Contre Pison
(p. 181-210).
DISCOURS CONTRE L. CALPURNIUS PISON.
DISCOURS TRENTE-SEPTIÈME.
ARGUMENT.
Pison et Gabinius, consuls en 695, avaient favorisé et même secondé Clodius dans ses violences contre Cicéron. rentré dans Rome, celui ci se vengea de tous deux en demandant au sénat qu’ils fussent rappelés de leurs provinces : c’est le sujet du Discours sur les Provinces consulaires. Il réussit du moins pour Pison, qui, de retour malgré lui de sa province de Macédoine, fit des plaintes contre Cicéron dans le sénat, et s’attira cette réponse, ou plutôt cette accusation sanglante. Quelques fragments, conservés par Asconius et par Quintilien, sont une preuve certaine que le commencement nous manque.
Ce discours a été prononcé l’an de Rome 698, de Cicéron 52, sous le consulat de Crassus et de Pompée.
… I. Ne sais-tu pas, monstre odieux, ne vois-tu pas combien tout le monde se plaint de ta figure trompeuse ? Personne ne se plaint de ce qu’un je ne sais quel Syrus, de la troupe des esclaves nouveau-venus, se soit élevé au consulat. Ce n’est ni ce teint basané, ni ces joues velues, ni ces dents infectes, qui nous ont fait prendre le change : les yeux, les sourcils, le front, enfin tout l’air du visage, interprète muet des sentiments de l’âme, voilà ce qui nous a trompés en ta faveur, voilà ce qui a trompé, abusé, égaré ceux qui ne te connaissaient pas. Peu de nous savaient tes vices infâmes ; on ignorait combien tu as l’esprit lent, inerte et la langue inhabile. Jamais on n’avait entendu ta voix au forum ; on ne t’avait jamais éprouvé pour le conseil ; de toi, nulle action civile ou militaire, je ne dis pas illustre, mais seulement connue. Tu as surpris les honneurs par l’ignorance de tes concitoyens, et à la recommandation de ces portraits enfumés auxquels tu ne ressembles que par la couleur. Et il se vantera encore d’avoir obtenu toutes les magistratures sans essuyer de refus ! C’est moi qui puis me donner cette louange avec justice : oui, je puis le dire, c’est à ma personne que le peuple romain a conféré tous les honneurs, puisque j’étais un homme nouveau. Pour toi, quand tu fus nommé questeur, ceux même qui ne t’avaient jamais vu accordaient cette charge à ton nom. On te fit édile : c’était un Pison que nommait le peuple romain, et non celui qui m’écoute. La préture, on l’a donnée aussi à tes ancêtres : on les connaissait morts, on t’ignorait vivant. Moi, lorsque le peuple romain, d’une voix unanime, me nommait questeur un des premiers, premier édile, premier préteur, c’était à la personne, et non à la naissance, qu’il accordait cette distinction ; c’était à mes mœurs, et non à mes ancêtres ; c’était à de solides vertus, et non à une frivole noblesse. Que dirai-je du consulat ? rappellerai-je notre nomination ou notre gestion ? Que je suis malheureux d’avoir à me comparer avec cet opprobre, ce fléau de la patrie ! Mais sans prétendre faire de parallèle, je rapprocherai seulement des objets fort éloignés. Et pour ne rien dire de plus que ce qui est public et incontestable, c’est au milieu des troubles civils que tu fus élevé au consulat ; c’est pendant les divisions des consuls César et Bibulus, lorsque tu consentais à être regardé par ceux qui te nommaient comme indigne du jour, si tu n’étais plus méchant et plus vil que Gabinius. Pour moi, toute l’Italie, tous les ordres, tous les citoyens, m’ont déclaré consul le premier, et leurs acclamations ont précédé leurs suffrages.
[2] II. Mais je me tais sur la manière dont nous avons été faits consuls l’un et l’autre. La fortune règne dans le Champ de Mars, je le veux. Il m’est bien plus glorieux d’exposer comment nous avons géré le consulat, que de dire comment nous l’avons obtenu. Aux calendes de janvier, j’affranchis le sénat et tous les gens de bien de la crainte d’une loi agraire et de ses scandaleuses largesses. Je conservai le territoire de la Campanie, s’il ne fallait pas le distribuer ; s’il le fallait, je le réservai à des distributeurs plus intègres. Dans la personne de C. Rabirius, accusé de haute trahison, je soutins, je défendis contre la haine publique l’autorité du sénat, manifestée quarante ans avant mon consulat. De jeunes Romains, remplis de mérite et de courage, avaient éprouvé des disgrâces telles que, s’ils eussent obtenu les magistratures, ils auraient pu bouleverser l’état ; m’exposant seul à leur inimitié, sans compromettre le sénat, je leur fis fermer les comices. Antonius, mon collègue, désirait une riche province ; il nourrissait plus d’un projet hostile à la république : je sus l’adoucir par ma patience et par mes sacrifices. La province de Gaule, pour laquelle je lui avais cédé celle de Macédoine, parce que le bien général me semblait l’exiger, cette province que le sénat avait fortifiée de troupes et pourvue d’argent, je m’en démis en pleine assemblée, malgré les réclamations du peuple romain. Catilina méditait, non secrètement, mais au grand jour, le massacre du sénat et la ruine de la patrie : je le forçai de sortir de la ville, afin que si les lois ne pouvaient nous garantir de ses coups, nos murs pussent nous en défendre. Dans le dernier mois de mon consulat, j’arrachai des mains coupables des conjurés les poignards déjà levés pour égorger les citoyens ; je saisis, je produisis, j’éteignis les flambeaux déjà allumés pour l’embrasement de Rome.
[3] III. Q. Catulus, prince du sénat, chef du conseil public, dans une nombreuse assemblée de sénateurs, me nomma père de la patrie. Cet illustre citoyen, assis près de toi, Pison, L. Gellius dit en plein sénat que la patrie me devait une couronne civique. Le sénat fit ouvrir, à cause de moi, les temples des dieux immortels : j’obtins cet honneur extraordinaire, non, comme beaucoup d’autres l’avaient obtenu, pour avoir illustré la république à la tête des armées, mais, ce qui était unique et sans exemple, pour l’avoir sauvée en temps de paix. Dans une assemblée du peuple, lorsqu’à la fin de mon consulat un tribun m’empêcha de dire ce que j’avais résolu, et ne me permit que le serment d’usage, je protestai avec serment, et sans balancer, que j’avais à moi seul sauvé Rome et l’État. Ce fut pour moi, non la gloire d’un jour, mais le témoignage des siècles, mais l’immortalité même, lorsque tout le peuple romain, d’un sentiment et d’un cri unanimes, approuva par un serment le grand et auguste serment que je venais de prononcer. Tel fut alors mon retour de la place publique à ma maison, qu’on ne regardait comme vrais citoyens que ceux qui me faisaient cortége. Enfin, pendant tout le temps que je fus consul, je ne fis rien sans l’avis du sénat, ni sans l’approbation du peuple ; je pris la défense du sénat à la tribune, et soutins les intérêts du peuple dans le sénat ; je réunis le peuple avec les grands, et les chevaliers avec les sénateurs. Voilà en peu de mots l’histoire de mon consulat.
[4] IV. Ose à présent, fléau de la patrie, ose parler du tien. Tu commenças par tolérer, contre le vœu de cet ordre, la célébration des jeux compitaliens, interrompus depuis le consulat de L. Métellus et de Q. Marcius. Q. Métellus (je fais injure à cet illustre mort, un des plus grands hommes qu’ait produits cette ville, de le comparer avec une brute de cette espèce), Métellus, n’étant que consul désigné, s’opposa à un tribun, qui abusant du droit de sa place, ordonnait la célébration de ces jeux malgré un sénatus-consulte ; oui, simple particulier, il les défendit, et obtint par sa considération personnelle ce qu’il ne pouvait encore obtenir par l’autorité consulaire. Toi, le jour des compitales étant tombé le 29 de décembre, tu as souffert qu’un Sextus Clodius y présidât, quoiqu’il n’eût jamais porté la robe prétexte ; tu as permis à un infâme, bien digne assurément de l’honneur de ta présence et de tes regards, de parcourir la ville en triomphe avec les ornements de la magistrature. Tel fut donc le merveilleux début de ton consulat : trois jours après, sous tes yeux, sans aucune opposition de ta part, P. Clodius, ce monstre fatal à sa patrie, abolit les lois Elia et Fufia, ces remparts et ces soutiens de la tranquillité publique ; et non content d’avoir rétabli les corporations qu’avait détruites le sénat, il en créa une infinité de nouvelles, composées d’esclaves et de toute la lie du peuple. Le même homme, livré aux plus infâmes dissolutions, supprima cette antique gardienne de la modestie et de la pudeur, la sévérité de la censure ; et toi cependant, destructeur de la république et de Rome, dont tu dis avoir été le consul, tu n’ouvris pas même la bouche pour donner ton avis au milieu de son immense naufrage.
[5] V. Je ne dis pas encore ce que tu as fait, mais seulement ce que tu as laissé faire. Toutefois, c’est à peu près la même chose, surtout dans un consul, de ruiner lui-même la république par de funestes lois, par de séditieuses harangues, ou de la laisser ruiner par d’autres. Peut-il, en effet, y avoir la moindre excuse pour un consul, je ne dis pas qui a de mauvais desseins, mais qui reste tranquille, qui s’endort quand la patrie est menacée ? Il y avait près d’un siècle que s’observaient chez nous les lois Elia et Fufia ; il y en avait quatre que la censure exerçait sa sévérité. Quelques méchants ont entrepris d’abolir ces lois ; nul n’a pu réussir : il ne s’est point trouvé d’homme assez audacieux, assez effronté pour essayer de donner atteinte à la censure, pour empêcher qu’elle ne vînt tous les cinq ans juger nos mœurs. Voilà, bourreau, voilà ce qu’on a vu enseveli dans l’abîme de ton consulat. Passons maintenant aux jours qui ont suivi ces funérailles. Cet homme, qui ne sut jamais rougir des plus honteux excès, des plus infâmes complaisances, faisait une levée d’esclaves devant le tribunal Aurélius : et toi, je ne dis pas que tu fermais les yeux sur son audace, faiblesse qui déjà serait criminelle ; je dis plus, tu le regardais agir d’un air plus gai que jamais. Oui, perfide profanateur des temples, des armes étaient placées sous tes yeux dans le temple de Castor par un brigand, pour qui ce temple devint la forteresse des citoyens pervers, le réfuge des vieux soldats de Catilina, le retranchement des bandits du forum, le tombeau des lois et de tout ce qu’il y a de sacré. Le sénat, les chevaliers romains, toute la ville, toute l’Italie, remplissaient non seulement ma maison, mais tout le mont Palatin ; et toi (ce sont ici des faits publics et notoires que je rappelle, et non des désordres domestiques qui peuvent être niés), toi seul, loin de songer à pénétrer jusqu’à ce Cicéron, que tu avais chargé avant tout de veiller aux suffrages dans les comices où tu fus nommé consul, et le troisième dans le sénat de qui tu demandais l’avis, tu as assisté à tous les conseils tenus pour ma perte ; que dis-je ? tu y as présidé avec la plus affreuse barbarie.
