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Contre Sainte-Beuve/Le Balzac de monsieur de Guermantes

La bibliothèque libre.
NRF Gallimard (p. 268-291).

XII

LE BALZAC DE M. DE GUERMANTES


Balzac naturellement, comme les autres romanciers, et plus qu’eux, a eu un public de lecteurs qui ne cherchaient pas dans ses romans une œuvre littéraire, mais de simple intérêt d’imagination et d’observation. Pour ceux-là, les défauts de son style ne les arrêtaient pas, mais plutôt ses qualités et sa recherche. Dans la petite bibliothèque du second, où, le dimanche, M. de Guermantes court se réfugier au premier coup de timbre des visiteurs de sa femme, et où on lui apporte son sirop et ses biscuits à l’heure du goûter, il a tout Balzac, dans une reliure en veau doré avec une étiquette de cuir vert, de chez M. Béchet ou Werdet, ces éditeurs à qui il écrit pour leur annoncer l’effort surhumain qu’il va faire de leur envoyer cinq feuillets au lieu de trois d’une œuvre appelée au plus grand retentissement, et à qui il réclame en échange un supplément de prix. Souvent, quand je venais voir Mme de Guermantes, quand elle sentait que les visiteurs m’ennuyaient, elle me disait  : « Voulez-vous monter voir Henri  ? Il dit qu’il n’est pas là, mais vous, il sera ravi de vous voir  !   » (déchirant ainsi d’un coup les mille précautions que prenait M. de Guermantes pour qu’on ne sût pas qu’il était à la maison et qu’on ne pût trouver impoli qu’il ne se montrât pas). «  Vous n’avez qu’à vous faire conduire à la bibliothèque du second, vous le trouverez en train de lire Balzac.  » «  Ah  ! si vous mettez mon mari sur Balzac  !   » disait-elle souvent, d’un air d’effroi et de congratulation, comme si Balzac avait été à la fois un contre-temps qui empêchait de sortir à l’heure et faisait manquer la promenade et aussi une sorte de faveur particulière à M. de Guermantes, qu’il n’accordait pas à tout le monde, et dont je devais me trouver bien heureux d’être gratifié.

Mme de Guermantes expliquait aux personnes qui ne savaient pas  : «  C’est que mon mari, vous savez, quand on le met sur Balzac, c’est comme le stéréoscope  ; il vous dira d’où vient chaque photographie, le pays qu’elle représente  ; je ne sais pas comment il peut se rappeler tout cela, et pourtant c’est bien différent de Balzac, je ne comprends pas comment il peut mener des choses si différentes de front.  » Une parente désagréable, la baronne des Tapes, prenait toujours à ce moment une expression glaciale, l’air de ne pas entendre, d’être absente et cependant blâmer, car elle estimait que Pauline se rendait ridicule et manquait de tact en disant cela, M. de Guermantes «  menant de front  », en effet, beaucoup d’aventures qui étaient peut-être plus fatigantes et qui auraient dû plus attirer l’attention de sa femme que la lecture de Balzac et le maniement du stéréoscope. À vrai dire j’étais dans les privilégiés, puisqu’il suffisait que je fusse là pour consentir à montrer le stéréoscope. Le stéréoscope contenait des photographies d’Australie que je ne sais qui avait rapportées à M. de Guermantes, mais il les eût prises lui-même devant des sites qu’il eût le premier explorés, défrichés et colonisés, que le fait de «  montrer le stéréoscope  » n’aurait pas paru une communication plus précieuse, plus directe, et plus difficile à obtenir de la science de M. de Guermantes. Certainement, si chez Victor Hugo un convive souhaitait après le dîner qu’il donnât lecture d’un drame inédit, il n’éprouvait pas autant de timidité devant l’énormité de sa proposition que l’audacieux qui demandait chez les Guermantes si, après dîner, le comte ne montrerait pas le stéréoscope. Mme de Guermantes levait les bras en l’air d’un air de dire  : «  Vous en demanderez tant  !   » Et certains jours spéciaux, quand on voulait honorer particulièrement un invité ou reconnaître de ces services qu’on n’oublie pas, la comtesse chuchotait d’un air intimidé, confidentiel, et émerveillé, comme n’osant pas encourager sans être absolument sûre de trop grandes espérances, mais on sentait bien que même pour le dire dubitativement il fallait qu’elle en fût sûre  : Je crois qu’après le dîner Monsieur de Guermantes montrera le stéréoscope.  » Et si M. de Guermantes le montrant pour moi, elle disait  : «  Dame, que voulez-vous, pour ce petit-là, vous savez, je ne sais pas ce que mon mari ne ferait pas.  » Et les personnes présentes me regardaient avec envie, et une certaine cousine pauvre de Villeparisis qui aimait beaucoup flatter les Guermantes disait sur un ton de marivaudage piqué  : «  Mais Monsieur n’est pas le seul, je me rappelle très bien que mon cousin a montré le stéréoscope pour moi, il y a deux ans, vous ne vous rappelez pas  ? Oh  ! moi je n’oublie pas ces choses-là, j’en suis très fière  !   » Mais la cousine n’était pas admise à monter dans la bibliothèque du second.

