Contre Sainte-Beuve/La Méthode de Sainte-Beuve

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NRF Gallimard (p. 150-180).

VIII

LA MÉTHODE DE SAINTE-BEUVE

Je suis arrivé à un moment, ou, si l’on veut, je me trouve dans de telles circonstances, où l’on peut craindre que les choses qu’on désirait le plus dire – ou à défaut du moins de celles-là, si l’affaiblissement de la sensibilité, qui est la banqueroute du talent, ne le permettait plus, celles qui venaient ensuite, qu’on était porté par comparaison avec ce plus haut et plus sacré idéal à ne pas estimer beaucoup, mais enfin qu’on n’a lues nulle part, qu’on peut penser qui ne seront pas dites si on ne les dit pas, et qu’on s’aperçoit qui tiennent tout de même à une partie même moins profonde de notre esprit, – on ne puisse plus tout d’un coup les dire. On ne se considère plus que comme le dépositaire, qui peut disparaître d’un moment à l’autre, de secrets intellectuels, qui disparaîtront avec lui. Et on voudrait faire échec à la force d’inertie de la paresse antérieure, en obéissant à un beau commandement du Christ dans saint Jean  : « Travaillez pendant que vous avez encore la lumière.  » Il me semble que j’aurais ainsi à dire sur Sainte-Beuve, et bientôt beaucoup plus à propos de lui que sur lui-même, des choses qui ont peut-être leur importance, quand, montrant en quoi il a péché, à mon avis, comme écrivain et comme critique, j’arriverais peut-être à dire, sur ce que doit être le critique et sur ce qu’est l’art, quelques choses auxquelles j’ai souvent pensé. En passant, et à propos de lui, comme il a fait si souvent, je le prendrais comme occasion de parler de certaines formes de la vie, je pourrais dire quelques mots de quelques-uns de ses contemporains, sur lesquels j’ai aussi quelque avis. Et puis, après avoir critiqué les autres et lâchant cette fois Sainte-Beuve tout à fait, je tâcherais de dire ce qu’aurait été pour moi l’art, si….

«  Sainte-Beuve abonde en distinctions, volontiers en subtilités, afin de mieux noter jusqu’à la plus fine nuance. Il multiplie les anecdotes, afin de multiplier les points de vue. C’est l’individuel et le particulier qui le préoccupent, et par-dessus cette minutieuse investigation, il fait planer un certain Idéal de règle esthétique, grâce auquel il conclut et nous contraint à conclure.  »

Cette définition et cet éloge de la méthode de Sainte-Beuve, je les ai demandés à cet article de M. Paul Bourget, parce que la définition était courte et l’éloge autorisé. Mais j’aurais pu citer vingt autres critiques. Avoir fait l’histoire naturelle des esprits, avoir demandé à la biographie de l’homme, à l’histoire de sa famille, à toutes ses particularités, l’intelligence de ses œuvres et la nature de son génie, c’est là ce que tout le monde reconnaît comme son originalité, c’est ce qu’il reconnaissait lui-même, en quoi il avait d’ailleurs raison. Taine lui-même, qui rêvait d’une histoire naturelle des esprits, plus systématique et mieux codifiée, et avec qui d’ailleurs Sainte-Beuve n’était pas d’accord pour les questions de race, ne dit pas autre chose dans son éloge de Sainte-Beuve. «  La méthode de M. Sainte-Beuve n’est pas moins précieuse que son œuvre. En cela, il a été un inventeur. Il a importé, dans l’histoire morale, les procédés de l’histoire naturelle.

«  Il a montré comment il faut s’y prendre pour connaître l’homme  ; il a indiqué la série des milieux successifs qui forment l’individu, et qu’il faut tour à tour observer afin de le comprendre  : d’abord la race et la tradition du sang que l’on peut souvent distinguer en étudiant le père, la mère, les sœurs ou les frères  ; ensuite la première éducation, les alentours domestiques, l’influence de la famille et tout ce qui modèle l’enfant et l’adolescent  ; plus tard le premier groupe d’hommes marquants au milieu desquels l’homme s’épanouit, la volée littéraire à laquelle il appartient. Viennent alors l’étude de l’individu ainsi formé, la recherche des indices qui mettent à nu son vrai fond, les oppositions et les rapprochements qui dégagent sa passion dominante et son tour d’esprit spécial, bref l’analyse de l’homme lui-même, poursuivie dans toutes ses conséquences, à travers et en dépit de ces déguisements, que l’attitude littéraire ou le préjugé public ne manquent jamais d’interposer entre nos yeux et le visage vrai.  »

Seulement, il ajoutait  : «  Cette sorte d’analyse botanique pratiquée sur les individus humains est le seul moyen de rapprocher les sciences morales des sciences positives, et il n’y a qu’à l’appliquer aux peuples, aux époques, aux races, pour lui faire porter ses fruits.  »

Taine disait cela, parce que sa conception intellectualiste de la réalité ne laissait de vérité que dans la science. Comme il avait cependant du goût et admirait diverses manifestations de l’esprit, pour expliquer leur valeur il les considérait comme des auxiliaires de la science (voir Préface de L’Intelligence). Il considérait Sainte-Beuve comme un initiateur, comme remarquable «  pour son temps  », comme ayant presque trouvé sa méthode à lui, Taine.