[6] VI. Mais que n’as-tu pas osé me dire à moi-même, en présence de mon gendre, ton parent ? Gabinius, assurais-tu, était dans l’indigence, accablé de dettes ; il ne pouvait subsister sans une province ; il espérait tout du tribun si tu agissais de concert avec lui ; il n’attendait rien du sénat ; tu te prêtais, disais-tu, à ses désirs, comme je l’avais fait pour mon collègue ; il m’était inutile d’implorer le secours des consuls ; chacun devait songer à soi. Mais voici ce que j’ose dire à peine ; je crains que plusieurs ne soient pas encore pleinement convaincus de ces grossières débauches, qu’il couvre du masque d’un front sévère ; je le dirai cependant : il se reconnaîtra du moins lui-même, et se rappellera avec quelque honte ses infamies. Te souviens-tu, âme de boue, que le jour où j’allai te trouver un peu avant midi, avec Caïus Pison, tu sortais alors de je ne sais quelle taverne, la tête couverte et en sandales ; que nous ayant exhalé les vapeurs infectes et de ta bouche et de ton estomac, tu t’excusas sur une indisposition qui t’obligeait, disais-tu, de te purger avec des remèdes où il entrait du vin ? Après avoir reçu cette excuse, car enfin que pouvions-nous faire ? nous restâmes quelque temps exposés à l’odeur et aux fumées de ta crapule, jusqu’à ce que l’insolence de tes réponses, autant que les exhalaisons de ton intempérance, nous forçassent de quitter la place. Deux jours après, ce tribun à qui tu livrais ton consulat de plain-pied, t’ayant amené dans l’assemblée du peuple, et demandé ce que tu pensais de mon consulat, en homme grave, comme un Attilius Calatinus, je crois, comme un Scipion l’Africain ou un Fabius Maximus, et non comme un Calventius Césoninus, demi-plaisantin, tu lui répondis, élevant, jusqu’au front l’un de tes sourcils et rabaissant l’autre jusqu’au menton, que la cruauté ne pouvait te plaire. Cette parole ne manqua pas d’être louée par un homme bien digne de tes éloges. [7] VII. Quoi ! scélérat, tu es consul, et tu accuses le sénat de cruauté devant l’assemblée du peuple ! oui, le sénat, car ce reproche ne peut tomber sur moi, qui n’ai fait qu’obéir à ses ordres. En effet, le rapport sur les conjurés, rapport aussi fidèle que salutaire, était l’ouvrage du consul : le jugement et la punition étaient l’œuvre du sénat. Toi qui blâmes cette conduite, tu fais voir quel consul tu aurais été si le sort eût voulu que tu le fusses à ma place ; tu aurais cru sans doute qu’on devait fournir à Catilina de l’argent et des vivres. Eh ! quelle différence vois-tu entre Catilina et celui à qui tu as vendu, pour une province, l’autorité du sénat, le salut des citoyens, la république entière ? Ce que j’ai empêché Catilina d’accomplir lorsque j’étais consul, des consuls ont aidé Clodius à l’exécuter. Clodius voulait massacrer le sénat : toi et ton collègue vous l’avez détruit. Il voulait brûler nos lois : vous les avez anéanties. Il voulait renverser sa patrie : vous l’avez secondé. S’est-il rien fait, sous votre consulat, sans la voie des armes ? Les conjurés voulaient embraser Rome : vous avez laissé embraser la maison de celui qui avait sauvé Rome des flammes. Les conjurés, avec un consul qui vous ressemblât, n’auraient pas même songé à l’embrasement de Rome. Ils voulaient conserver les maisons ; mais ils pensaient que, tant qu’elles seraient debout, il n’y aurait point d’asile pour leurs crimes. Ils attentaient à la vie des citoyens, et vous, à leur liberté. Ici vous l’emportez sur eux en barbarie, puisque la liberté, avant votre consulat, était si naturelle au peuple romain, qu’il aurait préféré la mort à la servitude. Mais ce qui vous rend parfaitement semblables à Catilina et à Lentulus, c’est que vous m’avez chassé de ma maison, c’est que vous avez forcé Pompée de se renfermer dans la sienne. Non, certes, les ennemis de la république n’ont jamais cru pouvoir l’anéantir tant que je resterais dans la ville pour la garder, tant qu’ils auraient en tête Pompée, ce vainqueur de toutes les nations. Vous avez même requis contre moi des supplices, pour apaiser les mânes des conjurés mis à mort ; vous avez déchargé sur moi toute la haine renfermée dans les cœurs des pervers ; et si je ne me fusse dérobé à leur fureur, j’aurais été, sous vos auspices, égorgé sur le tombeau de Catilina. Enfin, et quelle preuve plus convaincante de votre ressemblance parfaite avec ce furieux ? n’avez-vous pas rallié les débris éperdus de son parti, ramassé de toutes parts tous les scélérats, déchaîné contre moi les détenus, armé les conjurés ? n’avez-vous pas voulu exposer à leurs épées et à leur fureur ma vie et celle de tous les bons citoyens ? Mais je reviens, Pison, à cette auguste assemblée où l’on t’a fait paraître.
[8] VIII. Quoi ! la cruauté te répugne ? et pourtant, lorsque le sénat eut arrêté qu’il témoignerait sa douleur et son affliction en prenant des habits de deuil, lorsque la république, sous tes yeux, partageait la tristesse du premier ordre de l’État, que faisais-tu, âme compatissante ? ce que ne fit aucun tyran dans aucun pays barbare. Je ne parle point de la défense faite par un consul au sénat d’obéir à son propre décret ; peut-on rien imaginer de plus indigne ? Je m’en tiens à la sensibilité de ce consul, qui trouve que le sénat a été trop cruel en sauvant la patrie. Il a osé, avec son digne émule, qu’il désirait pourtant de surpasser dans tous les vices, il a osé ordonner que le sénat, malgré sa délibération, reprendrait ses habits ordinaires. Quel tyran, dans les contrées les plus sauvages, a interdit les larmes à ceux qu’il forçait de pleurer ? Tu laisses subsister la cause de la tristesse, et tu en supprimes les marques ! C’est en menaçant, et non en consolant, que tu veux sécher les pleurs ! Quand les sénateurs auraient pris les habits de deuil, non par une délibération publique, mais par des considérations particulières, ou par un simple mouvement de pitié, leur en interdire la liberté par tes ordonnances cruelles, c’eût été une odieuse tyrannie : mais lorsque le sénat en corps l’avait arrêté, lorsque les autres ordres l’avaient déjà fait, toi, consul, sorti de l’obscurité d’une taverne, de concert avec cette danseuse si bien parée, tu as défendu au sénat romain de pleurer la ruine et le renversement de la république !
[9] IX. Dernièrement il demandait encore, à mon sujet, quel besoin j’avais eu de son secours ; pourquoi je n’avais pas résisté à mes ennemis avec mes propres ressources : comme si moi, qui ai secouru plus d’une fois les autres, comme si quelqu’un pouvait être assez dépourvu d’appui pour se croire et plus en sûreté avec un pareil défenseur, et plus en état de paraître avec un tel protecteur, avec un semblable garant ! Je voulais sans doute, moi, m’aider des conseils ou m’appuyer des forces d’un animal dégoûtant et stupide ! j’avais des secours ou de la gloire à attendre de ce cadavre abandonné ! Je cherchais alors un consul, oui, un consul, non pas tel que je ne pouvais le trouver dans une brute, non pas un magistrat suprême, qui, par sa prudence et sa fermeté, pût défendre la cause de l’État, mais un homme qui pût du moins, comme une souche et un tronc, rester debout et porter l’enseigne du consulat. Eu effet, toute ma cause étant celle et d’un consul et du sénat, j’aurais eu besoin du secours et du sénat et d’un consul. L’un de ces secours, toi et ton collègue vous l’avez tourné contre moi, et vous avez enlevé l’autre à la république. Cependant veux-tu savoir quel était mon dessein en quittant Rome ? Je ne l’aurais jamais quittée, et la patrie m’aurait retenu dans ses bras, si je n’avais eu à combattre qu’avec cet infâme gladiateur, avec toi et avec Gabinius. Ma cause était bien différente de celle de Q. Métellus, cet illustre citoyen, qui, selon moi, mérite d’être associé au culte des immortels. Il crut devoir céder à C. Marius, ce vaillant homme, consul pour la sixième fois ; il craignait d’en venir aux mains avec ses invincibles légions. Quel combat semblable aurais-je donc eu à soutenir ? aurais-je eu à me mesurer avec un Marius, ou avec quelqu’un de son caractère ; ou plutôt, d’une part, avec un grossier épicurien, et, de l’autre, avec un vil ministre de Catilina ? Je n’ai craint sans doute ni l’épaisseur de tes sourcils, ni les cymbales et les tambourins de ton digne compagnon. Après avoir gouverné le vaisseau de la république, l’avoir conduit heureusement au port malgré la violence des vents et des flots, je n’étais point assez timide pour redouter le nuage dont tu chargeais ton front, ni le souffle empesté de ton collègue. Je voyais souffler bien d’autres vents, je prévoyais bien d’autres orages, bien d’autres tempêtes, auxquels je me suis, non pas dérobé, mais exposé seul pour le salut de tous. Aussi, à mon départ, on vit tomber de mille mains cruelles tous les poignards homicides. Toi cependant, aussi dépourvu de sentiment que de raison, lorsque tous les gens de bien, cachés et renfermés, se désolaient, que les temples gémissaient, que les maisons mêmes de la ville se lamentaient, tu embrassais cette horrible créature, produit monstrueux du sang des citoyens, des plus abominables adultères, des crimes les plus affreux, de l’impunité de toutes les infamies ; et dans le même temple, au même instant et au même lieu où il venait de conclure ma perte, tu te faisais payer et mes funérailles et celles de la patrie.
[10] X. Parlerais-je des festins que tu donnas alors, de tes transports de joie, de tes effroyables orgies avec tes vils compagnons ? Qui te vit sobre pendant ces journées ? qui te vit rien faire qui fût digne d’un homme libre ? qui même te vit paraître en public ? La maison de ton collègue retentissait des chants de musique, du son des cymbales ; il dansait lui-même presque nu au milieu du repas, et, lorsqu’il faisait en tournant ses rapides évolutions, il ne songeait pas même alors à la roue de la Fortune, qui tourne sans cesse. Pour Pison, qui n’est pas aussi fin débauché ni aussi bon musicien, il se livrait avec ses Grecs aux plus grossiers excès d’intempérance et de crapule. Oui, au milieu du désastre de la république, il célébrait un repas semblable à celui des Lapithes et des Centaures : on ne saurait dire s’il y buvait plus de vin qu’il n’en répandait ou qu’il n’en vomissait. Et tu viendras encore parler de ton consulat ! tu oseras dire que tu étais consul à Rome ! Crois-tu donc que ce soient les licteurs et la robe prétexte qui fassent le consul, ces ornements que, sous ton consulat, tu as prostitués à un Sextus Clodius ? crois-tu que les vraies marques de la dignité consulaire soient celles qu’a portées ce vil esclave d’un furieux ? C’est par le cœur que l’on est consul, c’est par la prudence, par le zèle, par la gravité, par la vigilance et les soins, par l’attention à remplir constamment tous les devoirs de sa place, et surtout l’obligation qu’impose le nom même de consul, celle de consulter en toute chose le bien de la république. Sera-t-il à mes yeux consul, celui qui s’est imaginé que la république était sans sénat ? me figurerai-je un consul séparé de cet ordre sans lequel les rois mêmes n’ont pu exister à Rome ? Ne parlons point du reste : quoi ! on faisait des levées d’esclaves dans le forum ; en plein jour, et : à la vue de tout le monde, on portait des armes dans le temple de Castor ; ce temple, dont on avait fermé l’entrée, dont on avait arraché les degrés, était occupé par des gens armés, par des restes de la conjuration, par un homme qui feignit jadis d’être l’accusateur de Catilina, et qui alors en était le vengeur ; les chevaliers romains étaient exilés, les gens de bien, chassés du forum à coups de pierres ; il n’était pas permis au sénat de secourir la république, ni même de pleurer son désastre ; un citoyen que cet ordre, de l’aveu de l’Italie et de toutes les nations, avait déclaré le sauveur de la patrie, se voyait, sans aucune forme de justice, contre les lois et les usages, banni par une troupe d’esclaves et de gens armés, favorisés, sinon de votre concours, ce que j’aurais le droit de dire, au moins de votre silence : et l’on croira qu’alors il y ait eu des consuls à Rome ! Qui donc nommera-t-on voleurs, brigands, traîtres, tyrans, si l’on doit vous nommer consuls ?
[11] XI. Le titre de consul, l’appareil, la majesté du consulat, ont quelque chose de grand et d’auguste : ton âme est trop étroite pour en concevoir toute l’étendue ; ton esprit, trop léger et trop mince pour en revêtir toute la splendeur ; ton caractère, trop faible pour en soutenir tout le poids ; ta prospérité, trop équivoque pour remplir un personnage aussi important, aussi noble, aussi grave. Sans doute, comme je l’ai ouï dire, Séplasie, à ton premier aspect, te refusa pour consul de Capoue. Elle avait entendu parler des Décius et des Magius ; la tradition lui avait fait connaître ce fameux Jubellius Tauréa : si ces hommes n’avaient pas toute la gravité d’un consul romain, ils avaient au moins une majesté, un extérieur, une démarche dignes de Capoue et de Séplasie. Si vos parfumeurs eussent vu Gabinius duumvir, ils l’eussent plutôt reconnu. Ces cheveux frisés et parfumés, ces joues efféminées et fardées étaient vraiment dignes de Capoue : je dis l’ancienne ; car pour celle d’à présent, elle est remplie d’illustres personnages, d’hommes courageux, d’excellents citoyens, tous mes plus fidèles amis. Aucun d’eux ne te vit à Capoue revêtu de la robe prétexte, sans gémir, sans me regretter, sans se rappeler que, par mes conseils, j’avais sauvé leur ville, en sauvant la république entière. Ils m’avaient érigé une statue dorée, m’avaient adopté pour leur seul protecteur ; ils croyaient me devoir la conservation de leurs jours, de leurs fortunes, de leurs enfants ; avant que je m’éloignasse de Rome, ils me défendirent contre votre brigandage par leurs députés et parleurs décrets ; lorsque j’en fus sorti, ils demandèrent mon retour sur le rapport de Pompée, qui, dès lors, arrachait du sein de la république les traits dont l’avait percée ta scélératesse. Étais-tu consul, lorsque, sur le mont Palatin, ma maison brûlait, non par accident, mais parce qu’on y avait porté la flamme à ton instigation ? Y eut-il jamais dans cette ville un grand incendie où un consul ne soit accouru ? Mais toi, ce jour même, tranquillement assis à quelques pas de l’incendie, chez ta belle-mère, dont tu avais ouvert la maison pour recevoir les débris de la mienne, tu étais là, non pour éteindre l’embrasement, mais pour l’exciter ; et peu s’en fallait qu’un consul ne fournît des torches ardentes aux furies de Clodius.