La pièce était fraîche, les volets étaient toujours fermés, la fenêtre aussi s’il faisait très chaud dehors. S’il pleuvait, la fenêtre était ouverte  ; on entendait la pluie couler sur les arbres, mais même si elle cessait, le comte n’ouvrait pas les volets, dans sa peur qu’on pût l’apercevoir d’en bas et savoir qu’il était là. Si je m’approchais de la fenêtre, il me tirait précipitamment  : «  Prenez garde qu’on ne vous voie, on devinerait que je suis là  », ne sachant pas que sa femme avait dit devant tout le monde  : «  Montez donc au second voir mon mari.  » Je ne dis pas que le bruit de la pluie tombant par la fenêtre dévidât en lui ce parfum ténu et glacé, la substance fragile et précieuse que Chopin étire jusqu’au bout dans son célèbre morceau La Pluie. Chopin, ce grand artiste maladif, sensible, égoïste et dandy qui déploie pendant un instant doucement dans sa musique les aspects successifs et contrastés d’une disposition intime qui change sans cesse et n’est pendant plus d’un moment doucement progressive sans que vienne l’arrêter, se heurtant à elle et s’y juxtaposant, une toute différente, mais toujours avec un accent intime maladif, et replié sur soi-même dans ses frénésies d’action, avec toujours de la sensibilité et jamais de cœur, souvent de furieux élans, jamais la détente, la douceur, la fusion à quelque chose d’autre que soi qu’a Schumann. Musique douce comme le regard d’une femme qui voit que le ciel est gâté pour toute la journée, et dont le seul mouvement est comme le geste de la main qui dans la pièce humide serre à peine sur ses épaules une fourrure précieuse, sans avoir le courage, dans cette anesthésie de toute chose à laquelle elle participe, de se lever, d’aller dire dans la chambre à côté la parole de réconciliation, d’action, de chaleur et de vie, et qui laisse sa volonté s’affaiblir et son corps se glacer de seconde en seconde, comme si chaque larme qu’elle ravale, chaque seconde qui passe, chaque goutte de pluie qui tombe était une des gouttes de son sang qui s’échappait, la laissant plus faible, plus glacée, plus sensible à la douceur maladive de la journée.

D’ailleurs la pluie qui tombe sur des arbres où les corolles et les feuilles restées dehors semblent comme la certitude et la promesse indestructible et fleurie du soleil et de la chaleur qui va bientôt revenir, cette pluie n’est guère que le bruit d’un arrosage un peu long auquel on assiste sans tristesse. Mais soit qu’il entrât ainsi par la fenêtre ouverte, soit que, dans les brûlants après-midi ensoleillés, on entendît dans le lointain une musique militaire ou foraine comme une bordure éclatante à la chaleur poussiéreuse, M. de Guermantes aimait certainement le séjour dans la bibliothèque, depuis le moment où, en arrivant et fermant les volets, il chassait le soleil étendu sur son canapé et sur la vieille carte royale de l’Anjou pendue au-dessus, ayant l’air de lui dire  : «  Ôte-toi de là que je m’y mette  », jusqu’au moment où il demandait ses affaires et faisait dire au cocher d’atteler.

Si c’était l’heure où mon père sortait pour ses affaires, comme il le connaissait un peu et avait souvent des services de voisin à lui demander, il courait à lui, lui arrangeait le col de son pardessus et ne se contentait pas de lui serrer la main, mais la lui retenait dans la sienne et le menait ainsi en laisse de la porte de l’escalier à la loge du concierge. Car certains grands seigneurs, dans leur désir de flatter en montrant qu’ils ne voient aucune distance entre eux et vous, ont des complaisances de valet et jusqu’à une impudeur de courtisane. Le comte avait l’inconvénient d’avoir toujours les mains humides, de sorte que mon père faisait semblant de ne pas le voir, de ne pas entendre ses paroles, allait jusqu’à ne pas répondre s’il lui parlait. L’autre ne se démontait pas et disait seulement  : je crois qu’il est «  absorbé  », et retournait à ses chevaux.

