C’est aux deux extrémités de la vie qu’on est le plus sensible à l’amitié.

Puis, d’un ton goguenard, et comme pour égayer un brin la conversation, La Rochefoucauld ajoute :

— Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de l’amitié, c’est qu’elle est fade quand on a senti l’amour.

À ce mot d’amour, un frisson passa sur tous les livres. Quelques formats légers dégringolèrent de leurs casiers, en haut, pendant que, en bas, des in-folios s’entr’ouvraient lentement. Puis il y eut, parmi les maîtres de la pensée, comme un feu d’artifice de brillantes paroles.

— L’amour est plus hardi que la haine, dit l’un.

— On ne connaît la force de l’amour qu’au moment où on l’éprouve, fit un autre.

Puis un autre encore, un infortuné peut-être :

— L’amour nous trompe presque toujours.

— Il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de s’être aimés quand ils ne s’aiment plus.

C’était de La Bruyère qui faisait cette remarque.


Il me tendit la main et me dit : Venez !

La Rochefoucauld répliqua :

— Quand nous aimons trop, il est malaisé de reconnaître si on cesse de nous aimer.

Puis il ajouta :

— On est quelquefois moins malheureux d’être trompé de ce qu’on aime que d’en être détrompé.

Un blasé s’écria :

— L’amour est une passion plus utile au théâtre qu’à la vie des hommes.

Et Madame du Deffand :

Les imaginations vives aiment mieux de loin que de près.

Celui-ci observa :

— L’amour est comme la fortune : il est moins difficile de l’acquérir que de le conserver.

Un autre, un in-quarto pratique, sous sa peau de chagrin :

— L’amour platonique n’est qu’une imposture…

— Malheur à la femme candide qui se laisserait prendre à un tel piège…

Un loustic juché haut lança ce proverbe :

— L’amour apprend les ânes à danser.

Mon Mentor, redoutant sans doute les suites de cette causerie, à cause de mon inexpérience et de ma curiosité, m’invita à marcher encore. Je m’éloignai avec peine, à pas lents et l’oreille grande ouverte aux échos de l’amour.

— C’est ici, me dit-il, en me montrant des centaines de volumes, au dos uniforme, c’est ici l’arsenal politique. Ici les candidats passés, présents et futurs viennent chercher des armes. Ici les lutteurs de la parole, en temps d’élections, trouvent tout ce qu’ils veulent pour accuser et s’excuser. C’est un pandémonium légal. Ces volumes s’appellent « statuts » et « journaux ». C’est le recueil de la sagesse ou de l’ingéniosité de nos législateurs. Toute leur pensée est là. Le difficile, c’est de l’y découvrir. Là se trouve le droit de créer et de détruire, de me vendre et de vous acheter ; d’emprunter et de ne point rendre, de taxer le peuple et de le faire payer. C’est la preuve de la richesse de la nation… ou de sa ruine. Le second volume amende le premier, le troisième amende le second, le quatrième amende le troisième, et ainsi jusqu’à la fin. — Ceci avec cela — Il montrait les journaux que l’on est convenu d’appeler politiques, littéraires, industriels et cætera — Ceci avec cela forme une source de renseignements où tous les travailleurs de la plume viennent puiser. Ce qu’ils y trouvent ressemble à la manne biblique, en ce sens que cela prend toutes les couleurs et tous les goûts, selon le caprice ou l’appétit d’un chacun.

— Nul endroit de la bibliothèque, observa mon protecteur, n’est mieux connu, ni plus étudié. Voyez !

Et je vis, en effet, un grand nombre de personnes, de tout âge et de tout rang, qui feuilletaient avidement ces énormes livres.

— Tous ces hommes, me dit mon guide obligeant, se prétendent animés de l’amour de la patrie, et du désir de faire du bien à leurs concitoyens. Faut-il les croire sur parole ? Ils iront sur les tréteaux populaires, verser des flots d’éloquence sur la foule ébahie qui ne les comprendra guère, et s’amusera d’autant mieux. Notre peuple aime les beaux diseurs. Il aime davantage, peut-être, les rudes diseurs, les violents, les féroces, car la charité chrétienne est encore bien peu répandue sur la terre, après dix-neuf siècles de culture.

Et, comme je regardais, un peu ahuri, ces enfiévrés travailleurs occupés à fourbir leurs armes et à remplir leurs carquois pour les luttes électorales, j’entendis une voix grave qui disait :

— La politique est un véritable fléau pour ceux qui s’en préoccupent à l’excès, lorsque leur rang ou leurs emplois ne leur en font pas en quelque sorte une obligation.

