Contre Verrès (Rozoir)/Seconde Action — Troisième Discours

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Traduction par Charles du Rozoir.
Panckoucke (p. 3-277).


SOMMAIRE.


Dans son exorde, l’orateur établit la responsabilité morale que s’impose tout homme qui se fait accusateur. Demander compte à autrui de ses actions, c’est se prescrire à soi-même la loi de pratiquer les vertus opposées aux vices que l’on dénonce ; et combien cette loi n’est-elle pas plus étendue quand on prend à partie un coupable qui réunit en sa personne tous les genres de perversité ? C’est cette profonde corruption de Verrès qui a fait naître contre lui l’inimitié de Cicéron, inimitié d’autant plus courageuse que les crimes de l’odieux préteur l’ont rendu plus cher à Hortensius et à la noblesse. Après quelques traits énergiques contre la tyrannie et la fierté des nobles, l’orateur arrive à l’objet spécial de son discours, aux malversations de Verrès dans l’administration des blés ; et d’avance « il avertit les juges qu’obligé de citer une foule de calculs, il sera moins intéressant que dans les autres discours ; mais il développe si bien les faits, il enchaîne ses preuves avec tant d’art, et le style est si varié, que l’ouvrage plaît d’un bout à l’autre. » (Desmeuniers.)

Il divise son accusation en trois parties. D’abord il parle du blé sujet à la dîme, decumanum ; puis du blé acheté, emptum ; enfin du blé dont la valeur a été estimée en argent, æstimatum.

La première partie, concernant le blé sujet à la dîme, forme plus des deux tiers du discours ; elle s’étend jusqu’au chapitre soixante-dixième, et le discours en a quatre-vingt-dix. Presque toutes les cités de la Sicile étaient tenues de payer à l’administration romaine la dixième partie de leurs récoltes en grains. Les vexations et les injustices commises dans la perception de ces dîmes sont présentées par l’orateur en une suite de narrations dont il a su très-heureusement diversifier les formes.

Verrès avait pour agent de ses vexations un certain Apronius, vil esclave, parvenu par toutes sortes d’infamies à capter la confiance de son maître. Le portrait que Cicéron fait de ce tyran subalterne offre des traits qui peuvent bien choquer la susceptibilité moderne, mais qui, sans doute pour des auditeurs romains, n’avaient rien de contraire aux convenances.

Après avoir exposé les actes d’oppression envers les particuliers, l’orateur arrive aux vexations qui tombaient sur des populations entières. Il dissimule la monotonie de cette longue série de griefs en mêlant à ses récits des ornemens de détails d’autant plus agréables qu’ils ressortent du fonds même du sujet. Ainsi, par le plus ingénieux rapprochement, il compare au faste et à la dissolution des monarques persans la conduite de Verrès prodiguant à deux femmes perdues les revenus d’une ville entière. Dans le chapitre XXXV on trouve un morceau très-énergique sur la tyrannie de Sylla, etc.

Tant d’abus de pouvoir dans la levée de l’impôt n’avaient tourné qu’au profit de Verrès, et nullement à celui du peuple romain : c’est ce que Cicéron s’attache à faire sentir. Il reproche à l’accusé la ruine et la dépopulation de la Sicile, et lui oppose les mesures conservatrices prises par Metellus, successeur de Verrès, pour remédier à tous ces maux. Il rappelle les accusations publiques qui avaient été intentées aux agens de l’odieux préteur, pendant le cours de sa magistrature, au sein même de la Sicile ; puis il termine par les réflexions les plus sévères sur la corruption et les mauvais exemples dont Verrès a entouré la jeunesse de son fils.

La seconde partie concerne le blé acheté. Il y avait deux sortes de blé acheté : la première était comme une seconde dîme, que les Siciliens étaient obligés de vendre à l’administration romaine au prix fixé par le sénat ; la seconde espèce de blé acheté consistait en huit cent mille boisseaux, dont le prix était également déterminé par le sénat. Les lois Terentia et Cassia avaient réglé la matière. L’orateur raconte les déprédations de Verrès sur cet article, et s’élève principalement contre les gratifications scandaleuses qu’il avait accordées à ses agens et à ses greffiers aux dépens de la Sicile et du peuple romain (du chap. LXX au chap. LXXX).

Quant au blé estimé, qui fait l’objet de la troisième partie de ce discours, c’était le grain que la province devait fournir, soit en nature, soit en argent, au préteur pour l’approvisionnement de sa maison. Verrès ne s’était pas montré plus délicat sur cet objet que sur tous les autres ; il avait porté à douze sesterces par boisseau l’estimation du blé, que la loi fixait à trois sesterces. En vain Hortensius alléguait que Verrès n’avait fait que suivre l’exemple d’autres magistrats, Cicéron repousse avec énergie ce moyen de défense, et présente un tableau bien triste des vexations de l’administration romaine envers toutes les provinces et toutes les nations soumises à son joug.

Ce discours est un modèle de style : sa lecture apprendra de quels ornemens sont susceptibles les matières les plus arides sous la plume d’un homme de génie (car cette oraison ne fut pas prononcée). Elle est en outre un monument précieux pour l’érudition. On y trouve comme une statistique agricole et fiscale de la Sicile. Malheureusement la plupart des chiffres qu’avait présentés l’orateur paraissent avoir été altérés par les copistes. C. D.
SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS.

LIVRE TROISIÈME.
SUR LES BLÉS.
HUITIÈME DISCOURS.


I. Juges, tous ceux qui, sans être excités par la haine, ou blessés par une injure personnelle, ou séduits par l’appât du gain, traduisent un coupable devant les tribunaux pour le seul intérêt de la république, doivent prévoir non-seulement les obligations qu’ils s’imposent dans les circonstances présentes, mais celles qu’ils prennent l’engagement de remplir pour tout le reste de leur vie. C’est en effet se prescrire à soi-même la loi de pratiquer la justice, la modération et toutes les vertus, que de demander à autrui compte de ses actions, surtout si, comme je l’ai dit, on n’a d’autre motif que l’utilité publique. Quiconque entreprend de réformer les mœurs et de censurer la conduite des autres, peut-il s’attendre à l’indulgence, pour peu qu’il s’écarte des règles du devoir ? On ne saurait donc trop louer ni trop chérir le citoyen qui, non content de délivrer le corps politique d’un membre corrompu, ne prend pas seulement l’engagement d’agir avec ces intentions de droiture et de vertu qui animent le commun des hommes, mais de suivre dans toute sa vie, par une sorte de nécessité, les lois de la probité et de l’honneur.

Aussi, juges, a-t-on souvent entendu dire à l’un de nos orateurs les plus illustres et les plus éloquens, L. Crassus, qu’il n’y avait rien dont il se repentît autant que d’avoir accusé C. Carbon (1). Depuis cette époque, il se trouvait bien moins libre de faire toutes ses volontés, et il lui semblait voir sans cesse ouverts sur sa conduite beaucoup plus de regards qu’il n’aurait voulu. Quoiqu’il fût doué de tous les avantages du talent et de la fortune, cette idée le retenait sans cesse, et c’était comme un frein que, sans avoir encore un plan de vie bien arrêté, il s’était imposé à lui-même à son entrée dans le monde. Voilà pourquoi les jeunes gens qui se font accusateurs donnent une bien moins haute idée de leur vertu et de leur intégrité que ceux qui attendent la maturité de l’âge pour s’engager dans cette carrière. Mais, avant qu’ils aient pu réfléchir combien on est plus libre dans sa conduite lorsqu’on n’a accusé personne, l’amour de la gloire et la vanité poussent les jeunes gens à se rendre accusateurs. Pour nous, qui avons déjà fait connaître et notre capacité et nos faibles lumières, si nous n’avions pris un empire absolu sur nos passions, nous ne nous serions jamais privés nous-mêmes de la liberté de vivre à notre fantaisie.

II. Quant à moi, je m’impose un plus lourd fardeau que les autres accusateurs, si l’on peut appeler fardeau ce que l’on porte de bon cœur et avec plaisir. Mais enfin mon entreprise exige de moi plus de sacrifices que d’aucun autre d’entre eux. On leur demande à tous qu’ils s’abstiennent surtout des vices qu’ils blâment dans un autre. Est-ce un fripon, un voleur que vous accusez ? il vous faudra toujours éviter par la suite tout soupçon de cupidité. Est-ce un homme malfaisant ou cruel ? gardez-vous d’aucune action qui vous fasse regarder comme un être dur et inhumain. Est-ce un corrupteur, un adultère ? vous vous attacherez à ne laisser apercevoir dans votre vie aucune trace de libertinage. Tout vice en un mot que vous aurez poursuivi dans un autre, vous ne sauriez l’éviter avec trop de soin ; car on ne peut souffrir l’accusateur ni même le censeur qui laisse découvrir en soi le vice qu’il reprend chez les autres. Et moi, juges, j’attaque dans un seul homme tous les vices qui peuvent se rencontrer dans le scélérat le plus accompli. Oui, il n’y a pas un trait de libertinage, de perversité, d’audace, dont sa vie ne soit marquée. Oui, ce seul accusé m’impose la loi de régler ma conduite de façon à ce qu’elle n’offre pas la moindre ressemblance, non-seulement avec toutes ses actions et toutes ses paroles, mais même avec cet air d’arrogance et d’effronterie qui se peint dans ses regards et dans tous les traits de son visage. Je vois sans peine, juges, que cette vie que j’aimais à mener pour elle-même et par inclination, me sera désormais indispensable, grâce à la loi et aux obligations que je me suis prescrites.

III. Vous me demandez souvent, Hortensius, d’où vient que je suis l’ennemi de Verrès, et quelles injures de sa part ont pu m’engager à me porter son accusateur. Sans parler des devoirs qui pour moi naissent de mes liaisons avec les Siciliens, je répondrai d’une manière positive à la question d’inimitié. Croyez-vous qu’il y ait une inimitié plus forte que la contrariété des sentimens et l’opposition des principes et des inclinations ? Celui qui regarde la bonne foi comme le plus saint des devoirs, peut-il n’être pas l’ennemi d’un questeur qui, après que son consul lui eut fait part de ses plans, remis la caisse militaire, confié tous ses intérêts, a osé le voler, l’abandonner, le trahir, le combattre ? Quiconque respecte la pudeur et la chasteté, peut-il voir de sang-froid les adultères journaliers de Verrès, ses habitudes de prostitution, ses infamies domestiques ? Quand on veut rester fidèle au culte des dieux immortels, peut-on n’être pas l’ennemi d’un impie qui a pillé tous les temples et porté ses mains sacrilèges sur leurs images, au milieu des fêtes les plus solennelles (2) ? Lorsqu’on pense que la justice doit être égale pour tous, comment ne pas devenir votre ennemi le plus acharné, Verrès, en songeant aux contradictions et aux dispositions arbitraires de vos arrêts ? Quel Romain sensible aux injures de nos alliés et aux calamités qui affligent les provinces, ne serait pas révolté de voir l’Asie dépouillée, la Pamphylie tyrannisée, la Sicile plongée dans le deuil et baignée de larmes ? Peut-on vouloir que les droits et la liberté des citoyens romains soient respectés chez toutes les nations, et n’être pas pour vous plus qu’un ennemi, en se rappelant ces fouets, ces haches, ces croix dressées pour des citoyens romains ? Quoi ! si en quelque circonstance Verrès avait lésé mes intérêts personnels par un décret injuste, je me croirais en droit de me déclarer son ennemi, et lorsqu’il n’y a pas un homme de bien dont les intérêts, la fortune, la manière d’être, les jouissances, les projets n’aient reçu de lui toutes les atteintes imaginables, vous me demandez, Hortensius, pourquoi je suis l’ennemi d’un misérable qui est en horreur au peuple romain, moi surtout qui, au risque d’épuiser mes forces, dois, pour répondre aux désirs de ce même peuple, me charger du fardeau d’un si pénible ministère !

IV. Eh quoi ! d’autres considérations qui paraîtront moins puissantes ne pourraient-elles pas encore faire quelque impression sur nos esprits ? Ainsi la perversité et l’audace de Verrès trouvent dans votre cœur, Hortensius, et dans celui des autres nobles, un plus facile accès que notre vertu et notre probité, à nous tous tant que nous sommes. Vous haïssez le mérite des hommes nouveaux, vous dédaignez leur frugalité, vous méprisez leur pudeur, vous cherchez à étouffer leurs talens et à comprimer leur énergie. Verrès enfin vous est cher. Oui sans doute, à défaut de vertus, d’activité, de droiture, de pudeur, de chasteté, vous trouvez dans sa conversation, dans son érudition, dans son urbanité, quelque chose qui vous enchante. Rien de tout cela ; bien au contraire, on ne voit en lui que bassesse et turpitude, jointes à l’excès de la sottise et de l’ignorance. Pour un tel homme si la porte de vos maisons n’est jamais fermée, ne semble-t-elle pas s’ouvrir afin de demander le prix de cet accueil ? Aussi est-il adoré de vos portiers ; il l’est de vos valets-de-chambre, il l’est de vos affranchis, il l’est de vos esclaves et de vos servantes. Dès qu’il arrive, on l’annonce avant son tour, on l’introduit seul, tandis que les citoyens les plus vertueux se voient refuser la porte. D’où l’on peut conclure que toutes vos préférences sont pour ceux qui ont vécu de manière à ne pouvoir sans votre appui échapper à la rigueur des lois. Oui, tandis que nous vivons dans une telle médiocrité de fortune, que nous ne pouvons pas même songer à l’augmenter, lorsque nous soutenons notre dignité et les bienfaits du peuple romain, non par l’opulence, mais par la vertu, croyez-vous, Hortensius, qu’on puisse voir sans indignation que cet homme, riche des trésors par lui extorqués en tous lieux, brave impunément les lois, et nage dans l’abondance ? que sa vaisselle d’argent, ses statues, ses tableaux, décorent et vos palais, et le forum, et les comices (3), bien que cependant, grâce à vos prouesses, vous soyez abondamment pourvu de tous ces objets ? Quoi ! Verrès embellira de ses rapines vos maisons de plaisance ! Verrès sera mis en parallèle avec L. Mummius, pour avoir pillé plus de villes alliées que ce général n’a conquis de villes ennemies, pour avoir embelli plus de maisons de campagne avec les ornemens enlevés dans les temples, que l’autre n’a décoré de temples avec les trophées de ses victoires ! Et voilà l’homme que vous n’affectionnez si tendrement que pour que les autres préteurs en soient plus disposés à servir vos passions, au risque de se perdre eux-mêmes !

V. Mais nous reviendrons plus tard sur cette matière : c’en est assez pour le moment. Nous allons passer à d’autres délits. Auparavant permettez-moi, juges, de vous adresser une seule prière. Dans toute ma précédente plaidoirie, nous avions mille moyens de fixer votre attention, et nous en éprouvâmes une vive reconnaissance ; mais elle sera plus vive encore si vous voulez bien me continuer la même faveur. Jusqu’ici la diversité des faits et la nouveauté des crimes ont pu répandre une sorte d’agrément sur la cause. Maintenant nous allons parler de l’affaire des grains. Les malversations de Verrès en ce genre surpassent, il est vrai, tout ce que vous avez entendu, mais présentent beaucoup moins d’intérêt et de variété. Il est digne de votre gravité et de votre sagesse, juges, de ne pas moins nous prêter votre attention par devoir que par plaisir. Dans cette cause relative aux blés, n’oubliez pas, juges, que c’est sur les propriétés et les revenus de tous les Siciliens, sur la fortune de tous les Romains cultivant des terres en Sicile, sur les tributs que nous ont laissés nos ancêtres, enfin sur la vie et sur la subsistance du peuple romain, que vous avez à prononcer. Si l’objet de ce plaidoyer vous paraît très-important, ce ne sont point des détails variés ni de riches développemens que vous devez attendre de moi. Personne de vous n’ignore, juges, que si le peuple romain trouve une province si riche et si précieuse dans la Sicile, qui n’a été réunie à son domaine que dans ce but, c’est surtout par les grains qu’elle lui fournit. Pour tout le reste, nous trouvons à la vérité quelques secours dans cette province, mais ici nous lui devons la subsistance et la vie.

Je diviserai cette accusation en trois parties ; je parlerai d’abord du blé soumis à la dîme, puis du blé acheté, enfin du blé estimé.

VI. Entre la Sicile et les autres provinces voici la différence qui existe relativement à l’assiette de l’impôt territorial. Aux autres nations il fut imposé une taxe déterminée, appelée taxe permanente (4), comme aux Espagnols et à la plupart des cités carthaginoises ; c’est le prix de nos victoires et le châtiment de leur résistance. Ailleurs, comme en Asie, les censeurs afferment les terres conformément à la loi Sempronia. Quant aux villes de la Sicile, en les admettant dans notre amitié et sous notre protection, nous sommes convenus qu’elles demeureraient sous leurs propres lois, et qu’elles obéiraient au peuple romain aux mêmes conditions qu’à leurs anciens chefs. Très-peu d’entre ces villes (5) furent soumises à nos ancêtres par la conquête : leur territoire devenu la propriété du peuple romain, leur a néanmoins été rendu depuis ; et c’est ce territoire qui est donné à bail par les censeurs. Il est deux villes confédérées dont les dîmes ne s’afferment pas, Messine et Taurominium (6) ; cinq, sans être nos confédérées (7), sont franches et libres de tout tribut, savoir, Halèse, Centorbe, Ségeste, Halicye, Panorme. Tout le territoire des autres cités de la Sicile est sujet à la dîme, à laquelle, avant de passer sous la domination du peuple romain, il l’était déjà d’après le vœu et les lois des Siciliens. Remarquez ici la sagesse de nos ancêtres : après avoir réuni à la république la Sicile comme une dépendance d’où l’on pourrait toujours tirer des secours, soit en paix, soit en guerre, ils mirent tant de sollicitude à se ménager et à conserver l’affection des habitans, que non-seulement ils n’imposèrent aucune taxe nouvelle sur les terres, mais qu’ils ne changèrent rien aux règlemens concernant la dîme, ni pour l’époque, ni pour le lieu où se faisait l’adjudication, et statuèrent qu’elle se ferait toujours dans la province aux mêmes époques, dans les mêmes endroits, et conformément à la loi d’Hiéron. Ils ont voulu que les Siciliens fissent leurs affaires eux-mêmes, et se gardèrent bien d’indisposer les esprits, je ne dis pas par une loi nouvelle, mais même en changeant le nom des anciennes. Ainsi ils jugèrent devoir conserver l’adjudication des dîmes aux termes de la loi d’Hiéron, afin que les Siciliens acquittassent plus volontiers cette taxe en voyant subsister, malgré le changement de domination, non-seulement les institutions, mais le nom d’un prince dont la mémoire leur était si chère. Les Siciliens, avant la préture de Verrès, avaient toujours joui de ce privilège ; il est le premier par qui, des institutions toujours subsistantes et des usages transmis par nos ancêtres, les conditions de notre amitié et les droits de notre alliance aient été audacieusement annulés, modifiés.

VII. Sur ce chef, d’abord je vous reproche et je vous accuse, Verrès, d’avoir innové dans une chose si ancienne et si constamment observée. Votre génie a-t-il fait quelque heureuse découverte ? Avez-vous plus d’instruction et de lumières que tant de sages et d’illustres magistrats qui ont administré avant vous la même province ? Car, enfin, c’est ici votre ouvrage, l’œuvre de votre génie et de votre sagesse. Je ne vous en dispute point l’honneur, je vous l’accorde. À Rome, je le sais, durant votre préture, votre édit transportait les successions des enfans aux étrangers, des premiers aux seconds héritiers institués. Ainsi votre caprice se substituait aux lois. Je sais que vous avez réformé les édits de tous vos prédécesseurs, adjugé des successions, non pas à ceux qui produisaient des testamens, mais aux faussaires qui en supposaient ; je sais que ces innovations, imaginées, inventées par vous, ont été pour vous d’un grand produit : vous avez même, je m’en souviens, réformé et aboli le règlement des censeurs, relatif à l’entretien des édifices publics ; vous ne vouliez pas que l’entreprise fût donnée à celui qui y avait un droit personnel, ni que les tuteurs et les parens d’un pupille veillassent à ce qu’il ne fût pas dépouillé de ses biens ; vous aviez soin de prescrire un très-petit nombre de jours pour la confection des travaux, afin d’éloigner les enchérisseurs, tandis que vous ne fixiez aucun terme au soumissionnaire de votre choix (8). Je ne suis donc point surpris que vous ayez établi une nouvelle loi pour les dîmes, vous qui vous êtes montré un homme si habile et si profond dans tout ce qui regarde les édits des préteurs et les lois des censeurs. Non, je ne suis point surpris des inventions de votre génie ; mais que de votre chef, que, sans l’ordre du peuple, ni l’autorisation du sénat, vous ayez changé les lois d’une province de la Sicile, voilà ce que je vous reproche, voilà ce dont je vous accuse.

Les consuls L. Octavius et C. Cotta (9) reçurent du sénat l’autorisation de faire dans Rome l’adjudication des dîmes du vin, de l’huile et des menus grains, que les questeurs avaient, avant vous, toujours faite en Sicile ; et sur cette matière, ces consuls portèrent les reglemens qu’ils jugèrent convenables. Lors du renouvellement du bail, les fermiers demandèrent qu’on ajoutât à la loi quelques dispositions nouvelles, sans toutefois déroger aux anciennes ordonnances des censeurs. Qui s’opposa à cette demande ? Un Sicilien qui, par hasard, se trouvait à Rome : c’était votre hôte, oui, votre hôte, Verrès, et votre intime ami ; c’était Sthenius de Thermes (10). L’affaire fut portée aux consuls ; ils convoquèrent, pour en délibérer, plusieurs citoyens qui tenaient le plus haut rang dans la république ; et de l’avis de ce conseil, ils déclarèrent que l’adjudication se ferait conformément à la loi d’Hiéron.

VIII. Eh quoi ! des hommes très-éclairés, des hommes dont l’autorité est imposante, des hommes à qui le sénat avait donné tout pouvoir de régler la perception des impôts, à qui le peuple romain avait conféré ce pouvoir, ont, sur la seule réclamation d’un Sicilien, et malgré l’augmentation qu’on pouvait en espérer dans nos revenus, renoncé à rien changer aux dispositions de la loi d’Hiéron ; et vous, homme de si peu de sens et d’autorité,. vous avez osé, sans l’ordre du sénat et du peuple, au mépris des réclamations de toute la Sicile, au risque évident de diminuer, d’anéantir nos revenus, annuler entièrement la loi d’Hiéron!

Et quelle est donc la loi, juges, qu’il a réformée, ou plutôt tout-à-fait abolie ? La loi la plus sage, la plus habilement conçue, qui met le laboureur tellement sous la dépendance du décimateur, que, soit qu’il récolte, soit qu’il batte, ou qu’il serre le grain, soit qu’il le déplace ou le transplante au loin, il lui est impossible de frauder sans s’exposer à des peines sévères. La loi est rédigée avec tout le soin d’un législateur qui n’aurait pas eu d’autres revenus, avec toute la sagacité d’un Sicilien, avec toute la rigueur d’un tyran. Et cependant les laboureurs siciliens ne sauraient en désirer de plus avantageuse, car les droits du décimateur y sont si positivement établis, qu’il ne peut exiger forcément des laboureurs rien au delà du dixième.

Malgré la sagesse de ces dispositions, il s’est trouvé un Verrès qui, après tant d’années et tant de siècles, s’est permis, je ne dis pas seulement de les modifier, mais de les abolir ; qui, de règlemens établis pour la sûreté des alliés et l’intérêt de la république, a fait surgir pour lui une source de profits infâmes ; qui le premier a donné les dîmes à bail à de prétendus décimateurs, qui n’étaient effectivement que les agens et les satellites de son odieuse cupidité. Par eux la Sicile, et je le ferai voir, a été, pendant les trois années de sa préture, tellement opprimée, dévastée, que pour relever cette province il nous faudra une longue suite d’années avec des magistrats aussi intègres qu’habiles. IX. Le chef de tous ces prétendus décimateurs était ce Q. Apronius, que vous voyez devant vous, et dont la perversité sans exemple vous est attestée par les députations les plus respectables, dont vous avez entendu les doléances. Remarquez, juges, son air, son regard ; et, par l’effronterie qu’il vient déployer ici dans une situation désespérée, essayez de vous représenter l’arrogance qu’il étalait au milieu de la Sicile. Oui, c’est cet Apronius que Verrès, qui, dans toute la province, avait rassemblé de toutes parts les hommes les plus corrompus, quoiqu’il eût d’ailleurs amené d’Italie un assez grand nombre de ses pareils, c’est cet Apronius que, pour la perversité, la débauche et l’audace, il adopta comme un autre lui-même. Aussi bientôt se forma-t-il entre eux une étroite union, fondée non point sur la réciprocité d’affaires et d’intérêts, ni sur aucune estime, mais sur la conformité de leurs penchans honteux. Vous connaissez les mœurs perverses de Verrès et sa dépravation : figurez-vous, si vous le pouvez, un homme capable de se mettre à tout moment à l’unisson de ses infamies, de ses dissolutions ; et vous connaîtrez cet Apronius de qui, non-seulement la conduite, mais encore la corpulence, les traits, dénotent un gouffre, un abîme immense de vices et de turpitudes. C’était lui que, dans tous ses attentats à la pudeur, dans ses spoliations de temples et dans ses orgies impures, Verrès employait de préférence. La conformité de leurs mœurs les avait tellement rapprochés, que cet Apronius, ignare et grossier aux yeux de tous les autres, paraissait au seul Verrès charmant et disert ; cet homme que chacun détestait et refusait de voir, Verrès ne pouvait s’en passer ; cet homme, avec lequel personne ne voulait se trouver à table, buvait dans la même coupe que Verrès ; enfin, l’odeur infecte qu’exhalaient la bouche et le corps d’Apronius, et qui, comme on dit, était insupportable aux animaux eux-mêmes (11), semblait à Verrès le parfum le plus délicieux. Apronius, au tribunal, s’asseyait le plus près de lui, il ne quittait point la chambre à coucher du préteur, et faisait les honneurs de sa table, surtout dans ces festins où, malgré la présence du jeune fils du préteur (12) Apronius se mettait à danser tout nu.