Plusieurs fois ils avaient envoyé des coups de pied dans la boutique du fleuriste, cassé un vitrage et des pots. Le comte n’avait rien consenti que sous la menace d’un procès et trouvait que c’était abominable de la part du fleuriste «  quand on savait tout ce que Mme la comtesse avait fait pour la maison et pour le quartier  ». Mais le fleuriste qui semblait n’avoir au contraire aucune notion de ce que la comtesse «  faisait pour la maison et pour le quartier  », et qui trouvait même extraordinaire qu’elle ne lui prît jamais de fleurs pour ses réceptions avait envisagé la chose à un autre point de vue, ce qui faisait que le comte le trouvait abominable. De plus, il disait toujours «  Monsieur  » et jamais «  Monsieur le Comte  ». Le comte ne s’en plaignait pas, mais un jour que le vicomte de Praus qui venait de s’installer au quatrième et qui causait avec le comte demandait une fleur, le fleuriste qui ne savait pas encore bien le nom dit  : «  Monsieur Praus.  » Le comte par amabilité pour le vicomte éclata de rire  : «  Monsieur Praus, c’est trouvé  ! Ah  ! par le temps qui court, estimez-vous heureux que ce ne soit pas encore le citoyen Praus.  »

Le comte déjeunait tous les jours au cercle, sauf le dimanche où il déjeunait avec sa femme. Pendant la belle saison, la comtesse recevait tous les jours de deux à trois heures. Le comte allait fumer un cigare au jardin demandant au jardinier  : «  Qu’est-ce que cette fleur  ? Est-ce que nous aurons des pommes cette année  ?   » et le vieux jardinier, ému comme s’il voyait le comte pour la première fois, lui répondait d’un air encore plus reconnaissant que respectueux, comme si devant cette marque de son intérêt pour elles, il le devait remercier au nom des fleurs. Au premier coup du timbre annonçant les premières visites pour la comtesse, il remontait précipitamment dans son cabinet, cependant que les domestiques s’apprêtaient à apporter au jardin le vichy-cassis et l’eau minérale.

Souvent le soir on apercevait dans l’étroit petit jardin le duc de X… ou le marquis de Y… qui venaient plusieurs fois par semaine  ; âgés, ils s’imposaient la fatigue de s’habiller, de se tenir toute la soirée sur une chaise peu confortable, dans ce tout petit bout de jardin, avec la seule perspective du cassis, quand, dans tant de maisons luxueuses de grands financiers, on aurait été si heureux de les avoir en veston, dans de doux sophas, avec un luxe de boissons et des cigares. Mais le bifteck et le café sans association d’idées d’encanaillement, tel était évidemment le plaisir qu’ils y trouvaient. C’étaient des hommes instruits et quand le comte pour le besoin de ses amours ramenait de temps en temps un jeune homme «  que personne ne connaissait  », ils savaient le charmer en l’entretenant des sujets qui lui fussent familiers ( « Vous êtes architecte, Monsieur  ? » ) avec beaucoup de savoir, de goût et même une amabilité dont un adieu extrêmement froid marquait la terminaison  ; cependant une fois que le nouveau venu était parti, ils en parlaient avec la plus grande bienveillance, comme pour justifier la fantaisie qu’on avait eue de le faire entrer, faisant l’éloge de son intelligence, de ses manières et prononçant plusieurs fois son nom comme pour s’exercer, comme un mot nouveau, étranger et précieux qu’on viendrait d’acquérir. On parlait des mariages projetés dans la famille, le jeune homme étant toujours un excellent sujet, on était content pour Isabelle, on discutait si c’était sa fille qui faisait le beau mariage au point de vue du nom. Tous ces gens qui étaient nobles et riches faisaient valoir la noblesse et la fortune de gens qui n’en avaient certainement pas plus qu’eux, comme s’ils eussent été bien heureux d’être de même. Le comte disait  : «  C’est qu’il a une immense fortune  », ou «  C’est tout ce qu’il y a de plus ancien comme nom, apparenté à tout ce qu’il y a de mieux, c’est ce qu’il y a de plus grand  », alors qu’il était certainement aussi bien né et avait d’aussi belles alliances.