Mais les philosophes, qui n’ont pas su trouver ce qu’il y a de réel et d’indépendant de toute science dans l’art, sont obligés de s’imaginer l’art, la critique, etc., comme des sciences, où le prédécesseur est forcément moins avancé que celui qui le suit. Or, en art il n’y a pas (au moins dans le sens scientifique) d’initiateur, de précurseur. Tout dans l’individu, chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artistique ou littéraire  ; et les œuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise, dont profite celui qui suit. Un écrivain de génie aujourd’hui a tout à faire. Il n’est pas beaucoup plus avancé qu’Homère.

Mais, du reste, à quoi bon nommer tous ceux qui voient là l’originalité, l’excellence de la méthode de Sainte-Beuve  ?

Il n’y a qu’à lui laisser la parole à lui-même  :

«  Avec les Anciens, on n’a pas les moyens suffisants d’observation. Revenir à l’homme, l’œuvre à la main, est impossible dans la plupart des cas avec les véritables Anciens, avec ceux dont nous n’avons la statue qu’à demi brisée. On est donc réduit à commenter l’œuvre, à l’admirer, à rêver l’auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d’idéal élevé  ; c’est tout ce que permettent l’état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d’information et de retour. Un grand fleuve, et non guéable dans la plupart des cas, nous sépare des grands hommes de l’Antiquité. Saluons-les d’un rivage à l’autre.

«  Avec les Modernes, c’est tout différent. La critique, qui règle sa méthode sur les moyens, a ici d’autres devoirs. Connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner.

«  L’observation morale des caractères en est encore au détail, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces  : Théophraste et La Bruyère ne vont pas au-delà. Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dans le cours de mes observations, un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d’esprit et leurs principales divisions seront déterminées, et connues. Alors le principal caractère d’un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres. Pour l’homme sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les plantes  ; l’homme moral est plus complexe  ; il a ce qu’on nomme liberté et qui dans tous les cas suppose une grande mobilité de combinaisons possibles. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement la science du moraliste  ; elle en est aujourd’hui au point où la botanique en était avant Jussieu, et l’anatomie comparée avant Cuvier, à l’état, pour ainsi dire, anecdotique. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, mais j’entrevois des liens, des rapports et un esprit plus étendu, plus lumineux, et resté fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d’esprit.  »

«  La littérature, disait Sainte-Beuve, n’est pas pour moi distincte ou, du moins, séparable du reste de l’homme et de l’organisation… On ne saurait s’y prendre de trop de façons et de trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient les plus étrangères à la nature de ses écrits  : Que pensait-il de la religion  ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature  ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes, sur l’article de l’argent  ? Etait-il riche, pauvre  ; quel était son régime, sa manière de vivre journalière  ? Quel était son vice ou son faible  ? Aucune réponse à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout.  » L’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un «  traité de géométrie pure  », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend  : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces et il est trop facile de croire qu’elle nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d’une lettre inédite, qu’un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu’un, qui a beaucoup connu l’auteur. Parlant de la grande admiration, qu’inspire à plusieurs écrivains de la nouvelle génération l’œuvre de Stendhal, Sainte-Beuve disait  : «  Qu’ils me permettent de leur dire, pour juger au net de cet esprit assez compliqué, et sans rien exagérer dans aucun sens, j’en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de mes propres impressions et souvenirs, à ce que m’en diront ceux qui l’ont connu en ses bonnes années et à ses origines, à ce qu’en diront M. Mérimée, M. Ampère, à ce que m’en dirait Jacquemont s’il vivait, ceux, en un mot, qui l’ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première.  »

Pourquoi cela  ? En quoi le fait d’avoir été l’ami de Stendhal permet-il de le mieux juger  ? Le moi qui produit les œuvres est offusqué pour ces camarades par l’autre, qui peut être très inférieur au moi extérieur de beaucoup de gens. Du reste, la meilleure preuve en est que Sainte-Beuve, ayant connu Stendhal, ayant recueilli auprès de M. Mérimée et de M. Ampère tous les renseignements qu’il pouvait, s’étant muni, en un mot, de tout ce qui permet, selon lui, au critique de juger plus exactement d’un livre, a jugé Stendhal de la façon suivante  : «  Je viens de relire, ou d’essayer, les romans de Stendhal  ; ils sont franchement détestables.  » Il y revient ailleurs, où il reconnaît que Le Rouge et le Noir «  intitulé ainsi on ne sait trop pourquoi et par un emblème qu’il faut deviner, a du moins de l’action. Le premier volume a de l’intérêt, malgré la manière et les invraisemblances. Il y a là une idée. Beyle avait, pour ce commencement du roman, un exemple précis, m’assure-t-on, dans quelqu’un de sa connaissance et, tant qu’il s’y est tenu, il a pu paraître vrai. La prompte introduction de ce jeune homme timide dans ce monde pour lequel il n’a pas été élevé, etc., tout cela est bien rendu ou, du moins, le serait si l’auteur, etc… Ce ne sont pas des êtres vivants, mais des automates ingénieusement construits… Dans les nouvelles, qui ont des sujets italiens, il a mieux réussi… La Chartreuse de Parme est, de tous les romans de Beyle, celui qui a donné à quelques personnes la plus grande idée de son talent dans ce genre. On voit combien je suis, à l’égard de La Chartreuse de Beyle, loin de partager l’enthousiasme de M. de Balzac. Quand on a lu cela, on revient, tout naturellement il me semble, au genre français, etc… On demande une part de raison, etc., telle que l’offre l’histoire des Fiancés de Manzoni, tout beau roman de Walter Scott ou une adorable et vraiment simple nouvelle de Xavier de Maistre  ; le reste n’est que l’œuvre d’un homme d’esprit.  »