X. C’est lui, comme je le disais, que Verrès avait choisi pour être son principal agent de l’oppression et de la spoliation des laboureurs. Oui, juges, apprenez-le, c’est à l’audace, à la scélératesse, à la cruauté de ce misérable, que nos alliés les plus fidèles, que d’excellens citoyens ont été livrés et comme dévoués en vertu d’une nouvelle jurisprudence et de nouveaux édits, et, comme je l’ai dit plus haut, au mépris de la loi d’Hiéron, que Verrès a rejetée et réprouvée dans toutes ses dispositions.

Écoutez, juges, son premier édit ; il est curieux : Tout ce que le décimateur aura déclaré lui être du pour la dîme, le laboureur sera tenu de l’acquitter. Quoi donc! tout ce qu’Apronius demandera, il faudra le donner ! Est-ce là l’ordonnance d’un préteur en faveur des alliés, ou bien le décret d’un vainqueur insolent pour des ennemis vaincus, ou l’ordre absolu d’un tyran ? Quoi ! je donnerai tout ce qu’il demandera! Il demandera tout ce que j’aurai récolté. Que dis-je, tout ? plus encore, s’il le veut. Mais ensuite ? — Eh bien! ou vous donnerez, ou vous serez puni comme ayant contrevenu à l’édit — Au nom des dieux! vous exagérez ; cela n’est pas vraisemblable. — Je le pense comme vous, juges : quoiqu’il n’y ait rien dont cet homme ne soit capable, le fait cependant doit vous paraître controuvé. Moi-même, quand toute la Sicile en déposerait, je n’oserais l’affirmer, si je ne pouvais rapporter les édits de Verrès d’après ses registres, sans en omettre un seul mot, ainsi que je vais le faire. Donnez, je vous prie, les registres au greffier, qui va en lire la minute. Lisez l’édit sur la déclaration. Edit Sur La Déclaration. Verrès prétend que je ne fais pas tout lire ; car le signe qu’il fait ne veut pas dire autre chose. Qu’ai-je donc passé ? est-ce l’article où vous avez l’air de veiller aux intérêts des Siciliens, et de prendre en pitié les malheureux laboureurs ? Vous y statuez, il est vrai, que si le décimateur perçoit plus qu’il ne lui est dû, il paiera huit fois la somme. Je ne veux rien passer. Lisez aussi ce qui concerne la restitution ; lisez l’édit tout entier. Edit Sur L’action En Restitution De Huit Fois La Somme. Il faudra donc que le laboureur poursuive le décimateur devant les tribunaux ! Il n’y a ni humanité ni justice à forcer des laboureurs à quitter leurs champs pour le barreau, leur charrue pour le banc des plaideurs, et leurs travaux champêtres pour la chicane et pour des contestations étrangères à leurs habitudes.

XI. Eh quoi ! pour toutes les autres impositions de l’Asie, de la Macédoine, de l’Espagne, de la Gaule, de l’Afrique, de la Sardaigne, et même de plusieurs cantons de l’Italie qui sont sujets au tribut, pour toutes ces impositions, dis-je, le fermier public poursuit ou prend hypothèque, mais jamais il ne saisit les propriétés et ne s’en met en possession ; et vous, Verrès, vous avez établi à l’égard des hommes les plus utiles, les plus probes, les plus honnêtes, car tels sont les laboureurs, une jurisprudence contraire à toute autre législation ! Lequel est le plus juste que le décimateur perçoive ou que le cultivateur réclame ? que l’action judiciaire prévienne les vexations ou qu’elle les attende ? que la propriété reste dans les mains qui l’ont fait valoir, ou qu’elle passe à celui qui n’a qu’à lever le doigt (13) pour l’enchérir ? Et ceux qui n’ont à labourer qu’une journée de terre, et qui ne peuvent quitter un instant leurs travaux (et de cette classe le nombre était grand avant votre préture), que feront-ils ? Quand ils auront donné à votre Apronius tout ce qu’il leur aura demandé, laisseront-ils leurs labours ? abandonneront-ils leurs foyers domestiques ? Ils viendront à Syracuse, afin sans doute d’obtenir, vous étant préteur, au moyen d’une procédure équitable, contre Apronius, vos délices, un jugement en restitution ? Mais je le veux ; il se trouvera parmi les laboureurs quelque homme de tête et d’expérience, qui, après avoir donné au décimateur tout ce que celui-ci aura prétendu lui être dû, réclamera judiciairement, et poursuivra en restitution de huit fois la valeur perçue. J’attends tout de la force de l’édit et de la sévérité du préteur. Je m’intéresse au laboureur ; je fais des vœux pour qu’Apronius soit condamné à rendre huit fois la valeur. Que demande enfin le cultivateur ? Rien autre chose qu’une sentence qui prescrive la restitution aux termes de l’édit. Que répond Apronius ? Il ne refuse pas d’être jugé. Et le préteur ? Il ordonne aux parties de faire leurs récusations parmi les commissaires. Prenons note des décuries : quelles décuries ! C’est parmi les hommes de ma suite que vous ferez vos récusations. Mais de quelles gens cette suite est-elle composée ? De quelles gens ! de l’aruspice Volusius, du médecin Cornelius, et de toute cette meute affamée que vous voyez rôder autour de mon tribunal ; car jamais Verrès n’a pris ni juges ni commissaires parmi nos Romains établis en Sicile. A l’entendre, les décimateurs trouvaient des ennemis dans tous ceux qui possédaient un pouce de terre. Il fallait donc aller plaider contre Apronius devant des hommes encore à moitié ivres des orgies d’Apronius.

XII. Ô juridiction respectable et vraiment digne de mémoire ! ô rigoureux édit ! ô refuge assuré pour les laboureurs ! Et pour que vous vous fassiez une idée et du mode de ces procédures tendant à la restitution de huit fois la somme, et des commissaires qu’il choisissait parmi son cortège, donnez-moi, je vous prie, quelque attention. Quel est, pensez-vous, le décimateur qui, se voyant autorisé à prendre chez le laboureur tout ce qu’il demanderait, n’a pas demandé plus qu’il ne lui était dû ? Considérez, en y réfléchissant, qui s’en serait abstenu, surtout lorsqu’il aurait pu outrepasser ses droits, non seulement par cupidité, mais encore par mégarde : il est impossible qu’il n’y en ait pas eu beaucoup dans ce cas. Je vais plus loin : je soutiens que tous ont perçu plus, et beaucoup plus que le dixième. Nommez-moi un seul décimateur qui, pendant les trois années de votre préture, ait été condamné à restituer huit fois la somme ; que dis-je, condamné ? nommez-en un seul qu’on ait actionné en vertu de votre édit. Sans doute il n’y avait aucun laboureur qui eût à se plaindre qu’on lui eût fait une injustice, aucun décimateur qui se fût permis d’exiger une obole au delà de ses droits. Rien de plus vrai pourtant que partout Apronius prenait, emportait ce qui était à sa convenance. De tous côtés les laboureurs, dépouillés, tyrannisés, faisaient entendre leurs plaintes ; et cependant on ne pourrait citer aucun jugement contre lui. Qu’est-ce à dire ? tant d’hommes fermes, pleins d’honneur, influens ! tant de Siciliens, tant de chevaliers romains, vexés par le plus vil et le plus méprisable des hommes, n’osaient réclamer la restitution de huit fois la valeur, lorsqu’il avait publiquement encouru cette peine ! Quelle en est la cause ? quel en est le motif ? Il n’en est qu’un seul, juges, et vous le devinez : ils se voyaient d’avance joués, moqués à l’envi, et déboutés par le tribunal. Quel tribunal en effet que celui où, tirés de l’infâme et crapuleux cortège de Verrès, on aurait vu siéger, sous le titre de commissaires, trois des acolytes du préteur, lesquels lui avaient été donnés, non par son père, mais sur la recommandation d’une misérable courtisane ? Un cultivateur aurait eu bonne grâce à plaider, à se plaindre qu’Apronius ne lui avait point laissé de grains, qu’il avait pillé ses propriétés, qu’il l’avait chassé et même frappé ! Nos honnêtes gens se seraient mis à délibérer sur la cause, mais c’aurait été pour s’entretenir d’une partie de débauche et des femmes qu’au sortir des bras du préteur ils pourraient avoir. Il y aurait eu comme une plaidoirie. On aurait vu se lever Apronius, publicain fier de sa nouvelle dignité, et non point décimateur malpropre, couvert de poussière, mais parfumé d’essences, et encore appesanti par le vin et par la débauche de la nuit. Au premier mouvement qu’il eût fait, au premier souffle qu’il eût exhalé, une odeur de vin, d’essences, et la puanteur de son corps, auraient rempli toute la salle. Il eût répété ce qu’il disait toujours, qu’il ne s’était pas fait adjuger les dîmes, mais les biens et les revenus des laboureurs ; qu’il n’était point le décimateur Apronius, mais un autre Verrès, leur maître et leur souverain. A peine aurait-il parlé, les honnêtes juges de la troupe du préteur n’auraient pas même mis en délibération l’acquittement d’Apronius, mais auraient cherché les moyens de punir le demandeur au profit d’Apronius lui-même.

XIII. Après que, grâce à vous, toute licence de piller les laboureurs eut été donnée aux décimateurs, e’est-à-dire à Apronius, en l’autorisant à demander ce qu’il voudrait, et à enlever ce qu’il aurait demandé, comptiez vous véritablement que ce serait pour vous un moyen de défense, en cas d’accusation, de pouvoir dire que par votre édit vous aviez promis des commissaires qui forceraient à restituer huit fois la valeur ? Oui, quand ce serait parmi nos citoyens les plus distingués et les plus honorables établis à Syracuse, que vous auriez laissé aux laboureurs la liberté non pas seulement de récuser, mais de choisir à leur gré des commissaires, ne serait-ce pas encore une injustice inouïe, intolérable, de forcer le laboureur à livrer d’abord toute sa récolte au publicain, et à se dessaisir de sa propriété, sauf à lui à réclamer ensuite et à poursuivre ses droits devant les tribunaux ? Mais ici les mots sont démentis par les faits. Si votre édit permet le recours en justice, il n’en est pas moins vrai qu’il y a collusion entre vos infâmes satellites et les décimateurs, qui ne sont autre chose que vos associés, ou plutôt vos agens. Et vous osez parler de ce prétendu tribunal! Vaine défense qui, à défaut de nos argumens, tomberait d’elle-même devant les faits, puisque, malgré tant de vexations et d’injustices commises sur les laboureurs par les décimateurs, il n’est résulté de votre admirable édit aucun arrêt prononcé ni même requis!

Cependant Verrès sera plus indulgent à l’égard des laboureurs qu’il ne le paraît ; car, si par son édit les fermiers doivent rendre huit fois la valeur, le laboureur n’est tenu qu’à restituer le quadruple. Qui oserait dire que Verrès s’est montré le persécuteur, l’ennemi des laboureurs ? Combien n’a-t-il pas plus d’indulgence pour eux que pour les publicains ! Il a ordonné que, toutes les fois qu’un décimateur aurait déclaré ce qu’il croirait lui appartenir, le magistrat sicilien contraindrait le laboureur à le lui livrer. A-t-il négligé aucune action judiciaire qui pût être autorisée contre le laboureur ? Ce n’est pas un mal, dit-il, d’entretenir la terreur ; il est bon que, lorsqu’on aura fait contribuer le laboureur, la crainte des tribunaux l’empêche de remuer. Si vous voulez me faire payer en vertu d’un jugement, ne faites pas intervenir un magistrat sicilien (14) ; si vous employez la violence, qu’est-il besoin d’une sentence juridique ? Et, d’ailleurs, qui n’aimera pas mieux donner à vos collecteurs ce qu’ils auront demandé, que d’être condamné par vos acolytes à payer le quadruple ?

XIV. Admirons vraiment la conclusion de son édit. Il annonce que, dans tous les débats qui s’élèveront entre le laboureur et le décimateur, il nommera des commissaires, si l’un des deux le souhaite. D’abord quelle discussion peut-il y avoir quand celui qui doit demander enlève, et qu’il enlève non pas seulement ce qui lui est dû, mais tout ce qui est à sa convenance ; quand, d’un autre côté, il n’est aucun moyen possible au malheureux qu’on dépouille pour rien recouvrer du sien en vertu d’un jugement ? Puis notre homme, prétendant, de son bourbier, s’élever jusqu’à la finesse et jusqu’à la ruse, ajoute : Si l’un des deux le souhaite, je nommerai des commissaires. Ô l’heureux moyen de voler adroitement ! À tous deux il accorde la faculté de réclamer des commissaires. Mais qu’importe que votre édit stipule « si l’un des deux le souhaite, ou bien, si le décimateur le souhaite ? » Quel est le laboureur qui voudra jamais de vos commissaires ?

Et de quel nom qualifier ces édits de circonstance qu’il rendait à l’instigation d’Apronius ? Q. Septitius, homme plein d’honneur et chevalier romain, avait résisté aux exactions d’Apronius, et déclaré qu’il ne donnerait rien par delà le dixième. Tout à coup paraît un édit spécial pour défendre à toute personne d’enlever ses blés de l’aire avant d’avoir transigé avec le décimateur. Q. Septitius s’était soumis à cette disposition inique, et laissait sa récolte dans l’aire exposée à la pluie. Mais bientôt fut publié cet autre édit si lucratif et si profitable, qui ordonnait de porter, avant les kalendes d’août, toutes les dîmes au bord de la mer. Par cet édit, non seulement les Siciliens qu’assez de précédentes ordonnances avaient déjà écrasés, ruinés, mais les chevaliers romains eux-mêmes, qui, confians dans l’éclat de leur position et dans le crédit qu’ils avaient toujours eu auprès des préteurs, avaient cru pouvoir revendiquer leurs droits contre Apronius, se sont vus livrés captifs à ce même Apronius. Remarquez, juges, en quels termes est conçu l’édit : On n’enlèvera le blé de l’aire qu’après avoir transigé. N’est-ce pas me faire assez de violence pour me contraindre à une transaction désavantageuse ? Car j’aime mieux donner plus que je ne dois, que de ne pas enlever à temps ma récolte de l’aire. Malgré cette violence, Septitius et beaucoup de gens qui lui ressemblaient ne furent pas ébranlés : « Je n’enlèverai point mon blé, dirent-ils, plutôt que d’entrer en arrangement. » On leur opposa cette ordonnance : Vous livrerez votre blé avant les kalendes d’août. — Eh bien ! je le livrerai. — Oui ; mais, si vous n’avez pas transigé, vous le laisserez en place. Ainsi, en me fixant un jour pour le livrer, vous me forciez de l’enlever de l’aire ; et cette défense de l’enlever à moins d’avoir transigé m’obligeait à entrer bon gré mal gré en arrangement.

XV. Voici encore un acte contraire non-seulement à la loi d’Hiéron comme à l’usage des anciens préteurs, mais encore à tous les droits que le sénat et le peuple romain ont accordés aux Siciliens, et qui consistent à ne pouvoir être cités que devant les tribunaux du ressort de leur domicile. Verrès ordonna que le laboureur s’obligerait de comparaître partout où il plairait au décimateur de l’assigner, afin qu’Apronius, en usant de la faculté de citer au moins à Lilybée quelque habitant de Leontium, tirât profit de ce moyen de faire peser sur les malheureux laboureurs de fausses accusations. Déjà cependant il avait ouvert à la chicane une source assez abondante de procès par cette singulière disposition, qui ordonnait à chaque laboureur de déclarer le nombre d’arpens qu’il aurait ensemencés. Cette mesure, comme nous le ferons voir, toute favorable aux arrangemens les plus iniques, sans aucun profit pour la république, servait merveilleusement Apronius pour faire tomber dans les lacs de ses fausses accusations tous ceux qu’il voulait. Quelqu’un avait-il parlé contre lui, il le citait en justice comme ayant fait une déclaration inexacte du nombre de ses arpens. La crainte d’un procès détermina beaucoup de laboureurs à livrer plus de grains qu’ils n’en devaient, et même à donner de fortes sommes d’argent. Ce n’est pas qu’il leur fût difficile de faire une déclaration exacte des arpens qu’on avait cultivés, et même d’en exagérer le nombre ; car quel risque auraient-ils couru ? Mais on trouvait toujours moyen de les citer en jugement pour ne s’être pas conformé rigoureusement à l’édit. Or, vous devez savoir de quelle manière la justice s’exerçait sous ce préteur, si vous vous rappelez de quels hommes étaient composées sa garde et son escorte. Quelle conséquence me faut-il tirer, juges, de l’iniquité de ces étranges édits ? Que beaucoup de vexations ont été commises envers nos alliés ? La chose est évidente. Que l’autorité des anciens préteurs a été comptée pour rien ? Verrès n’osera le nier. Qu’Apronius a été tout-puissant pendant la préture de Verrès ? Il faut nécessairement que Verrès en convienne.

XVI. Peut-être ici allez-vous me demander, et c’est une chose dont la loi veut que vous vous informiez, s’il a tiré quelque argent de ces édits. Je vais prouver qu’il en a tiré beaucoup, et que toutes les iniquités dont j’ai parlé n’ont eu d’autre but que de l’enrichir. Mais auparavant je veux le chasser d’un fort où il se croit bien retranché contre mes attaques. J’ai, dit-il, vendu très-cher la dîme. Entendons-nous : est-ce la dîme, homme impudent et insensé, que vous avez vendue ? est-ce cette partie des grains dont le sénat et le peuple romain vous avaient chargé d’allouer la perception, ou les récoltes entières, c’est-à-dire les biens, tous les revenus des laboureurs, que vous avez vendus ? Si le crieur avait, par votre ordre, annoncé publiquement que c’était non la dîme, mais la moitié des récoltes qu’il allait mettre à l’encan, et que des enchérisseurs se fussent présentés pour se la faire adjuger cette moitié, faudrait-il s’étonner que vous eussiez vendu plus cher la moitié que les autres n’ont vendu le dixième ? Mais si le crieur a seulement annoncé la dîme, et qu’en effet, c’est-à-dire en vertu de votre loi, de votre édit et de vos conventions particulières, on ait adjugé au delà même de la moitié des récoltes, vous glorifierez-vous d’avoir vendu ce dont il ne vous était pas permis de disposer, plus cher que les autres n’ont adjugé ce qu’ils avaient le droit de vendre ?

J’ai, dites-vous, affermé la dîme à plus haut prix que les autres préteurs. Comment y êtes-vous parvenu ? Est-ce par votre probité ? Regardez le temple de Castor, et, si vous l’osez, parlez de votre probité. Est-ce grâce à votre habileté ? Contemplez les ratures que vous avez laissées dans vos registres sur le nom de Sthenius de Thermes, et puis osez vous donner pour un homme habile. Est-ce par votre génie ? Oui, vous qui dans la première action n’avez pas voulu qu’on interrogeât les témoins, et qui avez mieux aimé rester muet devant eux ; puis vantez-vous, ainsi que vos défenseurs, d’avoir l’esprit fertile en ressources. Apprenez-nous donc enfin comment vous avez obtenu ce résultat ? La gloire en effet n’est pas petite d’avoir surpassé en habileté tous vos prédécesseurs, et laissé un grand exemple à ceux qui vous succéderont. Nul peut-être n’avait mérité que vous le prissiez pour modèle. Mais vous, après les heureuses améliorations dont vous êtes l’auteur et le créateur, vous verrez tous les magistrats s’empresser de vous imiter. Est-il un laboureur qui, pendant votre préture, n’ait payé qu’une simple dîme ? En est-il un qui n’en ait payé que deux ? En est-il un qui ne se soit trouvé très-heureux de n’en payer que trois ? J’excepte le petit nombre de ceux qui ne payaient rien, parce qu’ils partageaient vos rapines. Voyez quelle différence entre votre conduite tyrannique et la générosité du sénat ! Lorsque les besoins de la république obligent le sénat d’imposer une seconde dîme, il a soin que le laboureur en reçoive la valeur en argent ; et si le fisc perçoit plus de grains qu’il ne lui en est dû, il est censé acheter, et ne prend pas. Et vous qui avez exigé, extorqué tant de dîmes, non point en vertu d’un sénatus-consulte, mais aux termes d’édits sans exemple et d’ordres tyranniques émanés de vous-même, vous serez fier d’avoir porté le prix du bail plus haut que L. Hortensius, père de votre défenseur, plus haut que Cn. Pompeius et que M. Marcellus, qui ne s’écartèrent ni de la justice, ni des lois, ni des institutions établies!

XVII. Deviez-vous ne vous occuper que du produit d’une ou de deux années, et négliger pour l’avenir le salut de la province, les moyens d’approvisionnemens, les intérêts de la république, lorsque vous avez trouvé en Sicile cette partie de l’administration dirigée vers le double but de fournir au peuple romain assez de blés, et de laisser les laboureurs tirer profit de leurs travaux, de leurs exploitations ? Qu’avez-vous fait ? qu’avez-vous obtenu ? Pour procurer au peuple romain je ne sais quelle augmentation sur les dîmes, vous avez réduit les laboureurs à abandonner, à déserter leurs campagnes. Metellus vous a succédé. Avez-vous plus de probité que Metellus ? Êtes-vous plus jaloux de l’estime et de la considération publiques ? Vous aspiriez au consulat ; et Metellus dédaignait sans doute une dignité que son père et son aïeul avaient obtenue. Cependant il a porté l’adjudication des dîmes moins haut non-seulement que vous, mais que les préteurs qui avant vous les avaient adjugées. Répondez-moi : ne pouvait-il pas imaginer, comme vous, des moyens de faire hausser cette adjudication ? ne pouvait-il pas suivre les traces encore récentes de son prédécesseur ? ne pouvait-il pas profiter de vos admirables découvertes, et faire exécuter vos ingénieux édits ? Mais il aurait craint de déroger au nom de Metellus, s’il vous eût imité en la moindre chose. Avant de quitter Rome, il fit ce que de mémoire d’homme jamais on n’avait encore vu : oui, quand il fut sur son départ pour sa province, il écrivit une circulaire à toutes les communes de la Sicile, afin de les exhorter à labourer et à ensemencer les terres qu’ils tiennent des bienfaits du peuple romain. Il leur fit cette prière un peu avant son arrivée, et les assura en même temps qu’il se conformerait dans les baux à la loi d’Hiéron, c’est-à-dire qu’il ne ferait pour la dîme rien de ce qu’avait fait son prédécesseur. Ce ne fut point l’amour du pouvoir qui lui dicta cette lettre, adressée avant le temps à une province qu’un autre gouvernait encore : c’était prudence ; car il paraît que, s’il eût laissé passer le temps des semailles, nous n’aurions pu tirer de la Sicile un grain de blé. Il est bon que vous connaissiez cette lettre de Metellus ; greffier, faites-en lecture : Lettre De Metellus.

XVIII. C’est à cette lettre que vous venez d’entendre que l’on doit tout ce que la Sicile a semé de grains cette année. Personne n’aurait tracé un sillon dans les champs domaniaux, si Metellus n’eût écrit cette lettre. Mais quoi! cette idée lui fut-elle inspirée par le ciel ? ou bien avait-il été informé de l’état des choses par la multitude de Siciliens et de négocians de la Sicile qui se trouvaient à Rome, et qui, comme on le sait, se réunissaient ordinairement en si grand nombre, et chez les Marcellus, les plus anciens protecteurs de la Sicile, et chez Cn. Pompée, consul désigné, et chez tous ceux que des liaisons respectables attachent à cette province ? Quel préjugé contre un homme d’avoir été, chose encore sans exemple, accusé publiquement, bien qu’en son absence, par ceux dont il tenait la fortune et les enfans sous son autorité et en sa puissance ! Les injustices de Verrès étaient si révoltantes, qu’ils aimaient mieux s’exposer à tout que de ne pas se plaindre de tant de vexations. Malgré la circulaire presque suppliante qu’il avait adressée à toutes les cités, Metellus ne put obtenir nulle part que les terres fussent ensemencées comme elles l’avaient été autrefois ; car un grand nombre de laboureurs s’étaient enfuis, ainsi que je l’établirai : fatigués de ses actes tyranniques, leurs exploitations, et jusqu’à leurs foyers paternels, ils avaient tout laissé.