[12] XII. Le reste du temps, qui t’a traité en consul ? qui t’a obéi ? qui s’est levé à ton entrée dans le sénat ? qui a daigné répondre à tes propositions ? Doit-elle être comptée dans la république, l’année où le sénat est resté muet, où la justice a été interrompue, où les gens de bien étaient désolés, où tu as exercé impunément ton brigandage dans tous les quartiers de Rome, où un citoyen fut obligé de sortir de sa patrie, où la république entière fut contrainte de céder à la perversité et à la fureur de Pison et de Gabinius ? Et alors, fangeux Césoninus, tu n’es pas même sorti de l’affreux bourbier où t’avait plongé un naturel pervers, quand enfin un personnage fameux, réveillant son courage, consultant les sentiments habituels de son cœur, redemanda tout à coup un véritable ami, un citoyen qui lui était dévoué, et ne voulut pas laisser plus longtemps livrée à vos crimes une république qu’il avait illustrée et agrandie par ses conquêtes ? Gabinius, du moins, tout méchant qu’il est, Gabinius, dont toi seul as surpassé la perversité, rentra en lui-même, quoique avec peine ; il agit contre son ami Clodius, d’abord par feinte, ensuite malgré lui ; enfin, il combattit pour Pompée de bonne foi et avec chaleur. Durant le spectacle de cette lutte, le peuple romain fut aussi impartial qu’un maître d’escrime en voyant combattre deux gladiateurs : il trouvait un égal avantage à ce que l’un des deux pérît, et un profit immense à ce qu’ils périssent tous deux. Cependant Gabinius agissait pour la bonne cause : il soutenait l’autorité d’un grand homme. C’était un scélérat, c’était un gladiateur ; mais il combattait contre un scélérat, contre un gladiateur comme lui. Mais toi, homme sans doute religieux et scrupuleux, tu n’as point voulu rompre le traité que tu avais signé de mon sang, en faisant un pacte pour les provinces ; car cet incestueux adultère ne s’était engagé à te donner une province, une armée, de l’argent qu’il avait arraché des entrailles de la république, qu’à condition que tu te rendrais le complice et le ministre de tous ses crimes. Aussi, quel tumulte dans Rome ! les faisceaux d’un consul furent brisés, le consul lui-même fut frappé ; on voyait tous les jours des traits et des pierres voler, des citoyens prendre la fuite ; enfin on saisit auprès du sénat un homme armé d’un poignard, et qu’on savait y avoir été posté pour assassiner Pompée.
[13] XIII. Te vit-on jamais faire, je ne dis pas quelque démarche, quelque rapport, mais le moindre discours, la plus légère plainte ? Crois-tu avoir été consul, lorsque, sous ton gouvernement, celui qui, de concert avec le sénat, avait sauvé la république, n’a pu rester même en Italie ; lorsque celui qui, par trois victoires éclatantes, nous avait assujetti des nations dans les trois parties du monde, n’a pu paraître en public avec sécurité ? Etiez-vous consuls, toi et Gabinius, lorsque vous ne pouviez rien proposer, rien rapporter au sénat, que tout l’ordre ne se récriât, et ne déclarât que vous n’agiteriez aucune affaire, sans avoir auparavant rapporté la mienne ? lorsque, malgré le traité qui vous liait à Clodius, vous annonciez de bonnes intentions, en alléguant l’obstacle de sa loi ? Une loi qui aux yeux des particuliers n’en était pas une, une loi gravée par la violence, prescrite par des esclaves, imposée par des brigands ; dans un temps où le sénat était anéanti ; les gens de bien, chassés du forum ; la république, asservie : une loi portée contre toutes les lois et sans aucune forme : dire qu’on respecte cette loi, n’est-ce pas être indigne, non seulement du titre de consul, mais encore de toute mention dans les fastes de la république ? En effet, si vous ne regardiez pas comme loi un acte contraire à toutes les lois, une violence tribunitienne, une proscription des biens et de la personne d’un citoyen non condamné, non dégradé, et que cependant vous fussiez arrêtés et retenus par le traité fait avec Clodius, doit-on vous regarder, non seulement comme des consuls, mais même comme des hommes libres, vous dont un intérêt sordide et un vil salaire ont asservi la pensée, ont enchaîné la langue ? Que si vous seuls reconnaissiez pour loi l’acte le plus illégal, doit-on croire ou que vous étiez alors consuls, ou que vous êtes présentement des consulaires, vous qui ignorez les lois, les usages, les règlements d’une ville où vous prétendez tenir le premier rang ? Vous a-t-on jugés consuls lorsque, revêtus de l’habit militaire, vous partiez pour des provinces, prix du trafic ou de la violence ? Oui, sans doute. alors, si le cortége a été peu nombreux pour célébrer et honorer votre départ, du moins avez-vous été comblés de souhaits favorables comme des consuls, et non chargés d’imprécations comme des ennemis ou comme des traîtres.
[14] XIV. Et toi, monstre horrible et infâme ! as-tu osé me faire un reproche, un crime de mon départ, de ce départ qui atteste tes forfaits et ta cruauté ? En ce moment surtout, pères conscrits, je reçus les immortels témoignages de votre amour et de votre estime, quand vous réprimâtes la fureur et l’insolence d’un homme vil et efféminé, non par de simples murmures, mais par des voix éclatantes, mais par des acclamations. Quoi ! Pison, le deuil des sénateurs, le regret des chevaliers romains, la désolation de toute l’Italie, l’inaction du sénat, demeuré muet pendant une année ; le silence perpétuel de la justice et des tribunaux : vous osez m’en faire un reproche, ainsi que de tant d’autres coups dont mon départ a frappé la république ! Et quand ce départ eût été pour moi le plus grand des malheurs, il serait cependant plus digne de compassion que de mépris, il serait moins infamant qu’honorable : j’en aurais, moi, essuyé toute la peine ; le crime et la honte en retomberaient sur vous. Mais puisque alors (dût ce que je vais dire vous surprendre, je parlerai selon mon sentiment), puisque vous m’avez comblé, pères conscrits, de tant de bienfaits et d’honneurs ; loin de regarder mon départ comme une disgrâce, si je puis avoir des intérêts séparés de ceux de la patrie, ce qui n’est guère possible, je crois qu’en mon particulier je devais, pour l’accroissement de ma gloire, demander au ciel et souhaiter une pareille infortune. Je veux comparer même le plus beau de tes jours avec le plus triste des miens : que doit désirer le plus, selon toi, un homme honnête et sage, ou de sortir de sa patrie comme j’en suis sorti, rappelé par les vœux de ses concitoyens, qui tous supplient les dieux pour sa conservation, pour son rétablissement et pour son retour ; ou d’en partir comme toi, Pison, chargé de la haine et des imprécations de tous les Romains, lesquels souhaitaient que ce voyage fût pour toi sans terme et sans fin ? J’atteste les dieux que, si j’avais encouru une haine aussi universelle, une haine surtout aussi juste et aussi méritée, il n’y a point d’exil qui ne me semblât préférable à quelque province que ce fût.
[15] XV. Mais continuons le parallèle. Si le temps de mon départ, ce temps le plus orageux de ma vie, l’emporte sur le plus calme de la tienne, qu’est-il besoin de rapprocher les autres époques où tu.as été couvert de déshonneur autant que j’ai été comblé de gloire ? Aux kalendes de janvier, le premier jour serein qui ait lui pour la république depuis ma ruine, le sénat, dans une assemblée des plus nombreuses, au milieu du concours de l’Italie, sur le rapport de l’illustre et courageux Lentulus, me rappela, avec le consentement du peuple romain exprimé d’une voix unanime. Le même sénat, usant de son autorité et de la lettre d’un consul, me recommanda aux nations étrangères, à nos lieutenants et à nos magistrats, non comme un exilé, ainsi que tu m’appelles, vil Insubrien, mais comme un citoyen sauveur de sa patrie : ce sont les expressions même du sénat. Je suis le seul pour le retour duquel cet ordre ait cru devoir implorer, par la voix et la lettre d’un consul, le secours des citoyens de toute l’Italie qui voulaient le salut de la république. C’est pour me rappeler que toute l’Italie est accourue à la fois dans cette ville comme à un signal. C’est au sujet de mon rappel que Lentulus, ce grand homme, cet excellent consul, que l’illustre et invincible Pompée, que les autres dignitaires de l’État, firent ces harangues fameuses et écoutées avec tant de sympathie. Le sénat, par un décret rendu en ma faveur sur l’avis de Pompée, déclara ennemi de la patrie quiconque s’opposerait à mon retour ; et telles furent les paroles qui accompagnèrent cette décision, que jamais triomphe ne fut décerné en termes plus magnifiques que ne fut porté le décret de mon rétablissement. Tous les magistrats s’étant réunis alors, excepté un des préteurs, frère de mon ennemi, de qui on ne devait pas exiger une pareille déférence ; excepté deux tribuns du peuple, qui s’étaient vendus comme à l’encan, le consul Lentulus porta une loi pour mon rappel, dans la plus solennelle des assemblées, de l’avis de Q. Métellus son collègue, de Métellus, que cette même république, qui pendant son tribunat, nous avait désunis, rapprocha de moi pendant son consulat, grâce à la vertu et à la sagesse du plus juste et du plus intègre des hommes. Est-il besoin que je dise comment cette loi fut reçue ? J’apprends de vous, sénateurs, que nul citoyen n’a trouvé d’excuse assez légitime pour ne pas assister à l’assemblée, que jamais assemblée ne fut ni plus nombreuse, ni plus brillante. Mais ce que je vois de mes propres yeux, et ce que prouvent les registres publics, c’est que vous-mêmes avez provoqué, avez distribué, avez recueilli les suffrages ; et un soin que vous négligez même, en prétextant votre rang ou votre âge, pour procurer des honneurs à vos parents, vous l’avez pris, sans avoir été sollicités, pour me rendre à mes concitoyens.
[16] XVI. Compare maintenant, nouvel Épicure, sorti de l’étable et non de l’école, compare, si tu l’oses, ton absence avec la mienne ! Tu as obtenu une province consulaire, dont ta cupidité, et non la loi de ton gendre, avait fixé l’étendue. Par la loi de César, loi aussi sage que juste, les peuples libres l’étaient véritablement ; mais par cette loi, que personne n’a regardée comme loi, excepté toi et ton collègue, toute 1’Achaïe, la Thessalie, Athènes et toute la Grèce étaient soumises à tes ordres ; tu avais une armée, non pas telle que te l’avaient donnée le sénat ou le peuple romain, mais telle que l’avait formée ton caprice ; tu avais épuisé le trésor. Qu’as-tu fait avec un commandement, une armée, une province consulaire ? Je demande à Pison ce qu’il a fait. A peine fut-il arrivé… mais je ne parle pas encore de ses rapines, de ses concussions, de ses exactions, du massacre des alliés et de ses hôtes, de sa perfidie, de sa cruauté ; je ne dévoile pas tous ses crimes. Bientôt, si je le crois nécessaire, je l’attaquerai comme voleur, comme sacrilége, comme assassin ; je me contente pour le moment de comparer le temps de mes disgrâces avec la brillante fortune d’un « imperator ». Occupa-t-on jamais une province avec une armée, sans écrire au sénat ? une province si vaste avec une armée si puissante ; surtout la Macédoine, qui confine à tant de nations barbares, que les gouverneurs n’ont jamais eu d’autres bornes dans leur département que celles de leur bravoure et de leurs armes ; la Macédoine dont on a pu voir revenir d’anciens préteurs qui n’aient pas triomphé, mais jamais d’anciens consuls, pourvu qu’ils n’eussent point été condamnés à leur retour ? Le trait est nouveau ; mais voici qui l’est encore bien davantage. Ce vautour de la province, grands dieux ! a reçu le titre d’ « imperator ».