Si la comtesse faisait quelque chose qu’on désapprouvait, on ne la blâmait pas, on ne disait jamais son avis sur une chose que le comte ou la comtesse faisaient, cela faisait partie de la bonne éducation. La conversation était d’ailleurs fort lente, à voix assez basse. Seule la question des parentés incendiait instantanément le comte. «  Mais c’est ma cousine  !   » s’écriait-il à un nom prononcé, comme s’il s’agissait d’une chance inespérée et d’un ton qui donnait envie de lui répondre – «  Mais je ne dis pas le contraire.  » Il le disait du reste plutôt à des étrangers, car le duc de X… et le marquis Y… n’avaient rien à apprendre de lui à ce sujet. Quelquefois pourtant ils allaient au-devant et disaient  : «  Mais c’est votre cousine, Astolphe, par les Montmorency. – Mais naturellement  », s’exclamait Astolphe, craignant que l’affirmation du duc de X… ne fût pas absolument certaine.

La comtesse affectait une jolie manière «  terrienne  » de parler. Elle disait  : «  C’est une cousine à Astolphe, elle est bête comme eun oie. C’est su le champ de courses, la duchesse de Rouen (pour Rohan).  » Mais elle avait un joli langage. La conversation du comte au contraire, vulgaire au possible, permettait de recueillir presque tous les parasites du langage, comme certaines plages sont favorables aux zoologistes pour y trouver de grandes quantités de mollusques. «  Ma tante de Villeparisis, qui est une bonne pièce  », ou «  qui en a de bonnes  », ou «  qui est une fine mouche  », ou «  qui est une bonne peste  », «  je vous assure qu’il ne lui demanda pas son reste  », «  il court encore  ». Si la simple suppression d’un article, le passage d’un singulier au pluriel rendait un mot plus vulgaire, on peut être sûr que c’était cette forme de langage que le mot prenait chez lui. Il aurait été naturel de dire qu’un cocher sortait de chez les Rothschild. Il disait  : «  Il sort de chez Rothschild  », n’entendant pas par là tel Rothschild qu’il avait connu, mais disant par la voix de l’homme du commun, né noble et élevé chez les Jésuites, mais tout de même du commun qu’il était, «  Rothschild  ». Dans les phrases où la moustache passe mieux au pluriel, c’était porter «  la moustache  ». Si on lui disait de prendre le bras d’une maîtresse de maison et qu’il y eût le duc de X… il disait  : «  Je ne veux pas passer avant le duc de X…  » Quand il écrivait, cela s’aggravait, les mots ne lui représentant jamais leur sens exact, il les accouplait toujours avec un mot d’une autre série. «  Voulez-vous venir me trouver à l’Agricole, puisque depuis l’année dernière je fais partie de cet endroit  » ; «  je regrette de n’avoir pu faire connaissance de Monsieur Bourget, j’aurais été heureux de serrer la main de cet esprit si distingué  », «  votre lettre est charmante, surtout la péroraison  », «  je regrette de n’avoir pu applaudir la curieuse audition (il est vrai qu’il ajoutait, comme des gants gris perle sur une main sale  : de ces exquises musiques)  ». Car il trouvait raffiné de dire «  des musiques  » et au lieu de «  mes sentiments distingués  » «  mes distingués sentiments  ».

Mais d’ailleurs sa conversation se composait beaucoup moins de mots que de noms. Il connaissait tant de monde qu’à l’aide de la jonction «  précisément  » il pouvait amener immédiatement ce que dans le monde on appelait une «  anecdote  », et qui était généralement quelque chose comme ceci  : «  Mais précisément en 186…, voyons 67, j’étais à dîner chez la grande-duchesse de Bade, la sœur précisément du Prince, alors de Weimar, depuis prince héritier, qui a épousé ma nièce Villeparisis  ; je me souviens parfaitement que la grande-duchesse qui était fort aimable et qui avait eu la bonté de me placer à côté d’elle voulut bien me dire que la seule manière de garder les fourrures, pardonnez-moi cette expression un peu vulgaire, elle ne craignait pas quelquefois d’emporter le morceau, était d’y mettre au lieu de naphtaline, de la pelure de radis pelés. Je vous réponds que cela n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Du reste, nous avons donné la recette à Ketty de Dreux-Brezé et à Loulou de la Chapelle-Marinière-sur-Avre qui en ont été enchantées, n’est-ce pas, Floriane  ?   » Et la comtesse avec simplicité disait  : «  Oui, c’est excellent. Essayez donc pour vos fourrures, Juliette, vous verrez. Voulez-vous que je vous en fasse envoyer un peu  ? Les domestiques les préparent très bien ici et ils pourraient apprendre aux vôtres  ? Ce n’est rien une fois qu’on sait.  »