Assurément, juges, mon intention n’est point d’exagérer les crimes de l’accusé ; mais ce qu’ont vu mes yeux, ce que mon cœur a éprouvé, voilà ce que je veux vous exposer franchement et avec toute l’exactitude dont je suis capable. Lorsque après quatre ans d’absence je revis la Sicile, elle me présenta l’aspect d’un pays qu’aurait dévasté une guerre longue et cruelle. Ces plaines et ces collines que j’avais laissées si riches et si verdoyantes, étaient désertes et stériles ; la terre même semblait regretter les mains qui la cultivaient, et pleurer un maître. Les campagnes d’Herbite, d’Enna, de Morgante, d’Assore, d’Imachara, d’Agyrone, étaient si généralement abandonnées, que je cherchais ce qu’étaient devenus non pas seulement tant de terres labourées, mais encore leurs nombreux propriétaires. La plaine d’Etna, ordinairement si bien cultivée, et celle de Leontium, la principale source de nos approvisionnemens, cette campagne naguère si riche en espérance que, lorsqu’elle était ensemencée, on ne craignait point le renchérissement des denrées, étaient si arides et si couvertes de ronces, que dans le canton de la Sicile le plus fécond et le plus riche nous cherchions la Sicile. L’avant-dernière année avait déjà obéré les laboureurs ; la dernière les a entièrement ruinés.

XIX. Et vous osez encore me parler de dîmes! Vous dont les prévarications, les actes arbitraires, les criantes injustices, ont compromis les exploitations de la Sicile, de cette province dont l’existence repose sur les lois qui régissent sa culture, vous qui avez ruiné les laboureurs et fait déserter les campagnes ; après avoir, dans une province si riche et si abondante, enlevé à tous les propriétaires non pas seulement la récolte de l’année, mais encore les espérances de l’avenir, vous croirez vous être fait un titre à la popularité, parce que vous direz que vous avez affermé les dîmes à un plus haut prix que vos prédécesseurs! Comme si le peuple romain avait voulu, comme si le sénat avait ordonné que l’impôt de la dîme fût pour vous un prétexte d’enlever aux laboureurs toutes leurs ressources, au risque de voir le peuple romain privé pour l’avenir des récoltes nécessaires à sa subsistance, et que cependant, pour avoir ajouté au montant de la dîme une portion de votre butin, vous dussiez paraître avoir bien mérité de la république!

Mais jusqu’ici j’ai parlé comme si chez Verrès il n’y avait d’autre malversation à blâmer que d’avoir, par vanité et pour faire monter plus que certains magistrats les revenus de nos dîmes, imposé une loi plus sévère, rendu des édits plus rigoureux, et compté pour rien l’autorité de tous ses prédécesseurs. Vous avez élevé le prix de la dîme ; mais que direz-vous si je démontre que, sous prétexte de dîme, vous n’avez pas moins détourné de blé à votre profit que vous n’en avez envoyé à Rome ? Que peut avoir de populaire votre conduite, si dans une province du peuple romain vous avez autant gardé pour vous que versé dans le trésor public ? Mais si je démontre que vous vous êtes approprié deux fois plus de grains que vous n’en avez envoyé au peuple romain, verrons-nous votre défenseur balancer gracieusement sa tête et promener en souriant ses yeux autour de l’assemblée ? Tous ces faits vous étaient connus, juges ; mais peut-être n’en aviez-vous été instruits que par la voix publique : je vais les prouver. Apprenez quelles sommes incalculables il a extorquées sous prétexte d’approvisionnemens, afin que vous puissiez en même temps apprécier toute la criminalité du propos de cet homme qui prétendait que le bénéfice seul qu’il avait fait sur la dîme lui suffirait pour se racheter de toutes les attaques qu’on pourrait lui porter.

XX. Nous avons entendu dire depuis long-temps, et je suis certain, juges, qu’il n’y a personne de vous qui n’ait souvent ouï répéter que les fermiers de la dîme étaient les associés de Verrès ; je ne crois pas que les personnes qui ont de lui la plus mauvaise idée aient jamais avancé rien de plus faux contre lui : ceux-là seuls doivent être regardés comme associés qui partagent entre eux les bénéfices. Or, je soutiens que tous les profits, que toutes les récoltes des laboureurs, ont été pour lui seul ; je soutiens qu’Apronius et les esclaves de Vénus, si singulièrement métamorphosés en publicains pendant sa préture, ainsi que les autres décimateurs, n’ont été que les agens de ses profits et les ministres de ses rapines. — Comment le prouverez-vous ? — Comme j’ai prouvé qu’il avait volé dans l’adjudication des colonnes en réparation, c’est-à-dire par cela surtout qu’il avait porté un édit inique et sans exemple. Qui jamais s’avisa de changer toutes les lois et toutes les coutumes pour n’en recueillir que du blâme sans profit ? Je vais plus loin : vous n’adjugiez les dîmes en vertu d’une loi inique, que pour les affermer au delà de leur valeur. Pourquoi, après l’adjudication et la vente des dîmes, lorsqu’on ne pouvait plus en augmenter le prix, mais seulement vos profits, voyait-on naître tout à coup et au gré des circonstances de nouveaux édits ? car on vous a vu successivement permettre au décimateur de traduire les laboureurs en justice partout où il voudrait, défendre à ceux-ci d’enlever leurs blés avant d’avoir transigé, et leur ordonner de conduire leurs grains au bord de la mer avant les kalendes de juillet. Toutes ces ordonnances, rendues après l’adjudication des dîmes, sont, je le soutiens, de la troisième année de votre préture. Si vous n’aviez eu en vue que l’intérêt de la république, ces édits auraient paru au moment même des enchères ; mais comme c’était pour votre avantage personnel que vous agissiez, ce que vous aviez omis par mégarde, vous saviez toujours le réparer, averti par votre intérêt et par la circonstance. À qui prouvera-t-on que, sans profit, sans un très-grand profit, vous vous soyez exposé légèrement à tant d’infamie et à de tels risques pour votre fortune et votre existence ? Lorsque chaque jour vous entendiez les gémissemens et les réclamations de la Sicile, que vous vous attendiez, et c’est vous-même qui l’avez dit, à être mis en accusation, qu’enfin vous n’étiez pas sans inquiétude sur l’issue de ce procès, auriez-vous souffert gratuitement que les laboureurs fussent vexés, tyrannisés, pillés avec tant d’indignité ? Certes, malgré votre cruauté et votre audace sans exemple, vous n’auriez pas cependant voulu soulever contre vous toute la province, ni vous faire des ennemis déclarés de tant d’hommes estimables, si le soin, l’intérêt de votre conservation n’eût cédé chez vous à l’amour de l’or et à l’appât d’un gain présent.

Comme il me serait impossible, juges, de vous présenter l’ensemble et le détail des injustices de Verrès, et que vous exposer successivement les disgraces de ses victimes serait une tâche infinie, je vais vous indiquer en masse ses vexations. Écoutez-moi, je vous prie.

XXI. Nymphon de Centorbe est un homme diligent et industrieux, un cultivateur plein d’activité et d’expérience. Il avait pris à ferme une quantité considérable de terres en plein rapport, comme le font en Sicile presque tous les riches propriétaires, et Nymphon était du nombre. Il n’épargnait ni dépenses ni travaux pour faire prospérer ces exploitations. Les exactions de Verrès le forcèrent non-seulement d’en abandonner la culture, mais de s’enfuir de la Sicile, et de se réfugier à Rome avec un grand nombre de ses compatriotes, chassés comme lui par le préteur. D’après un ordre de celui-ci, le fermier de la dîme, aux termes de cet admirable édit qui n’avait pour objet que ces sortes de rapines, avait prétendu que Nymphon n’avait pas déclaré le nombre d’arpens qu’il faisait valoir. Nymphon ayant demandé à se défendre en justice, conformément aux lois, le préteur nomma trois commissaires de la plus grande probité : c’étaient Cornelius, son médecin, le même qui, sous le nom d’Artémidore, dans Perga, sa patrie, lui avait servi de guide dans le pillage du temple de Diane ; l’aruspice Volusianus, et Valerius le crieur public. Avant que le fait pût être constaté, Nymphon fut condamné. Peut-être êtes-vous curieux de savoir à quelle somme : l’édit ne fixait point la peine. Tout le grain qui se trouvait dans les greniers de l’accusé fut saisi. Ainsi le décimateur Apronius enleva non pas la dîme qui lui était due, non pas les grains qu’il prétendait lui avoir été soustraits, mais sept mille médimnes, montant de la récolte de Nymphon, et cela aux termes de l’édit, et non pas en vertu des conditions de son bail.

XXII. Xénon est un des habitans les plus distingués de Mena : un domaine qui appartenait à sa femme avait été donné à ferme. Le fermier, hors d’état de supporter les vexations des décimateurs, avait abandonné son champ. Verrès donnait action contre Xénon, pour déclaration fausse du nombre d’arpens mis en valeur. Xénon prétendait que l’affaire ne le regardait pas. Le domaine avait été affermé, disait-il. Le préteur persistait à prononcer que, s’il était prouvé que le domaine contenait plus d’arpens que le locataire n’en avait déclaré, Xénon encourrait la condamnation. Celui-ci ajoutait : « Ce n’est pas moi qui ai fait valoir cette terre (raison qui devait suffire pour le faire absoudre) ; et d’ailleurs, je ne suis point le propriétaire de ce fonds, je ne l’ai point donné à bail ; il appartient à ma femme, qui, gérant elle-même ses affaires, a fait cette location. » Xénon était défendu par un orateur du plus grand mérite et du plus grand poids, M. Cossetius. Le préteur déclara néanmoins que l’amende serait de quatre-vingt mille sesterces. Xénon, tout sûr qu’il était d’avoir des commissaires tirés d’une cohorte de brigands, consentit cependant à être jugé. Alors Verrès, élevant la voix assez haut pour que Xénon l’entendît, donna ordre aux esclaves de Vénus de garder à vue cet homme pendant son jugement, et de le lui amener après la sentence. En même temps il ajouta qu’il pensait bien que, si cet homme était assez riche pour ne pas craindre l’amende, il redouterait du moins les verges. Vaincu par la violence et par la crainte, Xénon effrayé paya aux décimateurs tout ce que le préteur exigea de lui.

XXIII. L’honnête et vertueux Polémarque de Morgante avait été imposé à sept cents médimnes pour la dîme de cinquante arpens. Sur son refus, il fut conduit pour être jugé dans la maison du préteur. Comme celui-ci était encore couché, on introduisit Polémarque dans la chambre, qui n’était ouverte qu’à la maîtresse de Verrès et au décimateur. Là il reçut tant de coups de pied et de coups de poing, qu’au lieu des sept cents médimnes qu’il avait refusés, il promit d’en livrer mille.

Eubulide Grosphus, de Centorbe, tient le premier rang parmi ses concitoyens, par sa vertu, sa naissance et ses richesses. Apprenez, juges, qu’il n’est resté à cet homme, le plus honorable d’une cité elle-même très-honorable, qu’autant de blé, et même de sang et de vie, que le féroce Apronius a bien voulu lui en laisser. Car, à force de violence, de persécutions, de coups, Eubulide s’est vu contraint de donner non pas seulement tout ce qu’il avait de grains, mais tout ce qu’on exigea de lui.

Sostrate, Numenius et Nymphodore, trois frères de la même ville, avaient abandonné les terres qu’ils possédaient en commun, parce qu’on exigeait d’eux plus de blé qu’ils n’en avaient recueilli. Apronius se transporte dans leur métairie avec des hommes armés. Instrumens du labourage, esclaves, bétail, il prit tout, emmena tout. Quelque temps après, Nymphodore alla le trouver à Etna, pour le prier de lui rendre ses biens. Le barbare le fit saisir et attacher à un olivier que l’on voit encore dans la place d’Etna ; et un allié, un ami du peuple romain, votre fermier, le cultivateur de votre domaine, resta suspendu à un arbre au milieu d’une ville alliée, tout le temps que le voulut Apronius.

Je viens de vous faire connaître les divers caractères de sa tyrannie, en vous citant quelques traits parmi la multitude innombrable de ses vexations. Représentez-vous les collecteurs se livrant aux mêmes excès dans toute la Sicile, les biens des laboureurs partout mis au pillage, le despotisme brutal de Verrès et la tyrannie d’Apronius. Quel mépris pour les Siciliens ! Verrès ne voyait point en eux des hommes ; il s’imaginait qu’ils n’auraient pas le courage de le poursuivre, et que vous verriez leur infortune avec indifférence.

XXIV. Eh bien ! il s’est trompé sur leur compte, et il a mal présumé de vous. Mais, si les Siciliens ont eu à se plaindre de lui, du moins il a ménagé les citoyens romains, il a eu pour eux beaucoup d’égards, il a cherché à satisfaire leurs désirs et même à mériter leur reconnaissance. Lui, ménager les citoyens romains ! Mais ils n’ont jamais eu d’ennemi plus acharné, plus cruel. Je ne parle ni des chaînes, ni des prisons, ni des fouets, ni des haches, ni même de cette croix qu’il a fait élever comme pour attester son humanité et sa bienveillance envers les citoyens romains ; je supprime, dis-je, tous ces détails, et me réserve d’en parler dans un autre temps. La levée des dîmes et la condition des citoyens romains qui se livrent à la culture, voilà ce qui m’occupe. Eux-mêmes vous ont exposé, juges, comment ils ont été traités ; ils vous ont dit qu’on les avait dépouillés de tout. Mais ce sont des abus qu’il faut souffrir, en faisant la part des circonstances. La justice est souvent sans force, ainsi que la coutume ; et en définitive, il n’est point de pertes si considérables que des hommes qui ont de la force et de la noblesse d’âme ne croient devoir supporter. Soit ; mais si Apronius n’a pas craint, sous la préture de Verrès, d’attenter à la personne de chevaliers romains, non point obscurs et inconnus, mais respectables et illustres, pouvez-vous hésiter plus long-temps ? Et que pourrais-je ajouter de plus fort ? Serez-vous d’avis que nous terminions à l’instant ce qui concerne Verrès, pour en venir plus tôt à cet Apronius, et lui tenir la parole que je lui ai donnée eu Sicile, à lui quia retenu pendant deux jours, au milieu de la place publique de Leontium, C. Matrinius, sans égard pour la haute considération, le mérite et la vertu de ce personnage ? Oui, juges, sachez qu’Apronius, un homme né dans la fange, élevé pour l’infamie, agent de toutes les débauches et de toutes les turpitudes de Verrès, a retenu pendant deux jours un chevalier romain sans abri et sans nourriture ; pendant deux jours, aux yeux de tous les Léontins, au milieu de la place publique, Matrinius, arrêté, gardé à vue par les satellites d’Apronius, n’a recouvré sa liberté qu’après avoir souscrit aux conditions que ce misérable lui avait imposées.

XXV. Que dirai-je, juges, de Q.Lollius, chevalier romain, également respectable et distingué ? Le fait que je vais raconter est assez constant, il est connu et répandu dans toute la Sicile. Lollius cultivait quelques terres dans la plaine d’Etna qui était devenue, avec beaucoup d’autres territoires, le domaine d’Apronius. Lollius, comptant sur ce vieux respect que l’on avait toujours eu pour l’ordre équestre, déclara qu’il ne paierait au décimateur que ce qui lui était dû. Ce propos fut rapporté à Apronius ; il se mit à rire, surpris que Lollius n’eût point entendu parler de l’affaire de Matrinius, ni de tant d’autres du même genre. Il lui envoie des esclaves de Vénus. Remarquez ici que le décimateur avait à ses ordres les huissiers même du préteur ; et voyez si c’est une faible preuve que Verrès usait de ces décimateurs comme de prête-noms, pour ses profits personnels. Lollius est amené ou plutôt traîné par les esclaves de Vénus devant Apronius, au moment où celui-ci, arrivant du gymnase, était mollement étendu sur un lit dans la salle à manger qu’il avait fait construire dans la place d’Etna. Lollius se trouve donc introduit au milieu de ce festin dissolu de gladiateurs. Non, juges, je le proteste, malgré la notoriété publique, je ne croirais pas ce fait, moi qui vous le raconte, si ce vieillard ne me l’eût attesté de la manière la plus positive, lorsqu’il vint me remercier, les larmes aux yeux, d’avoir bien voulu entreprendre cette accusation. Un chevalier romain, plus qu’octogénaire, est donc placé debout au festin d’Apronius. Celui-ci, tout en se frottant la tête et le visage de parfums : Eh bien ! Lollius, lui dit-il, qu’est-ce donc ? Faut-il employer la force pour vous ranger à votre devoir ? Lollius ne savait que faire. Devait-il se taire ou répondre ? Et comment parler,. dans une telle position, d’une manière convenable à son âge, à sa dignité ? Apronius, cependant, demandait qu’on servît, et quel le vin ne fût pas oublié. Les esclaves qui avaient les manières de leur maître, comme ils lui ressemblaient par la naissance, affectaient de faire passer les plats devant Lollius, et les convives de rire, et Apronius d’éclater ; à moins que vous ne supposiez que, la coupe à la main et au milieu d’une orgie, il ait tenu son sérieux, lui que vous voyez ne pouvoir s’empêcher de rire même ici, au milieu des dangers qui menacent son existence. Mais, pour abréger, sachez, juges, que, vaincu par tant d’outrages, Q. Lollius souscrivit aux conditions imposées par Apronius. L’âge et les infirmités de Lollius l’ont empêché de venir vous faire sa déposition. Mais qu’est-il besoin de Lollius ? Il n’est personne qui ne connaisse le fait ; aucun de vos amis, Verrès, aucun des témoins que vous avez produits, aucun de ceux que vous avez interrogés, ne dira que c’est la première fois qu’il en entend parler. Le fils de Lollius, jeune homme d’un mérite distingué, est ici présent. Vous entendrez sa déposition. Il avait un frère, Q. Lollius, recommandable aussi par son courage, sa probité, son éloquence, et qui fut l’accusateur de Calidius. Indigné de tant de lâches outrages, il était parti pour la Sicile ; il fut tué sur la route. On met sa mort sur le compte des esclaves fugitifs. Mais personne dans la province ne doute qu’il a péri parce qu’il n’avait pas su renfermer dans son cœur ses desseins contre Verrès. Celui-ci du moins ne doutait pas qu’un homme qui avait précédemment, par le seul effet de son zèle, accusé un coupable, ne manquerait point de l’attaquer à son retour dans Rome, indigné, comme il le devait être, des affronts faits à son père, et des malheurs qu’avait éprouvés sa famille.

XXVI. Ne voyez-vous pas, juges, à quel fléau, à quel monstre a été livrée la province la plus ancienne, la plus fidèle, la plus voisine de Rome ? Ne sentez-vous pas pourquoi la Sicile, qui avait souffert les vols, les rapines, les injustices et les affronts de tant de magistrats, n’a pu supporter des vexations et des outrages d’un genre si nouveau, si extraodinaire, si incroyable ? Tout le monde conçoit par quelle raison la province entière a choisi, pour défendre ses plus chers intérêts, un homme dont la probité, l’activité, la fermeté, ne pussent céder à aucune considération. À combien de jugemens n’avez-vous pas assisté ! Combien de scélérats ont été, à votre connaissauce, accusés de vos jours et du temps de vos pères ! En avez-vous vu, en avez-vous entendu citer un seul qui ait commis des vols si atroces et si publics, qui ait porté si loin l’audace et l’impudence ?

Apronius se faisait escorter par les esclaves de Vénus. Il les menait avec lui de ville en ville, se faisait préparer des banquets aux frais des villes, et dresser des tables au milieu des places publiques. Là il se faisait amener, non pas seulement les habitans les plus estimables de la Sicile, mais les plus honorables chevaliers romains ; et celui dont personne, à moins d’être couvert de vices et d’infamies, n’aurait voulu partager le repas, forçait d’assister debout à ses festins les personnages les plus illustres et les plus respectables. Ô le plus scélérat, le plus abominable des hommes ! Verrès, vous n’ignoriez pas ces horreurs ; tous les jours vous les entendiez raconter ; tous les jours vous en étiez témoin. Si elles n’avaient pas été pour vous une source de richesses, les auriez-vous souffertes ? les auriez-vous autorisées au risque de vous perdre vous-même ? Croirait-on que l’envie d’enrichir Apronius vous ait si exclusivement intéressé ? Croirait-on que les propos obscènes et les caresses lascives de ce misérable aient tellement charmé votre esprit, que jamais le soin de votre existence n’ait occupé votre pensée ? Vous voyez, juges, quel funeste incendie, allumé par la violence des décimateurs, a dévoré pendant sa préture, non-seulement les campagnes, mais jusqu’aux restes de la fortune des cultivateurs : non-seulement il a étendu ses ravages dans les propriétés, il a anéanti jusqu’aux droits d’homme libre et de citoyen. Vous voyez les uns suspendus à des arbres, les autres battus et frappés de verges, ceux-ci détenus prisonniers sur la place publique, ceux-là laissés debout dans un festin, d’autres condamnés par le médecin et par le crieur de Verrès ; les biens de tous pillés, saisis et enlevés des campagnes. Eh quoi ! est-ce donc là l’empire du peuple romain sur les nations ? Sont-ce là les lois du peuple romain, ses tribunaux, ses alliés fidèles, une province qui est aux portes de Rome ? Tous ces excès ont été poussés si loin qu’Athénion lui-même, s’il eût été vainqueur avec les fugitifs qui l’avaient nommé leur roi, n’aurait osé se les permettre. Non, juges, non, les fugitifs, malgré leur insolence, n’auraient jamais pu égaler même en partie les crimes de Verrès.

XXVII. Voilà pour les particuliers : mais les villes, comment ont-elles été traitées ? Vous avez entendu les dépositions et les témoignages d’un grand nombre d’entre elles ; vous entendrez les autres. D’abord vous allez apprendre ce qu’a souffert le peuple d’Agyrone, aussi illustre que fidèle ; peu de mots suffiront. La ville d’Agyrone est une des plus distinguées de la Sicile ; on y comptait, avant la préture de Verrès, beaucoup de citoyens riches et d’excellens laboureurs. Apronius, ayant acheté la dîme de ce territoire, vint à Agyrone. Alors, avec de nombreux appariteurs, c’est-à-dire avec des menaces et l’emploi de la force, il commença par demander une somme considérable en sus de son marché (25), promettant de partir dès qu’il l’aurait reçue, son intention n’étant point, disait-il, d’entrer dans aucune discussion, mais, cet argent touché, de passer à l’instant dans une autre ville. Les Siciliens ne sont point des hommes qui se laissent traiter avec mépris, quand nos magistrats ne cherchent point à les avilir. Ce sont des gens qui n’ont pas moins de courage que d’économie et de tempérance. Tel est surtout, juges, le caractère des habitans d’Agyrone. Ils répondirent à ce misérable qu’ils paieraient la dîme comme ils la devaient, sans y rien ajouter, d’autant plus que Verrès avait porté le bail à un prix très-élevé. Apronius fit part de leur résolution à Verrès, qui y était le plus intéressé.

XXVIII. Aussitôt, comme si la ville d’Agyrone eût conspiré contre la république, ou chassé ignominieusement un lieutenant du préteur, les magistrats et les cinq premiers citoyens reçurent l’ordre de se rendre auprès de Verrès. Ils se rendent à Syracuse. Apronius se présente. Voilà bien, dit-il, les personnes qui ont enfreint l’édit du préteur. Ceux-ci demandent : quel édit ? il répond qu’il s’expliquera devant les commissaires instructeurs. L’équitable Verrès employait ce grand épouvantail pour intimider ces malheureux ; il les menaçait de leur donner des commissaires tirés de sa cohorte. Les députés d’Agyrone, que rien ne peut effrayer, déclarent qu’ils affronteront cette procédure. Le préteur charge de l’instruction Artémidore Cornelius, son médecin, l’huissier Valerius, le peintre Tlépolème, et d’autres commissaires de cette espèce. Il n’y en avait pas un qui fût citoyen romain ; tous étaient des Grecs sacrilèges (26), depuis long-temps fameux par leur scélératesse, et qui tout à coup étaient devenus des Cornelius (27). Les députés d’Agyrone voyaient bien que tout ce qu’avancerait Apronius devant une pareille commission, serait accueilli favorablement ; mais ils aimaient mieux subir une condamnation qui rendrait Verrès odieux, et le couvrirait de honte, que de souscrire aux volontés et aux propositions de son agent. Ils demandèrent quelle serait la formule de l’instruction qu’il donnerait aux commissaires : « La voici, leur dit-il : S’il est prouvé que les habitans d’Agyrone aient contrevenu a l’édit ; et c’est là-dessus que sera rendu le jugement. » Malgré la criante iniquité de cette formule et l’évidente partialité des commissaires, ils aimèrent mieux s’exposer à tout que de transiger au gré d’un pareil homme. Il leur envoya sous main Timarchide, pour leur représenter que, s’ils étaient sages, ils transigeraient ; ils persistèrent dans leur refus. Quoi donc, aimez-vous mieux vous voir condamner chacun à cinquante mille sesterces (28) ? Nous l’aimons mieux, répondirent-ils. Alors le préteur, élevant la voix, dit en pleine audience : « Celui qui sera condamné, sera battu « de verges jusqu’à ce que mort s’ensuive. » À ces mots, les députés, les larmes aux yeux, le prient, le conjurent de vouloir bien souffrir qu’ils livrassent à Apronius et leurs grains, et leurs récoltes, et leurs terres abandonnées, pour que du moins ils se retirassent sans avoir subi un traitement aussi rigoureux que flétrissant.