[17] XVII. Comment n’as-tu pas osé, même alors, nouveau Paul Émile, envoyer à Rome des lettres enveloppées de lauriers ? J’en ai envoyé, dit-il. Qui jamais les a lues ? qui a demandé qu’on en fit lecture ? Peu m’importe, en effet, qu’enchaîné toi-même par le remords de tes crimes, tu n’aies pas ose écrire à un ordre que tu avais méprisé, persécuté, anéanti, ou que tes amis aient supprimé tes lettres et condamné, par leur silence, ton audace téméraire. Je ne sais même lequel j’aimerais mieux, que tu aies été assez effronté pour écrire au sénat, et qu’alors tes amis aient montré plus de pudeur et de prudence que toi, ou que tu aies été plus timide qu’à l’ordinaire, et qu’alors tes amis n’aient point blâmé ta conduite. Mais, quand même, par tes indignes outrages envers le sénat, tu ne te serais pas toujours fermé auprès de lui tout accès, qu’avais-tu fait dans ta province dont tu dusses lui écrire et te féliciter ? lui aurais-tu mandé que tu avais désolé la Macédoine, laissé prendre honteusement nos villes, pillé nos alliés, ravagé leurs campagnes, obligé les Thessaloniciens de fortifier leur citadelle, et souffert que les Thraces interceptassent la route militaire ? lui aurais-tu mandé que notre armée périssait par le fer, la faim, le froid et les maladies ? Mais s’il est vrai que tu n’as pas écrit au sénat, il faut reconnaître qu’ayant été dans Rome pire que Gabinius, tu t’es montré du moins plus humble dans ta province ; car cet insatiable gouffre, ce glouton, né pour son ventre et non pour la gloire, après avoir persécuté dans sa province les chevaliers romains et les fermiers publics, qui me sont unis d’inclination et par le rang qu’ils tiennent ; après les avoir dépouillés tous de leurs fortunes, en avoir privé plusieurs de l’honneur et de la vie, après n’avoir fait avec son armée que piller les villes, dévaster les campagnes, épuiser les maisons, Gabinius a osé (que n’oserait-il pas ?) demander au sénat, par une lettre, des prières publiques.
[18] XVIII. Et c’est toi, dieux immortels ! ou plutôt c’est ton collègue et toi, gouffre de la république, qui déprimez ma fortune et qui vantez la vôtre, lorsque, pendant mon absence, on a rendu pour moi dans le sénat des décrets, prononcé devant le peuple des harangues, déployé tant de zèle dans les villes municipales et dans toutes les colonies ; lorsque les fermiers publics, toutes les compagnies et tous les ordres de l’État ont pris des délibérations que je n’aurais jamais osé souhaiter, que je n’aurais pu même imaginer, lorsque vous, au contraire, avez été flétris d’un éternel opprobre ! Quoi donc ! si je vous voyais, toi et Gabinius, attachés à une croix, éprouverais-je plus de satisfaction à voir vos corps déchirés par les tourments, que je n’en éprouve en voyant vos noms déchirés par des affronts ? Non, elle n’est pas un supplice, la peine qui frappe un homme de bien, un homme courageux. Tes Grecs épicuriens le reconnaissent. Que n’as-tu mieux compris le sens de leurs leçons ? jamais tu ne te serais sali de tant d’infamies. Mais des leçons, tu vas en chercher dans les tavernes, parmi les débauchés et les adultères. Suivant ces mêmes philosophes qui font consister le mal dans la douleur et le bien dans le plaisir, le sage, quoique enfermé dans le taureau de Phalaris, et brillé par les flammes, dira que ce traitement est doux, et que son cœur n’en est pas ému. Telle est, disent-ils, la puissance de la vertu, que jamais l’homme de bien ne peut cesser d’être heureux. Qu’est-ce donc que la punition ? qu’est-ce que le supplice ? C’est, à mon avis, ce qui ne peut arriver qu’à un homme coupable : un crime commis, une conscience inquiète et tourmentée, la haine des bons citoyens, la flétrissure d’un sénat équitable, la perte de sa dignité.
[19] XIX. Non, ce n’était pas un supplice que le malheur de Régulus, à qui les Carthaginois firent couper les paupières, qu’ils firent lier dans une machine hérissée de pointes de fer, et mourir à force de veilles ; ni celui de Marius, que l’Italie, qu’il avait sauvée, a vu plongé dans les marais de Minturnes, et que l’Afrique, dont il avait triomphé, a vu jeté sur ses côtes par la tempête. Ce sont là des coups de la fortune, et non les suites d’une faute : c’est le châtiment du crime qui est un supplice. Pour moi, si je vous souhaitais quelque mal, ce que j’ai fait souvent, en quoi les dieux ont exaucé mes prières, je ne vous souhaiterais ni la maladie, ni les tourments, ni la mort. Le poète, en prêtant à Thyeste ces imprécations, ne s’adresse point aux sages, mais au peuple : Puisses-tu, naufragé, tout meurtri de blessures, Voir sortir de tes flancs tes entrailles impures ! Puisses-tu, demeurant aux rochers suspendu, Les teindre d’un sang noir à longs flots répandu ! Certes je ne m’affligerais pas, si telle était ta destinée ; mais ce malheur peut arriver à tous les hommes. M. Marcellus qui a été trois fois consul, qui s’est illustré par son grand courage, par sa tendresse pour les siens et par ses exploits militaires, est mort dans les flots ; mais il vit toujours par sa gloire. Cette mort doit être regardée comme un accident, et non comme une punition. Qu’est-ce donc que la punition, le supplice, les rocs escarpés, les croix ? Le voici. Deux généraux commandent les armées dans les provinces du peuple romain ; on leur donne le titre d’ « imperator ». L’un d’eux a été si abattu par les remords de ses fautes et de ses forfaits, qu’il n’a osé adresser au sénat aucune lettre, ni lui écrire d’une province qui plus que tout autre a été une source de triomphes. Oui, Pison, d’une province où les grands exploits de L. Torquatus, si digne de ses aïeux, lui ont valu le titre d’ « imperator », qu’il vient d’obtenir du sénat sur ma proposition ; d’une province d’où nous avons vu revenir, il y a peu d’années, Cn. Dolabella, C. Curion, M. Lucullus, pour recevoir ici le triomphe le plus mérité ; de cette province, malgré ton titre, pas une seule dépêche n’a été envoyée au sénat. L’autre proconsul a écrit une fois ; on a lu sa lettre, on en a fait le rapport. Grands dieux ! pouvais-je souhaiter que mon ennemi essuyât un affront que n’a jamais essuyé personne, et que le sénat, si facile pour ceux qui ont remporté quelque avantage, et qui les comble d’honneurs aussi extraordinaires par le nombre des jours que par les termes du décret, fît cet affront au seul Gabinius, de ne pas croire ce qu’annoncait sa lettre, de ne pas décréter les prières qu’il demandait ?
[20] XX. Quelle satisfaction pour moi ! quel plaisir ! quelle jouissance de voir que cet ordre vous regarde comme des ennemis cruels ; que les chevaliers romains, que les autres ordres, que Rome entière vous déteste ; qu’il n’est pas un homme de bien, pas un citoyen même, pourvu qu’il se souvienne de sa qualité de citoyen, qui ne fuie votre présence, qui n’évite votre commerce, qui ne vous méprise de toute son âme, enfin qui ne se représente avec horreur votre consulat ! Voilà quel fut toujours l’objet de mes désirs, de mes souhaits, de mes vœux. Il est même arrivé plus que je ne voulais ; car sans doute je ne souhaitai jamais que vous perdissiez votre armée. Une chose encore est survenue, que j’avais vivement désirée plutôt qu’espérée. Non, il ne m’était pas entré dans la pensée de vous souhaiter la folie et la démence dans laquelle vous êtes tombés. Rien pourtant de plus désirable. Mais j’avais oublié que ce sont là les châtiments inévitables réservés par les dieux aux scélérats et aux pervers. Ne croyez pas en effet, pères conscrits, comme vous le voyez sur le théâtre, que les dieux emploient les torches ardentes des Furies pour effrayer les coupables : c’est le crime, ce sont les forfaits, c’est la perversité, c’est l’audace des coupables mêmes qui leur ôtent le sens et la raison. Voilà les furies, les flammes, les torches ardentes qui tourmentent les méchants. Eh quoi ! Pison, ne te regarderais-je pas comme un extravagant, comme un furieux, comme un homme en délire, et plus insensé que ces héros de tragédie, Oreste et Athamas, toi qui, non content d’avoir tenu d’abord la conduite la plus criminelle (et c’est la le principal grief), pressé tout à l’heure, par Torquatus, le plus intègre et le plus respectable des hommes, as osé avouer que la province de Macédoine, où tu avais transporté une armée si considérable, n’avait plus maintenant un soldat ? Je ne parle point du désastre de la plus grande partie de ton armée ; je veux qu’on l’attribue à ton infortune : mais quelle raison peux-tu donner d’avoir congédié les troupes ? en avais-tu le pouvoir ? quelle loi peux-tu citer ? quel sénatus-consulte, quel droit, quel exemple ? N’est-ce pas être vraiment insensé que de ne connaître ni les lois, ni le sénat, ni son pays, ni ses concitoyens ; de se blesser de ses propres mains ? Mais les coups qu’on porte à son honneur, à sa réputation, à ses droits, ne sont-ils pas plus graves ? Si tu avais renvoyé tous tes esclaves, quoique cela ne regardât que toi, tes amis se croiraient tenus de te faire enfermer : aurais-tu donc, sans l’ordre du sénat et du peuple, congédié les forces du peuple romain et la garde de la province, si tu avais été dans ton bon sens ?
[21] XXI. Mais voilà que ton collègue, après avoir pillé les biens des fermiers publics, les terres et les villes des alliés ; après avoir dissipé ce butin immense, en avoir englouti une partie dans le gouffre de ses passions insatiables, en avoir consumé une autre par un luxe nouveau et inouï jusqu’alors, une autre en acquisitions dans les lieux témoins de ses brigandages, une autre en échanges pour élever à Tusculum cette montagne posée sur une montagne ; privé de toutes ressources, et forcé d’interrompre cet énorme et monstrueux édifice, s’est vendu au roi d’Égypte, a vendu au même roi ses faisceaux, l’armée du peuple romain, les oracles des dieux immortels, les réponses des prêtres, les décisions du sénat, la gloire et la dignité de l’empire. Les bornes de sa province étaient aussi reculées qu’il l’avait voulu, qu’il l’avait souhaité, qu’il l’avait obtenu au prix de ma tète et de mon sang : il ne put néanmoins s’y renfermer ; il fit sortir son armée de Syrie. Pouvait-il la transporter hors de sa province ? Il se mit à la solde et à la suite du roi d’Alexandrie. Quoi de plus honteux ? Il alla en Égypte, livra bataille aux Alexandrins. En quel temps le sénat ou le peuple avaient-ils entrepris cette guerre ? Il s’empara d’Alexandrie. Qu’attendons-nous de son extravagance, sinon qu’il écrive au sénat, qu’il lui mande de si brillants exploits ? S’il eût été maître de sa raison, si les dieux et la patrie ne se fussent pas vengés avec éclat, en lui souftlant la folie et la démence, eût-il osé (je lui passe encore d’être sorti de sa province), emmener son armée hors des frontières, faire la guerre de son propre mouvement, entrer dans un royaume sans l’ordre du sénat ni du peuple ? entreprises formellement défendues par une foule de lois anciennes, et surtout par les lois Cornélia et Julia, lois portées, l’une contre le crime de lèse-majesté, l’autre contre celui de concussion. Mais ces réflexions, je les supprime : je dis seulement que si Gabinius n’eût pas été attaqué d’une vraie folie, il n’eût point osé se charger d’une commission dont P. Lentulus, cet homme si dévoué à notre ordre, s’était démis sans hésiter ; par respect pour la religion, quoiqu’il la tînt et du sénat et du sort, et s’en charger lorsque, même sans aucun empêchement religieux, les usages et les exemples de nos ancêtres, et les plus rigoureuses peines portées par les lois, lui défendaient de l’accepter ?