Et cela finit par ces deux paroles  : «  En critiquant ainsi, avec quelque franchise, les romans de Beyle, je suis loin de le blâmer de les avoir écrits. Ses romans sont ce qu’ils peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires. Ils sont, comme sa critique, surtout à l’usage de ceux qui en font…  » Et ces mots par lesquels l’étude finit  : «  Beyle avait, au fond, une droiture et une sûreté dans les rapports intimes, qu’il ne faut jamais oublier de reconnaître, quand on lui a dit d’ailleurs ses vérités.  » Tout compte fait, ce Beyle, un brave homme  ! Ce n’était peut-être pas la peine de rencontrer si souvent à dîner, à l’Académie, M. Mérimée, de tant «  faire parler M. Ampère  », pour arriver à ce résultat et, quand on a lu cela, on est moins inquiet que Sainte-Beuve en pensant que viendront de nouvelles générations. Barrès, avec une heure de lecture et sans «  renseignements  », en eût fait plus que vous. Je ne dis pas que tout ce qu’il dit de Stendhal soit faux. Mais, quand on se rappelle sur quel ton d’enthousiasme il parle des nouvelles de Mme Gasparin ou Töpffer, il est bien clair que, si tous les ouvrages du XIXe siècle avaient brûlé sauf les Lundis, et que ce soit dans les Lundis que nous dussions nous faire une idée des rangs des écrivains du XIXe siècle, Stendhal nous apparaîtrait inférieur à Charles de Bernard, à Vinet, à Molé, à Mme de Verdelin, à Ramond, à Sénac de Meilhan, à Vicq d’Azyr, à combien d’autres, et assez indistinct, à vrai dire, entre d’Alton Shée et Jacquemont.

Je montrerai, d’ailleurs, qu’il a en été de même à l’égard de presque tous ses contemporains vraiment originaux  ; beau succès pour un homme qui assignait pour tout rôle à la critique de désigner ses grands contemporains. Et là, il n’avait pas, pour l’égarer, les rancunes qu’il nourrissait contre d’autres écrivains.

«  Un artiste, dit Carlyle…  » et il finit par ne plus voir le monde que «  pour l’emploi d’une illusion à décrire  ».

En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu’il y a de particulier dans l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l’écrivain. Il ne faisait pas de démarcation entre l’occupation littéraire, où, dans la solitude, faisant taire ces paroles, qui sont aux autres autant qu’à nous, et avec lesquelles, même seuls, nous jugeons les choses sans être nous-mêmes, nous nous remettons face à face avec nous-mêmes, nous tâchons d’entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, et non la conversation  ! «  Pour moi, pendant ces années que je puis dire heureuses (avant 1848), j’avais cherché et j’avais cru avoir réussi à arranger mon existence avec douceur et dignité. Ecrire de temps en temps des choses agréables, en lire et d’agréables et de sérieuses, mais surtout ne pas trop écrire, cultiver ses amis, garder de son esprit pour les relations de chaque jour et savoir en dépenser sans y regarder, donner plus à l’intimité qu’au public, réserver la part la plus fine et la plus tendre, la fleur de soi-même pour le dedans, pour user avec modération, dans un doux commerce d’intelligence et de sentiment, des saisons dernières de la jeunesse, ainsi se dessinait pour moi le rêve du galant homme littéraire, qui sait le prix des choses vraies et qui ne laisse pas trop le métier et la besogne empiéter sur l’essentiel de son âme et de ses pensées. La nécessité depuis m’a saisi et m’a contraint à renoncer à ce que je considérais comme le seul bonheur ou la consolation exquise du mélancolique et du sage.  » Ce n’est que l’apparence menteuse de l’image qui donne ici quelque chose de plus extérieur et de plus vague, quelque chose de plus approfondi et recueilli à l’intimité. En réalité, ce qu’on donne au public, c’est ce qu’on a écrit seul, pour soi-même, c’est bien l’œuvre de soi. Ce qu’on donne à l’intimité, c’est-à-dire à la conversation (si raffinée soit-elle, et la plus raffinée est la pire de toutes, car elle fausse la vie spirituelle en se l’associant  : les conversations de Flaubert avec sa nièce et l’horloger sont sans danger) et ces productions destinées à l’intimité, c’est-à-dire rapetissées au goût de quelques personnes et qui ne sont guère que de la conversation écrite, c’est l’œuvre d’un soi bien plus extérieur, non pas du moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, le moi qui a attendu pendant qu’on était avec les autres, qu’on sent bien le seul réel, et pour lequel seuls les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu’ils quittent de moins en moins et à qui ils ont sacrifié une vie qui ne sert qu’à l’honorer. Sans doute, à partir des Lundis, non seulement Sainte-Beuve changera de vie, mais il s’élèvera – pas bien haut – à l’idée qu’une vie de travail forcé, comme celle qu’il mène, est au fond plus féconde, nécessaire à certaines natures volontiers oisives et qui, sans elle, ne donneraient pas leur richesse. «  Il lui arriva un peu, dira-t-il en parlant de Fabre, ce qui arrive à de certaines jeunes filles qui épousent des vieillards  : en très peu de temps leur fraîcheur se perd, on ne sait pourquoi, et le voisinage attiédissant leur nuit plus que ne feraient les libres orages d’une existence passionnée.