Quelquefois le marquis était venu voir son frère  ; dans ce cas ils «  se mettaient  » volontiers sur Balzac, car c’était une lecture de leur temps, ils avaient lu ces livres-là dans la bibliothèque de leur père, celle précisément qui était maintenant chez le comte qui en avait hérité. Leur goût pour Balzac avait gardé, dans sa naïveté première, les préférences des lectures d’alors, avant que Balzac ne fût devenu un grand écrivain, et soumis comme tel aux variations du goût littéraire. Quand quelqu’un disait Balzac, le comte, si la personne était persona grata, citait quelques titres, et ce n’étaient pas ceux des romans de Balzac que nous admirons le plus. Il disait  : «  Ah  ! Balzac  ! Balzac  ! Il faudrait du temps  ! Le Bal de Sceaux par exemple  ! Vous avez lu Le Bal de Sceaux  ? C’est charmant  !   » Il est vrai qu’il disait de même du Lys dans la Vallée  : «  Mme de Mortsauf  ! Vous n’avez pas lu tout cela, vous autres, hein  ! Charles (interpellant son frère), Mme de Mortsauf, Le Lys dans la Vallée, c’est charmant  !   » Il parlait aussi du Contrat de Mariage qu’il appelait de son premier titre «  La Fleur des Pois  » et aussi de La Maison du Chat-qui-pelote. Les jours où il était tout à fait mis sur Balzac, il citait aussi des œuvres qui à vrai dire ne sont pas de Balzac, mais de Roger de Beauvoir et de Céleste de Chabrillan. Mais il faut dire à son excuse que la petite bibliothèque, où on lui montait le sirop et les biscuits et où les jours de pluie, par la fenêtre ouverte, s’il n’y avait personne qui pût le voir d’en bas, il recevait les saluts du peuplier fouetté par le vent qui faisait la révérence trois fois par minute, était pourvue à la fois des œuvres de Balzac, d’Alphonse Karr, de Céleste de Chabrillan, de Roger de Beauvoir et d’Alexandre Duval, tous reliés pareils. Quand on les ouvrait et que le même papier mince couvert de grands caractères vous présentait le nom de l’héroïne, absolument comme si ce fût elle-même qui se fût présentée à vous sous cette apparence portative et confortable, accompagnée d’une légère odeur de colle, de poussière et de vieillesse qui était comme l’émanation de son charme, il était bien difficile d’établir entre ces livres une division prétendue littéraire qui reposait artificiellement sur des idées étrangères à la fois au sujet du roman et à l’apparence des volumes  ! Et Blanche de Mortsauf, etc., employaient pour s’adresser à vous des caractères d’une netteté si persuasive (le seul effort que vous aviez à faire pour les suivre était de tourner ce papier que la vieillesse avait rendu transparent et doré, mais qui gardait le moelleux d’une mousseline) qu’il était impossible de ne pas croire que le conteur ne fût pas le même et qu’il n’y eût pas une parenté beaucoup plus étroite entre Eugénie Grandet et la duchesse de Mers, qu’entre Eugénie Grandet et un roman de Balzac à un franc.

Je dois avouer que je comprends M. de Guermantes, moi qui ai lu pendant toute mon enfance de la même manière, pour qui Colomba a été si longtemps «  le volume où on ne me permettait pas de lire la Vénus d’Ille  » (on, c’était toi  !). Ces volumes où on a lu un ouvrage la première fois, c’est comme la première robe où on a vu une femme, ils nous disent ce que ce livre était pour nous alors, ce que nous étions pour lui. Les rechercher est ma seule manière d’être bibliophile. L’édition où j’ai lu un livre pour la première fois, l’édition où il m’a donné une impression originale, voilà les seules «  premières  » éditions, les «  éditions originales  » dont je suis amateur. Encore est-ce assez pour moi de me souvenir de ces volumes-là. Leurs vieilles pages sont si poreuses au souvenir que j’aurais peur qu’ils absorbent aussi les impressions d’aujourd’hui et que je n’y retrouve plus mes impressions d’autrefois. Je veux, chaque fois que j’y penserai, qu’ils s’ouvrent sur la page où je les fermais près de la lampe, ou sur le fauteuil d’osier du jardin, quand papa me disait  : «  Tiens-toi droit.  »