[22] XXII. Mais, puisque nous avons commencé le parallèle de nos destinées, comparons, si tu veux, mon retour avec le tien. Je ne parlerai pas de celui de Gabinius ; il s’est ôté tout moyen de revenir : je l’attends toutefois, et suis curieux de voir son impudence. Voici donc quel a été mon retour. Depuis Brindes jusqu’à Rome, toute l’Italie forma mon cortége. Il n’y eut, dans aucun pays, ni municipe, ni préfecture, ni colonie d’où l’on n’envoyât au-devant de moi pour me féliciter. Que dirai-je de mon arrivée dans les villes, de la foule qui s’élançait au-devant de moi, du concours des pères de famille qui sortaient des campagnes avec leurs femmes et leurs enfants ? Que dirai-je de ces jours dont la joie de mon arrivée faisait comme des jours de fêtes célébrées en l’honneur des immortels ? Ce jour seul fut pour moi l’immortalité même, ce jour où je revins dans ma patrie, où je vis le sénat et tout le peuple romain venir à ma rencontre, où Rome entière, comme transportée hors de son enceinte, me parut s’avancer elle-même pour embrasser son libérateur. A cet accueil, il me sembla que non seulement tous les hommes et toutes les femmes de tous les états, de tous les âges, de tous les ordres, de toutes les fortunes, de tous les quartiers de Rome, mais encore les murailles mêmes, les maisons et les temples se réjouissaient de mon retour. Les jours suivants, les pontifes, les consuls, les sénateurs, me rétablirent dans la maison dont tu m’avais banni, que tu avais pillée, incendiée ; et, ce qui était inouï jusqu’à moi, on ordonna qu’elle serait reconstruite aux dépens du trésor. Voilà quel fut mon retour. Examine maintenant le tien. Après avoir perdu ton armée, tu ne rapportas d’entier chez toi que ce front armé d’impudence. D’abord, sait-on quelle route tu suivis avec tes licteurs ornés de lauriers ? Quels chemins tortueux, quelles voies détournées ne choisis-tu pas, en cherchant avec soin tous les endroits déserts ? Quelle ville municipale se souvient de ton passage ? quel ami t’a invité ? quel hôte t’a reconnu ? Ne préférais-tu pas la nuit au jour, la solitude à la foule, les tavernes aux villes ? On eût cru voir, non pas un fameux général qui revenait de Macédoine, mais un exilé mort qu’on en rapportait. Ton arrivée enfin souilla Rome elle-même.
[23] XXIII. O toi, l’opprobre, non des Calpurnius, mais des Calventius ; non de Rome, mais de Plaisance ; non de la maison de ton père, mais de la famille barbare de ton aïeul maternel, comment es-tu venu ? quel sénateur, quel citoyen, qui, même de tes lieutenants, est allé à ta rencontre ? C. Flaccus, que tu ne méritais pas d’avoir pour lieutenant, mais qui certes méritait de partager, comme il a fait, les opérations de mon consulat, et de m’aider à sauver la république, était avec moi lorsque quelqu’un vint nous dire qu’on t’avait vu assez près de la porte errer avec tes licteurs. Je sais aussi que Q. Marcius, un de nos plus braves guerriers, fort habile dans l’art militaire, mon ami intime, était tranquillement chez lui lorsque tu paraissais à l’entrée de Rome. C’est à la victoire remportée par ces deux lieutenants, on le sait, que tu dois le titre d’ « imperator ». Mais pourquoi nommer ceux qui ne sont pas allés à ta rencontre ? Je soutiens qu’il ne vint presque personne de la troupe officieuse des candidats, quoiqu’ils en eussent été avertis et priés ce jour-là même et plusieurs jours d’avance. Il y avait à la porte des toges toutes prètes pour les licteurs : ils quittèrent leurs habits de guerre, se revêtirent de ces toges, et formèrent pour leur général un cortége tout à fait nouveau. Enfin, telle fut la manière dont cet illustre Macédonique, après avoir commandé une brillante armée, et gouverné durant trois ans une grande province, entra dans Rome, que jamais commerçant obscur ne fut moins escorté à son retour. Cependant c’est sur cela même que, toujours prêt à se défendre, il m’a trouvé en défaut. J’avais dit qu’il était entré par la porte Célimontane : aussitôt, plein de confiance, notre homme a voulu soutenir juridiquement, contre moi, qu’il était entré par la porte Esquiline, comme si j’eusse dû en être instruit, ou que quelqu’un de ceux qui m’écoutent en eût la moindre nouvelle, ou qu’il importât de savoir par quelle porte tu es entré, pourvu que ce ne soit point la porte triomphale, entrée ordinaire des proconsuls de Macédoine. Tu es le seul qui, revêtu d’un commandement consulaire, sois revenu de Macédoine sans obtenir l’honneur du triomphe.
[24] XXIV. Mais vous avez entendu, pères conscrits, la parole d’un philosophe. Il n’a jamais, dit-il, désiré le triomphe. Quoi ! monstre infâme, opprobre et fléau de la patrie, lorsque tu détruisais le sénat, que tu trafiquais de l’autorité de cet ordre, que tu asservissais à un tribun ta puissance consulaire, que tu renversais la république, que tu livrais ma tète et ma vie, et que tu ne demandais en retour qu’une province, si tu ne désirais pas le triomphe, dis-nous enfin quel était l’objet de tes vœux effrénés. J’ai vu souvent que ceux qui me paraissaient, comme aux autres, désirer trop vivement une province, cachaient leur ambition sous le nom spécieux de triomphe. Ainsi parlait, il y a peu de temps, dans cet ordre même, le consul D. Silanus ; ainsi parlait mon collègue. Personne ne peut désirer une armée et la demander ouvertement, sans que le désir du triomphe ne lui serve de prétexte. Que si le sénat et le peuple romain, malgré ton indifférence ou mème tes refus, t’eussent forcé d’entreprendre une guerre, de commander une armée, il y aurait de la petitesse et de la bassesse d’esprit a mépriser l’honneur et l’éclat d’un juste triomphe. Oui, s’il y a de la légèreté à poursuivre le fantôme d’une vaine réputation, à courir après l’ombre d’une fausse gloire, c’est aussi la marque d’un esprit faible, qui fuit l’éclat et le grand jour, de rejeter une gloire légitime, cette récompense la plus honorable de la vraie vertu. Mais quand tu n’as obtenu ta province ni sur la demande, ni d’après les ordres du sénat ; quand tu l’as obtenue malgré le sénat et durant son oppression, et que, loin d’avoir pour toi le vœu du peuple romain, tu n’as pas eu même le suffrage d’un seul homme libre ; quand cette province t’a été donnée comme un salaire, sinon pour avoir renversé la république, du moins pour l’avoir trahie, et que la Macédoine, avec les bornes qu’il te plairait de choisir, devait être remise entre tes mains pour prix de tous tes crimes, à condition que tu livrerais ta patrie à d’infàmes brigands ; lorsque ensuite tu épuisais le trésor, que tu enlevais à l’Italie toute sa jeunesse, que tu traversais en hiver une mer dangereuse, si tu méprisais le triomphe, quelle était donc alors ta passion, misérable corsaire, sinon le désir aveugle du butin et des rapines ? Il n’est plus au pouvoir de Cn. Pompée de suivre tes principes ; il s’est mépris ; il n’avait pas bu aux sources de ta philosophie. L’insensé ! il a déjà triomphé trois fois. J’en rougis pour vous, Crassus : pourquoi, après avoir terminé une guerre formidable, avez-vous demandé au sénat, avec tant d’instances, la couronne de laurier ? Et vous, P. Servilius, Q. Métellus, C. Curion, que n’avez-vous entendu les leçons de ce docte maître avant de tomber dans l’erreur qui vous a séduits ? Pour mon ami C. Pomtinius, le temps en est passé ; les vœux qu’il a faits l’enchaînent. Qu’ils étaient déraisonnables les Camille, les Curius, les Fabricius ; les Calatinus, les Scipion, les Marcellus, les Maximus ! que Paul Emile était extravagant, et Marius grossier ! que les pères de nos deux consuls étaient dépourvus de jugement, eux qui ont triomphé !
[25] XXV. Mais comme nous ne pouvons changer le passé, que cet avorton, que cet épicurien d’argile et de boue, ne donne-t-il ses beaux préceptes de sagesse à un de nos généraux les plus illustres, à son gendre ? Cet homme, crois-moi, se laisse emporter à l’amour de la gloire ; il est enflammé, il brûle du désir d’un triomphe magnifique et mérité ; il n’a point suivi la même école que toi : envoies-lui un traité ; ou plutôt, si tu peux avoir avec lui quelque entretien, cherche, dès à présent, des paroles capables d’éteindre l’ardeur qui l’enflamme. Tu auras sur lui l’ascendant d’un homme grave et modéré, sur un homme vain qui court après la gloire, d’un savant sur un ignorant, du beau-père sur le gendre. Avec le ton agréable qui te distingue, doué comme tu l’es du don de la persuasion, formé et perfectionné dans l’école, tu lui diras : Eh ! César, quel si grand plaisir trouves-tu dans ces prières publiques tant de fois décernées et durant tant de jours ; dans ces prières qui abusent les hommes, et que les dieux n’écoutent pas ? car ces dieux, comme l’a dit notre divin Epicure, ne connaissent ni la faveur, ni la colère. Ici, tes raisonnements philosophiques ne le persuaderont point : il verra, sans peine, que les dieux sont et ont été irrités contre toi. Tu passeras à un autre lieu commun ; tu parleras sur le triomphe. Que signifie, lui diras-tu, ce char ? que signifient ces généraux enchaînés qui le précèdent, ces simulacres de villes, ces amas d’or et d’argent, ces lieutenants et ces tribuns à cheval, ces cris des soldats ? que signifie toute cette pompe ? Vains plaisirs, crois-moi, jeux d’enfants, que de rechercher ainsi les applaudissements, de traverser Rome monté sur un char, de vouloir être vu. Rien dans tout cela de solide, rien que tu puisses saisir, que tu puisses rapporter à la volupté des sens. Que ne me prends-tu pour modèle ? J’étais dans une province qui a procuré l’honneur du triomphe à T. Flamininus, à Paul Emile, à Q. Métellus, à T. Didius, et à tant d’autres qui ont brûlé de ce désir frivole ; et voici comme j’en suis revenu. A la porte Esquiline, j’ai foulé aux pieds les lauriers de Macédoine ; avec quinze hommes mal vêtus, je suis arrivé à la porte Célimontane mourant de soif : un de mes affranchis m’y avait loué une maison deux jours auparavant ; et, malgré mon titre, si cette maison ne se fût trouvée vacante, j’aurais campé dans le Champ de Mars. En attendant, César, sans m’embarrasser de tout cet attirail triomphal, mon argent reste et restera chez moi. J’ai porté aussitôt mes comptes au trésor, comme ta loi l’ordonnait, et c’est le seul article que j’en ai suivi. Si l’on te présentait ces comptes, tu verrais que personne ne sut mieux que moi tirer parti de la philosophie. Ils sont rédigés avec tant de goût et de finesse, que le greffier qui les a remis au trésor, après les avoir transcrits, disait tout bas, en se frottant la tête de la main gauche : Voilà bien les comptes ; mais l’argent ? Je ne doute pas, Pison, que par de tels discours tu ne puisses ramener ton gendre, montât-il même sur son char de triomphe.
[26] XXVI. Ame basse, âme de boue, toi qui déshonores la race de ton père, je dirai presque celle de ta mère, tes sentiments sont si lâches, si abjects, si rampants, si sordides, qu’ils ne paraissent pas même dignes de ton aïeul maternel, crieur public à Milan. L. Crassus, le plus sage de nos citoyens, fouilla, pour ainsi dire, les Alpes avec des lances, pour chercher, en un lieu où il n’y avait pas d’ennemi, quelque occasion de triomphe. C. Cotta, homme d’un grand génie, brûla du même désir, sans avoir d’ennemis à combattre. Ni l’un ni l’autre n’a triomphé : ils furent privés de cet honneur, l’un par son collègue, l’autre par la mort. Tu t’es moqué, il y a quelque temps, de M. Pupius, de sa passion pour le triomphe qui, disais-tu, ne fut jamais la tienne. La guerre qu’il avait soutenue était peu considérable, comme tu l’as dit ; et il crut cependant que cet honneur n’était point à mépriser. Mais toi, plus savant que Pupius, plus prudent que Cotta, plus riche en lumières, en génie, en sagesse que Crassus, tu méprises ce que ces hommes, selon toi trop peu philosophes, ont jugé glorieux. Que si tu les blâmes pour avoir désiré le triomphe, quoiqu’ils n’aient fait que des guerres peu importantes, ou même qu’ils n’en aient fait aucune ; toi qui as dompté de si grandes nations, qui t’es distingué par de si grands exploits, tu ne devais point mépriser le fruit de tes travaux, la récompense de tes périls, les décorations de ta bravoure. Et certes, tu ne les aurais pas méprisés, quoique plus sage que Thémista, si tu n’avais pas voulu soustraire ton front d’airain aux affronts sanglants du sénat. Tu vois donc, puisque j’ai été assez ennemi de moi-même pour me comparer avec toi, que mon départ, mon absence et mon retour me donnent sur toi un insigne avantage ; j’ai retiré de là une gloire immortelle, et tu n’as dû à ton départ, à ton absence, à ton retour, qu’une éternelle ignominie. Examinons maintenant si la considération dont tu jouis dans la vie privée et civile, ton crédit, le nombre de tes clients, tes services au barreau, tes conseils, ton autorité, tes opinions dans le sénat, te donnent le droit de te mettre au-dessus de moi, ou même, pour parler plus juste, au-dessus du plus vil et du plus abandonné des hommes.