Je crois que la vieillesse arrive par les yeux
Et qu’on vieillit plus vite à voir toujours les vieux

a dit Victor Hugo. Ainsi pour le jeune talent de Victorin Fabre  : il épousa sans retour une littérature vieillissante, et sa fidélité même le perdit.  »

Il dira souvent que la vie de l’homme de lettres est dans son cabinet, malgré l’incroyable protestation qu’il élèvera contre ce que Balzac dit dans La Cousine Bette  : «  On a vu dernièrement, on a surpris la façon de travail et d’étude d’André Chénier  : on a assisté aux ébauches multipliées et attentives, dans l’atelier de la muse. Combien le cabinet que nous ouvre à deux battants M. de Lamartine et dans lequel il nous force pour ainsi dire de pénétrer est différent. «  Ma vie de poète, écrit-il, recommence pour quelques jours. Vous savez mieux que personne qu’elle n’a jamais été qu’un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le bon public, qui ne se crée pas comme Jéhovah l’homme à son image, mais qui le défigure à sa fantaisie, croit que j’ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles. Je n’y ai pas employé trente mois, et la poésie n’a été pour moi que ce qu’a été la prière.  » Mais il continuera à ne pas comprendre ce monde unique, fermé, sans communication avec le dehors qu’est l’âme du poète. Il croira que les autres peuvent lui donner des conseils, l’exciter, le réprimer  :

«  Sans Boileau et sans Louis XIV qui reconnaissait Boileau comme son Contrôleur général du Parnasse, que serait-il arrivé  ? Les plus grands talents eux-mêmes auraient-ils rendu également tout ce qui forme désormais leur plus solide héritage de gloire  ? Racine, je le crains, aurait fait plus souvent de Bérénice, La Fontaine moins de Fables et plus de Contes, Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapins et n’aurait peut-être pas atteint aux hauteurs sévères du Misanthrope. En un mot chacun de ces beaux génies aurait abondé dans ses défauts. Boileau, c’est-à-dire le bon sens du poète critique autorisé et doublé de celui d’un grand roi, les contint tous et les contraignit, par sa présence respectée à leurs meilleures et à leurs plus graves œuvres.  » Et pour ne pas avoir vu l’abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde, pour n’avoir pas compris que le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu’il ne montre aux hommes du monde (ou même à ces hommes du monde que sont dans le monde les autres écrivains, qui ne redeviennent écrivains que seuls) qu’un homme du monde comme eux, il inaugurera cette fameuse méthode, qui, selon Taine, Bourget, tant d’autres, est sa gloire et qui consiste à interroger avidement pour comprendre un poète, un écrivain, ceux qui l’ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment il se comportait sur l’article femmes, etc., c’est-à-dire précisément sur tous les points où le moi véritable du poète n’est pas en jeu.

Ses livres, Chateaubriand et son groupe littéraire plus que tous, ont l’air de salons en enfilade où l’auteur a invité divers interlocuteurs, qu’on interroge sur les personnes qu’ils ont connues, qui apportent leurs témoignages destinés à en contredire d’autres et, par là, à montrer que dans l’homme qu’on a l’habitude de louer, il y a aussi fort à dire, ou pour classer par là celui qui contredira dans une autre famille d’esprit.

Et ce n’est pas entre deux visites, c’est au sein d’un même visiteur qu’il y a des contradictions. Sainte-Beuve ne se fait pas faute de rappeler une anecdote, d’aller chercher une lettre, d’appeler en témoignage un homme d’autorité et de sagesse, qui se chauffait les – pieds avec philosophie, mais qui ne demande pas mieux que d’apporter un petit coup de marteau pour montrer que celui qui vient de donner un tel avis en avait un tout autre.

M. Molé, son chapeau haut de forme à la main, rappelle que Lamartine, quand il apprit que Royer-Collard se présentait à l’Académie, lui écrivit spontanément pour lui demander de voter pour lui  ; mais le jour de l’élection venu, il vota contre lui et une autre fois, ayant voté contre Ampère, envoya Mme de Lamartine le féliciter chez Mme de Récamier.

Cette conception si superficielle, nous le verrons, ne changea pas, mais cet idéal factice fut à jamais perdu.