Voilà, juges, d’après quelle loi Verrès a vendu les dîmes. Hortensius peut encore, s’il le veut, faire un mérite à Verrès d’avoir haussé l’adjudication.

XXIX. Telle a été, pendant la préture de Verrès, la condition des laboureurs, que pour eux c’était un bonheur d’obtenir la permission d’abandonner à Apronius jusqu’à leurs champs non cultivés ; car leur premier désir était d’échapper aux croix, qui sans cesse les menaçaient. Tout ce qu’Apronius prétendait lui être dû, il fallait le donner en vertu de l’édit. Quoi ! lors même qu’il demandait plus qu’on n’avait récolté ? — Sans doute. — Comment ? — Les magistrats, aux termes de l’édit de Verrès, devaient l’exiger. — Mais le laboureur pouvait du moins réclamer ? — Nul doute. Mais devant Artémidore. — Et si le laboureur ne livrait pas tout ce qu’avait demandé Apronius ? — Le laboureur était condamné à payer le quadruple. — Dans quelle classe étaient choisis les juges ? — Dans la cohorte du préteur, composée, comme on le sait, de très-honnêtes gens.—Est-ce tout ? — Non, je dis que vous avez déclaré moins d’arpens que vous n’en avez mis en valeur. Faites vos récusations parmi les commissaires ; vous avez enfreint l’édit. — Et où les prendra-t-on ? — Toujours dans la cohorte du préteur. — Comment tout cela se terminera-t-il ? —Si vous êtes condamné (et la condamnation pourrait-elle être douteuse avec de pareils commissaires ? ), vous expirerez inévitablement sous les verges. D’après ces lois, d’après ces conditions, est-il un homme assez dépourvu de sens pour croire que le bail de la dîme ait été réellement adjugé ; pour supposer que le préteur ait laissé aux cultivateurs la jouissance des neuf autres dixièmes ? Qui n’aperçoit pas qu’il a fait son profit et sa proie des récoltes, des revenus et des propriétés des laboureurs.

XXX. Les députés d’Agyrone, redoutant le supplice des verges, promirent de faire tout ce qui leur serait ordonné. Écoutez maintenant ce qu’ordonne Verrès, et, si vous le pouvez, faites semblant de ne pas voir, dans ce préteur, ce que toute la Sicile y a vu clairement, c’est-à-dire le fermier en chef de la dîme, et par conséquent le maître et le roi des laboureurs. Il commande aux habitans d’Agyrone de reprendre le bail pour le compte de leur commune, et de donner une subvention à Apronius. Si le bail avait été porté fort haut, vous, Verrès, qui avez mis tant de zèle à obtenir cette augmentation, et qui vous êtes vanté d’avoir vendu si cher, comment avez-vous cru qu’il fallait encore une gratification pour l’acquéreur ? Mais, je le veux, tel était votre avis. Pourquoi avez-vous usé d’autorité pour qu’on lui payât cette gratification ? N’est-ce pas prendre, dérober de l’argent, ce qui est contraire à la loi, que d’abuser de sa force et de son autorité pour forcer les gens à gratifier un tiers, disons le mot, à lui donner de l’argent ? Mais enfin, s’ils ont reçu l’ordre d’accorder à Apronius, le favori du préteur, quelque léger bénéfice, on peut croire que c’est à Apronius que ce présenta été fait, si vous y trouvez le gain modique d’un Apronius, et non une proie digne d’un préteur. Qu’avez-vous ordonné ? que les habitans d’Agyrone reprissent le bail des dîmes ; et que, pour l’indemnité d’Apronius, ils lui donnassent trente-trois mille médimnes de blé. Eh quoi ! une seule ville et un seul territoire ont été contraints, par l’autorité du préteur, à gratifier Apronius de ce qui suffirait presque à nourrir le peuple romain pendant un mois ! Et vous prétendez avoir élevé le prix des dîmes, parce que vous avez fait donner à un décimateur une si forte indemnité ! Certes, si, lorsque vous avez passé le bail, vous en aviez plus exactement calculé le prix, les habitans d’Agyrone auraient mieux aimé ajouter dix mille médimnes que de donner plus tard six cent mille sesterces. L’extorsion vous paraît forte, juges ; écoutez le reste avec attention, et vous ne serez nullement étonnés que les Siciliens, commandés par la nécessité, aient imploré l’assistance et de leurs patrons, et des consuls, et du sénat, et des lois, et des tribunaux.

XXXI. Pour qu’Apronius approuvât le blé, Verrès ordonna aux habitans d’Agyrone de payer à cet agent trois sesterces pour chaque médimne. Quoi donc, après avoir exigé, requis une si grande quantité de grains, à titre de bénéfice, il faudra encore que l’on donne de l’argent pour l’examen du blé ? Apronius ou tout autre, qui aurait été chargé de percevoir le blé destiné aux troupes, n’aurait-il pas été libre de rejeter comme mauvais le blé de Sicile, d’autant plus qu’il avait la faculté de se le faire mesurer sur l’aire même ? Une si grande quantité de blé est livrée et exigée à votre commandement. Ce n’est pas assez ; de l’argent est en outre demandé et compté. C’est peu : pour la dîme de l’orge, on exige encore de l’argent. Vous vous faites donner trente mille sesterces par dessus le marché. Ainsi une seule cité, à force de violences, de menaces, d’ordres et d’exigences iniques de la part du préteur, s’est vu enlever trente-trois mille médimnes de froment et cent vingt-neuf mille sesterces. Ces faits sont-ils obscurs ? quand tout le monde le voudrait, pourraient-ils le devenir ? N’est-ce pas publiquement, en pleine assemblée, aux yeux de tous, que vous avez exigé, ordonné, contraint ? Les magistrats d’Agyrone, et les cinq notables citoyens que vous aviez mandés pour assurer vos bénéfices, n’ont-il pas, de retour chez eux, informé le sénat de tout ce que vous avez fait et ordonné ? Leur rapport, conformément à leurs lois, n’a-t-il pas été consigné dans les registres de la ville ? Leurs députés, hommes d’une naissance illustre, sont à Rome ; et ce qu’ils ont dit dans leurs dépositions n’a-t-il pas confirmé ce que j’avance ?

Voici les registres d’Agyrone et la déposition de ses députés. Greffier, lisez d’abord les registres : Registres publics. Lisez la déposition : Déposition faite au nom de la ville. Vous avez remarqué, juges, dans cette déposition, qu’Apollodore, surnommé Pyragre, l’homme le plus considéré d’Agyrone, y atteste les larmes aux yeux, et dit que jamais, depuis que le nom du peuple romain avait été prononcé et connu en Sicile, les habitans d’Agyrone n’avaient rien dit ou fait contre le citoyen romain le plus obscur ; eux qui aujourd’hui étaient forcés, par les plus criantes injustices et par le plus juste ressentiment, de porter plainte, au nom de leur ville, contre un préteur du peuple romain. Cette cité fût-elle seule à vous accuser Verrès, non, je vous le dis, vous ne pourriez vous défendre, tant est grande la confiance qu’inspire la loyauté de ses habitans, tant est juste leur ressentiment de vos injures, tant leur déposition est religieusement sincère. Mais ce n’est pas une seule ville qui élève ici sa voix ; toutes ont éprouvé de votre part les mêmes exactions : toutes demandent vengeance et par leurs députés, et par leurs propres dépositions.

XXXII. Voyons d’abord comment Herbite, ville recommandable et jusqu’alors opulente, a été dépouillée et opprimée par ce tyran. Quels en sont les habitans ? D’excellens laboureurs absolument étrangers au forum, aux tribunaux, aux débats judiciaires. C’était une raison de plus pour vous, méchant homme, de ménager, de protéger et d’encourager avec sollicitude une classe d’hommes si utiles. C’était là votre devoir. La première année, la dîme de leurs terres fut adjugée au prix de dix-huit mille médimnes de froment. Atidius, qui était aussi un des agens de Verrès pour cette partie, s’en était rendu l’adjudicataire. Il arrive à Herbite avec le titre de préfet, et suivi des esclaves de Vénus. La ville lui assigne un logement. Les habitans sont contraints de lui donner trente-sept mille médimnes de bénéfice, quoique la dîme n’en eût été portée qu’à dix-huit mille ; et ils furent obligés de lui payer cette indemnité au nom de la ville, quoique les laboureurs en particulier, déjà dépouillés, en proie aux exactions des décimateurs, eussent déserté leurs champs. La seconde année ce fut Apronius qui acheta la dîme pour vingt-cinq mille médimnes de blé. Bientôt il se rendit à Herbite avec sa bande de brigands. Le peuple fut forcé de lui donner vingt-six mille médimnes de bénéfice, outre une indemnité de deux mille sesterces. Quant à ce revenant bon, je ne sais s’il resta entre les mains d’Apronius comme un salaire de sa peine, ou comme le prix de son impudence. Mais cette grande quantité de froment, peut-on douter qu’elle ne soit arrivée comme le blé d’Agyrone dans les greniers de ce voleur si affamé de grains ?

XXXIII. La troisième année il se comporta dans ce pays comme s’il en avait été le roi. Les rois de Perse et de Syrie sont, dit-on, dans l’usage d’avoir plusieurs femmes, et d’assigner à chacune d’elles le revenu des villes, qui sont tenues de leur fournir, celle-ci les ceintures, celle-là les colliers, une autre la coiffure. Ainsi ils ont tous les sujets de leur empire, non-seulement pour témoins, mais pour ministres de leurs débauches. Voilà précisément ce qu’a fait Verrès qui se regardait comme le roi des Siciliens : il s’est permis les mêmes abus de pouvoir, les mêmes dissolutions. Eschrion de Syracuse a pour épouse Pippa, femme dont le nom est connu de toute la Sicile, grâce au libertinage de Verrès. C’étaient tous les jours sur elle de nouvelles épigrammes que l’on affichait jusque sur le tribunal, et au dessus de la tête du préteur. Cet Eschrion, époux honoraire de Pippa, se présente pour être le nouveau fermier de la dîme d’Herbite. Les habitans virent bien que si Eschrion obtenait le bail, ils seraient en proie à la cupidité d’une prostituée qui ne connaissait aucun frein : en conséquence ils poussèrent l’enchère aussi haut que le comportaient leurs moyens. Eschrion surenchérit encore. Il ne craignait point que, sous un préteur comme Verrès, une femme, qui se faisait fermière de la dîme, éprouvât quelque mécompte. L’adjudication fut conclue à trente-cinq mille médimnes : c’était près de la moitié plus que l’année précédente. Les cultivateurs étaient ruinés ; il leur restait d’autant moins de ressources, que déjà les exactions des autres années les avaient épuisés. Verrès sentit que le bail avait été porté beaucoup trop haut pour qu’il fût possible de tirer des habitans quelque chose de plus. Il le diminua de trois mille six cents médimnes, et ordonna qu’on écrirait sur le registre trente-un mille quatre cents, au lieu de trente-cinq mille.

XXXIV. La dîme de l’orge avait été achetée par Docimus. C’était le même qui venait d’amener au préteur Tertia, fille du comédien Isidore, après l’avoir enlevée de force à un Rhodien, joueur de flûte. Cette Tertia prit bientôt plus d’empire sur l’esprit de Verrès que Pippa et que toutes les autres maîtresses de celui-ci : aussi l’on peut dire que, dans la préture de Sicile, elle fut aussi puissante que Chélidon l’avait été dans la préture de Rome. On voit arriver à Herbite les deux rivaux du préteur, mais rivaux peu incommodes, bien dignes, par leur dépravation, d’être les entremetteurs des femmes les plus méprisables. Pour leur début, ils réclament, demandent, menacent. Ils ne pouvaient, malgré tout leur désir, imiter Apronius ; car les Siciliens ne craignaient pas autant des compatriotes. Cependant, à force de renouveler chaque jour leurs injustes prétentions, ils firent si bien que les Herbitains s’engagèrent à venir plaider à Syracuse. À peine y furent-ils arrivés qu’on les força de donner à Eschrion, c’est-à-dire à Pippa, ce qui avait été retranché sur le bail, c’est-à-dire trois mille six cents médimnes. Le préteur ne voulut pas qu’une femmelette, tout adjudicataire qu’elle était de la dîme, fît sur cet objet des profits trop considérables, dans la crainte qu’elle ne vînt à négliger son trafic nocturne, pour se livrer tout entière aux opérations de la finance. Les Herbitains croyaient en être quittes, lorsque Verrès leur dit : Et pour l’orge, et pour mon petit ami Docimus, qu’allez-vous faire ? Remarquez, juges, que cette scène se passait dans la chambre à coucher du préteur, et qu’il était au lit. Les députés répondirent qu’ils n’avaient aucun pouvoir sur cet article. Je n’entends pas cela, dit-il, comptez quinze mille sesterces. Que pouvaient-ils faire dans une si fâcheuse conjoncture ? Comment refuser ? surtout quand ils apercevaient dans le lit l’empreinte toute récente du corps de Tertia, de cette fermière de la dîme ? Ils sentaient que cette vue devait exciter encore plus le préteur à persévérer dans ses exigences. Ainsi une ville alliée et amie de la république se vit, sous la préture de Verrès, contrainte de payer un double tribut à deux infâmes prostituées. Mais je dis plus, malgré ces sacrifices en blés, malgré tout cet argent compté aux décimateurs, les Herbitains ne purent encore soustraire leurs concitoyens aux exactions de ces déprédateurs. Après la ruine des laboureurs et le pillage de leurs propriétés, on se trouvait encore heureux de donner aux décimateurs de l’argent pour qu’ils délivrassent enfin de leur présence les villes et les campagnes. Aussi lorsque Philinus d’Herbite, homme éloquent, éclairé et d’illustre naissance, vous retraçait, au nom de sa commune, le désastre des cultivateurs, leur fuite et le très-petit nombre de ceux qui restaient, vous avez pu entendre, juges, les gémissemens du peuple romain, qui n’a jamais manqué d’assister en foule à cette cause. Mais je dirai dans un autre endroit combien la Sicile a perdu de cultivateurs.

XXXV. Maintenant je dois vous rappeler un fait que j’avais trop négligé. Car, au nom des dieux immortels ! cette diminution que Verrès s’est permise sur le capital d’un tribut, comment pourriez-vous, je ne dis pas la supporter, mais même en entendre parler ? Un seul homme s’est rencontré depuis la fondation de Rome (et fassent les dieux immortels qu’il ne s’en rencontre pas un second ! ), à qui la république s’est livrée tout entière, forcée par les circonstances et ses malheurs domestiques : c’est L. Sylla. Son pouvoir fut si absolu que nul ne pouvait, malgré lui, conserver ses biens, ni sa patrie, ni sa vie. Telle fut sa confiance audacieuse, qu’il ne craignit pas de dire à haute voix, en pleine assemblée, que, lorsqu’il vendait les biens des citoyens romains, c’était son butin qu’il vendait. Non-seulement nous subissons ses actes, mais, pour prévenir de pires inconvéniens, de plus grands maux, nous leur donnons la sanction de l’autorité publique. Un de ses décrets a cependant été réformé par un sénatus-consulte, qui décida que ceux en faveur desquels cet homme aurait retranché de l’impôt, rapporteraient les deniers au trésor. Le sénat a donc reconnu que celui à qui l’on avait concédé tous les pouvoirs n’avait pu légalement diminuer les impôts établis et perçus au nom du peuple. Le sénat en corps a jugé que Sylla n’avait pu faire aux citoyens les plus honorables une remise sur les fonds du trésor ; et des sénateurs jugeront, Verrès, que vous pouviez légalement en gratifier une infâme prostituée ! Celui dont le peuple romain ordonna par une loi que la volonté ferait loi pour tous les citoyens, a néanmoins été repris dans ce seul point, par respect pour les lois anciennes ; et vous, que toutes les lois tenaient enchaîné, vous avez voulu que votre caprice fît loi. À Sylla on fait un reproche d’avoir accordé des remises sur les fonds qu’il avait perçus lui-même, et vous, on vous permettra d’en avoir fait sur la somme des revenus du peuple romain !

XXXVI. Dans ce genre d’audace, Verrès a porté l’impudence encore plus loin à l’égard des dîmes de Ségeste (31). Il les avait adjugées à ce même Docimus, c’est-à-dire à Tertia, pour cinq mille boisseaux de blé, outre une subvention de quinze mille sesterces. Il obligea les Ségestains à racheter le bail à Docimus aux mêmes conditions ; ce que vous allez voir par la déposition officielle des Ségestains. Lisez cette déposition faite au nom de leur cité. Déposition de la ville de Ségeste. Vous avez entendu à quel prix Ségeste a racheté le bail de Docimus, savoir, cinq mille boisseaux de blé, outre la subvention. Connaissez maintenant quel est le prix que portent les registres du préteur. Loi pour l’adjudication des dîmes sous la prèture de C. Verrès. Vous voyez, dans ce seul article, une réduction de trois mille boisseaux sur le tribut ; et, après avoir fait ce retranchement sur la subsistance du peuple romain, sur la plus précieuse ressource de nos finances, sur l’aliment le plus pur de notre trésor, c’est à la comédienne Tertia qu’il en a fait don. Que blâmerez-vous le plus ? Son impudence d’avoir enlevé ce grain à nos alliés ? Son infamie de l’avoir donné à une courtisane ! Sa scélératesse de l’avoir ôté au peuple romain ? Son audace d’avoir falsifié des registres publics ? En présence de ce tribunal sévère, quelles violences, quelles largesses pourront le soustraire à sa perte ? Mais, s’il était possible de vous y soustraire, Verrès, ne sentez-vous pas que tous ces délits, dont je vous parle depuis long-temps, sont du ressort d’un autre tribunal, et rentrent dans les causes de péculat ? Je me réserve donc ce chef tout entier, et je reviens à l’objet que je me suis proposé, à l’article des blés et des dîmes.

Tandis que les champs les plus vastes et les plus fertiles étaient dépeuplés par le préteur lui-même, c’est-à-dire par Apronius, ce second Verrès, il avait pour les cantons moins importans d’autres agens que, comme une meute, il envoyait à la curée : tous gens de rien et couverts de crimes, à qui il fallait que les cités donnassent aussi du blé et de l’argent.

XXXVII. A. Valentius est interprète en Sicile ; mais Verrès l’employait moins en qualité d’interprète pour la langue grecque que comme agent de ses vols et de ses infamies. Cet interprète, homme sans talent ni ressources, devint tout à coup décimateur. Il achète les dîmes de Lipari, canton misérable et stérile, pour six cents médimnes de blé. Les habitans sont mandés ; on les force de reprendre le bail, et de compter sur-le-champ à Valentius trente mille sesterces de bénéfice. Dieux immortels ! qu’allèguerez-vous pour votre défense ? Direz-vous que vous n’aviez vendu les dîmes au dessous de leur valeur, qu’afin qu’aux six cents médimnes convenus, la commune se fît un plaisir d’ajouter une gratification de trente mille sesterces, c’est-à-dire de deux mille médimnes ? ou bien prétendrez-vous que c’est après avoir porté le bail au plus haut prix que vous avez tiré cet argent des Lipariens malgré eux ? Mais pourquoi vous demanderais-je vos moyens de défense avant de savoir de la ville même de Lipari ce qui s’est passé ? Lisez la déposition officielle des Lipariens ; puis comment l’argent a été compté à Valentius. Déposition officielle de la ville ; somme remise ; extrait des registres publics. Quoi donc une ville si petite, si éloignée de vos mains et même de vos regards, séparée de la Sicile, cachée dans une petite île inculte et sans ressource, déjà par vous accablée d’exactions encore plus criantes, est encore, même pour le recouvrement de la dîme, devenue pour vous une occasion de profit et de butin ? Cette île que vous aviez abandonnée tout entière à l’un de vos compagnons comme un présent sans conséquence, vous avez voulu que sur le produit des dîmes on en tirât autant de profit que des cantons intérieurs de la Sicile ! Ainsi ces peuplades qui, avant votre préture, rachetaient des pirates leurs chétifs domaines, se sont également vues forcées de les racheter de vous à prix d’argent.

XXXVIII. Continuons. Et les habitans de Tissa, dont la ville est si petite et si pauvre, mais qui sont des laboureurs aussi actifs qu’économes, n’en avez-vous pas exigé, à titre de bénéfice, plus que la valeur de tout le blé qu’ils avaient cultivé ? Vous leur avez envoyé pour décimateur Diognote, esclave de Vénus, publicain d’une nouvelle espèce. Pourquoi, d’après un tel exemple, ne verrions-nous pas à Rome nos esclaves affermer les impôts de l’état ? La seconde année les habitans de Tissa furent contraints, quoi qu’ils en eussent, de donner à Diognote vingt-un mille sesterces de bénéfice. La troisième année ils furent encore forcés de remettre à cet esclave de Vénus, toujours à titre de bénéfice, trois mille mesures de froment. Ce Diognole, à qui les impôts publics ont valu des profits si considérables, n’a pas un seul esclave à lui, ni même le moindre pécule (32). Doutez encore, si vous pouvez, qu’une si grande quantité de blé ait été perçue au profit d’un esclave de Vénus, huissier de Verrès, ou bien pour le compte de son maître. Ces faits vont vous être démontrés par la déposition des habitans de Tissa. Déposition officielle de la ville de Tissa. N’est-il pas évident que le préteur est le véritable décimateur, lorsqu’on voit ses appariteurs enlever le blé des villes, leur imposer des taxes en argent, et exiger pour eux, à titre de bénéfice, plus qu’ils n’auront, à titre de dîmes, à rapporter au peuple romain ? Telle a été l’équité de votre administration, Verrès ; telle a été votre dignité comme préteur, que des esclaves de Vénus sont, d’après votre volonté, devenus les maîtres des Siciliens ; telles ont été, sous votre préture, les distinctions et la différence des rangs, que les laboureurs ont été comptés parmi les esclaves, et les esclaves mis au rang des publicains.

XXXIX. Poursuivons. Les malheureux habitans d’Amestrate, après avoir vu leurs dîmes portées si haut qu’il ne leur restait rien, n’ont-ils pas été forcés de compter encore des sommes d’argent ? Les dîmes du canton sont adjugées à M. Césius en présence des députés d’Amestrate ; et à l’instant même Héraclius, l’un d’eux, est forcé de compter vingt-deux mille sesterces. Comment qualifier cet acte ? Quel brigandage ! quel abus de la force ! quelle spoliation de nos alliés ! Si le sénat d’Amestrate avait chargé Héraclius de se rendre adjudicataire, il l’aurait fait. Mais, si telle n’était pas sa mission, comment pouvait-il de son chef compter cette somme ? Il a fait la déclaration de ce qu’il avait donné à Césius. Lisez la déclaration d’Héraclius d’après les registres de sa ville. Extrait des registres publics. Quel décret du sénat d’Amestrate avait autorisé ce député ? — Aucun. — Pourquoi donc a-t-il payé ? — Il y a été forcé. — Qui le dit ? — La ville entière. — Lisez l’extrait des registres publics : Déposition de la ville d’Amestrate. La seconde année une autre somme d’argent a été extorquée à la même ville de la même manière, et donnée à Sextus Vennonius : la même déposition vous l’atteste. Mais les habitans d’Amestrate, malgré leur peu de fortune, après que vous eûtes adjugé leurs dîmes pour huit cents médimnes à Banobal, autre esclave de Vénus (car il est bon que vous appreniez le nom de vos publicains), furent encore contraints par lui d’ajouter, à titre de bénéfice, une somme plus forte que le prix du bail, quoique l’adjudication en eût été portée fort haut. Ils la donnèrent à Banobal pour huit cent-cinquante médimnes, quinze cents sesterces. Certes, Verrès n’aurait jamais fait la sottise de souffrir qu’un domaine du peuple romain devînt pour un esclave de Vénus d’un plus grand rapport que pour la république, si tout ce butin fait sous le nom d’un esclave n’eût pas été pour lui-même. Les habitans de Pétra, malgré le haut prix où leur dîme avait été portée, ont été contraints de payer trente-sept mille sesterces à P. Névius Turpion, homme pervers, déjà condamné pour ses méfaits sous la préture de Sacerdos. Aviez-vous donc apporté tant de négligence à la fixation du prix de la dîme, que lorsque le médimne valait quinze sesterces et que la dîme était portée à trois mille médimnes, c’est-à-dire à quarante-cinq mille sesterces, il dût être accordé à l’adjudicataire trois mille sesterces de bénéfice ? — Mais j’ai fait monter très haut la dîme de ce canton. — Eh bien, glorifiez-vous, si vous le voulez, non point d’avoir enrichi Turpion, mais d’avoir volé les habitans de Pétra.