Qui parlait ainsi, je l’ignore. La voix semblait venir de loin. Et, comme encouragé par cette remarque, un autre penseur ajouta :

— Dans tous les partis il y a des gens qui font du bruit et du mal sans y rien gagner.

— C’est Bacon, me dit mon protecteur. Je reconnais son accent sévère.

Approchons de l’endroit où il s’est retiré, nous entendrons d’autres observations qui pourront vous être utiles.

Et, en effet, aussitôt une parole amère frappa mon oreille.

— Comme parmi les hommes on est convenu que duper son semblable est une action lâche et criminelle, on a été chercher un terme qui adoucit la chose, et c’est le mot « politique » qu’on a choisi.

— En voilà un qui n’y va pas par quatre chemins, m’écriai-je, ce doit être un dupé, un…

— Oh ! que non ! reprit mon maître, c’est Frédéric le Grand.

Je me mordis les lèvres jusqu’au sang. Nous allions nous éloigner quand un autre livre, un livre portant couvert violet marqué d’une croix d’or, s’ouvrit à son tour. La page qu’il montrait était souillée d’une large tache de sang. Il disait :

— Le jour où un évêque prêchera une politique, même raisonnable, sa parole deviendra un objet de contradiction, et sa personne un objet de haine et de dédain. J’étais presque scandalisé.

— Voilà un fier impie, remarquai-je.

— C’est un martyr, répliqua mon protecteur en me jetant un regard de pitié, c’est Monseigneur Affre, archevêque de Paris.

Alors il se fit un bruissement semblable à celui qu’auraient produit des feuilles vivement tournées.

— Le prince de Talleyrand, ajouta mon compagnon : écoutons ce qu’il va dire.

Aussitôt nous entendîmes :

— Les diplomates ne se fâchent pas, ils prennent des notes.

Un instant, après :

— En politique il ne faut pas dire « jamais ».

Et mon vieil ami, fixant dans le lointain de la pensée son œil rêveur, murmura lentement un nom qu’il est inutile de répéter.

Alors ceux qui étaient penchés sur les feuilles politiques ou les journaux de la chambre, levèrent tout à coup la tête, les uns souriant, les autres paraissant ahuris. Puis, ils se mirent à parler entre eux si bruyamment, que, pendant plusieurs minutes, je ne pus entendre les réflexions de mes livres.

Je le regrette, car à voir l’entrain avec lequel ils s’ouvraient, se fermaient, tournaient leurs feuilles, trépignaient sur leurs tablettes, je devinais une discussion des plus animées et des plus amusantes. Comme ces livres, mis en émoi par la remarque de mon Mentor, étaient presque tous des livres bleus, j’en conclus qu’ils s’accusaient, et s’excusaient tour à tour. Je m’avançai alors vers un endroit de la bibliothèque, où plus d’un vénérable bouquin portait, sur son vêtement de cuir gaufré, une croix d’or.

Voici les vrais sages, me dis-je, il doit être consolant de les entendre.

Quelques voix s’élevèrent, graves et puissantes, et, par curiosité ou par respect, les autres gardèrent un silence momentané. C’était Cicéron qui s’écriait :

— En écartant la superstition, conservons la religion inaltérable.

À quoi l’abbé Prévost répondait :

— C’est prendre une mauvaise voie, pour arriver à quelque chose de certain en matière de religion, que de chercher des démonstrations et des preuves. Les plus grands esprits ne sont pas communément les meilleurs chrétiens. La foi demande de la simplicité et de la soumission.

Puis il ajoutait après un moment :

— La religion n’apprend pas qu’il soit facile de vaincre les passions qu’elle condamne ; mais elle offre, à tous moments, des secours qui peuvent assurer la victoire.

Un autre reprit, et son accent était sombre et sa parole lente :

— Je n’entends pas qu’on puisse être vertueux sans religion. J’eus longtemps cette opinion trompeuse, dont je suis très désabusé.

C’était le célèbre Jean-Jacques Rousseau.

À peine avait-il fini qu’une voix ardente, mais un peu aigrie, martela ces paroles :

— Quand la philosophie a voulu fonder un État sans religion, elle a été forcée de lui donner pour base des ruines ; elle a établi le pouvoir sur le droit de le renverser, la propriété sur la spoliation, la sûreté personnelle sur les intérêts sanguinaires de la multitude, les lois sur les caprices.