[27] XXVII. Le sénat te hait, et tu conviens qu’il le doit ; tu as renversé, anéanti, non seulement son pouvoir et sa dignité, mais l’ordre même, et jusqu’à son nom. Les chevaliers romains ne peuvent te souffrir ; L. Élius, un des plus illustres et des plus distingués d’entre eux, a été banni de Rome sous ton consulat. Le peuple souhaite ta ruine ; tu as fait retomber sur lui la honte de toutes les émeutes où tu as armé contre moi les brigands et les esclaves. L’Italie entière t’abhorre, l’Italie, dont tu as rejeté avec tant d’orgueil es décrets et les prières. Fais l’épreuve, si tu l’oses, d’une si forte et si générale aversion. Nous allons avoir les jeux les plus magnifiques et les plus brillants, tels qu’il n’y en eut jamais de mémoire d’homme, et tels, je crois, qu’on n’en verra plus. Montre-toi au peuple : hasarde-toi dans ces jeux. Tu crains les sifflets ? où donc est ta philosophie ? les clameurs ? un philosophe doit-il s’en inquiéter ? Tu appréhendes, je pense, qu’on ne te maltraite. En effet, la douleur est un mal dans ton système : l’opinion publique, l’infamie, le déshonneur, la honte, ne sont que des mots, des riens. Mais je n’en doute point ; il n’osera se présenter aux jeux. S’il se trouve au festin public, ce ne sera pas pour y tenir son rang (à moins qu’il ne veuille se rencontrer avec P. Clodius, ses amours), ce sera pour son plaisir : il nous laissera les jeux à nous autres gens du peuple. Il a coutume, dans ses discussions philosophiques, de préférer les plaisirs de la table à ceux des yeux et des oreilles. Peut-être après l’avoir connu comme un fripon cruel, ne le connaissiez-vous que comme un voleur insatiable, une âme sordide, un opiniâtre, un arrogant, un trompeur, un perfide, un impudent, un audacieux : sachez qu’il n’est rien de plus déréglé, de plus dissolu, de plus impudique, de plus infâme que lui. Et gardez-vous de vous méprendre sur la nature de son libertinage ; car, quoique tout libertinage soit honteux et repréhensible, il en est une sorte qui messied moins à un homme libre. Non, rien chez lui de magnifique, rien de délicat, rien de recherché, rien même, je le dis à la louange de mon ennemi, rien de coûteux, hormis ses folles amours. On n’y voit pas de vases d’or ou d’argent ciselés, mais de très grandes coupes qu’il a fait venir de Plaisance, pour ne point paraître mépriser les siens. Sa table n’est pas couverte de poissons précieux et rares, mais chargée de grosses viandes un peu rances. Il est servi par des valets malpropres, dont quelques-uns même sont déjà vieux ; son cuisinier lui sert de portier ; point de boulangerie, point de cave ; le pain se prend au marché, et le vin, au cabaret. Ses Grecs sont entassés à table, cinq sur un lit, souvent davantage ; pour lui, il est seul. On boit, tant que de son trône il verse à boire. Sitôt qu’il a entendu le chant du coq, croyant son aïeul ressuscité, il fait desservir.
[28] XXVIII. On me dira : D’où savez-vous ces détails ? Je ne veux outrager personne, et encore moins quelqu’un qui a de l’esprit, et un esprit cultivé. Je ne puis, même quand je le voudrais, être ennemi d’un homme de mérite. Il est un certain Grec, vivant avec Pison, homme, à dire vrai, je le connais pour tel, savant et poli, mais tant qu’il est avec d’autres que Pison, ou qu’il est seul. Ce Grec l’ayant vu, dans sa jeunesse, avec cette austérité sombre dont il semblait dès lors menacer les dieux, ne rejeta pas l’offre que Pison lui faisait de son amitié. Il poussa même l’intimité jusqu’à vivre absolument avec lui, et à ne le quitter presque pas. Ce n’est point devant des ignorants que je parle, mais, je n’en doute pas, dans une assemblée d’hommes éclairés et instruits. Vous l’avez certainement entendu dire : les philosophes épicuriens réduisent à la volupté seule tout ce qu’on peut désirer dans cette vie. Ont-ils tort ou raison ? que nous importe ? ou du moins, ce n’est pas ici le temps de l’examiner. Mais ce langage équivoque est souvent dangereux pour un jeune homme qui n’a pas toujours beaucoup de pénétration. Aussi notre jeune étalon n’eut pas plutôt entendu les grands éloges qu’un philosophe donnait à la volupté, qu’il n’examina plus rien. Tous ses appétits sensuels se réveillèrent, et, hennissant à des discours qui paraissaient les flatter, il crut avoir trouvé, dans un précepteur de vertu, un maître de débauche et de dissolution. Le Grec distinguait d’abord ; il voulait lui faire saisir le véritable esprit de la doctrine d’Epicure. Le disciple, comme on dit, prenait aisément la balle au bond : il retient ce qu’il a entendu, l’approuve et veut le marquer de son sceau. Épicure, s’écrie-t— il, s’explique avec clarté. Je crois en effet qu’on trouve dans Épicure, qu’il ne peut concevoir de bien sans les voluptés des sens. Enfin, pour abréger ce récit, le Grec, complaisant et doux, ne voulut pas disputer avec trop d’opiniâtreté contre un sénateur du peuple romain.
[29] XXIX. Au reste, le Grec dont je parle n’est pas simplement versé dans la philosophie ; il cultive aussi les lettres, qui, dit-on, sont négligées par le plus grand nombre des épicuriens. Il fait des vers d’une tournure si fine, si élégante, si gracieuse, qu’il est impossible de rien voir qui ait plus de charme. On pourra le blâmer si l’on veut, pourvu que ce soit avec douceur, non comme un audacieux, un infâme, un pervers, mais comme un Grec léger, un peu flatteur, en un mot, un poète. Ce Grec, cet étranger, devint ami de Pison par hasard, ou plutôt coutre son intention, séduit par ce masque d’austérité qui a trompé la plus puissante et la plus sage des villes. Il ne pouvait rompre une si étroite amitié, et il craignait de passer pour inconstant. Prié, sollicité, forcé même, il lui a adressé beaucoup de petits poèmes composés à son sujet : toutes les dissolutions de Pison, tous ses genres de repas et de fêtes, tous ses adultères enfin y sont décrits dans des vers très délicats ; et, si on le voulait, on pourrait y voir toute sa vie comme dans un miroir fidèle. Je vous en rapporterais bien des morceaux, que plusieurs ont lus ou entendu lire, si je ne craignais que les objets mêmes dont je m’occupe à présent ne fussent trop étrangers au lieu où je parle. D’ailleurs, je ne veux point décrier l’auteur de ces vers. S’il avait été plus heureux dans le choix d’un disciple, peut-être eût-il été plus austère et plus grave ; mais le hasard l’a fait écrire dans un genre tout à fait indigne d’un philosophe ; car si la philosophie doit enseigner, comme on le dit, la vertu, le devoir et l’art de bien vivre, celui qui en fait profession me paraît avoir à soutenir un personnage toujours noble et grave. Mais le hasard avait jeté chez Pison notre Grec, qui se disait philosophe, sans connaître toute l’importance de ce titre ; le même hasard l’a engagé plus avant dans le fangeux commerce de cette brute immonde et lascive. Naguère, après avoir loué mon consulat, ce qui, de la part d’un homme diffamé, était presque un déshonneur pour moi, il s’est avisé de dire : Ce n’est point cette haine qui vous a nui, ce sont vos vers. — Sous ton consulat, Pison, on a été trop sévère pour un poète ou mauvais ou trop franc. — Vous avez écrit : « Que les armes cèdent à la toge ». — Eh bien ? — Voilà ce qui a excité contre vous de si violents orages. — Mais je ne crois pas que l’inscription funèbre, gravée sur le tombeau de la république, lorsque tu étais consul, porte : « Ayez pour bon, ordonnez que Cicéron soit chatié pour avoir fait un vers » ; mais bien, pour avoir puni des coupables.
[30] XXX. Cependant, puisque nous trouvons en toi, non un sévère Aristarque, mais un critique, vrai Phalaris, qui ne se contente pas de noter un vers faible, et qui poursuit le poète à main armée, je suis bien aise de savoir ce que tu blâmes dans ces mots : « Que les armes cèdent à la toge. » — Vous dites, me répond-il, que le plus grand général le cédera à votre toge. —Faut-il donc, âne que tu es, t’apprendre à lire ? Pour cela, il n’est besoin de paroles, mais d’un bâton. La toge dont je parle n’est pas cette toge dont je suis revêtu, ni les armes, le bouclier et l’épée d’un seul général ; mais comme la toge est le symbole de la paix et de la tranquillité, et les armes celui du tumulte et de la guerre, parlant le langage des poètes, j’ai voulu dire que la guerre et le tumulte le céderaient à la paix et au repos. Consulte le poète grec, ton ami ; il reconnaîtra et approuvera cette figure, sans être surpris que tu manques de sens. — Mais, la suite : « Que le laurier cède à la gloire pacifique », vous embarrasse, dit-il. —Moi ! Je te remercie plutôt ; car je serais embarrassé, si tu ne venais à mon aide. Oui, lorsque, timide et tremblant, tu as jeté par terre, à la porte Esquiline, les lauriers que tu avais arrachés avec tes mains rapaces de tes faisceaux ensanglantés, tu as montré alors que le laurier cédait non seulement à la gloire la plus éclatante, mais à la plus modeste. Tu veux faire entendre, misérable, que ce vers m’a fait de Pompée un ennemi ; tu veux, si ce vers a pu me nuire, faire croire que ma perte est venue de l’homme qui s’en était offensé. Je ne dirai pas que ce vers ne le regarde nullement ; que je n’étais point capable de choquer par une seule ligne celui que je m’étais efforcé de louer dans un si grand nombre d’écrits et de discours. Mais je veux qu’il en ait été offensé : d’abord ne me pardonnerait-il pas une seule ligne en faveur de tant de volumes que j’ai composés à sa louange ? ensuite, s’il était blessé, l’était-il jusqu’à vouloir la ruine, je ne dis pas d’un intime ami, d’un homme qui avait si bien travaillé pour sa gloire et pour celle de la république, d’un consulaire, d’un sénateur, d’un citoyen, d’un homme libre : eût-il poussé la cruauté jusqu’à vouloir perdre, pour un seul vers, même le dernier des hommes ?
[31] XXXI. Penses-tu à ce que tu dis ? vois-tu devant qui et de qui tu parles ? Tu enveloppes dans ton crime et dans celui de Gabinius les plus illustres citoyens, et tu le fais ouvertement. J’attaque, as-tu dit de moi naguère, ceux que je méprise ; je ne touche pas à ceux qui sont plus puissants que moi, et à qui je dois en vouloir. Quoique la conduite de tous n’ait pas été la même (car qui ne voit de qui tu veux parler ?), je n’ai pourtant à me plaindre d’aucun d’eux. Pompée, malgré tous ceux qui traversaient son affection pour moi, m’a toujours chéri, m’a toujours jugé digne de son amitié, a toujours désiré que je ne fusse atteint d’aucune disgrâce, et même que je fusse comblé de distinctions et d’honneurs. Ce sont vos intrigues, ce sont vos crimes, ce sont vos calomnies odieuses, par lesquelles vous lui faisiez entendre que j’en voulais à ses jours, que sa vie était en péril ; ce sont les dénonciations de ces perfides, empressés, d’après vos conseils, à profiter d’une intime liaison pour assiéger ses oreilles de leurs impostures ; enfin c’est votre impatience d’obtenir des provinces, qui nous a empêchés de le joindre et de conférer avec lui, moi et tous ceux qui étaient jaloux de sa gloire et du salut de la république. Qu’est-il arrivé de là ? Il ne lui était pas libre de suivre son propre sentiment, certains hommes ayant au moins ralenti son ardeur à me secourir, s’ils n’ont pu le détacher entièrement de moi. L. Lentulus, qui était alors préteur ; Q. Sanga, L. Torquatus le père, M. Lucullus, ne sont-ils pas venus te trouver ? Tous ces citoyens et beaucoup d’autres s’étaient rendus chez Pompée, à sa maison d’Albe, pour le prier et le conjurer de ne pas abandonner mes intérêts, qui se trouvaient liés à ceux de l’État. Il vous les renvoya, à ton collègue et à toi, pour vous engager à prendre la défense de la cause publique, et à faire votre rapport au sénat. Il ne voulait pas, disait-il, combattre contre un tribun armé sans être soutenu par cet ordre ; mais si les consuls, autorisés d’un décret du sénat, défendaient la république, il prendrait les armes sans balancer. Ne te rappelles-tu pas, misérable, ce que tu répondis alors ? Tous en général, et surtout Torquatus, étaient furieux de l’insolence de ta réponse. Tu n’étais pas, disais-tu, aussi ferme que l’avait été Torquatus dans son consulat, aussi ferme que je l’avais été moi-même ; il n’était pas besoin d’armes et de combats ; je pouvais, en cédant, sauver de nouveau la république ; la résistance entraînerait un carnage horrible ; enfin, et toi, et ton gendre, et ton collègue, vous étiez résolus à soutenir le tribun du peuple. Et tu diras encore, ennemi de l’État, traître à la patrie, que je dois en vouloir à d’autres qu’à toi !