La nécessité l’obligea de renoncer à cette vie. Ayant dû donner sa démission d’administrateur de la Bibliothèque Mazarine, il lui fallut, pour vivre, d’abord accepter un cours à Liège  ; puis de faire les Lundis au Constitutionnel. À partir de ce moment le loisir, qu’il avait souhaité, fut remplacé par un travail acharné. «  Je ne puis m’empêcher, nous dit un de ses secrétaires, de me rappeler l’illustre écrivain le matin à sa toilette, griffonnant avec un crayon sur le coin d’un journal quelconque un fait, une idée, une phrase qui lui venait toute faite et dont son esprit avait intérieurement désigné la place où il fallait l’introduire dans l’article en cours de composition. J’arrivais  ; il fallait conserver le coin du journal, sujet à s’égarer. M. Sainte-Beuve me disait  : «  À tel endroit, voyez «  ce que je vais mettre…  » Il entrait dans mes fonctions de secrétaire de me rappeler en un instant dès le matin, au pied levé, avant même de nous être mis au travail, l’article qu’on écrivait depuis deux jours. Mais le maître m’avait mis vite au fait, et dès longtemps j’étais habitué à ces vivacités de son esprit.  »

Sans doute, ce travail le força à mettre dehors une foule d’idées qui, peut-être, s’il s’en fût tenu à la vie paresseuse qu’il prisait au début, n’auraient jamais vu le jour. Il semble avoir été frappé du profit que certains esprits peuvent tirer ainsi de la nécessité de produire (Fabre, Fauriel et Fontanes). Pendant dix ans, tout ce qu’il eût réservé pour des amis, pour lui-même, pour une œuvre longuement méditée qu’il n’eût, sans doute, jamais écrite, dut prendre une forme, sortir sans cesse de lui. Ces réserves où nous tenons de précieuses pensées, celle-ci autour de laquelle devait se cristalliser un roman, celle-là qu’il développerait dans une poésie, telle autre dont il avait, un jour, senti la beauté, se levaient du fond de sa pensée, tandis qu’il lisait le livre, dont il devait parler et, bravement, pour faire l’offrande plus belle, il sacrifiait son plus cher Isaac, sa suprême Iphigénie. «  Je fais flèche de tout bois, disait-il, je tire mes dernières cartouches.  » On peut dire que, dans la fabrication de ces fusées, qu’il tira pendant dix ans chaque lundi avec un éclat incomparable, il fit entrer la matière, désormais perdue, de livres plus durables. Mais il savait bien que tout cela n’était pas perdu et que, puisqu’un peu d’éternel ou tout au moins de durable était entré dans la composition de cet éphémère, cet éphémère-là serait ramassé, recueilli et que les gens continueraient à en extraire du durable. Et, de fait, cela est devenu ces livres parfois si amusants, parfois même vraiment agréables, qui font passer des moments de si vrai divertissement que quelques personnes, j’en suis sûr, appliqueraient sincèrement à Sainte-Beuve ce qu’il dit d’Horace  : «  Chez les peuples modernes et particulièrement en France, Horace est devenu comme un bréviaire de goût, de poésie, de sagesse pratique et mondaine.  »

Leur titre de Lundis nous rappelle qu’ils furent pour Sainte-Beuve le travail fiévreux et charmant d’une semaine, le réveil glorieux de cette matinée du lundi dans cette petite maison de la rue du Mont-Parnasse. Le lundi matin, à l’heure où, l’hiver, le jour est encore blême au-dessus des rideaux fermés, il ouvrait Le Constitutionnel et sentait qu’au même moment les mots qu’il avait choisis venaient apporter, dans bien des chambres de Paris, la nouvelle des pensées brillantes qu’il avait trouvées, et excitaient chez beaucoup cette admiration qu’éprouve pour soi-même celui qui a vu naître chez lui une idée meilleure que ce qu’il a jamais lu chez les autres et qui l’a présentée dans toute sa force, avec tous ces détails qu’il n’avait pas lui-même aperçus d’abord, en pleine lumière, avec des ombres aussi, qu’il a amoureusement caressées. Sans doute n’avait-il pas l’émotion du débutant, qui a depuis longtemps un article dans un journal, qui, ne le voyant jamais quand il ouvre le journal, finit par désespérer qu’il paraisse. Mais un matin, sa mère, en entrant dans sa chambre, a posé près de lui le journal d’un air plus distrait que de coutume, comme s’il n’y avait rien de curieux à y lire. Mais, néanmoins, elle l’a posé tout près de lui, pour qu’il ne puisse manquer de le lire et s’est vite retirée et a repoussé vivement la vieille servante, qui allait entrer dans la chambre. Et il a souri, parce qu’il a compris que sa mère bien-aimée voulait qu’il ne se doutât de rien, qu’il eût toute la surprise de sa joie, qu’il fût seul à la savourer et ne fût pas irrité par des paroles des autres, pendant qu’il lisait et obligé, par fierté, de cacher sa joie à ceux qui auraient indiscrètement demandé à la partager avec lui. Cependant, au-dessus du jour blême, le ciel est de la couleur de la braise dans les rues brumeuses, des milliers de journaux, humides encore de la presse et du petit jour mouillé, courant, plus nourrissants et plus savoureux que les brioches chaudes, qu’on brisera – autour de la lampe encore allumée – dans le café au lait, vont porter sa pensée dans toutes les demeures. Il fait vite acheter d’autres exemplaires du journal, pour bien toucher du doigt le miracle de cette multiplication surprenante, se faire l’âme d’un nouvel acheteur, ouvrir d’un œil non prévenu cet autre exemplaire et y trouver la même pensée. Et comme le soleil s’étant gonflé, rempli, illuminé, a sauté par le petit élan de sa dilatation au-dessus de l’horizon violacé, il voit triomphant dans chaque esprit sa pensée, à la même heure, monter comme un soleil et le teindre tout entier de ses couleurs.