Et je me demande quelquefois si encore aujourd’hui ma manière de lire ne ressemble pas plus à celle de M. de Guermantes qu’à celles des critiques contemporains. Un ouvrage est encore pour moi un tout vivant, avec qui je fais connaissance dès la première ligne, que j’écoute avec déférence, à qui je donne raison tant que je suis avec lui, sans choisir et sans discuter. Quand je vois M. Faguet dire dans ses Essais de Critique que le premier volume du Capitaine Fracasse est admirable et que le second est insipide, que dans Le Père Goriot tout ce qui se rapporte à Goriot est de premier ordre et tout ce qui se rapporte à Rastignac du dernier (ordre), je suis aussi étonné que si j’entendais dire que les environs de Combray étaient laids du côté de Méséglise mais beaux du côté de Guermantes. Quand M. Faguet continue en disant que les amateurs ne lisent pas Le Capitaine Fracasse au-delà du premier volume, je ne peux que plaindre les amateurs, moi qui ai tant aimé le second, mais quand il ajoute que le premier volume a été écrit pour les amateurs et le second pour les écoliers, ma pitié pour les amateurs se change en mépris pour moi-même, car je découvre combien je suis resté écolier. Enfin quand il assure que c’est avec le plus profond ennui que Gautier a écrit ce second volume, je suis bien étonné que cela ait jamais pu être si ennuyeux d’écrire une chose qui fût plus tard si amusante à lire.

Ainsi de Balzac, où Sainte-Beuve et Faguet distinguent et démêlent, trouvent que le commencement est admirable et que la fin ne vaut rien. Le seul progrès que j’aie pu faire à ce point de vue depuis mon enfance, et le seul point par où, si l’on veut, je me distingue de M. de Guermantes, c’est que ce monde inchangeable, ce bloc dont on ne peut rien distraire, cette réalité donnée, j’en ai un peu étendu les bornes, ce n’est plus pour moi un seul livre, c’est l’œuvre d’un auteur. Je ne sais pas voir entre ses différents ouvrages de bien grandes différences. Les critiques qui trouvent comme M. Faguet que Balzac a écrit dans Un Ménage de Garçon un chef-d’œuvre, et dans Le Lys dans la Vallée le plus mauvais ouvrage qui soit, m’étonnent autant que Mme de Guermantes, qui trouvait que certains soirs le duc de X… avait été intelligent et que tel autre jour il avait été bête. Moi, l’idée que je me fais de l’intelligence des gens change quelquefois, mais je sais bien que c’est mon idée qui change et non leur intelligence. Et je ne crois pas que cette intelligence soit une force changeante, que Dieu fait quelquefois puissante et quelquefois faible. Je crois que la hauteur à laquelle elle s’élève dans l’esprit est constante et que c’est précisément à cette hauteur-là, que ce soit Un Ménage de Garçon ou Le Lys dans la Vallée, qu’elle s’élève dans ces vases qui communiquent avec le passé et qui sont les Œuvres

Cependant, si M. de Guermantes trouvait «  charmants  », c’est-à-dire en réalité distrayants et sans vérité, «  le changeant de la vie  », les histoires de René Longueville ou de Félix de Vandenesse, il appréciait souvent par contraste chez Balzac l’exactitude de l’observation  : «  La vie des avoués, une étude, c’est tout à fait cela  ; j’ai eu affaire avec ces gens-là  ; c’est tout à fait cela, César Birotteau et Les Employés  !   »