XL. Poursuivons. Ceux d’Halicye, où les étrangers résidans sont soumis à la dîme dont les Halicyens sont exempts pour les champs qu’ils cultivent, n’ont-ils pas été forcés de donner quinze mille sesterces au même Turpion, bien que leurs dîmes n’eussent été affermées que cent médimnes ? Quand vous pourriez, comme c’est votre intention, prouver que tous ces bénéfices ont tourné au profit des décimateurs, sans qu’il vous en soit rien revenu, toutes ces sommes d’argent, résultant de violences et d’injustices sinon commises, du moins autorisées par vous, ne devraient-elles pas aggraver vos torts et tourner à votre condamnation ? Mais, comme vous ne parviendrez à convaincre personne que vous ayez été assez fou pour vouloir qu’un Apronius, un Turpion, ces vils esclaves, devinssent riches à vos périls, aux périls de vos enfans, qui pourra douter, je vous le demande, que ce ne soit pas pour vous que ces émissaires aient amassé tant d’argent ? A Ségeste, qui est aussi une ville franche, l’esclave de Vénus, Symmaque, est envoyé comme décimateur. Il présente une lettre de Verrès, qui porte que les laboureurs, au mépris de tous les sénatus-consultes, au mépris de tous leurs droits et de la loi Rupilia, s’engageront à plaider hors du ressort de leur ville. Écoutez sa lettre adressée aux Ségestains. Lettre de C. Verrès. Comment l’esclave de Vénus a-t-il su tirer bon parti des laboureurs ? Un seul arrangement fait avec un citoyen honorable et considéré va vous en instruire ; car toutes les autres transactions furent du même genre. Dioclès de Panorme, surnommé Phimès, homme illustre et laboureur de noble extraction, avait, dans le territoire de Ségeste (car les Panormitains font valoir dans ces campagnes), pris à ferme une terre pour six mille sesterces (33). Après avoir été, au sujet de la dîme, frappé par l’esclave de Vénus, il transigea moyennant seize mille six cent cinquante-quatre sesterces (34) : ses registres mêmes vous en offrent la preuve. Registre de Diodes de Panorme. C’est à ce même Symmaque qu’Anneius Brocchus, ce sénateur illustre dont vous connaissez tout le mérite, a été forcé de donner de l’argent outre le blé. Ainsi un tel homme, un sénateur du peuple romain a pu, sous votre préture, être rançonné au profit d’un esclave de Vénus !

XLI. Si à vos yeux la dignité de l’ordre sénatorial n’était pas la première dans l’état, ne saviez-vous pas du moins que cet ordre rend la justice ? Naguère, lorsque l’ordre équestre occupait les tribunaux, les magistrats pervers et avides se montraient pleins de déférence pour les publicains ; ils comblaient d’égards jusqu’aux employés dans les fermes ; et dès qu’un chevalier romain, quel qu’il fût, se présentait dans leur département, ils lui prodiguaient toutes sortes de prévenances et de bons offices. Si les prévaricateurs se trouvaient bien d’avoir eu ces procédés, ils avaient encore plus à se repentir d’avoir contrarié les intérêts ou même les désirs de l’ordre équestre. Alors, sans qu’on puisse dire comment, c’était comme une règle consacrée parmi tous les membres de cet ordre, que celui qui avait jugé un seul chevalier romain digne d’essuyer un affront, devait, au jugement de l’ordre entier, encourir une disgrâce semblable. Et vous, Verrès, vous avez poussé si loin le mépris pour l’ordre sénatorial, vous avez, dans vos injustices et dans vos fureurs, tellement abaissé au même niveau toutes choses, vous avez mis un soin, une persistance si soutenue à récuser pour juges ceux qui avaient résidé ou seulement mis le pied dans la Sicile sous votre préture, qu’il semble que vous n’ayez jamais songé qu’un jour cependant vous seriez traduit devant des juges tirés du même ordre. Et, quand même ces juges ne seraient animés contre vous du ressentiment d’aucune injure personnelle, ils n’oublieraient pas que vous les avez outragés dans la personne de leurs collègues, et que la dignité de l’ordre a été par vous méprisée, avilie. Or, pour ma part, je l’avoue, juges, un tel mépris est bien difficile à supporter avec modération. Tout affront a de mortelles blessures pour un cœur vertueux et sensible à l’honneur. Vous avez dépouillé les Siciliens : trop souvent en effet les injustices faites aux provinces demeurent impunies. Vous avez persécuté les négocians : ce n’est que malgré eux et bien rarement qu’ils viennent à Rome. Des chevaliers romains ont par vous été livrés aux vexations d’Apronius : en quoi peuvent-ils vous nuire, puisqu’ils n’ont plus le droit de rendre la justice ? Mais, lorsque c’est un sénateur que vous accablez des plus sanglans outrages, ne semblez-vous pas vous dire : Je me permets de traiter ainsi ce sénateur, afin que le titre imposant de sa dignité paraisse fait, non-seulement pour exciter la jalousie de ceux qui n’en connaissent pas les devoirs, mais pour servir de but aux insultes des mauvais citoyens ? Et ce n’est pas envers Anneius seul qu’il s’est conduit de la sorte, mais à l’égard de tous les sénateurs, afin sans doute que notre ordre parût moins un titre au respect qu’au mépris. Envers C. Cassius, cet illustre, ce courageux citoyen qui fut consul dans le temps même qui répond à la première année de la préture de Verrès, quelle conduite odieuse n’a-t-il pas tenue ? L’épouse de Cassius, femme de la première distinction, qui possédait dans le territoire de Leontium des terres patrimoniales, n’a-t-elle pas vu enlever toute sa récolte par l’ordre de Verrès, sous prétexte des dîmes ? Vous aurez, Verrès, pour témoin dans cette cause, celui que vous avez eu la prévoyance de récuser pour juge. El vous, juges, vous ne devez pas oublier qu’il existe entre nous une sorte de communauté, de solidarité d’intérêts. Bien des charges sont imposées à notre ordre, et bien des travaux, bien des périls auxquels l’exposent, non seulement des lois et des procédures rigoureuses (35), mais les murmures du peuple et la difficulté des conjonctures. Si cet ordre est exposé, élevé si haut, c’est pour qu’il soit en butte à tous les orages de l’envie. Dans une situation si pénible et si agitée, ne conserverons-nous pas au moins, juges, la prérogative de n’être point traités par nos magistrats avec dédain et avec mépris, quand nous revendiquons nos droits ?

XLII. Les Thermitains avaient envoyé des députés pour acheter les dîmes de leur territoire. Ils regardaient comme très-important pour eux que leur cité se les fît adjuger, même à très-haut prix, plutôt que de tomber sous la dépendance d’un agent de Verrès. Un certain Venuleius avait été aposté pour prendre ces mêmes dîmes. Cet homme ne cessa point d’enchérir. Les députés tinrent bon tant que la chose leur parut raisonnable ; mais à la fin ils cessèrent d’enchérir. Les dîmes furent adjugées à Venuleius pour huit mille boisseaux de froment. Possidore, l’un des députés de Thermes, fit son rapport à ses concitoyens. Bien que l’estimation leur parût à tous excessive, toutefois ils donnèrent à Venuleius, pour qu’il ne mît point le pied dans leur ville, deux mille sesterces (36), outre les huit mille boisseaux ; d’où l’on voit aisément quels étaient les profits du décimateur et le butin du préteur. Lisez les registres et les dépositions de la ville de Thermes. Registres et dépositions des Thermitains. Les habitans d’Imachara, après s’être vu enlever toutes leurs récoltes, et réduire à la dernière misère par toutes vos exactions, ont été forcés, malgré leur épuisement, de s’imposer une contribution pour donner vingt mille sesterces (37) à Apronius. Lisez le décret du sénat d’Imachara à ce sujet, et la déposition de cette ville. Sénatus-consulte sur la levée d’une contribution. Déclaration des habitans d’Imachara. Ceux d’Enna, quoiqu’ils eussent repris le bail de leur dîme pour trois mille deux cents médimnes, n’en furent pas moins obligés de gratifier Apronius de dix-huit mille boisseaux de froment et de trois mille sesterces (38). Remarquez, juges, quelle immense quantité de blé enlevée dans les terres sujettes à la dîme ! Car je ne parcours ici avec vous que les cités qui doivent la dîme ; et, même dans l’espèce, je ne parle point des laboureurs qui ont été entièrement ruinés, mais seulement des profits accordés par eux aux décimateurs, pour que, rassasiés et satisfaits de ce surcroît de butin, ils consentissent enfin à laisser les champs et les villes.

XLIII. Pour quel motif, la troisième année de votre préture, avez-vous exigé des habitans de Calacta que les dîmes de leur territoire, qu’ils livraient ordinairement dans leur ville même, ils allassent les livrer à Amestrate, au décimateur M. Césius, ce qu’ils n’avaient pas fait avant votre préture, et ce dont vous-même n’aviez pas eu l’idée pendant les deux premières années de votre administration ? Et Théomnaste de Syracuse, pourquoi l’avoir déchaîné contre le territoire de Mutyca ? Était-ce pour qu’il pressurât tellement les laboureurs, qu’afin de payer les dîmes de l’année suivante, comme la chose est arrivée à d’autres cités de la Sicile, ainsi que je le prouverai, ils fussent contraints par la disette d’acheter le blé nécessaire. Les conventions passées entre les habitans d’Hybla et Cn. Sergius, adjudicataire de leur dîme, vont vous démontrer qu’on leur a enlevé six fois plus de blé qu’ils n’en avaient semé. Lisez l’état des semailles et des conventions d’après les registres publics ; lisez : Conventions passées entre les habitans d’Hybla et l’esclave de Vénus. Extrait des registres de la ville. Connaissez maintenant, juges, les déclarations des terres ensemencées et les conventions des habitans de Mena avec l’esclave de Vénus. Lisez les registres publics : Déclaration des terres ensemencées ; conventions entre les habitans de Mena et l’esclave de Vénus. Extrait des registres de la ville. Souffrirez-vous, juges, que vos alliés, que les laboureurs du peuple romain, que des hommes qui travaillent pour vous, qui vous sont dévoués, qui, afin de mieux fournir à la subsistance du peuple romain, ne se réservent que ce qui suffit à les nourrir eux et leurs enfans ; souffrirez-vous qu’on les accable des plus criantes injustices, des plus sanglans outrages, jusqu’à leur enlever parfois plus de grains que leurs terres n’en ont produit ? Je sens, juges, qu’il est temps que je m’arrête, et que je dois éviter de vous lasser par de nouveaux détails. Je ne vous occuperai pas plus long-temps de délits d’une seule espèce ; mais, en retranchant ces faits de ma plaidoirie, je ne les exclus point de la cause. Vous entendrez les plaintes des Agrigentins, ces hommes pleins de courage et d’activité ; vous connaîtrez les vexations et les disgraces qu’ont essuyées les habitans d’Entelle, population aussi industrieuse qu’elle est amie du travail. Les souffrances des laboureurs d’Héraclée, de Gela, de Solonte, seront exposées à vos yeux. Vous apprendrez les déprédations commises par Apronius dans le territoire de Catane, dont la population est si opulente et si dévouée. Vous verrez que la ville célèbre de Tyndaris a été entièrement ruinée par les exactions des décimateurs, ainsi que Céphalède, Halèse, Apollonie, Engyum et Capitium (39) ; qu’aux habitans de Morgante, d’Assore, d’Élore, d’Enna, de Letum (40), on n’a rien laissé ; que ceux de Citaros et d’Acheris, petites bourgades, sont accablés et perdus sans ressource ; que toutes les terres sujettes à la dîme ont, pendant les trois années de sa préture, été tributaires du peuple romain pour leur dîme, et de Verrès pour tout le reste ; en un mot que la plupart des laboureurs sont aujourd’hui dans le dénument, et que s’il s’en trouve à qui l’on ait laissé ou remis quelque chose, c’est uniquement parce que l’avarice satisfaite de Verrès dédaigna de tout garder.

XLIV. Je me suis réservé de vous parler de deux cités dont les terres sont peut-être les meilleures de l’île, et du moins les plus vantées, Etna et Leontium. Je laisse de côté les profits que Verrès y a faits pendant ses trois années ; il me suffira de prendre une seule année, pour arriver plus facilement au but que je me suis proposé. C’est donc la troisième année que je choisis, parce que c’est la plus récente, et que Verrès s’y est comporté en homme qui, voyant qu’il allait bientôt quitter sa province, s’embarrassait fort peu de laisser un seul laboureur en Sicile. Je vais m’occuper des dîmes d’Etna et de Leontium. Prêtez-moi, juges, une oreille attentive. Il s’agit de deux cantons fertiles, de la troisième année, et d’Apronius le décimateur. Je dirai très-peu de chose des habitans d’Etna ; ils ont eux-mêmes déposé dans la première action. Vous vous rappelez qu’Artémidore d’Etna, chef de la députation, vous a dit, au nom de sa ville, qu’Apronius était venu à Etna avec des esclaves de Vénus ; qu’il manda le magistrat, et lui ordonna de lui dresser une table au milieu de la place ; que chaque jour il y faisait des repas somptueux, non seulement en public, mais aux dépens du public ; que, tandis que la musique animait ses festins, et que le vin y coulait à pleins bords, les laboureurs, retenus auprès de lui, étaient, à force de mauvais traitemens et même de railleries insultantes, contraints de lui donner tout le blé qu’il voulait. Vous connaissez tous ces détails, juges : aussi je les supprime en ce moment. Je ne dis rien du faste d’Apronius, de son insolence, de la profonde corruption de son âme et de ses débauches ; je ne parlerai que des profits et des bénéfices que lui a valus un seul canton dans une seule année, afin que vous puissiez plus facilement vous faire une idée de ce qu’il a dû gagner en trois ans et dans toute la Sicile. Mais ce que j’ai à dire concernant les habitans d’Etna sera court. Ils sont venus eux-mêmes ; ils ont apporté les registres de leur ville ; eux-mêmes vous ont appris les légers profits que s’est permis de faire le bon ami du préteur, l’honnête Apronius. Écoutez, je vous prie, leur déposition ; lisez-la, greffier : Déposition des habitans d’Etna.

XLV. Que dites-vous ? Lisez, lisez plus haut, je vous prie, afin que le peuple romain apprenne comment on administre ses revenus, et comment on traite ses laboureurs, ses alliés, ses amis. Cinquante mille médimnes et cinquante mille sesterces (41). Dieux immortels ! sur un seul canton, dans une seule année, trois cent mille boisseaux de froment et cinquante mille sesterces de bénéfice pour Apronius ! Aviez-vous donc baissé dans cette proportion le prix des dîmes, ou bien, après qu’elles avaient été portées assez haut, a-t-on arraché de force aux laboureurs une si grande quantité de grains et de si grosses sommes d’argent ? Quelle que soit votre réponse, vous ne pouvez que choisir entre deux délits, entre deux griefs. Certes vous ne direz pas (et plût au ciel que vous le dissiez ! ) que les profits d’Apronius ne se sont pas élevés si haut ; car je vous convaincrai non-seulement par les registres de la ville, mais par les conventions particulières et les lettres des laboureurs, et vous verrez que vous n’avez pas mis moins d’activité à commettre vos rapines que je n’en ai mis à les découvrir. Soutiendrez-vous cette seule accusation ? Quel défenseur pourra la réfuter ? Quels juges, même avec le désir de vous être favorables, se refuseront à son évidence ? Du premier abord, dans un seul canton, Q. Apronius a pu, outre le numéraire dont j’ai parlé, enlever trois cent mille boisseaux de froment, à titre de bénéfice ? Mais, quoi ! les habitans d’Etna sont-ils les seuls qui déposent de ce délit ? Loin de là ; entendez ceux de Centorbe, qui possèdent la plus grande partie du territoire d’Etna. Leurs députés, personnages très-nobles, Andron et Artémon, ont reçu du sénat de Centorbe la mission de veiller aux intérêts de leur ville. Quant aux vexations commises envers des particuliers de Centorbe, non sur le territoire de cette ville, mais sur celui d’une autre cité, le sénat ni le peuple de Centorbe n’ont point jugé à propos de vous envoyer une députation. Les laboureurs de Centorbe eux-mêmes, qui forment dans la Sicile une classe si nombreuse d’hommes riches et honorables, ont choisi parmi leurs compatriotes trois députés, pour que vous connaissiez, par leurs dépositions, les calamités non pas d’un seul canton, mais de presque toute la Sicile. Car les natifs de Centorbe cultivent la plus grande partie de la province ; et ils sont contre vous, Verrès, des témoins d’autant plus accablans, d’autant plus dignes de foi, que, si les autres cités ne sont affectées que de leurs propres injures, les laboureurs de Centorbe, qui ont des propriétés dans presque tous les cantons, ont ressenti les pertes et les dommages de toutes les autres cités.

XLVI. Mais, comme je l’ai dit, l’affaire des habitans d’Etna est évidente ; leurs registres publics et particuliers ne laissent aucun doute. À mon zèle est imposée une tâche plus difficile pour prouver ce qui s’est passé dans le canton de Leontium, par la raison que les Léontins n’ont pas mis beaucoup de zèle à me seconder. En effet, pendant la préture de Verrès, les exactions des décimateurs, au lieu de leur nuire, leur ont en quelque sorte profité. Il vous paraîtra peut-être étonnant et même incroyable qu’au milieu de toutes les vexations essuyées par les laboureurs, les Léontins, qui sont les plus grands propriétaires de blés, aient été exempts des vexations et des injustices générales. En voici la raison, juges. Il n’y a dans tout le canton de Leontium que Mnasistrate qui fasse valoir ses terres ; les autres n’en possèdent pas un arpent. Mnasistrate est un homme plein d’honneur et de vertu ; vous entendrez sa déposition, juges. Pour tous les autres Léontins, auxquels Apronius ni aucun autre fléau de la nature n’ont pu nuire dans leurs campagnes, vous attendriez vainement leur témoignage ; car non-seulement ils n’ont point souffert des rapines d’Apronius, mais ses brigandages ont même tourné à leur profit et à l’augmentation de leur revenu. Puisque donc la ville et la députation de Leontium m’ont manqué pour la raison que j’ai dite, il me faut bien chercher moi-même le moyen de découvrir la voie pour remonter à l’origine des profits d’Apronius, ou plutôt du riche et immense butin du préteur. La dîme du canton de Leontium a été adjugée, la troisième année, pour trente-six mille médimnes de froment, c’est-à-dire douze cent seize mille boisseaux. C’est beaucoup, juges, c’est beaucoup ; je suis obligé d’en convenir. Le décimateur y a nécessairement perdu, ou du moins il y a bien peu gagné ; et tel est le sort de tous ceux qui prennent un bail à trop haut prix. Mais quoi! si je prouve que cette seule affaire a rapporté de bénéfice cent mille boisseaux, et même deux cent mille, et même trois cent mille, et même quatre cent mille, douterez-vous encore pour qui cette riche proie a été exigée ? Peut-être me trouvera-t-on injuste de préjuger le vol et le butin par la grandeur du bénéfice. Et si je vous démontre, juges, que ceux-là même qui ont gagné quatre cent mille boisseaux sur leur bail auraient éprouvé des pertes, si votre iniquité, Verrès, et les commissaires tirés de votre cohorte, n’étaient venus à leur secours, qui, en voyant de tels bénéfices et une prévarication si scandaleuse, pourra douter que, si votre cupidité ne vous avait porté à faire ces énormes profits, l’immensité de ces bénéfices aurait éveillé chez vous cette cupidité ?

XLVII Mais, juges, comment parviendrai-je à savoir jusqu’où est monté le bénéfice ? Ce ne serait point par les registres d’Apronius ; je les ai cherchés sans pouvoir les trouver, et, quand je l’ai cité lui-même en justice, je l’ai forcé à déclarer qu’il ne tenait point de registres. S’il a menti, pourquoi cachait-il des registres qui, Verrès, ne pouvaient en rien vous nuire ? Si réellement il n’en a pas tenu, cela même ne prouve-t-il pas clairement qu’Apronius n’était qu’un prête-nom ? Car les dîmes ne peuvent s’exploiter sans donner lieu à beaucoup d’écritures ; tous les noms des laboureurs, ainsi que les arrangemens passés entre les décimateurs et chacun d’eux, doivent être nécessairement consignés sur des registres. Tous les laboureurs avaient, conformément à votre ordre et à vos règlemens, déclaré le nombre d’arpens mis par eux en valeur. Je ne crois pas qu’aucun d’eux se fût avisé d’en déclarer moins, lorsqu’ils avaient devant les yeux tant de croix, tant de supplices, tant de commissaires pris dans votre cohorte. Pour chaque arpent du territoire de Leontium on sème régulièrement, chaque année, un médimne de froment : le laboureur est content lorsque ce médimne en rapporte huit ; s’il en rapporte dix, c’est là une faveur des dieux. Lorsque la récolte va jusque-là, les dîmes équivalent aux semailles, c’est-à-dire que pour la dîme l’on paie autant de médimnes qu’on a ensemencé d’arpens. Dans cet état de choses, je dis premièrement que la dîme du canton de Leontium a été vendue plusieurs milliers de médimnes de plus qu’il n’y avait eu d’arpens ensemencés. Ensuite, s’il était impossible de recueillir de chaque arpent plus de dix médimnes, et si l’on ne devait donner par arpent plus d’un médimne au décimateur, même quand la terre, ce qui est extrêmement rare, en avait rapporté dix, quelle raison pouvait avoir un décimateur, si c’était véritablement la dîme, et non les propriétés des cultivateurs qui lui avaient été vendues, quelle raison, dis-je, pouvait-il avoir d’acheter les dîmes pour plus de médimnes qu’il n’y avait eu d’arpens ensemencés ?

XLVIII. Selon les rôles et la déclaration du canton de Leontium, il ne s’y trouve pas plus de trente mille arpens. La dîme a été vendue trente-six mille médimnes. Est-ce erreur, ou plutôt folie de la part d’Apronius ? Il aurait sans doute perdu toute raison, si l’on eût permis aux laboureurs de ne donner que ce qu’ils devaient, sans forcer encore de donner tout ce qu’Apronius demandait. Si je démontre que personne n’a payé pour la dîme moins de trois médimnes par arpent, vous conviendrez, je pense, qu’il n’y a personne qui n’ait payé moins de trois dîmes, même en supposant que les terres aient rendu le décuple. On alla même jusqu’à demander à Apronius, comme une grâce, de vouloir bien permettre que l’on transigeât sur le taux de trois médimnes par arpent ; car il en est plusieurs dont il a exigé quatre et jusqu’à cinq médimnes, plusieurs à qui on ne laissa pas un seul grain, ni même la paille, de toute la récolte et de tout le travail de l’année. Alors les laboureurs de Centorbe, dont le nombre est si considérable dans le territoire de Leontium, se réunirent en assemblée générale, et députèrent auprès d’Apronius Andron de Centorbe, un des citoyens les plus distingués de leur ville par sa naissance et par sa considération personnelle. C’est le même que la ville de Centorbe a envoyé déposer en son nom dans ce procès. Ils le chargèrent de plaider devant Apronius la cause des laboureurs, et de le prier de ne pas exiger des cultivateurs de Centorbe plus de trois médimnes par arpent. On eut peine à obtenir cette faveur d’Apronius, comme une grâce insigne accordée à ceux qui n’étaient pas encore entièrement ruinés. Mais, en ayant l’air d’obtenir une grâce, qu’obtenait-on réellement ? Qu’il fût permis de payer trois dîmes pour une! Si ce n'était pas pour votre compte que tout cela se faisait, Verrès, ne vous auraient-ils pas demandé à vous-même de ne payer qu’une dîme, au lieu de solliciter d’Apronius qu’il voulût bien qu’on ne lui en payât pas plus de trois ? Je passe sous silence maintenant tous les actes d’un despotisme royal ou plutôt tyrannique qu’a commis Apronius envers les laboureurs. Je ne nommerai point ceux dont il s’est approprié les récoltes entières, et à qui il n’a rien laissé ni du produit de leurs travaux ni même de leurs propriétés. Ces trois médimnes auxquels il a consenti, comme par grâce et par bienveillance, à réduire ses profits, que lui ont-ils rapporté ? Vous allez l’apprendre,

XLIX. La déclaration du canton de Leontium porte trente mille arpens ; ce qui donne quatre-vingt-six mille médimnes de blé, c’est-à-dire cinq cent quarante mille boisseaux. Déduisez les deux cent seize mille boisseaux que la dîme a été vendue, il en reste trois cent vingt-quatre mille. À la somme totale de cinq cent quarante mille ajoutez trois cinquantièmes, c’est-à-dire trente-deux mille quatre cents boisseaux (car on exigeait de tous les laboureurs une subvention de trois cinquantièmes en sus), voilà bien trois cent cinquante-six mille quatre cents boisseaux. Mais j’avais d’abord fait monter à quatre cent mille la totalité du bénéfice ; cela est vrai : aussi n'avais-je pas fait entrer dans mon calcul les laboureurs avec qui l’on n’avait point transigé pour trois médimnes. Mais afin de compter, même d’après cette base, la somme que j’ai annoncée, il me suffira d’observer que plusieurs ont été forcés d’ajouter à chaque médimne, les uns deux sesterces, d’autres cinq, et tous au moins un. Si nous nous en tenons au minimum, puisque nous avons dit quatre-vingt-dix mille médimnes, il faut ajouter, ce qui est encore une exaction d’assez mauvais exemple, quatre-vingt-dix mille sesterces (42). Et osera-t-il encore dire qu’il a vendu fort cher les dîmes, lorsque sur un seul territoire il n’a pas envoyé au peuple romain la moitié autant de blé qu’il en a pris pour son compte ? Vous avez vendu la dîme de Leontium deux cent seize mille boisseaux. Si c’est suivant la loi, c’est beaucoup ; mais si vous n’avez eu d’autre loi que votre cupidité, c’est bien peu. Oui, si c’était la moitié que vous appeliez le dixième, c’était bien peu, je le répète. La récolte annuelle de la Sicile aurait pu être vendue beaucoup plus cher si le sénat et le peuple romain avaient donné l’ordre de l’adjuger ; car plus d’une fois les dîmes ont été vendues aussi cher, quand on les affermait d’après la loi d’Hiéron, que lorsqu’elles l’ont été d’après la loi de Verrès. Lisez-moi le bail de la dîme passé sous C. Norbanus (43) : Bail des dîmes de Leontium passé sous C. Norbanus. Et cependant on ne chicanait point alors les laboureurs sur le nombre des arpens en valeur. Alors un Cornélius Artémidore n’était point commissaire ; alors un magistrat sicilien ne forçait point le laboureur de payer ce que réclamait le décimateur ; alors on ne demandait point comme une grâce au décimateur qu’il voulût bien qu’on transigeât avec lui pour trois médimnes par arpent ; enfin le laboureur n’était point contraint de donner un surcroît en argent et d’ajouter trois cinquantièmes de blé. Et cependant le peuple romain n’en recevait pas moins d’immenses approvisionnemens en grains.