Sainte-Beuve n’était plus un débutant et n’éprouvait plus de ces joies. Mais cependant, dans le petit jour d’hiver, il voyait, dans son lit à hautes colonnes, Mme de Boigne ouvrant Le Constitutionnel  ; il se disait qu’à deux heures le Chancelier viendrait la voir et en parlerait avec elle, que peut-être, ce soir, il allait recevoir un mot de Mme Allart ou de Mme d’Arbouville lui disant ce qu’on en aurait pensé. Et ainsi ses articles lui apparaissaient comme une sorte d’arche dont le commencement était bien dans sa pensée et dans sa prose, mais dont la fin plongeait dans l’esprit et l’admiration de ses lecteurs, où elle accomplissait sa courbe et recevait ses dernières couleurs. Il en est d’un article comme de ces phrases que nous lisons en frémissant, dans le journal, au compte rendu de la Chambre  : «  M. le Président du Conseil, ministre de l’Intérieur et des Cultes  : «  Vous verrez…  » (Vives protestations à droite, salves d’applaudissements à gauche, rumeur prolongée.)  » et dans la composition desquelles l’indication qui la précède, et les marques d’émotion qui la suivent, entrent pour une partie aussi intégrante que les mots prononcés en réalité. À «  vous verrez  », la phrase n’est nullement finie, elle commence à peine et «  vives protestations à droite, etc.  » est sa fin, plus belle que son milieu, digne de son début. Ainsi la beauté journalistique n’est pas tout entière dans l’article  ; détachée des esprits où elle s’achève, ce n’est qu’une Vénus brisée. Et comme c’est de la foule (cette foule fût-elle une élite) qu’elle reçoit son expression dernière, cette expression est toujours un peu vulgaire. C’est aux silences de l’approbation imaginée de tel ou tel lecteur que le journaliste pèse ses mots et trouve leur équilibre avec sa pensée. Aussi son œuvre, écrite avec l’inconsciente collaboration des autres, est-elle moins personnelle.

Comme tout à l’heure nous voyions Sainte-Beuve croire que la vie des salons, qui lui plaisait, était indispensable à la littérature et la projetait à travers les siècles, ici cour de Louis XIV, là cercle choisi du Directoire, de même ce créateur de toute la semaine, souvent même qui ne s’est pas reposé le dimanche et reçoit son salaire de gloire le lundi par le plaisir qu’il cause à de bons juges et les coups qu’il inflige aux méchants, conçoit toute la littérature aussi comme des sortes de lundis, que peut-être on pourra relire, mais qui doivent avoir été écrits à leur heure avec souci de l’opinion des bons juges, pour plaire, et sans trop compter sur la postérité. Il voit la littérature sous la catégorie du temps. «  Je vous annonce une intéressante saison poétique, écrit-il à Béranger. On nous attendait sur le pré…  » et comme il a une belle sagesse antique, il dit  : «  Après cela, ce n’est guère de cette poésie dont moi en mon particulier j’use  ; ce n’est pas non plus la vôtre, c’est celle des générations tumultueuses, enivrées, qui n’y regardent pas de si près.  » On raconte qu’en mourant il se demande si on aimera plus tard la littérature et il dit aux Goncourt, à propos de Madame Gervaisais  : «  Revenez tout à fait frais et en appétit. Ce roman de Rome viendra en plein à propos, et il me semble que l’opinion littéraire à votre égard est dans un état d’éveil et de curiosité avertie, où il ne faut qu’un coup de talent pour décider un grand succès.  » La littérature lui paraît une chose d’époque, qui vaut ce que valait le personnage. En somme, il vaut mieux jouer un grand rôle politique et ne pas écrire que d’être un mécontent politique et écrire un livre de morale…, etc. Aussi n’est-il pas comme Emerson, qui disait qu’il fallait atteler son char à une étoile. Il tâche de l’atteler à ce qui est le plus contingent, la politique  : «  collaborer à un grand mouvement social m’a paru intéressant  », dit-il. Il est revenu vingt fois sur le regret que Chateaubriand, Lamartine, Hugo aient fait de la politique, mais, en réalité, la politique est plus étrangère à leurs œuvres qu’à ses critiques. Pourquoi dit-il pour Lamartine, «  le talent est en dehors  » ? Pour Chateaubriand  : «  Ces Mémoires sont peu aimables, en effet, et là est le grand défaut. Car pour le talent, au milieu des veines de mauvais goût et des abus de toute sorte, comme il s’en trouve d’ailleurs dans presque tous les écrits de M. de Chateaubriand, on y sent à bien des pages le trait du maître, la griffe du vieux lion, des élévations soudaines à côté de bizarres puérilités, et des passages d’une grâce, d’une suavité magique, où se reconnaissent la touche et l’accent de l’enchanteur…  » « Je ne pourrais en effet parler d’Hugo.  »