Une personne qui n’était pas de son avis et que je te cite aussi parce qu’elle est un autre type des lecteurs de Balzac, c’était la marquise de Villeparisis. Elle niait l’exactitude de ses peintures  : «  Ce Monsieur nous dit  : je vais vous faire parler un avoué. Jamais un avoué n’a parlé comme cela.  » Mais surtout, ce qu’elle ne pouvait pas admettre, c’est qu’il eût prétendu peindre la société  : «  D’abord il n’y était pas allé, on ne le recevait pas, qu’est-ce qu’il pouvait en savoir  ? Sur la fin, il connaissait Mme de Castries, mais ce n’est pas là qu’il pouvait rien voir, elle n’était de rien. Je l’ai vu une fois chez elle quand j’étais toute jeune mariée, c’était un homme très commun, qui n’a dit que des choses insignifiantes et je n’ai pas voulu qu’on me le présente. Je ne sais pas comment, sur la fin, il avait trouvé le moyen d’épouser une Polonaise d’une bonne famille qui était un peu parente à nos cousins Czartoryski. Toute la famille en a été désolée et je vous assure qu’ils ne sont pas fiers quand on leur en parle. Du reste, cela a très mal fini. Il est mort presque tout de suite.  » Et, en baissant les yeux d’un air bougon sur son tricot  : «  J’ai entendu dire même des vilaines choses là-dessus. C’est sérieusement que vous dites qu’il aurait dû être à l’Académie  ? (comme on dit au Jockey). D’abord il n’avait pas un bagage  » pour cela. Et puis l’Académie est une sélection  ». Sainte-Beuve, lui, voilà un homme charmant, fin, de bonne compagnie  ; il se tenait parfaitement à sa place et on ne le voyait que quand on voulait. C’était autre chose que Balzac. Et puis il était allé à Champlâtreux  ; lui, au moins, il aurait pu raconter des choses du monde. Et il s’en gardait bien parce que c’était un homme de bonne compagnie. Du reste, ce Balzac, c’était un mauvais homme. Il n’y a pas un bon sentiment dans ce qu’il écrit, il n’y a pas de bonnes natures. C’est toujours désagréable à lire, il ne voit jamais que le mauvais côté de tout. Toujours le mal. Même s’il peint un pauvre curé, il faut qu’il soit malheureux, que tout le monde soit contre lui. – Ma tante, vous ne pouvez pas nier, disait le comte devant la galerie enthousiasmée d’assister à une joute si intéressante et qui se poussait du coude pour se montrer la marquise «  s’emballant  », que le curé de Tours auquel vous faites allusion ne soit bien peint. Cette vie de province, est-ce assez cela  ! – Mais justement, disait la marquise dont c’était un des raisonnements favoris et le jugement universel qu’elle appliquait à toutes les productions littéraires, en quoi cela peut-il m’intéresser de voir reproduites des choses que je connais aussi bien que lui  ? On me dit  : c’est bien cela, la vie en province. Certainement, mais je la connais, j’y ai vécu, alors quel intérêt cela a-t-il  ?   » Et si fière de ce raisonnement, auquel elle tenait beaucoup, qu’un sourire d’orgueil venait briller dans ses yeux qu’elle tournait vers les personnes présentes, et pour mettre fin à l’orage, elle ajoutait  : «  Vous me trouverez peut-être bien sotte, mais j’avoue que quand je lis un livre, j’ai la faiblesse d’aimer qu’il m’apprenne quelque chose.  » On en avait pour deux mois à raconter jusque chez les cousines les plus éloignées de la comtesse, que ce jour-là, chez les Guermantes, ç’avait été tout ce qu’il y a de plus intéressant.

Car pour un écrivain, quand il lit un livre, l’exactitude de l’observation sociale, le parti pris de pessimisme, ou d’optimisme, sont des conditions données qu’il ne discute pas, dont il ne s’aperçoit même pas. Mais pour les lecteurs «  intelligents  », le fait que cela soit «  faux  » ou «  triste  » est comme un défaut personnel de l’écrivain, qu’ils sont étonnés et assez enchantés de retrouver, et même exagéré, dans chaque volume de lui, comme s’il n’avait pas pu s’en corriger, et qui finissent par lui donner à leurs yeux le caractère antipathique d’une personne sans jugement ou qui porte aux idées noires et qu’il est préférable de ne pas fréquenter, si bien que chaque fois que le libraire leur présente un Balzac ou un Eliot, ils répondent en le repoussant  : «  Oh  ! non, c’est toujours faux, ou sombre, le dernier encore plus que tous les autres, je n’en veux plus.  »

Quant à la comtesse, quand le comte disait  : «  Ah  ! Balzac  ! Balzac  ! Il faudrait du temps, vous avez lu La Duchesse de Mers  ?   », elle disait  : «  Moi, je n’aime pas Balzac, je trouve qu’il est exagéré.  » D’une façon générale, elle n’aimait pas les gens «  qui exagèrent  » et qui, par là, semblent un blâme pour ceux qui comme elle n’exagèrent pas, les gens qui donnaient des pourboires «  exagérés  » qui faisaient paraître les siens extrêmement pingres, les gens qui avaient pour la mort d’un des leurs plus que la tristesse habituelle, les gens qui, pour un ami dans le malheur, faisaient plus qu’on en fait généralement, ou allaient exprès dans une exposition pour voir un tableau qui n’était pas le portrait d’un de leurs amis ou la chose «  à voir  ». Pour elle, qui n’était pas exagérée, quand on lui demandait si à l’exposition elle avait vu tel tableau, elle répondait simplement  : «  Si c’est à voir, je l’ai vu.  »