L. Mais que veulent dire ces cinquantièmes de blé et ces surcroîts en argent ? De quel droit les demandiez-vous ? ou plutôt comment vous y êtes-vous pris ? Le laboureur donnait de l’argent : comment ? et sur quel fonds ? S’il avait voulu se montrer généreux, il aurait pu donner meilleure mesure au décimateur, ainsi que faisaient les contribuables dans le temps où les baux étaient portés à un prix raisonnable. Mais il donnait de l’argent ! D’où le tirait-il ? De ses grains ? Comme s’il lui était possible sous votre préture d’en avoir de reste. Il fallait donc qu’il coupât une partie de son blé en herbe pour ajouter aux autres gains que fesait Apronius sur ses récoltes, cette gratification pécuniaire qui était comme le bouquet qui couronne la meule (44). Et cette gratification, était-ce de leur plein gré ou malgré eux qu’ils la faisaient ? De plein gré ? Oui, sans doute, Apronius leur était cher. Malgré eux ? On employait donc la violence et les mauvais traitemens ? Ce n’est pas tout ; Verrès, dans son extravagance, gardait si peu de mesure, qu’en affermant les dîmes, il stipulait par surcroît une indemnité pécuniaire à chaque adjudication : c’était sans doute peu de chose, deux ou trois mille sesterces de surplus, mais qui, cumulés pendant trois ans, se montent à cinq cent mille sesterces (45). Aucun exemple, aucun droit ne l’autorisait à le faire ; et il n’a pas rapporté cette somme au trésor public. Quelque léger que paraisse ce grief, je défie qui que ce soit d’imaginer le moyen de le repousser.

Dans cet état de choses, vous osez dire que vous avez porté très-haut l’adjudication des dîmes, lorsqu’il est démontré que vous avez adjugé les biens et les revenus des laboureurs, non pas au profit du peuple romain, mais à votre profit. Qu’un économe chargé d’exploiter un domaine rapportant dix mille sesterces (46) de revenu, s’avise de couper les arbres pour les vendre, d’enlever les tuiles, d’aliéner les instrumens et le bétail, et qu’il envoie à son maître vingt mille sesterces (47) au lieu de dix mille, après s’en être fait cent mille pour son compte (48). D’abord le maître, ignorant son désastre, se réjouira ; il sera enchanté de son régisseur qui lui aura procuré une si grande augmentation de revenu : mais ensuite, quand il saura que tous les objets nécessaires à la culture et à l’exploitation de son fonds ont été détournés et vendus, il punira l’économe avec la dernière rigueur, et reconnaîtra qu’il avait été fort mal servi. Ainsi, lorsqu’on entend dire qu’il a porté le bail des dîmes plus haut que ne l’avait fait C. Sacerdos, l’honnête magistrat à qui Verrès a succédé, le peuple romain croit qu’il a en lui, pour ses terres et pour ses récoltes, un gardien fidèle, un bon économe : mais, lorsqu’il apprendra que Verrès a vendu tous les instrumens de labourage et tout ce qui servait à la reproduction de nos revenus, que par sa cupidité il a détruit toute l’espérance de l’avenir, que tous les champs, toutes les exploitations de notre domaine, ont été par lui dévastés, épuisés, tandis que lui-même a fait un butin et des bénéfices immenses, alors le peuple reconnaîtra combien il a été mal servi, et jugera Verrès digne du plus rigoureux châtiment.

LI. Mais comment en juger par vous-mêmes ? En considérant que les terres soumises à la dîme dans toute la province de Sicile sont abandonnées, à cause de l’avarice de Verrès ; car non-seulement il est arrivé que le peu de laboureurs qui sont restés dans les campagnes ont employé moins de charrues, mais que même une foule de riches propriétaires, cultivateurs actifs et intelligens, ont déserté des champs vastes et fertiles, et ont laissé leurs exploitations totalement en friche. C’est un fait dont il est facile de s’assurer d’après les registres authentiques des villes ; car, d’après la loi d’Hiéron, les laboureurs sont tenus de se faire inscrire chaque année chez le magistrat de leur cité. Greffier, lisez donc la liste des cultivateurs que Verrès, à son arrivée, a trouvés dans le canton de Leontium. — Quatre-vingt-trois. — Combien ont fait leurs déclarations dans la troisième année de sa préture ? - Trente-deux. — Voilà donc cinquante et un laboureur qui ont été expulsés du canton sans que personne les ait remplacés. Combien, à votre arrivée, y avait-il de laboureurs dans le district de Mutyca ? Voyons les registres publics. — Cent quatre-vingt-huit. — Et la troisième année ? — Cent un. — C’est-à-dire que par vos injustices il se trouve quatre-vingt-sept laboureurs perdus pour un seul canton, et comme aussi pour notre république, qui regrette et réclame tous ces pères de famille dont les travaux assuraient nos revenus. Le territoire d’Herbite comptait, la première année, deux cent cinquante-sept laboureurs, et la troisième, cent vingt. Ainsi cent trente-sept pères de famille se sont exilés loin de leurs propriétés. Le canton d’Agyrone, peuplé d’hommes si distingués, si honorables, si opulens, comptait deux cent cinquante laboureurs la première année de votre préture. Combien la troisième année ? — Quatre-vingt, ainsi que vous avez entendu les députés d’Agyrone vous le déclarer d’après les registres de leur ville.

LII. Grands dieux ! si de la province entière vous aviez fait fuir cent soixante-dix laboureurs, des juges fidèles aux lois pourraient-ils vous acquitter ? Et si le seul canton d’Agyrone s’est vu privé de cent soixante-dix laboureurs, ne pouvez-vous pas juger par là de toute la province ? Partout vous trouverez la même dépopulation dans les terres sujettes à la dîme. S’il est quelques laboureurs à qui il soit resté quelque portion d’un riche patrimoine, ils sont demeurés dans leurs champs avec des moyens d’exploitation très-limités et un très-petit nombre de charrues ; ils craignaient, en émigrant, de perdre les derniers débris de leur fortune. Mais ceux qui n’avaient plus rien à perdre ont, par le fait de Verrès, déserté non-seulement leurs campagnes, mais jusqu’à leurs villes. Ceux même qui étaient restés, et c’etait à peine la dixième partie des cultivateurs, auraient aussi abandonné leurs champs, si Metellus ne leur eût écrit de Rome qu’il adjugerait la dîme conformément à la loi d’Hiéron ; et s’il ne les eût engagés à ensemencer le plus de terres qu’ils pourraient, et à faire ce qu’ils avaient toujours fait dans leur propre intérêt et sans qu’il fût besoin de les en prier, lorsqu’ils savaient bien que c’était pour eux et pour le peuple romain, et non au profit de Verrès et d’Apronius, qu’ils semaient, qu’ils faisaient des avances, qu’ils travaillaient. Quand bien même, juges, le sort des Siciliens ne vous toucherait pas, quand vous seriez indifférens sur la manière dont les alliés du peuple romain sont traités par nos magistrats, soutenez, défendez au moins les intérêts communs du peuple romain. Ce sont nos agriculteurs qui ont été chassés, nos terres domaniales qui ont été dévastées et dépeuplées par Verrès ; c’est une de nos provinces qui a été ravagée et opprimée. Je le dis, et je le prouve par les registres des villes et par les dépositions particulières de leurs citoyens les plus distingués.

LIII. Que voulez-vous de plus ? Pensez-vous que L. Metellus, après avoir employé l’autorité et l’influence de sa place pour empêcher plusieurs témoins de déposer contre Verrès, veuille déposer lui-même, quoique absent, contre la scélératesse, le brigandage et l’audace de l’accusé ? Je ne le pense pas. Mais nul n’a pu mieux connaître Verrès que le magistrat qui lui a succédé, j’en conviens : cependant l’amitié l’empêche de parler. Mais il doit au moins nous instruire de l’état où se trouve la province ; il le doit, rien pourtant ne l’y force. Qui requiert le témoignage de Metellus contre Verrès ? Personne. Est-il quelqu’un qui le réclame ? Non pas que je sache. Eh bien, si je prouve par le témoignage et par les lettres de Metellus que je n’ai rien avancé qui ne soit vrai, que direz-vous alors ? Que Metellus a écrit des mensonges ? qu’ami de Verrès, il veut perdre son ami ? que, préteur, il ne connaît pas l’état de sa province ? Greffier, lisez les lettres de L. Metellus, adressées aux consuls Cn. Pompée et M. Crassus, ainsi que celles qu’il a écrites au préteur M. Mummius et aux questeurs de la ville. Lettre de L. Metellus. J’ai vendu les dîmes du blé conformément a la loi d’Hiéron. Lorsqu’il écrit qu’il a vendu conformément à la loi d’Hiéron, qu’entend-il par là, si ce n’est qu’il a vendu comme l’ont fait tous les préteurs, excepté Verrès ? Lorsqu’il écrit qu’il a vendu conformément à la loi d’Hiéron, qu’entend-il par là, si ce n’est qu’il a rendu aux Siciliens les bienfaits de nos ancêtres, qu’il les a rétablis dans leurs droits, qu’il les a fait jouir de tous les privilèges de notre alliance, de notre amitié, de nos traités ? Il dit ensuite combien il a vendu la dîme de chaque canton. Qu’ajoute-t-il ? Lisez la suite de la lettre. Je n’ai rien négligé pour vendre les dîmes au plus haut prix possible. Pourquoi donc, Metellus, vos adjudications n’ont-elles pas été plus fortes ? — Parce que j’ai trouvé les labours abandonnés, les campagnes désertes, la province pauvre et ruinée. — Mais cependant on avait ensemencé quelques terres. Comment s’est-il trouvé des laboureurs qui aient consenti à semer ? Lisez la lettre. Lettre. Vous le voyez, juges : il a, dit-il, écrit aux laboureurs ; et dès son arrivée il les a rassurés, il a employé pour cela toute son influence. Peu s’en est fallu qu’il ne leur ait donné des cautions pour leur persuader qu’il ne ressemblerait en rien à Verrès. Mais quel motif a donc pu l’engager à prendre tous ces soins ? Lisez. Pour déterminer les laboureurs qui restaient à ensemencer leurs terres. Les cultivateurs qui restaient ! Que veut dire qui restaient ? A quelle guerre, à quelle dépopulation avaient-ils échappé ? Quoi donc ! aurait-on vu fondre sur la Sicile, durant votre préture, de telles calamités et une guerre si longue et si meurtrière, que votre successeur semblât réduit à recueillir et à ranimer le peu de laboureurs qui restaient ?

LIV. Pendant les guerres puniques la Sicile fut dévastée ; elle l’a été depuis du temps de nos pères et du nôtre : alors deux fois cette province fut en proie aux esclaves (49) fugitifs, sans cependant qu’elle ait eu à regretter le massacre de ses laboureurs ; seulement, les semailles n’ayant pas été faites, ou la récolte ayant été détruite, on eut à regretter la moisson d’une année : mais le nombre des propriétaires et des laboureurs se maintint toujours au complet. Les préteurs qui succédèrent à M. Lévinus, à P. Rupilius ou à Man. Aquillius (50) dans la province, ne furent point réduits à recueillir ce qui restait de laboureurs. Verrès et Apronius auraient donc fait peser sur la Sicile plus de calamités que ne l’ont fait ou Asdrubal avec une armée carthaginoise, ou Athénion avec ses nombreuses bandes de fugitifs ? Dans ces temps-là, dès que l’ennemi avait été vaincu, partout on reprenait la culture, et il n’était pas nécessaire que le préteur adressât des lettres suppliantes ou d’instantes prières au laboureur pour qu’il semât le plus qu’il pourrait. Et maintenant même, après qu’on eut vu s’éloigner ce fléau dévastateur des campagnes, il ne s’est trouvé personne qui se soit remis de son propre mouvement à la culture. Il n’en était resté qu’un petit nombre, qui, cédant à l’influence de Metellus, sont retournés dans leurs champs et au milieu de leurs dieux domestiques. Homme audacieux et insensé, ne voyez-vous pas que cette lettre est pour vous un arrêt de mort ? Ne voyez-vous pas que lorsque votre successeur, en parlant des laboureurs, ajoute ceux qui restent, il dit éloquemment que ces restes sont échappés non pas à la guerre ni à quelque autre fléau de cette espèce, mais à votre scélératesse, à votre despotisme, à votre avarice, à votre cruauté ? Greffier, continuez la lecture. Toutefois autant que le permettaient la difficulté des temps et le manque de laboureurs. Vous l’entendez, il dit le manque de laboureurs ! Si, tout accusateur que je suis, je revenais aussi souvent sur la même chose, je craindrais, juges, de vous indisposer. Mais Metellus crie hautement : Si je n’avais écrit ! Ce n’est pas assez : Si je n’avais assuré de vive voix ! Il ne s’en tient pas encore là : Ce qui restait de cultivateurs, dit-il. — Ce qui restait ! Quelle lugubre expression ! comme elle peint le désastre de la province ! Et, de plus, il ajoute : Le manque de laboureurs.

LV. Attendez encore, juges, attendez, si vous le pouvez, les preuves de mon accusation. Je dis que les laboureurs ont été dispersés par la cupidité de Verrès ; Metellus écrit qu’il a rassuré ceux qui restaient. Je dis que les champs ont été désertés, les exploitations abandonnés ; Metellus écrit qu’il y a manqué de cultivateurs. Écrire ces mots, n’est-ce pas démontrer que les alliés et les amis du peuple romain ont été dépossédés, expulsés, chassés de leurs propriétés ? S’il leur fût arrivé quelque mal par la faute de Verrès, sans que nos revenus en eussent souffert, vous ne pourriez encore vous dispenser de sévir contre lui, surtout si vous le jugiez d’après les lois établies en faveur de nos alliés. Mais, lorsque par la ruine et la désolation de nos alliés les revenus de l’état ont souffert une grande diminution, lorsque les approvisionnemens de blé, les vivres, les ressources, l’existence même de Rome et de nos armées, ont, à cause de son avarice, été compromis pour une longue suite d’années, que du moins les intérêts du peuple romain vous occupent, si les alliés les plus fidèles n’excitent point votre sollicitude ! Et, pour qu’il ne vous reste aucun doute qu’il a sacrifié au lucre, à la proie du moment, nos revenus et ceux des années subséquentes, écoutez ce que Metellus écrit à la fin de sa lettre : J’ai pourvu aux revenus de l’état pour l’avenir. Il dit qu’il a pourvu pour l’avenir aux revenus de l’état. Aurait-il écrit qu’il avait pourvu aux revenus de l’état, s’il n’avait pas voulu montrer que vous les aviez anéantis ? Quelle raison Metellus aurait-il eue de pourvoir à la rentrée des tributs pour la dîme, et à ce qui concerne les approvisionnemens, si Verrès, par ses gains illicites, n’avait pas compromis cette partie de nos revenus ? Mais, quand Metellus lui-même cherche à assurer nos revenus, à recueillir ce qui restait de laboureurs, quel résultat peut-il obtenir, sinon de ramener à la culture ceux qui le peuvent, ceux à qui Apronius, le satellite de Verrès, avait du moins laissé une charrue, et qui cependant ne sont restés dans leurs terres que parce qu’ils attendaient Metellus, et qu’ils espéraient en lui ? Et tous les autres Siciliens, et cette multitude infinie de laboureurs qu’on a fait déserter non-seulement leurs campagnes, mais encore les villes, et qui, après s’être vu enlever leurs biens-fonds et leurs meubles, ont cherché un asile hors de la province, comment les y ramènera-t-on ? Combien il faudra de préteurs probes et sages pour ramener enfin tous ces malheureux dans leurs terres et dans leurs foyers !

LVI. Vous ne serez plus étonnés qu’il s’en soit enfui un nombre aussi grand que le portent les registres des villes et les déclarations des laboureurs, quand vous saurez que sa rigueur, sa cruauté, furent si oppressives, si atroces envers ces infortunés, que plusieurs d’entre eux (chose incroyable, et cependant c’est un fait réel et connu de toute la Sicile), se sont vus, par les vexations et les excès des décimateurs, réduits à se donner la mort. Il est prouvé que Dioclès, un des plus riches habitans de Centorbe, s’est pendu le jour qu’on lui annonça qu’Apronius avait racheté la dîme. Dyrrachinus, ainsi que l’a déposé devant vous Archonide d’Élore, homme très-distingué, Dyrrachinus, le premier de sa ville, s’est fait périr de la même manière, lorsqu’il apprit que le décimateur se proposait de lever sur lui, en vertu de l’édit de Verrès, une taxe si forte que tous ses biens ne suffiraient pas pour l’acquitter.

De semblables excès, Verrès, quoique vous ayez toujours été l’homme le plus insouciant et le plus insensible, les auriez-vous jamais soufferts, alors que les gémissemens et le désespoir de la province appelaient sur votre tête la vengeance des lois ; auriez-vous, dis-je, souffert que les individus n’eussent contre votre tyrannie d’autre asile que la mort, et la mort la plus cruelle, si de pareils attentats n’eussent été pour vous une source de richesses et de butin ? Eh quoi ! vous l’auriez souffert ? Et c’est ici, juges, que j’ai besoin de toute votre attention ; il faut ici que je redouble d’efforts et d’application pour faire comprendre à chacun combien est indigne, combien est manifeste, même de l’aveu de tous, le crime dont on prétend se racheter à force d’argent. Ce chef d’accusation est-il assez grave, assez révoltant ? Oui, de mémoire d’homme, et depuis que des tribunaux furent institués contre les concussionnaires, on n’avait pas encore vu un préteur du peuple romain assez coupable pour s’associer les fermiers de la dîme.

LVII. Ce n’est pas d’aujourd’hui que Verrès, homme privé, entend un ennemi ; que Verrès, accusé, entend un accusateur lui adresser ce reproche : déjà long-temps auparavant, sur ce tribunal où il siégeait comme préteur, lorsqu’il gouvernait la province de Sicile, et que chacun voyait en lui, moins pour son autorité, commune à tout autre préteur, que pour sa cruauté, un tyran redoutable, cette accusation a frappé mille fois ses oreilles ; et, s’il sut contenir le ressentiment qui le portait à s’en venger, ce ne fut point par indifférence, mais la conscience de ses malversations et de ses crimes enchaînait sa volonté. D’ailleurs les décimateurs parlaient hautement, entre autres celui qui était le plus accrédité auprès de Verrès, Apronius, qui mettait les plus riches campagnes au pillage. Peu de chose, à les entendre, leur revenait sur ces immenses profits ; le préteur était leur associé. Quoi ! lorsque les décimateurs tenaient publiquement ce langage dans toute la province ; lorsqu’ils appuyaient de votre nom des opérations si honteuses et si criminelles, vous n’avez pas même eu l’idée de ménager votre réputation, vous n’avez pris aucun souci de votre existence et de votre fortune ? Lorsque la terreur de votre nom frappait les oreilles et l’esprit des cultivateurs ; lorsque les décimateurs, pour transiger avec les laboureurs, faisaient valoir non pas leur pouvoir, mais votre scélératesse et votre nom, comptiez-vous trouver à Rome un tribunal assez vil, assez déshonoré, assez ami de l’argent, pour qu’il fût possible, même à la déesse Salus (51), de vous soustraire à la rigueur des lois ? Lorsqu’il était évident que non-seulement vous aviez adjugé les dîmes contre les règlemens, contre les lois, contre l’usage de tous vos prédécesseurs, mais encore que les adjudicataires répétaient sans cesse que, s’ils pillaient les cultivateurs, c’était en votre nom, pour votre compte, pour votre profit, d’où vient que vous gardiez le silence ? d’où vient que, ne pouvant dissimuler tout ce qui se passait autour de vous, vous avez pu le souffrir et y paraître indifférent ? N’est-ce pas que la grandeur du gain vous faisait oublier la grandeur du danger, et que l’amour de l’argent avait sur vous plus de pouvoir que la crainte des tribunaux ? Passons sur tout le reste ; vous ne pouvez le nier. Mais comment ne vous êtes-vous pas du moins réservé la ressource de dire que vous n’avez rien su de ce qui se disait, et que jamais ces propos déshonorans pour vous ne sont parvenus à vos oreilles ? Quoi ! les gémissemens et les plaintes des laboureurs éclataient de toutes parts, et vous ne les entendiez pas ! La province entière murmurait, et personne ne vous en avertissait ! À Rome il n’était bruit que de vos exactions ; toutes les sociétés en parlaient, et vous l’ignoriez ! vous ignoriez tout ! Quoi ! lorsque dans la place publique de Syracuse, en votre présence, devant une assemblée très-nombreuse, P. Rubrius défia hautement Apronius de nier qu’il eût dit que vous étiez son associé dans les dîmes, ces paroles n’allèrent pas jusqu’à vous, elles ne vous troublèrent pas, elles ne vous déterminèrent pas à détourner le danger qui menaçait votre existence et votre fortune! Vous avez gardé le silence, vous avez même apaisé la querelle, et vous eûtes soin que le défi judiciaire ne fût pas accepté.

LVIII. Grands dieux! un homme innocent aurait-il souffert un tel affront ? Un coupable, même pour peu qu’il eût réfléchi qu’il trouverait à Rome des tribunaux, n’aurait-il pas cherché quelque biais afin de ramener à soi l’opinion publique ? Eh quoi! l’on veut publiquement intenter un procès qui compromet votre existence et votre fortune, et vous restez assis, vous demeurez tranquille, vous ne donnez aucune suite à cette affaire, vous n’insistez pas, vous ne recherchez pas à qui Apronius a parlé, qui l’a entendu, qui a donné lieu à ce propos, comment il s’est répandu! Si quelqu’un était venu vous dire à l’oreille qu’Apronius se donnait partout pour votre associé, vous auriez dû en être indigné, mander Apronius, et n’accepter de satisfaction de lui qu’après avoir satisfait vous-même à l’opinion publique. Mais, lorsque c’est au milieu d’une place si fréquentée, devant une assemblée si nombreuse, qu’on a lancé un trait en apparence dirigé contre Apronius, en réalité contre vous, auriez-vous supporté ce coup en silence, si vous n’aviez pensé que tout ce que vous auriez pu dire sur un fait aussi notoire n’aurait fait qu’agraver le mal ? Souvent des gouverneurs ont renvoyé leurs questeurs, leurs lieutenans, leurs préfets, leurs tribuns ; ils leur ont enjoint de sortir de la province, parce qu’ils croyaient que c’était par la faute de ces agens qu’eux-mêmes ne jouissaient pas d’une bonne réputation, ou parce que la conduite de ceux-ci ne leur paraissait pas entièrement irréprochable ; et un Apronius, un homme à peine libre, souillé de crimes, sans moyens, usé de libertinage, dont l’haleine est aussi corrompue que le cœur, vous auriez craint, lorsqu’il vous couvrait ainsi d’infamie, de lui adresser quelques paroles un peu sévères ! Assurément vous n’auriez pas respecté l’association établie entre vous jusqu’à demeurer indifférent au péril qui menaçait votre existence, si vous n’aviez senti vous-même combien toute cette affaire était publique et manifeste. Peu de temps après, P. Scandilius, chevalier romain, que vous connaissez tous, proposa au même Apronius le défi que lui avait fait Rubrius au sujet de l’association. Il insista, pressa, ne donna point de relâche : cinq mille sesterces (52) furent déposés ; puis aussitôt Scandilius demanda des commissaires ou un juge

LIX. N’est-ce pas, pour un préteur coupable, se voir assez étroitement cerné, traqué dans sa province ; que dis-je ? sur son tribunal, sur son siège, réduit qu’il est ou à laisser prononcer sa condamnation capitale, lui siégeant, lui présent, ou à confesser qu’il n’y a point de tribunal qui ne dût prononcer contre lui ? On s’engage à prouver qu’Apronius a dit que vous étiez son associé dans les dîmes. La scène se passe dans votre province, vous êtes présent, c’est à vous-même qu’on demande justice. Que faites-vous ? que décrétez-vous ? Je nommerai, dites-vous, des commissaires. Fort bien. Mais quels seront les commissaires ? Auront-ils le cœur assez ferme pour oser, dans la province du préteur, en sa présence, juger non-seulement contre sa volonté, mais même contre ses plus chers intérêts ? Mais j’admets qu’on en eût trouvé, car le fait était évident. Outre qu’il n’y a eu personne qui ne dît avoir entendu clairement le propos, il n’était point d’homme opulent qui ne fût prêt à l’attester ; il n’y avait aussi personne dans toute la Sicile qui ne sût que la ferme de la dîme s’exploitait pour le compte du préteur, personne à qui on n’eût dit qu’Apronius le publiait partout : d’ailleurs il y avait à Syracuse un corps honorable de citoyens romains ; il s’y trouvait aussi beaucoup de chevaliers de la première distinction, parmi lesquels il fallait choisir des commissaires qui n’auraient en aucune manière pu juger autrement. Scandilius persiste à demander des commissaires. Verrès, ce magistrat intègre qui désirait dissiper et écarter de lui tout soupçon, déclare qu’il nommera des commissaires, mais choisis dans sa cohorte.