[32] XXXII. Quant à César, il n’a pas toujours eu les mêmes opinions que moi, je le sais ; mais enfin, et je l’ai dit souvent en présence de ceux qui m’écoutent, il désirait m’associer aux travaux de son consulat et aux honneurs qu’il partageait entre ses meilleurs amis ; il m’a offert ces honneurs, il m’a prié, il m’a pressé : je ne me suis pas rendu à ses désirs, peut-être par trop d’attachement à mes principes. Je ne souhaitais pas de devenir cher à un homme dont les bienfaits même n’avaient pu m’engager à trahir pour lui mes sentiments. On croyait que, dans l’année de ton consulat, il serait décidé si les actes de Cesar de l’année précédente seraient confirmés ou abolis. Que dirai-je de plus ? S’il a cru que j’avais seul assez de force et de pouvoir pour faire infirmer ses actes par ma résistance, pourquoi ne lui pardonnerais-je pas d’avoir préféré ses intérêts aux miens ? Mais laissons là le passé. Dès que Pompée eut embrassé ma défense avec toute la chaleur dont il était capable, sans épargner ni travaux ni périls ; lorsqu’il parcourait pour moi les villes municipales, qu’il implorait la protection de l’Italie, qu’il restait sans cesse auprès du consul Lentulus, le principal auteur de mon rétablissement ; qu’il inspirait les avis du sénat ; lorsque devant tout le peuple il s’annonçait non seulement pour mon défenseur, mais encore pour suppliant dans ma cause, il associa à son zèle et à ses projets César, qu’il savait être puissant par son crédit, et sans haine contre moi. Tu le vois, Pison, je dois être ton ennemi, un ennemi déclaré ; et loin d’être irrité contre ceux que tu désignes, je dois être leur ami. L’un, je m’en souviendrai toujours, m’a aimé comme lui-même ; l’autre, je pourrai l’oublier, s’est plus aimé que moi. Ensuite, quoique de braves guerriers se soient mesurés de près, on les voit, dès que le combat est fini, déposer la haine avec les armes. Mais César n’a pu me haïr, non pas même lorsque nous étions divisés de sentiments. C’est le propre de la vertu, dont tu ne connais pas seulement l’ombre, de plaire aux grandes âmes, par sa beauté et par son éclat, jusque dans la personne d’un ennemi.
[33] XXXIII. Pour moi, je dirai sincèrement, pères conscrits, ce que je pense et ce que vous m’avez déjà entendu dire plus d’une fois:César n’eût-il jamais été mon ami, eût-il toujours été mon ennemi, fût-il disposé à rejeter mon amitié, à me garder une haine implacable, une haine éternelle, cependant, après les grandes choses qu’il a faites et qu’il fait tous les jours, pourrais-je m’empêcher d’être son ami ? Depuis qu’il commande nos armées, ce n’est ni la hauteur des Alpes que j’oppose à l’invasion et au passage des Gaulois, ni les gouffres du Rhin, ce fleuve si profond et si rapide, aux nations les plus féroces de la Germanie. Oui, dussent les montagnes s’aplanir, dussent les fleuves se dessécher, dussent les fortifications de la nature disparaître tout à coup, nous trouverions toujours pour l’Italie un sûr rempart dans les exploits et dans les victoires de ce grand homme. Mais puisqu’il me recherche, qu’il m’aime, qu’il me croit digne de toute son estime, espères-tu, Pison, détourner sur lui la haine que je te porte, et tes crimes renouvelleront-ils les malheurs de la république ? Tu savais bien l’union qui régnait entre nous deux ; mais tu affectais de n’en rien voir quand tu me demandais, quoique d’une voix tremblante, pourquoi je ne t’accusais pas. Pour ma part, « je ne veux pas d’un non calmer ton inquiétude ». Je dois cependant considérer quels soins et quel fardeau j’imposerais à un ami chargé de si grands intérêts et d’une siimportante expédition. Mais je ne puis m’empêcher d’espérer, malgré la langueur de notre jeunesse, qui n’est plus animée comme elle devrait l’être par l’amour de la gloire et des louanges, qu’il se trouvera tôt ou tard quelqu’un de nos jeunes Romains assez résolu pour dépouiller des décorations consulaires ce cadavre abandonné, un criminel si peu redoutable, si faible, si dénué de secours, un homme enfin tel que toi, dont toute la crainte, tu l’as prouvé par ta conduite, a toujours été qu’on te trouvât indigne du bienfait que tu as reçu, le jour où tu cesserais d’être parfaitement semblable à ton bienfaiteur.
[34] XXXIV. Crois-tu que nous n’ayons pas fait une exacte recherche des maux et des désastres dont tu as accablé ta province ? Nous les avons découverts en suivant, non de faibles traces et de légers indices, mais les profondes empreintes de ton corps dans les bourbiers où tu t’es roulé. Nous nous souvenons des crimes que tu as commis à ton arrivée, lorsque, payé par les habitants de Dyrrhachium du meurtre de Plator, ton hôte, tu ruinas la maison de celui même dont tu avais vendu le sang ; et qu’après avoir reçu de lui des esclaves musiciens et d’autres présents, tu le rassuras, malgré ses alarmes et ses soupçons, et tu le fis venir à Thessalonique sur la foi de ta parole. Là tu ne le fis même pas mourir du supplice établi par nos ancêtres; et tandis que ce malheureux voulait expirer sous la hache de son hôte, tu ordonnas au médecin que tu avais amené de lui ouvrir les veines. Au meurtre de Plator tu ajoutas celui de Pleuratus, son compagnon, que tu fis mourir sous les verges, sans respect pour son grand âge. Tu te vendis encore trois cents talents au roi Cottus, et tu fis trancher la tète à Rabocentus, un des principaux de la nation besse, quoiqu’il fût venu te trouver dans ton camp comme ambassadeur, et qu’il te promît, de la part des Besses, de puissants secours et des renforts d’infanterie et de cavalerie. Avec lui périrent tous les députés qui l’accompagnaient, et dont tu avais aussi vendu les tètes au roi Cottus. Les Dense— tètes, peuple toujours soumis à cet empire au milieu même de la révolte générale des barbares de la Macédoine, avaient défendu le préteur C. Sentius:tu leur as fait une guerre aussi injuste que cruelle, et, pouvant trouver en eux de fidèles alliés, tu as mieux aimé t’en faire de redoutables ennemis. Les défenseurs de la Macédoine en sont devenus ainsi les dévastateurs. Ils nous ont traversés dans la levée des impôts, ont pris nos villes, ravagé nos campagnes, asservi nos alliés, enlevé nos esclaves, emmené nos troupeaux ; et les habitants de Thessalonique, désespérant de défendre leur ville, ont été contraints de se fortifier dans leur citadelle.
[35] XXXV. Tu as pillé le temple de Jupiter Urius, ce temple le plus ancien et le plus vénérable parmi les barbares. Les dieux immortels ont puni notre armée de tes sacrilèges ; affligés d’une même maladie, nos soldats périssaient dès qu’ils en étaient atteints, et nul ne doutait que les droits de l’hospitalité violée, des ambassadeurs massacrés, des alliés paisibles tourmentés par une injuste guerre, des temples profanés, ne fussent la cause d’une pareille désolation. A ce petit nombre d’exemples, tu reconnais déjà tes cruautés et tes crimes. Rappellerai-je maintenant tant de traits de ta cupidité ? j’en dirai sommairement quelques-uns des plus connus. Les dix-huit millions de sesterces que le trésor t’a donnés pour prix de mon sang, sous prétexte de l’entretien de ta maison, ne les as-tu pas laissés à Rome pour les faire valoir ? Les Apolloniates t’ayant remis à Rome deux cents talents pour être dispensés de payer leurs dettes, n’as-tu pas de toi-même livré à ses débiteurs Fufidius, chevalier romain d’un mérite si éminent ? En abandonnant les quartiers d’hiver au choix de ton lieutenant et de ton préfet, n’as-tu pas ruiné sans ressource de malheureuses villes, qui furent non seulement dépouillées de leurs biens, mais même contraintes de subir les excès horribles des plus infâmes passions ? Quelles bornes as-tu mises à l’estimation du blé, et surtout à celles du blé gratuit, si l’on peut appeler gratuit un blé arraché par la violence et la crainte ? Les Béotiens, les Byzantins, les habitants de la Chersonèse et de Thessalonique, presque tous les peuples se sont ressentis de ces cruelles vexations. Durant trois ans, tu as été seul maître, seul vendeur, seul estimateur de tout le blé dans toute l’étendue de la province.
[36] XXXVI. Que dirai-je des jugements en matières capitales, des compositions faites avec les accusés, des sommes qu’ils te donnaient pour racheter leur vie, de ceux que tu condamnais par cruauté, ou que tu absolvais par caprice ? Dès que tu vois qu’un chef d’accusation m’est connu, tu te rappelles sans peine combien de délits y sont renfermés. Par exemple, qu’était-ce que ce fameux atelier d’armes où, rassemblant tout le bétail de la province sous prétexte de ramasser des peaux, tu renouvelais ces gains immenses faits autrefois par ton père ? car dans ta jeunesse, durant la guerre Italique, tu avais vu ta maison s’enrichir, quand ton père fut chargé de veiller à la fabrication des armes. Et cet impôt que tu mis sur toutes les marchandises, en rendant ta province tributaire de tes esclaves convertis en fermiers publics, t’en souviens-tu ? Te souviens-tu d’avoir vendu ouvertement le titre de centurion, de t’être servi d’un de tes esclaves pour distribuer les grades, d’avoir forcé les villes, pendant tout le temps de ton administration, de payer publiquement les soldats ? Te souviens-tu de ton départ pour le Pont, et de cette folle entreprise ; de ton saisissement et de ton désespoir à la nouvelle que la Macédoine était devenue province prétorienne ? Tu tombas sans mouvement et demi-mort, non seulement de te voir un successeur, mais de ce qu’on n’en donnait pas à Gabinius. Citerai-je ton questeur, que tu as renvoyé, quoiqu’il eût été édile ; tes lieutenants, que tu lui as substitués, et dont les plus honnêtes ont essuyé tes outrages ; les tribuns militaires, que tu as rejetés ; le brave M. Bébius, assassiné par ton ordre ? Dirai-je que, désespérant de tes affaires, tu t’abandonnas à la tristesse, aux gémissements et aux larmes ? que tu envoyas à ce prêtre populaire six cents de nos amis et de nos alliés pour les exposer aux bêtes ? que, succombant sous la douloureuse idée de ton départ, tu te rendis d’abord à Samothrace, puis à Thasos, avec tes jeunes danseurs, avec Autobule, Athamas et Timoclès, ces frères d’une charmante figure ? que, de là, te retirant dans la maison de campagne d’Euchadie, femme d’Exégiste, tu y restas quelques jours plongé dans l’affliction ; qu’ensuite, consumé de chagrin, tu vins à Thessalonique la nuit et sans être connu ; que là, obsédé d’une foule de malheureux, et inquiet de leurs larmes, tu te réfugias à Béree, ville écartée de ta route ; que, dans cette ville, un faux bruit t’ayant rendu le courage, et l’espoir que Q. Ancharius ne te succéderait pas, tu ranimas pour la débauche ton esprit abattu par le remords de tes crimes ?