Qui parlait ainsi ? L’abbé de Lamennais, qui ne sut pas, comme son ami Lacordaire, dompter son orgueil, et mourut en reniant une religion qu’il avait si vaillamment défendue, quand son illustre ami mourait en la bénissant.

Après lui, un protestant d’une science profonde et d’une grande honnêteté, Guizot, affirmait avec l’autorité qu’on lui connaît :

— En fait, il n’y a jamais eu de gouvernement plus conséquent, plus systématique que celui de l’Église romaine. La cour de Rome a tenu une conduite bien plus cohérente que la Réforme. Celle-ci n’a pas respecté tous les droits de la pensée humaine ; au moment où elle les réclamait pour son propre compte, elle les violait ailleurs.

Et comme je m’éloignais lentement, je cueillis comme un dernier écho, cette superbe observation de Mennechet : — On ne tue pas une religion de conscience, d’amour et de vérité. En lui créant des martyrs, on l’épure, on la multiplie, on la conserve, on l’éternise. Le christianisme l’a prouvé.


* * *


Un flot d’harmonies qui n’était pas seulement un divin mélange de sons, mais une gerbe de pensées liantes revêtues de brillantes paroles, s’éleva tout à coup, et je sentis un frisson de plaisir courir dans tout mon être. C’étaient Homère et Virgile qui récitaient aux siècles nouveaux leurs sublimes épopées ; c’étaient Pindare et Horace qui chantaient leurs odes incomparables ; c’était Tasso, génie sombré dans un océan de douleurs, qui racontait les merveilles des jardins d’Armide ; c’étaient Klopstock, le pieux, et l’aveugle Milton, qui célébraient en des vers magnifiques, l’un, la Chute de l’homme, et l’autre, le Messie promis et attendu ; le Camoëns, le plus illustre enfant du Portugal, aussi étonnant par ses malheurs que par son inspiration ; et d’autres encore, et par-dessus tous, peut-être, Dante Alighieri, poète, sculpteur et peintre, qui sur les ailes de son ardente imagination, avait osé monter jusqu’au ciel pour en surprendre les joies, descendre jusqu’aux enfers pour en voir les tourments, et qui maintenant faisait entendre, en des stances merveilleuses, un écho des alléluias célestes et des infernales imprécations. Et ces strophes inspirées que le génie de chaque langue avait burinées pour les temps futurs, ces strophes montaient sans se confondre, douces ou sévères, gracieuses, souples, ondoyantes comme un tapis d’avoine blonde, ou sombres et désolées comme des temples en ruine.

Je marchais toujours. Je ne sais quelle fatalité m’entraînait ; j’aurais voulu m’arrêter, écouter religieusement ces poèmes divins ; impossible.

Mais d’autres chants, s’élevaient, d’autres chants ou d’autres récits. J’entendis ces vers que vous reconnaîtrez bien ; mais ce que vous ne saurez jamais, c’est l’accent plein de douleur et de colère du vieux Corneille.

…Pleurez l’irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à votre front ;
Pleurez le déshonneur de toute notre race
Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace !

Et, quand Julie lui répliqua tristement :

— Que voulez-vous qu’il fit contre trois ?

Il eût fallu entendre le tressaillement de toute la bibliothèque à ce mot sublime :

Qu’il mourût !

Puis aussitôt une voix onctueuse comme l’innocence murmura :

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.

Je reconnus Racine.

À ces paroles solennelles succédèrent des rires et des trémoussements. C’était Molière qui lançait comme des fusées ses mots d’esprit, et se moquait des travers et des ridicules, en amusant ceux qui en étaient affligés. Cyrano de Bergerac lui reprocha de l’avoir pillé, de s’être approprié ses scènes les plus originales ; il l’appela même plagiaire ; mais le joyeux censeur provoqua un nouvel éclat de rire, et ce fut pour lui le pardon.

Plus loin, sur la poussière des rayons, un livre tout parfumé semblait dormir, et l’or de ses feuilles rayonnait comme un nimbe.

— Ce fut une lyre vivante, observa mon guide, une lyre presque divine. Nul n’aima, ne jouit, ne souffrit autant que ce poète. Il semble avoir divinisé dès cette vie la poussière dont tout homme est pétri.

J’avais deviné Lamartine.