 

On y avait pour lui du goût, mais aussi de la considération. «  Sachez que si vous tenez à l’opinion des autres, on tient à la vôtre  », lui écrivait Mme d’Arbouville, et il nous dit qu’elle lui avait donné comme devise  : vouloir plaire et rester libre. En réalité, libre il l’était si peu que, deux pages plus loin, alors que, tant que Mme Récamier vécut, il tremblait de dire quelque chose d’hostile sur Chateaubriand, par exemple, dès que Mme Récamier et Chateaubriand furent morts, il se rattrapa  ; je ne sais pas si c’est ce qu’il appela dans ses notes et pensées  : «  Après avoir été avocat, j’ai bien envie de devenir juge.  » Toujours est-il qu’il détruisit, mot par mot, ses opinions précédentes. Ayant eu à rendre compte des Mémoires d’Outre-Tombe après une lecture qui avait eu lieu chez Mme Récamier, arrivé à l’endroit où Chateaubriand dit  : «  Mais n’est-ce pas là d’étranges détails, des prétentions malsonnantes dans un temps où l’on ne veut que personne soit le fils de son père  ? Voilà bien des vanités à une époque de progrès, de révolution  », il protestait, trouvait que ce scrupule faisait voir trop de délicatesse  : «  Non pas  ; dans M. de Chateaubriand le chevaleresque est d’une qualité inaliénable  ; le gentilhomme en lui n’a jamais failli, mais n’a jamais été obstacle à mieux.  » Quand, après la mort de Chateaubriand et de Mme Récamier, il rendit compte des Mémoires d’Outre-Tombe, arrivé à ce même passage  : «  À la vue de mes parchemins il ne tiendrait qu’à moi, si j’héritais de l’infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne  », il interrompt l’auguste narrateur. Mais cette fois, ce n’est plus pour lui dire  : «  Mais c’est trop naturel. – Comment  ! lui dit-il. Mais en ce moment que faites-vous donc, sinon de cumuler un reste de cette infatuation, comme vous dites, avec la prétention d’en être guéri  ? C’est là une prétention double, et au moins l’infatuation dont vous taxez votre père et votre frère était plus simple.  » Même sur le compte d’un des hommes, dont il a dit le plus de bien avec le plus d’éclat, le plus de goût, le plus de continuité, le chancelier Pasquier, il me semble que s’il n’a pas contredit ces éloges enthousiastes, c’est sans doute parce que la vieillesse indéfiniment prolongée de Mme de Boigne l’en a empêché. «  Mme de Boigne, lui écrit le Chancelier, se plaint de ne plus vous voir (comme George Sand lui écrivait  : «  Musset a souvent envie d’aller vous voir et de vous tourmenter pour que vous veniez chez nous, mais je l’en empêche, quoique je fusse toute prête à y aller avec lui, si je ne craignais que ce fût inutile.")  ; voulez-vous venir me prendre au Luxembourg  ? Nous causerons, etc.  » À la mort du Chancelier, Mme de Boigne vit encore. Trois articles sur le Chancelier, assez élogieux pour plaire à cette amie désolée. Mais à la mort de Pasquier nous lisons dans les Portraits  : «  Cousin dit…  » et il dit à Goncourt au dîner Magny  : «  Je ne vous en parlerai pas précisément comme littérature. Dans la société de Chateaubriand il était à peine toléré  », qui ne peut pas s’empêcher de dire  : «  C’est affreux d’être pleuré par Sainte-Beuve.  »

Mais généralement sa susceptibilité, son humeur changeante, son prompt dégoût de ce dont il s’était d’abord engoué, faisaient que, du vivant des gens, il se «  rendait libre  ». On n’avait pas besoin d’être mort, il suffisait d’être brouillé avec lui et c’est ainsi que nous avons des articles contradictoires sur Hugo, Lamartine, Lamennais, etc., et sur Béranger, dont il dit dans les Lundis  : «  Pour couper court avec ceux qui se souviendraient que j’ai autrefois, il y a plus de quinze ans, fait un portrait de Béranger tout en lumières et sans y mettre d’ombre, je répondrai que c’est précisément pour cela que je veux le refaire. Quinze ans, c’est assez pour que le modèle change, ou du moins se marque mieux  ; c’est assez surtout pour que celui qui a la prétention de peindre se corrige, se forme, se modifie en un mot lui-même profondément. Jeune, je mêlais aux portraits que je faisais des poètes beaucoup d’affection et d’enthousiasme, je ne m’en repens pas  ; j’y mettais même un peu de connivence. Aujourd’hui, je n’y mets rien, je l’avoue, qu’un sincère désir de voir et de montrer les choses et les personnes telles qu’elles sont, telles du moins qu’en ce moment elles me paraissent.  » Cette «  liberté reprise  » faisait de sa «  volonté de plaire  » un contrepoids, qui était indispensable à la considération. Il faut ajouter qu’en lui, il avait, avec une certaine disposition à s’incliner devant les pouvoirs établis, une certaine disposition à s’en affranchir, une tendresse mondaine et conservatrice, une tendresse libérale et libre penseuse. À la première, nous devons la place énorme que tous les grands personnages politiques de la monarchie de Juillet tiennent dans son œuvre, où on ne peut faire un pas dans ces salons où il assemble les interlocuteurs illustres, pensant que de la discussion jaillit la lumière, sans rencontrer M. Molé, tous les Noailles possibles, qu’il respecte au point de trouver qu’il serait coupable, après deux cents ans, de citer entièrement, dans un de ses articles, le portrait de Mme de Noailles dans Saint-Simon, et qu’à côté de cela, en revanche de cela, il tonne contre les candidatures aristocratiques de l’Académie (pourtant à propos de l’élection si légitime du duc de Broglie), disant  : ces gens-là finiront par se faire nommer par leurs concierges.