LX. J’en atteste les dieux et les hommes, quel est donc celui que j’accuse ? quelle est donc la cause pour laquelle je prétends signaler mon talent et mon zèle ? qu’est-il besoin ici de mes réflexions et de mes paroles ? qu’ai-je à représenter ? qu’ai-je à faire ? Je le tiens, je le tiens au milieu des domaines du peuple romain, au milieu des moissons de la Sicile, ce dévastateur emportant tous les blés et un argent immense ; je l’ai pris, dis-je, en flagrant délit, et il lui est impossible denier. Que pourra-t-il dire ? On a intenté contre Apronius, votre prête-nom, un procès qui compromet toute votre existence ; on l’attaque comme ayant dit partout que vous êtes son associé pour les dîmes. Tout le monde est curieux de savoir quel grand intérêt vous allez attacher à la chose, et comment vous vous y prendrez pour attester votre innocence aux yeux du public. Sera-ce encore de votre médecin, de votre aruspice, de votre huissier, que vous composerez votre commission ? Y appellerez-vous cet homme que dans votre cohorte vous conserviez comme un juge à la façon de Cassius (53), quand il s’agissait de quelque cause majeure, ce Papirius Potamon dont la sévérité rappelait les principes austères de nos anciens chevaliers ? Scandilius demande des commissaires pris parmi nos concitoyens. Alors Verrès répond négativement que, l’affaire intéressant sa réputation, il ne se confiera qu’à ses propres officiers. Les commerçans regardent comme un déshonneur de récuser les juges d’une place où ils font le négoce, un préteur comprend sa province tout entière dans ses récusations. L’impudence est-elle assez choquante ? Il prétend être absous à Rome, lui qui, malgré tout le pouvoir qu’il exerçait dans sa province, a jugé qu’il n’était pas possible de l’y absoudre. Il se flatte que son argent fera plus d’impression sur des sénateurs distingués, que la crainte n’en aurait produit sur trois négocians. Scandilius déclare qu’il ne comparaîtra point devant Artémidore ; et cependant il vous offre un grand avantage, il vous fait la proposition la plus acceptable, si vous voulez en profiter. Si dans toute la Sicile vous êtes sûr de ne pouvoir trouver de juge, ni de commissaires qui vous agréent, il vous demande de porter l’affaire à Rome. Alors vous vous écriez qu’il est un méchant homme de vous proposer de remettre le soin de votre réputation à des gens dont il savait que vous êtes détesté. Vous déclarez que l’affaire n’ira point à Rome, et que vous ne prendrez point de commissaires parmi nos concitoyens établis en Sicile ; vous proposez votre cohorte. Scandilius répond qu’il se désiste de son accusation pour le moment, qu’il y reviendra dans un autre temps. Vous, que faites-vous ? Vous forcez Scandilius, à quoi ? à tenir le défi qu’on avait accepté ? Point du tout ; vous éludez impudemment le jugement qu’on attend sur votre réputation. Que faites-vous donc ? Souffrez-vous qu’Apronius prenne des commissaires dans votre cohorte ? Il eût été trop révoltant que l’une des parties eût le pouvoir de prendre ses juges parmi des gens vendus, au lieu de laisser à toutes deux le droit d’en choisir chacune de leur côté parmi des personnes impartiales. Vous ne faites ni l’un ni l’autre. Que faites-vous donc ? Quelque chose de pis encore. Verrès force Scandilius à donner les cinq mille sesterces, à les compter dans les mains d’Apronius. Que pouvait faire de plus ingénieux un préteur jaloux de sa réputation, et qui voulait repousser loin de lui tout soupçon et imposer silence à des bruits déshonorans ?

LXI. Le nom de Verrès revenait dans toutes les conversations avec opprobre, avec scandale ; un misérable, un vil scélérat, Apronius avait dit partout que le préteur était son associé ; l’affaire avait été portée en justice, elle allait être décidée. Rien de plus facile pour Verrès, s’il n’avait pas été coupable, que de rétablir son honneur ; il n’avait qu’à punir Apronius. Quel châtiment, quelle peine imagine-t-il contre Apronius ? Il force Scandilius de donner à Apronius cinq mille sesterces pour prix, pour récompense de sa scélératesse et de sa singulière audace à publier partout son association criminelle avec le préteur. Rendre ce jugement, ô le plus effronté des hommes ! n’était-ce pas avouer, répéter hautement le propos qu’Apronius avait sans cesse à la bouche ? Et l’homme que, pour peu que vous eussiez eu la moindre pudeur, ou du moins la crainte des lois, vous auriez dû ne pas renvoyer sans châtiment, vous n’avez pas voulu le laisser partir sans salaire ! Que de lumières peut vous donner, juges, cette seule affaire de Scandilius ! Vous voyez d’abord que le reproche d’association avec les décimateurs n’a point pris naissance à Rome ; que ce n’est point une invention de son accusateur, un mensonge officieux trouvé tout à point (comme nous le disons quelquefois dans nos défenses), ni enfin un moyen suggéré par la présence du danger ; mais que ce grief est ancien, qu’il a été mis en avant dès votre préture, Verrès, et que, loin d’avoir été forgé à Rome par vos ennemis, il s’est propagé de votre province à Rome. On peut aussi juger par là de l’affection de cet homme pour Apronius, et de l’importance qu’on doit attacher à l’aveu et à la déclaration de celui-ci au sujet de son bienfaiteur. De là, vous pouvez encore conclure que Verrès s’était fait un principe de ne confier qu’à des commissaires tirés de sa cohorte les causes qui intéressaient sa réputation.

LXII. Est-il un de nos juges, qui, au premier mot que j’ai prononcé sur l’accusation concernant les dîmes, n’ait été persuadé que Verrès a fait main basse sur les meubles et sur les propriétés des laboureurs ? En est-il un qui n’ait reconnu avec moi qu’il a vendu les dîmes d’après une nouvelle loi, c’est-à-dire illégalement, au mépris des règlemens et des usages de tous ses prédécesseurs ? Quand nous n’aurions pas des juges aussi éclairés, aussi consciencieux, en est-il un qui, à la vue de vexations si révoltantes, de décrets si tyranniques, d’arrêts si injustes, n’aurait pas depuis long-temps formé son opinion et prononcé ? Supposons même qu’il existe un juge moins scrupuleux, moins attaché aux lois, à son devoir, à la république, aux alliés et aux amis du peuple romain. Eh bien, pourra-t-il avoir quelque doute sur la coupable avidité de Verrès, après la connaissance acquise de tant de profits illicites, de tant de conventions iniques arrachées par la force et par la terreur, enfin de tant de dons extorqués aux villes par la violence et l’autorité militaire, par la crainte des verges et de la mort, et cela au profit non-seulement d’Apronius et de ses semblables, mais même des esclaves de Vénus ? S’il en est que les malheurs de nos alliés trouvent insensibles, qui voient sans émotion la dispersion des laboureurs, leurs calamités, leur exil et leurs morts violentes, non, je n’en doute pas, quand ils apprendront, par les rôles des cités et par la lettre de L. Metellus, que la Sicile est dévastée, que les campagnes sont désertes, ils demeureront convaincus qu’il est impossible que Verrès échappe aux peines les plus rigoureuses. Et qui pourrait encore dissimuler ou justifier tous ces faits ? J’ai mis sous les yeux du tribunal les ajournemens donnés en sa présence au sujet de son association pour la dîme, et sur lesquels il n’a pas voulu que l’on prononçât : quelle preuve plus évidente pourrait-on demander ? Je ne doute pas, juges, que vous ne soyez pleinement satisfaits. Cependant j’irai encore plus loin, non afin d’ajouter à votre conviction, qui, je m’en flatte, est assez complète, mais afin qu’il mette enfin un frein à son impudence, et qu’il cesse de croire qu’il peut acheter ce qui pour lui fut toujours vénal, la parole, le serment, la vérité, le devoir, la religion. Je veux aussi que ses amis cessent de répéter des propos qui ne peuvent que nous compromettre, nous avilir, nous attirer la haine et le mépris de tous. Et qui sont ces amis ? Oh ! qu’il est à plaindre l’ordre des sénateurs, et combien, par la faute et l’indignité de quelques membres, n’est-il pas en butte à la haine et au mépris ! Un Æmilius Alba (54), qui se tient à l’entrée du marché, ose dire publiquement que Verrès était sûr de triompher, qu’il avait acheté les juges, qu’il avait donné à celui-ci quatre cent mille sesterces, à celui-là cinq cent mille, que le plus mal payé lui en avait coûté trois cent mille (55) ! Vainement lui a-t-on répondu que le succès de Verrès était impossible, que plusieurs témoins étaient prêts à déposer, que d’ailleurs je ne me prêterais à aucun arrangement. « Bon, s’est-il écrié, tous ils pourront tout dire contre lui. À moins qu’ils ne rendent le fait si évident qu’il soit impossible de répondre, la victoire est à nous. » Rien de mieux, Alba : j’accepte vos conditions. Vous pensez que les tribunaux ne doivent tenir aucun compte ni des conjectures, ni des présomptions, ni de ce que doit faire préjuger la vie antérieure, ni du témoignage des honnêtes gens, ni des dépositions des villes, quelle que soit leur authenticité ; vous demandez des preuves par écrit, qui ne laissent aucun doute. Moi, je ne demande point de juges à la façon de Cassius ; je n’invoque pas l’antique sévérité de nos tribunaux ; ce n’est ni votre loyauté, ni votre honneur, ni votre conscience, que j’implore dans cette cause ; je ne veux d’autre juge qu’Alba, oui, que cet homme qui vise à la réputation de mauvais bouffon, et que les bouffons eux-mêmes ont toujours regardé plutôt comme un vil gladiateur que comme un vrai bouffon. Je vous présenterai l’affaire des dîmes dans un si grand jour, qu’Alba lui-même avouera que, pour ce qui concerne les blés et les propriétés des laboureurs, des brigandages ont été ouvertement, publiquement commis.

LXIII. Verrès prétend qu’il a vendu cher la dîme du canton de Leontium. J’ai démontré que ce n’est pas vendre fort cher que de vendre seulement en paroles, tandis qu’en effet l’on s’arrange pour que les conventions, les lois, les édits, le despotisme des décimateurs, ne laissent pas même aux cultivateurs les dîmes de leur récolte. J’ai démontré pareillement que vos prédécesseurs avaient vendu cher la dîme du canton de Leontium et des autres cantons, qu’ils l’avaient vendue conformément à la loi d’Hiéron, qu’ils l’avaient vendue à plus haut prix que vous, et qu’aucun cultivateur ne s’en était plaint. Personne, en effet, ne pouvait s’en plaindre, l’adjudication ayant été faite d’après la loi. Jamais les cultivateurs ne s’embarrassèrent du prix de l’adjudication ; car, qu’il soit plus ou moins élevé, ils n’en doivent ni plus ni moins. Le bail de la dîme s’adjuge en raison du produit de la récolte : il est même de l’intérêt des cultivateurs que la récolte soit tellement abondante que le bail monte aussi haut qu’il est possible. Pourvu que le cultivateur ne donne que sa dîme, rien de plus avantageux pour lui que de voir cette dîme affermée à un prix considérable. Mais je vous entends. Vous vous en tenez à votre dire, comme à votre plus puissant moyen de défense : Vous avez vendu fort cher les dîmes ; et le canton de Leontium, un de ceux qui produisent le plus, a été affermé deux cent seize mille boisseaux. Si je démontre que vous pouviez l’affermer davantage, que vous n’avez pas voulu l’adjuger à ceux qui enchérissaient sur Apronius ; enfin qu’Apronius a obtenu le bail à un prix beaucoup moindre que d’autres vous en auraient donné ; si je le démontre, Alba pourra-t-il, quoiqu’il soit le plus cher de vos amis, et même de vos amans, Alba lui-même pourra-t-il vous absoudre ?

LXIV. Je dis qu’un chevalier romain des plus estimés, Q. Minucius, vous offrit, au nom d’une compagnie non moins considérée que lui, d’ajouter aux dîmes de Leontium, oui, aux dîmes d’un seul canton, non pas mille, non pas deux mille, non pas trois mille, mais trente mille boisseaux, et qu’il n’eut pas la liberté de se rendre enchérisseur, de crainte qu’Apronius ne fût évincé. Ici vous ne pouvez nier, à moins que vous ne soyez résolu à nier toute chose. Le fait s’est passé publiquement, au sein d’une nombreuse assemblée, à Syracuse. Il eut pour témoin toute la province, parce qu’il n’est pas d’endroit d’où l’on ne vienne à Syracuse pour l’adjudication des dîmes. Que vous conveniez du fait, ou qu’on vous en convainque, ne voyez-vous pas combien ce seul délit renferme de griefs accablans ? Il est prouvé d’abord que l’adjudication vous était personnelle, qu’elle était pour vous une proie assurée : autrement, pourquoi auriez-vous préféré voir Apronius, que chacun désignait comme chargé d’exploiter les dîmes pour votre compte, prendre plutôt que Minucius l’adjudication de celles du territoire de Leontium ? Il n’est pas moins clair qu’il a été fait des bénéfices immenses, incalculables : car, si trente mille boisseaux de bénéfice avaient pu vous tenter (56), Minucius les eût donnés volontiers à Apronius, pour peu qu’il eût voulu les accepter. Sur quel riche butin, dites-moi, ne comptait donc pas Verrès, pour qu’un bénéfice si considérable, déjà réalisé, et qu’il n’avait que la peine de prendre, fût l’objet de son mépris, de son dédain ? Ajoutons que Minucius lui-même n’aurait pas poussé si haut l’enchère, si vous aviez adjugé les dîmes d’après la loi d’Hiéron. Mais, dans vos nouveaux édits, dans vos injustes règlemens, il voyait le moyen de percevoir beaucoup plus que les dîmes ; et voilà comme il s’est avancé si loin. Mais, pour Apronius, vous lui avez toujours permis beaucoup plus que n’autorisaient déjà vos édits. Combien, juges, pensez-vous qu’ait dû gagner celui à qui tout était loisible, lorsque vous voyez proposer un bénéfice si considérable par celui qui n’aurait pas eu la même latitude, s’il eût été l’adjudicataire ? Arrivons enfin, Verrès, à votre dernier moyen de défense, à ce rempart derrière lequel vous avez toujours prétendu couvrir tous vos larcins, tous vos brigandages : J’ai vendu cher les dîmes, je me suis occupé des besoins du peuple romain, j’ai voulu assurer sa subsistance. Comment tenir ce langage, lorsqu’on ne peut nier que l’on a vendu la dîme d’un canton trente mille boisseaux de moins qu’on n’aurait pu l’adjuger ? Ainsi, quand je vous accorderais que, si Minucius n’a point obtenu de vous l’adjudication, c’est que vous l’aviez déjà adjugée à Apronius (et c’est, dit-on, ce que vous ne cessez de répéter, et pour moi, j’attends, je désire, je souhaite que vous mettiez en avant ce système de défense) ; mais, quand cela serait, vous ne pourriez vous faire un mérite d’avoir vendu cher les dîmes, lorsque vous avouez qu’il s’est présenté des acquéreurs qui voulaient en donner beaucoup plus.

LXV. Voilà donc prouvées, juges, voilà prouvées jusqu’à l’évidence, l’avarice, la cupidité de l’homme, et sa scélératesse, et sa perversité, et son audace ! Et, si je dis que ses amis et ses défenseurs l’ont jugé comme moi, que demanderez-vous de plus ? À l’arrivée de L. Metellus, son successeur dans la préture, Verrès avait eu soin d’user de sa recette universelle pour se faire autant d’amis que ce magistrat avait de suivans. Mais on s’adressa directement à Metellus. Apronius fut mandé à son tribunal. Il était cité par un personnage de la première distinction, le sénateur C. Gallius, qui requit Metellus de donner, en conformité de son édit, action contre Apronius, comme ayant employé la violence et la menace pour s’approprier le bien d’autrui : formule que Metellus avait empruntée d’Octavius (57), et qu’il avait employée à Rome, comme il l’employait alors dans sa province. Gallius éprouva un refus : le préteur lui dit qu’il ne voulait point rendre un jugement qui élèverait un préjugé contre Verrès. Les gens qui composaient la suite de Metellus n’étaient pas des ingrats ; tous protégaient Apronius. C.Gallius, bien que sénateur, bien que l’ami intime de Metellus, n’a pu, en vertu de l’édit de ce préteur, obtenir action contre Apronius. Je ne blâme point Metellus ; il a voulu ménager un homme qu’il aime, et même, comme je le lui ai entendu dire, un peu son parent. Non, dis-je, je ne blâme point Metellus ; mais je m’étonne que, craignant si fort de rien préjuger contre Verrès en nommant des commissaires, il ait non-seulement porté contre lui une sentence implicite, mais la condamnation la plus grave et la plus accablante. Et d’abord, s’il pensait qu’Apronius serait acquitté, il n’avait aucun motif de craindre qu’on en préjugeât rien contre Verrès. Ensuite, si Apronius était condamné, tout le monde devait être persuadé que l’arrêt frappait également Verrès. Metellus ne prononçait-il pas d’avance que leurs causes étaient inséparables, en établissant que la condamnation d’Apronius préjugerait celle de Verrès ? Ainsi ce seul fait en prouve deux : d’abord, que les laboureurs ont été forcés par la violence et par la crainte à donner à Apronius beaucoup plus qu’ils ne devaient ; en second lieu, qu’Apronius n’était que le prête-nom de Verrès, puisque L. Metellus a positivement établi qu’Apronius ne pouvait être condamné sans prononcer en même temps contre les malversations et les crimes de Verrès.

LXVI. J’arrive maintenant à la lettre de Timarchide, son affranchi et son appariteur. Mes observations sur cette pièce termineront ce que j’ai à dire concernant les dîmes. La voici, juges, cette lettre que j’ai trouvée à Syracuse dans la maison d’Apronius, en y faisant des perquisitions. Elle fut envoyée, comme sa teneur même le prouve, au moment où Verrès quittait la province. C’est en route qu’elle a été écrite de la main de Timarchide. Lisez la lettre de Timarchide : Timarchide, appariteur de Verrès, salue Apronius. Je ne lui fais point ici un reproche d’avoir mis son titre d’appariteur. Pourquoi les greffiers seraient-ils les seuls qui s’arrogeraient ce droit ? L. Papirius, greffier. Je consens volontiers que les appariteurs, les licteurs, les messagers, jouissent du même privilège. Occupez-vous sérieusement de tout ce qui intéresse la réputation du préteur. Il recommande Verrès au zèle d’Apronius ; il l’exhorte à le soutenir contre ses ennemis. Votre réputation, Verrès, n’a rien à craindre avec l’activité et la haute influence d’Apronius. Vous avez du courage et de l’éloquence. Quel brillant et magnifique éloge Timarchide fait d’Apronius ! Qui pourrait, selon moi, ne pas estimer Apronius, lorsque Timarchide lui accorde un si haut suffrage ? Vous êtes en fonds pour agir. Assurément, Verrès, il serait trop injuste de ne pas employer pour celui qui vous a mis à la source des richesses le superflu de votre bénéfice sur les grains. Emparez-vous des nouveaux greffiers et appariteurs. Coupez, taillez avec L. Fulleius ; il peut beaucoup. Voyez, juges, combien Timarchide se croit supérieur en perversité, puisqu’il en donne des leçons à Apronius. Et ces mots coupez, taillez, ne paraît-il pas les tirer de la maison de leur patron, comme pouvant s’accommoder à toute criminelle manœuvre ? Je veux, mon frère, que vous vous en rapportiez à votre cher frère. Il est du moins son compagnon en profits et en larcins, son second et son semblable en corruption, en infamie, en audace.

LXVII. Vous vous rendrez cher à toute la maison. Que veut dire toute la maison ? A quoi tend ce mot, Timarchide ? Vous conseillez donc Apronius ? Qu’en avait-il besoin ? Était-ce sous vos auspices ou de lui-même qu’il s’était introduit dans celle dont vous faisiez partie ? Employez envers chacun les moyens les plus propres à séduire. Quelle impudence ne devait pas avoir dans sa toute-puissance celui qui montre tant de corruption dans sa fuite ! À l’entendre, tout peut s’obtenir avec de l’argent. Donnez, prodiguez, séduisez, si vous voulez vaincre. Ce conseil de Timarchide à Apronius me révolterait moins, s’il ne le donnait pas également à son patron. Quand vous recommandez une affaire, on est toujours sûr du succès. Oui, sous la préture de Verrès, mais non pas sous celle d’un Sacerdos, d’un Peducéus, ni même d’un Metellus. Vous savez que Metellus est un homme d’esprit (58). Ici l’indignation est au comble ; le caractère d’un aussi excellent homme que Metellus, ridiculisé, moqué, méprisé par un esclave échappé de ses fers, par un Timarchide ! Si Vulteius est pour vous, le reste ne sera qu’un jeu. Timarchide est bien dans l’erreur, quand il s’imagine qu’avec de l’argent on peut corrompre Vulteius, ou que Metellus gouverne son département au gré d’un seul homme. Mais son erreur, il l’a prise dans la maison de son maître ; il a vu tant d’individus, par eux-mêmes ou par d’autres, réussir auprès de Verrès en se jouant au gré de leurs désirs, qu’il croit que tous les préteurs se laisseront de même aborder. Il vous était facile d’obtenir en vous jouant ce que vous vouliez de Verrès, car vous connaissiez plus d’une espèce de jeu pour lui plaire. On a mis dans l’esprit de Metellus et de Vulteius que vous avez ruiné les laboureurs. Qui est-ce qui s’en prenait à Apronius, lorsqu’il avait réduit à la misère un laboureur ; à Timarchide, lorsqu’il avait reçu de l’argent pour une sentence, pour un décret, pour une condamnation ou pour une grâce ; au licteur Sestius (57), lorsque sa hache avait tranché la tête d’un innocent ? Personne. Tous accusaient Verrès, comme tous veulent aujourd’hui le voir condamner. Ils lui ont rebattu aux oreilles que vous étiez l’associé du préteur. Voyez-vous, Verrès, combien ce grief était évident, et l’a toujours été, puisque Timarchide lui-même en appréhende les effets ? Avouerez-vous enfin qu’il ne s’agit point ici d’un délit de notre invention, puisque dès ce temps-là votre affranchi cherchait le moyen de vous justifier ? C’est votre affranchi, c’est votre appariteur, c’est un homme étroitement lié avec vous et à vos enfans, c’est votre confident intime qui écrit à Apronius que la voix publique ne permet pas à Metellus de douter qu’Apronius n’ait été votre associé dans les dîmes. Faites-lui connaître le mauvais esprit des cultivateurs ; ils s’en repentiront, s’il plaît aux dieux. Pourquoi, dieux immortels ! cette haine si furieuse contre les cultivateurs ? Quel mal ont-ils donc fait à Verrès, pour qu’un homme qui n’est que son affranchi, son appariteur, les poursuive dans cette lettre avec un tel acharnement ?