— Et, près de lui, continua mon vénérable compagnon, sous ces feuillets innombrables qui frémissent et font jaillir des gerbes d’étincelles dans la nuit qu’ils crèvent, il est un génie littéraire incomparable, mais un génie fait de lumière et d’ombre. Sa parole sonne comme un clairon, mais quelquefois elle sonne faux ; son invective frappe comme un marteau de forge ; ses idées éclosent comme la foudre. Il aurait voulu refondre le monde entier dans son creuset de diamant. Vivant, il a vu son apothéose ; mort, il est entré dans l’éternité comme le plus humble d’entre nous, la conscience nue… Tous avez deviné Hugo.

J’éprouvais une indicible émotion. Il me semblait que j’allais entendre, comme un écho mélodieux de l’autre vie, quelques-uns des vers immortels de ces immortels auteurs.

Ce fut Musset qui jeta d’un air un peu narquois, comme pour s’excuser de n’avoir guère cru, d’avoir beaucoup aimé l’alcôve et le vin, cette strophe joliment philosophique sous son costume badin :

L’Âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux.
Tant que le monde ira, pas à pas, côte à côte,
Comme s’en vont les vers classiques et les bœufs,
L’un disant : tu fais mal !… et l’autre : c’est ta faute !

Pauvre Musset ! mort si jeune par la faute de son âme et de son corps… Pauvre Musset ! l’un des plus grands déjà, et le plus grand de tous, peut-être, s’il eût voulu…

Je vis un peu à l’écart, sur des tablettes encore modestement garnies, des noms chers à notre jeune patrie. Tout à coup plusieurs volumes, des petits encore timides, des grands déjà prétentieux, se groupèrent autour d’un vieux compagnon, un humble, un infatigable travailleur dans le champ de l’histoire, Garneau. Et lui, il se mit à leur raconter d’une voix vibrante d’émotion, et avec une fidélité que rien ne pouvait intimider, la longue suite de nos luttes sur les champs de bataille ou dans l’arène politique, nos sacrifices, nos douleurs, nos espérances et nos gloires.

Après lui Ferland, grave et replet dans son habit sacerdotal, prit la parole et raconta aussi les choses de notre histoire, qu’il avait longuement méditée. Hélas ! il n’avait pas eu le temps de finir son œuvre.

Mon guide me dit :

— D’autres, viendront qui rempliront toutes ces places vides. Notre jeunesse commence à travailler et ses aptitudes sont remarquables. Le goût de l’histoire et des lettres, de l’industrie, des sciences et des beaux-arts se réveille chez nous comme il s’est réveillé, un jour, chez les nations plus grandes. Nous aurons notre heure.

Et je vis, comme à demi perdus encore dans une brume lointaine, des groupes nouveaux qui célébraient les sciences, les découvertes, la marche de l’humanité. Les uns vantaient les révolutions qui guérissent les sociétés par le fer et le feu, comme le chirurgien fait d’un membre gangrené ; les autres regrettaient les âges glorieux, où les grands capitaines donnaient à leurs souverains des royaumes et des esclaves. Ceux-ci demandaient des jours de paix et des chefs sans ambition, afin de laisser le laboureur à sa charrue et le savant à ses livres ; ceux-là s’imaginaient qu’un jour, sur la terre, il n’y aurait qu’un peuple, qu’une langue et qu’une religion. D’autres, plus curieux et plus audacieux, se promettaient de voir bientôt ce qui se passe chez nos voisins de l’infini.

J’aurais voulu m’attarder plus longtemps, désireux de m’instruire, et de mieux connaître les hommes au milieu desquels je devais vivre. Ils m’auraient sans doute ouvert des horizons nouveaux, des trouées lumineuses dans les ténèbres de l’avenir ; mais je me sentis touché au bras par une main pesante. Je me détournai vivement. Mon protecteur aimable était disparu, et devant moi se dressait, impassible comme un masque, un homme de haute stature. Il portait une barbe grisonnante, caressée souvent ; et cette barbe dissimulait un peu le travail des ans sur la joue de marbre qui se creusait. Son maintien était fier et son regard qui aurait voulu paraître doux, peut-être, s’allumait d’un rayon d’orgueil.

— Mon ami vénérable n’est plus là ? fis-je avec inquiétude.

Il ne me répondit point ; mais son bras s’étendit majestueusement et son doigt me montra une tombe.

Et comme j’allais m’agenouiller, l’âme serrée par une angoisse amère, la porte aux deux battants rouges, par où j’étais entré, s’ouvrit de nouveau, et le doigt implacable me fit signe de sortir.

Je poussai un sanglot et… m’éveillai.

La grive solitaire chantait encore au-dessus de ma tête, en regardant les flammes du couchant ; un souffle tiède passait sur mon front brûlant, et mes esprits revenaient je ne sais d’où.