La personne de la famille sur qui Balzac eut le plus d’influence fut le marquis…

 

Le lecteur de Balzac sur qui son influence se fit le plus sentir fut la jeune marquise de Cardaillec, née Forcheville. Parmi les propriétés de son mari, il y avait à Alençon le vieil hôtel de Forcheville, avec une grande façade sur la place comme dans Le Cabinet des Antiques, avec un jardin descendant jusqu’à la Gracieuse, comme dans La Vieille Fille. Le comte de Forcheville l’avait laissé aux jardiniers du jardin, ne trouvant aucun plaisir à aller «  s’enterrer  » à Alençon. Mais la jeune marquise le rouvrit et allait y passer quelques semaines tous les ans, y trouvant un grand charme qu’elle qualifiait elle-même de balzacien. Elle fit venir du château de Forcheville, dans les combles duquel ils avaient été relégués comme démodés, quelques vieux meubles venant de la grand-mère du comte de Forcheville, quelques objets se rattachant à l’histoire ou à quelque souvenir à la fois sentimental et aristocratique de la famille. Elle était devenue, en effet, à Paris une de ces jeunes femmes de la société aristocratique qui aiment leur caste d’un goût en quelque sorte esthétique, et qui sont à l’ancienne noblesse ce que sont à la plèbe bretonne ou normande les hôteliers avisés du mont Saint-michel ou de «  Guillaume le Conquérant  », qui ont compris que leur charme était précisément dans la sauvegarde de cette antiquité, charme rétrospectif auquel elles furent surtout initiées par des littérateurs épris de leur propre charme à elles, ce qui jette un double reflet de littérature et de beauté contemporaine (quoique racée) sur cet esthétisme.

Les photographies des plus belles entre les grandes dames d’aujourd’hui étaient posées dans l’hôtel d’Alençon sur les consoles en vieux chêne de Mlle Cormon. Mais elles y avaient ces poses anciennes, pleines d’art, si bien associées par des chefs-d’œuvre d’art et de littérature à des grâces d’autrefois, qu’elles n’ajoutaient qu’un charme d’art de plus au décor, où d’ailleurs, dès le vestibule, la présence des domestiques, ou, dans le salon, la conversation des maîtres étaient hélas forcément d’aujourd’hui. Si bien que la petite évocation de l’hôtel d’Alençon fut surtout balzacienne pour les personnes de plus de goût que d’imagination, sachant voir, mais ayant besoin de voir, et qui en revenaient émerveillées. Mais pour ma part, j’en fus un peu déçu. Quand j’avais appris que Mme de Cardaillec habitait à Alençon l’hôtel de Mlle Cormon ou de Mme de Bargeton, de savoir qu’existait ce que je voyais si bien dans ma pensée m’avait donné une trop forte impression pour que les disparates de la réalité puissent la reconstituer.

Je dois dire cependant, et pour quitter enfin Balzac, que c’est en balzacienne de beaucoup d’esprit que le montrait Mme de Cardaillec. «  Si vous voulez, vous viendrez demain avec moi à Forcheville, me dit-elle, vous verrez l’impression que nous produirons dans la ville. C’est le jour où Mlle Cormon attelait sa jument pour aller au Prébaudet. En attendant mettons-nous à table. Et si vous avez le courage de rester jusqu’à lundi, soir où je «  reçois  », vous ne quitterez pas ma province sans avoir vu, de vos yeux vu, M. du Bousquier et Mme de Bargeton, et vous verrez en l’honneur de toutes ces personnes allumer le lustre, ce qui causa, vous vous en souvenez, tant d’émotion à Lucien de Rubempré.  »

Les personnes au courant voyaient dans cette pieuse reconstitution de ce passé aristocratique et provincial un effet du sang Forcheville. Moi, je savais que c’était un effet du sang Swann, dont elle avait perdu le souvenir, mais dont elle avait gardé l’intelligence, le goût et jusqu’à ce détachement intellectuel assez complet de l’aristocratie (quelque attachement utilitaire qu’elle plaçât en elle) pour lui trouver, comme à une chose étrangère, inutile et morte, un charme esthétique.