Vis-à-vis de l’Académie même, son attitude est à la fois d’un ami de M. Molé, qui trouve que la candidature de Baudelaire, pourtant son grand ami, serait une plaisanterie, et qui écrit qu’il doit être déjà fier d’avoir plu aux académiciens  : «  Vous avez fait bonne impression, cela n’est-il rien  ?   », et tantôt d’un ami de Renan, qui trouve que Taine s’est humilié en soumettant ses Essais au jugement d’académiciens, qui ne peuvent le comprendre, qui tonne contre Mgr Dupanloup qui a empêché Littré d’être de l’Académie et qui dit à son secrétaire dès le premier jour  : «  Le jeudi je vais à l’Académie, mes collègues sont des gens insignifiants.  » Il fait des articles de complaisance et l’a avoué lui-même pour l’un ou l’autre, mais refuse, avec violence, de dire du bien de M. Pongerville dont il dit  : «  Aujourd’hui, il n’entrerait pas.  » Il a ce qu’il appelle le sentiment de sa dignité et le manifeste d’une façon solennelle, qui est quelquefois comique. Passe encore que, stupidement accusé d’avoir touché un pot-de-vin de cent francs, il raconte qu’il écrivit au Journal des Débats une lettre «  dont l’accent ne trompe pas, comme seuls peuvent en écrire des honnêtes gens  ». Passe encore qu’accusé par M. de Pont-martin… ou que, se croyant indirectement visé par un discours de M. Villemain, il s’écrie  : [… ] Mais il est comique, qu’après avoir averti les Goncourt qu’il dirait du mal de Madame Gervaisais et ayant appris, par un tiers qu’ils auraient dit à la princesse  : «  Sainte-Beuve voit bien…  », il entre dans une colère blanche sur ce mot d’éreintement, s’écrie  : «  Je ne fais pas d’éreintement.  » C’est un des Sainte-Beuve, qui répondit aux…

Je me demande, par moments, si ce qu’il y a encore de mieux dans l’œuvre de Sainte-Beuve, ce ne sont pas ses vers. Tout jeu de l’esprit a cessé. Les choses ne sont plus approchées de biais avec mille adresses et prestiges. Le cercle infernal et magique est rompu. Comme si le mensonge constant de la pensée tenait chez lui à l’habileté factice de l’expression, en cessant de parler en prose il cesse de mentir. Comme un étudiant, obligé de traduire sa pensée en latin, est obligé de la mettre à nu, Sainte-Beuve se trouve pour la première fois en présence de la réalité, et en reçoit un sentiment direct. Il y a plus de sentiment direct dans les Rayons jaunes, dans les Larmes de Racine, dans tous ses vers, que dans sa prose. Seulement si le mensonge l’abandonne, tous ses avantages l’abandonnent aussi. Comme un homme habitué à l’alcool et qu’on met au régime du lait, il perd, avec sa vigueur factice, toute sa force. «  Cet être, comme il est gauche et laid.  » Il n’y a rien de plus touchant que cette pauvreté de moyens chez le grand et prestigieux critique, rompu à toutes les élégances, les finesses, les farces, les attendrissements, les démarches, les caresses de style. Plus rien. De son immense culture, de ses exercices de lettré, il lui reste seulement le rejet de toute enflure, de toute banalité, de toute expression peu contrôlée, et les images sont recherchées et sévèrement choisies, avec quelque chose qui rappelle le studieux et l’exquis des vers d’un André Chénier ou d’un Anatole France. Mais tout cela est voulu et pas à lui. Il cherche à faire ce qu’il a admiré chez Théocrite, chez Cooper, chez Racine. De lui, de lui inconscient, profond, personnel, il n’y a guère que la gaucherie. Elle revient souvent, comme le naturel. Mais ce peu de chose, ce peu de chose charmant et sincère d’ailleurs qu’est sa poésie, cet effort savant et quelquefois heureux pour exprimer la pureté de l’amour, la tristesse des fins d’après-midi dans les grandes villes, la magie des souvenirs, l’émotion des lectures, la mélancolie des vieillesses incrédules, montre – parce qu’on sent que c’est la seule chose réelle en lui – l’absence de signification de toute une œuvre critique merveilleuse, immense, bouillonnante – puisque toutes ces merveilles se ramènent à cela. Apparence, les Lundis. Réalité, ce peu de vers. Les vers d’un critique, c’est le poids à la balance de l’éternité de toute son œuvre.