[37] XXXVII. Je ne parle pas de l’or coronaire, qui t’a si longtemps mis à la torture, incertain si tu devais le demander ou non. La loi de ton gendre défendait et aux villes de le donner, et aux gouverneurs de le recevoir, à moins qu’on ne leur eût décerné le triomphe. Cependant, après avoir reçu cet argent et l’avoir dévoré, comme tu ne pouvais le revomir et le rendre, non plus que les cent talents des Achéen, tu en as changé seulement le nom et l’objet. Je ne parle pas des lettres publiques prodiguées çà et là dans toute la province, ni du nombre des vaisseaux, ni de la quantité du butin. Je ne parle pas des contributions en blé exigées avec rigueur, de la liberté ravie à des particuliers et à des peuples dont les priviléges étaient formels, et dont les droits ont été expressément garantis par la loi Julia. L’Étolie, entièrement séparée des nations barbares, se trouve située au sein de la paix, et presque au centre de la Grèce. O peste et fléau de nos alliés ! tu as perdu à ton départ cette malheureuse contrée. Tu avoues toi-même, et tu viens de le déclarer tout à l’heure, qu’Arsinoé, Stratos et Naupacte, villes célèbres et populeuses, ont été prises par les ennemis. Mais par quels ennemis ? Sans doute par ces infortunés que tu obligeas, aussitôt après ton arrivée à Ambracie, de quitter les villes des Agrians et des Dolopes, d’abandonner leurs dieux et leurs foyers. Dans cette fin de ton commandement, illustre « imperator », après avoir ajouté la ruine soudaine de l’Etolie à tes précédents ravages, tu congédias ton armée, et tu aimas mieux t’exposer aux peines dues à une semblable trahison, que de voir le petit nombre et les tristes restes de tes soldats.
[38] XXXVIII. Mais il faut vous montrer, pères conscrits, la parfaite ressemblance de deux épicuriens dans l’art militaire et dans le commandement des armées. Albucius, après avoir triomphé dans la Sardaigne, fut condamné à Rome. Pison, qui s’attendait à un sort pareil, éleva des trophées dans la Macédoine ; et lorsque toutes les nations ont voulu que les trophées fussent des monuments et des témoignages de victoires et d’exploits guerriers, il en a fait, l’étrange « imperator » ! à la honte immortelle de sa race et de son nom, les funestes marques de villes perdues, de légions défaites, d’une province laissée sans défense et privée de ses derniers soutiens ; et afin qu’il y eût quelque chose à graver sur la base des trophées, arrivé à Dyrrhaehium au sortir de sa province, il fut investi par les soldats qu’il disait dernièrement à Torquatus avoir licenciés pour récompense de leur courage. Après leur avoir promis avec serment de leur payer le lendemain tout ce qui leur était dû, il alla se renfermer chez lui. Au milieu de la nuit, chaussé de sandales et en habit d’esclave, il s’embarque, évite le port de Brindes, et va jusqu’aux extrémités de la mer Adriatique. Cependant, à Dyrrhachium, les soldats recommencent à investir la maison où ils le croyaient encore, où ils s’imaginaient qu’il était caché, et ils veulent y mettre le feu. Saisis de crainte, les habitants leur apprennent que l’ « imperator » s’est enfui la nuit, déguisé en esclave. Les soldats se jettent sur sa statue, parfaitement ressemblante, et qu’il avait fait ériger dans le lieu le plus fréquenté de la ville, pour ne point laisser périr la mémoire d’un homme aussi aimable ; ils la précipitent de sa base, la renversent, la brisent, et en dispersent les débris ; déchargeant ainsi sur sa statue la haine qu’ils portaient à sa personne. Ainsi, Pison, je ne doute pas que, me voyant informé de tes principales iniquités, tu ne me supposes pas moins bien instruit des moindres détails de tes infamies. Il n’est pas besoin que tu me sollicites, que tu me presses de t’accuser; il suffit de m’en avertir:or nul ne m’en avertira que la république même ; et le temps, à ce qu’il me semble, en est plus proche que tu ne l’as cru jusqu’à présent.
[39] XXXIX. Ne vois-tu pas, si la nouvelle loi pour la composition des tribunaux est une fois reçue, quels juges nous aurons par la suite ? Il ne sera point libre d’être nommé, ou de ne l’être pas, comme on voudra. Le hasard ne mettra personne dans ces compagnies nouvelles ; le hasard n’en ôtera personne. L’intrigue n’y trouvera point place pour acquérir du crédit, ni la perversité pour se couvrir d’un beau nom. Ceux-là jugeront que la loi même, et non la passion des hommes, aura choisis. Ainsi, crois-moi, n’affecte pas de demander un accusateur; l’occasion et le bien public éloigneront ou engageront, soit moi-même, ce que je ne voudrais point, soit quelque autre. Pour moi, comme je l’ai dit, je ne regarde pas, ainsi que la plupart, comme de vrais supplices parmi les hommes, les condamnations, l’exil, la mort : il me semble qu’on ne doit nullement regarder comme une punition ce qui peut arriver à un homme innocent, à un homme courageux, à un homme sage, à un homme de bien, à un bon citoyen. La condamnation que l’on demande contre toi, P. Rutilius l’a subie, Rutilius, ce modèle de la vertu romaine. Les juges, selon moi, et la république ont été plus punis que lui-même. L. Opimius fut chassé de sa patrie, lui qui pendant sa préture et son consulat, avait délivré la république des plus grands périls. Le crime, et les remords qui sont la peine du crime, n’ont jamais été pour celui qui a souffert l’injustice, mais pour ceux qui l’ont faite. Catilina, au contraire, fut renvoyé deux fois absous ; celui qui t’avait donné ta province a été renvoyé de même, quoiqu’il ait porté l’adultère jusque sur l’autel de la Bonne Déesse. Est-il quelqu’un, dans une aussi grande ville, qui l’ait cru justifié de sacrilége, et qui n’en ait accusé plutôt ceux qui l’avaient absous ?
[40] XL. Attendrai-je que les soixante et quinze juges aient prononcé contre toi, quand tu es jugé d’avance par tous les hommes de toute condition, de tout âge, de tout ordre ? Te croit-on digne d’obtenir quelque honneur, digne d’être abordé, digne seulement d’être salué ? Tous détestent la mémoire de ton consulat, tes actions, tes mœurs, ta figure, et jusqu’à ton nom qui paraît funeste à la patrie. Tes lieutenants ont rompu avec toi ; tes tribuns sont tes ennemis ; tes centurions, et le peu de soldats qui restent d’une si belle armée, que tu as plutôt dispersée que licenciée, te haïssent, t’exècrent et te maudissent tous les jours. L’Achaïe épuisée, la Thessalie ravagée, Athènes mise en pièces, Dyrrhachium et Apollonie désolées ; Ambracie pillée, l’Épire entièrement détruite, les Parthins et les Bulliens joués et insultés, les Locriens, les Phocidiens, les Béotiens brûlés et ruinés ; l’Acarnanie, l’Amphilochie, la Perrhébie et la nation des Athamanes vendues ; la Macédonie livrée aux barbares, l’Etolie perdue pour nous, les Dolopes et les habitants des montagnes voisines chassés de leurs villes et de leurs territoires ; les citoyens romains qui commercent dans ces contrées : tous ont éprouvé que tu n’étais venu que pour les voler, les piller, les vexer, les traiter en ennemis. Aux jugements si décisifs de tant d’hommes et de peuples, ajoute encore la sentence prononcée par toi-même contre toi, ton arrivée secrète, ta marche furtive en Italie, ton entrée dans Rome, sans amis, sans cortége ; pas une lettre écrite de ta province au sénat, pas une victoire remportée pendant trois campagnes, pas une mention du triomphe : tu n’oses dire ce que tu as fait, pas même où tu as été. Lorsque de la Macédoine, source inépuisable de triomphes, tu n’as rapporté que des feuilles de laurier desséchées, et que tu les a jetées avec mépris aux portes de la ville, n’as-tu pas prononcé toi-même : PISON EST COUPABLE ? Si tu n’as rien fait qui méritât une récompense, pourquoi cette armée, ces dépenses, ce pouvoir militaire, cette province si fertile en triomphes et en victoires ? Mais si tu avais espéré quelque chose, si tu avais sérieusement pensé à ce que ton titre d’ « imperator », à ce que tes faisceaux ornés de lauriers, à ce que tes trophées aussi honteux que risibles témoignent que tu as en effet désiré, peut-on être plus misérable, plus condamné que toi, qui n’as pas même osé parler au sénat, ni de vive voix, ni par écrit, de tes exploits et de tes succès ?
[41] XLI. Est-ce bien à moi, qui fus toujours persuadé qu’on doit juger de la fortune de chacun, non par les succès, mais par les actions ; est-ce bien à moi que tu as le front de dire que notre réputation et notre sort ne dépendent pas de la sentence de quelques juges, mais de l’opinion de tous les citoyens ? Crois-tu donc n’être point condamné dans l’opinion publique, toi que les peuples alliés, libres ou tributaires, que les commerçants, que les fermiers de nos domaines, que tous les citoyens, que tes lieutenants et tes tribuns, que les restes de tes soldats échappés au glaive, à la famine et à la maladie, jugent digne de tous les supplices ? Doit-on regarder comme non condamné un homme qu’on ne peut justifier des plus grands crimes, auprès du sénat, auprès des chevaliers romains, auprès d’aucun ordre, ni dans Rome, ni dans toute l’Italie ? un homme qui n’ose confier sa cause à personne, qui craint tout le monde, qui se hait lui-même, qui lui-même se condamne ? Je n’ai jamais eu soif de ton sang ; je ne t’ai jamais souhaité cette punition, ce coup si redouté dont le juge et la loi peuvent frapper l’innocent comme le coupable ; mais Pison avili, méprisé, dédaigné par les autres, abandonné par lui-même et tourmenté de son désespoir, inquiet, alarmé au moindre bruit, toujours défiant et craintif, sans voix, sans liberté, sans considération, sans aucune ombre de dignité consulaire, frissonnant, tremblant, rampant devant tous : voilà ce que je voulais voir ; voilà ce que j’ai vu. Si donc tu éprouves le sort que tu crains, je n’en serai pas affligé, je le confesse ; mais si par hasard on tarde à te rendre justice, je jouirai toujours de ton profond abaissement ; je ne te verrai pas avec moins de satisfaction craindre d’être accusé, qu’accusé réellement, et je n’aurai pas moins de joie à te voir dans les transes continuelles d’un coupable, que si je te voyais dans l’humiliation passagère d’un accusé.
NOTES
SUR LE DISCOURS CONTRE L. C. PISON.
I. Syrum, nescio quem. Nom très-ordinaire d’esclave. Allusion à Gabinius.
Prætorem primum. Être nommé le premier, questeur, édile, préteur, c’était, parmi plusieurs concurrents, avoir le premier le nombre requis de suffrages. Il n’y avait que deux édiles ; voilà pourquoi l’orateur dit ædilem priorem.
II. Melioribus auctoribus reservari. Ménagement pour César, qui avait fait distribuer ce territoire. — In Rabirio. Le Discours pour Rabirius est le dix-huitième du recueil des discours. Voir au volume II.
III. Ludi compitalitii. Jeux compitaliens, jeux célébrés dans les carrefours (in compitis) en l’honneur des dieux qui président aux chemins et aux rues. On les avait abolis en 685, parce que c’était une occasion d’ameuter la populace et les esclaves qui se rassemblaient pour ces Jeux. — Quintus Métellus Celer, consul avec L. Afranius en 693, mourut sous le consulat de César et de Bibulus. — Magistros. Ceux qui présidaient aux jeux Compitaliens, en robe prétexte, robe des magistrats ; ils avaient même deux licteurs, suivant l’historien Dion.
IV. Lex Ælia et Fufia. Voir, sur ces deux lois, les notes des discours prononcés par Cicéron après son retour.
Cui… dederas tabulam prærogativæ. Mot à mot, à qui tu avais donné dans tes comices la première tablette de la prérogative. On appelait prérogative la centurie qui donnait la première son suffrage, et qui ordinairement entraînait toutes les autres. Les candidats remettaient à leurs meilleurs amis une tablette pour marquer le nombre des suffrages, de peur qu’il n’y eût de la fraude. Pison avait donné à Cicéron cette marque d’amitié, de le nommer le premier pour cet office dans les comices où il fut nommé consul.
VI. Coram genero meo. Caïus Pison, auquel Cicéron avait marié sa fille Tullia. — Foris esse. Être dehors, c’est-à-dire que, vu ses dettes énormes, Gabinius n’avait plus ni terres ni maisons ; où bien, quod non in sis, sed alienis pecunis esset.