LXVIII. Juges, je ne vous aurais pas fait lire la lettre de ce vil esclave, si je n’avais pas cru nécessaire que vous connussiez les maximes, les principes et les règles qui dirigent toute la maison de Verrès. Vous voyez les avis que Timarchide donne à Apronius, par quels moyens, par quelles largesses il lui conseille de se faire admettre dans l’intimité de Metellus, pour gagner Vulteius, pour gagner à prix d’argent les greffiers et l’appariteur. Ce qu’il enseigne, il l’a vu ; les leçons qu’il répète à un autre sont celles que lui-même a reçues de son maître : mais il se trompe fort, quand il se flatte que les mêmes voies conduisent infailliblement à l’intimité de tous. Quoique j’aie des motifs d’en vouloir à Metellus, je n’en dirai pas moins ce qui est vrai. Apronius ne saurait séduire ce même Metellus, comme il a séduit Verrès, ni par l’or, ni par les festins, ni par des propos inconvenans et licencieux ; moyens qui, sans qu’il ait eu la peine de s’insinuer par degrés dans le cœur de Verrès, lui avaient livré en très-peu de temps et l’homme tout entier et toute sa préture. Quant à ce qu’il appelle la cohorte de Metellus, qu’était-il besoin de la corrompre, puisqu’on n’y prenait plus des commissaires dans les procès des laboureurs ? On lit encore dans la lettre que le fils de Metellus est un enfant. Ici l’espérance de Timarchide est bien mal fondée. Tous les fils de préteurs ne se laissent pas aborder aussi facilement. Timarchide, le fils de Metellus n’est point un enfant ; c’est un jeune homme sage, modeste, digne de sa naissance et du nom qu’il porte. Le vôtre, Verrès, était encore en robe prétexte. Qu’a-t-il fait dans la province ? Je ne le dirais pas, si je n’étais convaincu que les fautes de l’enfant provenaient de son père. Oui, Verrès, vous vous connaissiez sans doute ; vous saviez quelle était votre vie : pourquoi donc emmener avec vous en Sicile un fils qui portait encore la robe du premier âge ? Si la nature lui inspirait de l’éloignement pour les vices de son père, et l’empêchait de lui ressembler, vouliez-vous que la force de l’exemple et vos leçons ne lui permissent pas de dégénérer ? Quand il y aurait eu en lui les dispositions et l’heureux naturel d’un Lélius ou d’un Caton, que peut-on attendre ou faire de bon de celui qui a vécu en présence des débauches de son père, qui n’a pas vu un seul repas sobre ou décent ; qui pendant trois ans, dans l’âge de l’adolescence, s’est trouvé tous les jours à table avec des courtisanes et des hommes dissolus ; qui jamais n’a entendu sortir de la bouche de son père un mot qui pût le rendre plus réservé et plus vertueux ; qui jamais n’a vu rien faire à son père qu’il pût imiter, sans s’attirer la honteuse réputation de lui ressembler ?

xx[1] LXIX. Et en cela ce n’est pas seulement envers votre fils, c’est aussi envers la république que vous vous êtes rendu coupable : car, si vous avez des enfans, ce n’est pas seulement pour vous, c’est pour la patrie ; ce n’est pas seulement pour votre satisfaction, c’est pour qu’ils se rendent un jour utiles à la république. Les former, les instruire d’après les maximes de nos ancêtres, d’après les lois de l’état, et non d’après vos débauches et vos honteuses voluptés, voilà ce que vous deviez faire. Il aurait pu, quoique fils d’un père indolent, dissolu et pervers, devenir actif, sage et vertueux ; la république vous devrait au moins quelque chose d’estimable. Au lieu de cela, vous nous avez donné, pour vous remplacer, un autre Verrès, à moins peut-être qu’il ne soit pire, s’il est possible : car, si vous êtes devenu tel que vous êtes, vous n’aviez pourtant pas été formé à l’école d’un homme nageant dans l’opulence, mais seulement d’un misérable escroc, faisant métier d’acheter les suffrages. Quelle rare perfection ne devons-nous pas attendre dans celui que la nature a fait votre fils ; l’éducation, votre disciple ; et ses inclinations, tout le portrait de son père ? Ce n’est pas que je ne visse bien volontiers ce jeune homme devenir sage et courageux ; je m’inquiète peu de l’inimitié qui pourra un jour exister entre lui et moi. Car, si je persiste à mener une vie irréprochable, si je suis toujours semblable à moi-même, que m’importera son ressentiment ? Mais, si je venais à ressembler à Verrès en quelque chose, je ne manquerais pas plus d’ennemis qu’il n’en a manqué à Verrès : car notre république doit être assez bien constituée (et elle le sera avec des tribunaux sévères), pour qu’il n’y ait point de coupable qui ne trouve un ennemi, point d’innocent auquel un ennemi puisse nuire. Je n’ai donc aucune raison de ne pas vouloir que le jeune homme sorte pur et sans tache des vices et des désordres où se plonge son père ; et, bien que la chose soit difficile, je ne dirai point qu’elle soit impossible, surtout si les surveillans que des amis ont placés auprès de lui ne le perdent pas de vue, puisque le père est si insouciant, et s’inquiète si peu de son fils. Mais cette digression m’a fait perdre de vue la lettre de Timarchide, beaucoup plus long-temps que je ne voulais. J’avais promis que la lecture de cette pièce terminerait l’article des dîmes. Vous avez la preuve qu’une quantité incalculable a été pendant trois ans soustraite à la république et enlevée aux laboureurs.

LXX. Il me reste à parler, juges, du blé acheté, c’est-à-dire des vols les plus impudens et les plus audacieux de Verrès. Je citerai peu de faits, mais importans, incontestables. Je serai court, prêtez-moi votre attention.

Verrès devait acheter des blés en Sicile en vertu d’un sénatus-consulte et des lois Terentia et Cassia (58) concernant les grains. L’objet de ces achats est de deux espèces : la première consiste en une seconde dîme ; la seconde, en une certaine quantité de blé fourni dans une proportion égale par toutes les communes. La quantité de blé pour la seconde dîme se règle sur celle de la première ; l’autre vente forcée de blé se monte à huit cent mille boisseaux. Le blé de la seconde dîme se paie trois sesterces le boisseau ; celui de la vente forcée, quatre sesterces. Ainsi le trésor public a accordé chaque année, à Verrès, trois millions deux cent mille sesterces pour ce dernier objet, et neuf millions pour le premier. Il a donc reçu, dans les trois années, trente-six millions six cent mille sesterces (59). Cette somme énorme, qui vous a été remise par un trésor pauvre et presque épuisé, qui vous a été remise pour des acquisitions de grains, c’est-à-dire pour la subsistance du peuple romain, qui vous a été remise pour dédommager les cultivateurs siciliens des charges onéreuses que nous leur imposons, vous l’avez, Verrès, tellement dilapidée, que je pourrais prouver, si je le voulais, que vous l’avez gardée tout entière par devers vous. Non, je le répète, je ne serais point embarrassé de rendre la chose évidente aux yeux du juge le plus indulgent. Mais je n’oublierai pas ce que je dois à ma considération personnelle ; je ne perdrai point de vue les intentions et les motifs qui m’ont porté à me charger d’une cause publique ; je n’agirai point envers vous en accusateur de profession (60) ; je bannirai les suppositions ; je ne mettrai sous les yeux de mon auditoire que des faits dont j’aurai été moi-même le premier convaincu. Dans cette somme donnée par le trésor, juges, il y a trois espèces de vols. D’abord, Verrès a laissé ces fonds entre les mains de la compagnie chargée de les lui délivrer, mais en exigeant d’elle deux pour cent d’intérêt (61). Ensuite, beaucoup de communes n’ont absolument rien touché pour le grain qu’elles ont fourni. Enfin, à celles qu’il a payées, il a retenu ce qu’il a voulu. Aucune n’a reçu entièrement ce qui lui appartenait.

LXXI. Et d’abord, Verrès, je vous ferai une question. Les publicains vous ont remercié, dites-vous, et vous citez en preuve une lettre de Carpinatius. Mais enfin cet argent fourni par le trésor public, et qui vous avait été remis pour l’achat des grains, l’avez-vous fait valoir ? vous a-t-il produit deux pour cent d’intérêt ? Je crois bien que vous le nierez ; l’aveu serait trop honteux, et vous compromettrait. C’est donc à moi de le prouver, et la tâche est très-difficile. Quels témoins produirai-je ? Nos fermiers-généraux ? Vous les avez traités d’une manière si honorable, ils se tairont. Leurs registres ? Ils ont eu soin de les faire disparaître. Quel parti prendre ? Un fait aussi révoltant, un délit qui annonce tant d’audace et d’effronterie, faut-il donc le passer sous silence ? Oh ! je ne le puis, juges ; non, je ne le ferai pas. Il me faut un témoin ; j’en ai un. Et qui donc ? L. Vettius Chilon, chevalier romain plein d’honneur et de mérite. L’amitié, des liens de famille, l’unissent avec l’accusé ; et à ce titre, quand même il ne serait pas honnête homme, parlant contre Verrès, son témoignage serait d’un grand poids ; mais il est si honnête homme, que, fût-il son ennemi déclaré, on n’en devrait pas moins ajouter foi à son témoignage. Je vois l’étonnement de Verrès, et son impatience de savoir ce que va dire Vettius. Il ne dira rien pour la circonstance, rien de sa propre intention, rien qui dans le moment ne lui ait paru sans conséquence. Il a adressé en Sicile une lettre à Carpinatius, lorsqu’il était à la tête de la ferme des pâturages et chef d’une compagnie de publicains : cette missive, je l’ai trouvée à Syracuse dans le portefeuille des lettres reçues par Carpinatius, comme aussi à Rome dans les minutes des lettres envoyées à divers, chez Tullius, un des chefs de la ferme, votre ami intime, Verrès. Cette lettre vous apprendra, juges, avec quelle impudence se faisait cette usure. Lettres écrites a Carpinatius par L. Vettius, L. Servilius (62), C. Antistius, chefs de la ferme. Voyez, Verrès ; Vettius vous déclare qu’il vous surveillera, qu’il examinera de quelle manière vous rendrez vos comptes au trésor ; et, si vous ne remettez pas au peuple romain l’argent que vous aura produit cet intérêt, il vous forcera de le restituer à la compagnie. Pouvons-nous avec ce témoin ; pouvons-nous avec les lettres de deux chefs de la ferme si recommandables, si distingués ; pouvons-nous avec le témoignage de la compagnie dont nous vous produisons les lettres ; pouvons-nous, dis-je, administrer la preuve de ce que nous avançons ? Nous en faut-il chercher de plus fortes, de plus péremptoires ?

LXXII. Vettius, votre ami le plus intime ; Vettius, votre allié, dont vous avez épousé la sœur ; Vettius, frère de votre femme, frère de votre questeur, dépose contre vous du vol le plus impudent, du péculat le plus avéré. Car, enfin, de quel autre nom appeler le délit d’un préteur qui fait valoir à usure les deniers publics ? Greffier, lisez le reste de la lettre. Vous voyez, Verrès ; Vettius dit que votre secrétaire a réglé les clauses de cet agiotage, et les chefs de la ferme le menacent dans leurs lettres. Car, par malheur pour vous, deux chefs ont signé dans cette affaire avec Vettius (63). Ils vous accusent d’avoir exigé deux pour cent, et cet intérêt ne leur paraît pas tolérable ; ils ont raison. Car qui jamais a commis une telle malversation ? qui même l’a tentée ? qui même a eu la pensée qu’il fût possible de tirer de l’argent à titre d’intérêt des fermiers de nos domaines, lorsque plus d’une fois on a vu le sénat les soulager en leur abandonnant l’intérêt des fonds de l’état ? Certes il n’y aurait pour cet homme aucun espoir de salut, si les fermiers de l’état, c’est-à-dire si les chevaliers romains étaient appelés à juger. Il doit conserver encore moins d’espoir, puisque c’est vous, juges, qui allez prononcer ; oui, d’autant moins que l’honneur vous fait un devoir plus sacré de punir les torts faits à autrui, que ceux qui nous sont personnels. Que vous proposez-vous de répondre, Verrès ? Nierez-vous le fait ? ou prétendrez-vous le justifier ? Le nier, la chose vous est-elle possible ? Tant de lettres, tant de fermiers qui témoignent contre vous, ne vous confondront-ils pas ? Vous justifier ? Eh ! comment y parviendrez-vous ? Quand je démontrerais que c’est votre argent, et non celui du peuple romain, que vous avez placé à intérêt dans votre province, vous ne pourriez échapper : mais des deniers publics, mais une somme destinée à l’achat des grains, un argent dont vous avez pris l’intérêt chez nos fermiers, à qui persuaderez-vous que cela pût vous être permis ? Jamais d’autres, jamais vous-même n’avez rien fait de plus audacieux, de plus révoltant. Non, j’en ferais serment, un délit que tout le monde regarde comme sans exemple, et dont je vais tout à l’heure vous entretenir, non, juges, je ne saurais dire s’il ne dénote pas encore plus d’audace et plus d’impudence que l’action de n’avoir absolument rien payé à un grand nombre de villes pour leur blé. Le vol est plus considérable peut-être ; mais, certes, il n’est pas plus effronté. Je me suis assez étendu sur cet acte usuraire ; vous allez maintenant apprendre quelles sommes lui ont valu tous ces détournemens de fonds.

xx LXXIII. La Sicile compte beaucoup de villes illustres et florissantes : de ce nombre est surtout Halèse. Vous ne trouveriez pas de cité plus fidèle à ses obligations, plus riche en ressources, plus digne de considération. Verrès lui ordonna, chaque année, de fournir soixante mille boisseaux de froment ; mais, au lieu de grains, il leva la contribution en argent, d’après le cours vénal du blé en Sicile : quant à l’argent qu’il avait reçu du trésor, il a tout gardé. Je ne revins pas de mon étonnement, lorsque ce fait me fut démontré dans Halèse, en plein sénat, par un homme rempli de talent, de sagesse, et jouissant de la plus haute considération, par l’Halésien Enéas, que le sénat avait chargé de nous remercier, mon parent (64) et moi, au nom de la ville, et de nous donner tous les renseignemens nécessaires pour l’accusation. Il nous apprit quel était l’usage et la règle suivie par Verrès. Après que tout le blé, à titre de dîmes, avait été mis à sa disposition, il avait coutume d’exiger de l’argent des villes, de rejeter leur blé ; et, quant à celui qu’il était tenu d’envoyer à Rome, de le prélever seulement sur ses bénéfices et sur la quantité levée à son profit. Je me fais représenter les registres ; je parcours la correspondance ; j’y vois que les Halésiens, qui avaient été imposés à soixante mille boisseaux de blé, n’en avaient pas fourni un grain, mais qu’ils avaient donné de l’argent à Volcatius, à Timarchide, au greffier. J’y trouve la preuve d’un insigne brigandage : le préteur, qui devait acheter du blé, n’en achetait point, mais il en vendait ; et l’argent qu’il devait distribuer aux villes il le détournait entièrement à son profit, et se l’appropriait. Ici je n’apercevais plus un vol, mais un attentat énorme et monstrueux. Rejeter le blé des villes, y substituer le sien ; après l’avoir substitué, y mettre un prix arbitraire ; ce prix qu’on venait d’y mettre, le faire payer aux villes, et l’argent qu’on avait reçu du peuple romain le garder pour soi, que de circonstances aggravantes dans un seul vol ! Comptez-les, juges. Si je voulais les développer toutes l’une après l’autre, croiriez-vous que Verrès pût tenir plus longtemps contre l’accusation ?

xx LXXIV. Vous rejetez le blé sicilien ; mais celui que vous envoyez, de quel pays est-il ? Avez-vous une Sicile particulière qui puisse vous fournir des grains d’une autre espèce ? Lorsque le sénat décrète qu’il sera acheté du blé en Sicile, lorsque le peuple l’ordonne, ils entendent bien, si je ne me trompe, qu’on enverra de la Sicile du blé sicilien. Lorsque vous rejetez le blé de tous les cantons de la Sicile, est-ce de l’Égypte ou de la Syrie que vous en envoyez à Rome ? Vous rejetez le blé d’Halèse, de Céphalède, de Thermes, d’Amestrate, de Tyndaris, d’Herbite, et de mainte autre ville. Comment se fait-il donc que les territoires de ces peuples aient produit sous votre préture des blés d’une espèce différente de ceux qu’ils avaient produits jusqu’alors, des blés que ni vous, ni moi, ni le peuple romain, n’aurions pu accepter, surtout lorsque les fermiers de la dîme avaient envoyé à Rome le blé de la même année ? Comment se faisait-il que, sorti de la même aire, le blé dîmé fût accepté, et le blé acheté ne le fût point ? N’est-il pas clair que tous ces refus d’accepter le blé avaient pour but d’obtenir de l’argent ? Eh bien, soit ! vous rejetez le blé d’Halèse ; vous croyez devoir accepter celui d’un autre canton. Achetez celui qui vous convient, et laissez en repos les cantons dont le blé ne vous a point satisfait. Mais de ceux dont vous rejetez le grain, vous exigez tout l’argent qu’il vous faut pour la valeur du blé que vous forcez une autre ville de vous fournir. Ce fait ne peut être révoqué en doute. Pour chaque médimne, je le vois consigné sur les registres d’Halèse, ses habitans vous ont payé quinze sesterces (65). Je prouverai par les livres des plus riches cultivateurs qu’à cette époque personne en Sicile n’a vendu son blé au dessus de ce prix.

xx LXXV. Quelle étrange règle de conduite, ou plutôt quelle extravagance ! Rejeter les grains récoltés dans le pays même où le sénat et le peuple romain ont voulu qu’on les achetât, pris au même tas dont vous-même aviez accepté une partie à titre de dîmes, et ensuite, pour acheter du blé, forcer les villes à donner de l’argent lorsque vous en aviez reçu du trésor ! La loi Terentia vous prescrivait-elle d’acheter du blé des Siciliens avec l’argent des Siciliens, ou bien avec l’argent du peuple romain ? Il est évident que tout l’argent que le trésor avait remis à l’accusé pour payer le blé fourni par les différentes villes, il se l’est approprié. En effet, Verrès, vous vous faites donner quinze sesterces par médimne : c’est ce que valait le blé à cette époque. Vous retenez dix-huit sesterces : c’est en Sicile le taux légal du blé estimé. Procéder de la sorte, n’est-ce pas absolument comme si vous n’eussiez point rejeté le blé, et qu’après l’avoir agréé et reçu, vous eussiez gardé tout l’argent du trésor sans en rien payer à aucune ville, lorsque le taux légal est tel que, dans tous les temps, les Siciliens ne s’en plaignent pas, et que sous votre préture ils devaient même s’en trouver satisfaits ? En effet, le taux légal du boisseau est de trois sesterces ; et, sous votre préture, le cours vénal, comme vous vous en êtes félicité dans plusieurs lettres adressées à vos amis, n’était que de deux sesterces. Mais je suppose qu’il en valait trois, puisque vous les avez exigés des villes pour chaque boisseau. Si seulement ensuite vous aviez payé aux Siciliens ce qui vous avait été prescrit par le peuple romain, vous auriez fait la chose la plus agréable aux cultivateurs ! Loin de là, vous ne vous êtes pas contenté de les frustrer de ce qui devait leur revenir, vous avez même exigé d’eux ce qu’ils ne devaient pas donner. La preuve que tout s’est fait ainsi, résultera pour vous, juges, et des registres des villes, et de leurs dépositions officielles. Vous connaîtrez qu’il n’y a là rien de controuvé, rien qui soit arrangé pour la circonstance. Tout ce que nous disons est consigné, rapporté bien en ordre dans les comptes des villes, où rien n’est raturé, surchargé, écrit à la hâte, mais fait exactement et en bonne forme. Greffier, lisez les registres des habitans d’Halèse. A qui dit-on que cette somme a été donnée ? Parlez plus haut, plus haut encore. A Volcatius, a Timarchide, à Mévius.

xx LXXVI. Eh quoi ! Verrès, vous ne vous êtes pas ménagé même ce moyen de défense, que ce sont les préposés à la ferme des grains qui ont tout fait, les préposés qui ont rejeté le blé, les préposés qui ont transigé avec les villes pour de l’argent, eux qui ont reçu de vous de l’argent pour le compte des villes, et qui ensuite ont acheté du blé à leur compte ; et que dans tout cela vous n’êtes pour rien ? Ce serait en effet, pour un préteur, une excuse bien mauvaise et bien pitoyable que de dire : Je n’ai reçu, ni même vu le blé ; j’ai laissé aux préposés toute latitude pour l’admettre ou le rejeter. Les préposés ont extorqué de grosses sommes aux villes ; et moi, l’argent que j’aurais dû donner aux villes, je l’ai donné aux préposés. Cette excuse, je le répète, serait assurément bien mauvaise ; mais, quelle qu’elle soit, vous ne pouvez pas même l’employer. Volcatius, vos délices, les délices de vos amis, vous défend de citer ici aucun préposé : Timarchide lui-même, l’appui de votre maison, bat en brèche toute votre défense ; car ce fut à lui, ainsi qu’à Volcatius, que la ville d’Halèse compta de l’argent. Enfin votre greffier, avec son anneau d’or (66) qu’il doit à toutes ces rapines, ne vous permet pas de recourir à ce moyen. Que vous reste-t-il donc à faire, si ce n’est d’avouer que vous avez envoyé à Rome du blé acheté avec l’argent des Siciliens, et que l’argent du trésor a été détourné dans vos coffres ? Il faut que l’habitude du crime ait bien des charmes pour les âmes perverses et audacieuses, lorsque l’impunité leur permet toute licence ! Ce n’est pas aujourd’hui la première fois que Verrès s’est rendu coupable de cette espèce de péculat ; mais c’est d’aujourd’hui qu’enfin il est sous la main de la justice. Nous l’avons vu, pendant sa questure, recevoir du trésor les fonds nécessaires pour l’entretien d’une armée consulaire ; nous avons vu, peu de mois après, et cette armée et le consul entièrement dépouillés. Cette énorme malversation est restée ensevelie dans les ténèbres où la république était alors plongée. Depuis, il a exercé, comme par succession, la questure sous Dolabella. De fortes sommes furent par lui détournées ; mais il a embrouillé ses comptes à la faveur de la condamnation de Dolabella. Devenu préteur, quels fonds considérables lui furent confiés ! Ici vous ne trouverez point un homme à se contenter modestement de timides larcins ; d’un seul coup il n’a pas craint d’engloutir tout ce que le trésor lui avait avancé ; et, comme tout vice inhérent au caractère se développe par l’habitude lorsqu’il n’est pas contrarié, Verrès lui-même n’a pu mettre un frein à son audace, et il a fini par demeurer convaincu de faits aussi graves que manifestes. Pour moi, je crois que les dieux ont permis qu’il tombât dans un pareil excès, afin que non-seulement ses premiers méfaits, mais les crimes qu’il a commis envers Carbon et Dolabella (67) ne restassent pas impunis.

LXXVII. Il y a dans le délit dont nous nous occupons, juges, une circonstance remarquable, et qui doit ne laisser aucun doute sur les vexations au sujet de la dîme. Car, pour ne point répéter ici que beaucoup de cultivateurs, n’ayant pas assez de grains pour vendre au peuple romain la seconde dîme et leur contingent de huit cent mille boisseaux, se virent obligés d’en acheter de votre agent, je veux dire d’Apronius, ce qui prouverait seul que vous ne leur aviez rien laissé ; quand je ne parlerais pas de ce fait attesté par une foule de témoins, n’est-il pas de la plus grande évidence que, pendant vos trois années de préture, vous avez eu en votre pouvoir et entassé dans vos magasins, je ne dis pas seulement tout le blé de la Sicile, mais tous les produits des terres domaniales ? Car enfin, puisque vous exigiez des villes de l’argent au lieu de grains, d’où tiriez-vous les grains que vous envoyiez à Rome, si vous n’aviez tenu enfermé et en réserve dans vos magasins toutes les récoltes ? D’abord, sur les grains, votre premier bénéfice a consisté à enlever aux cultivateurs ces mêmes grains. En second lieu, ces mêmes grains qu’au mépris de toutes les lois vous avez eus en votre possession pendant trois ans, vous les avez vendus non pas une fois, mais deux ; non pas à un seul prix, mais à deux prix différens. Une première fois aux villes, à raison de quinze sesterces le médimne ; puis au peuple romain, à qui vous avez pris dix-huit sesterces par médimne. Mais, allez-vous me dire, vous avez accepté le blé de Centorbe, d’Agrigente, peut-être encore de quelques autres villes, et vous leur avez distribué de l’argent. Je veux qu’il y ait eu quelques villes, dans le nombre, dont vous n’ayez point voulu rejeter les grains. Que faut-il en conclure ? Ces villes ont-elles reçu de vous tout l’argent qui leur était dû pour leur blé ? Trouvez-moi, je ne dis pas un seul canton, mais un seul cultivateur qui le déclare ; voyez, cherchez, examinez de tous côtés, si, dans cette province que vous avez gouvernée pendant trois ans, il se rencontre un seul individu qui ne désire votre condamnation. Présentez-moi un seul, oui, je le répète, un seul même des cultivateurs qui se sont cotisés pour votre statue, qui dise avoir reçu pour ses grains tout ce qui devait lui revenir. Oui, juges, je soutiens qu’aucun d’eux ne pourra le dire.

xx LXXVIII. Sur tout l’argent que vous deviez payer aux cultivateurs, vous faisiez des retenues sous différens prétextes : d’abord, pour l’examen ; puis, pour le change, et je ne sais quel droit de cire (68). Aucune de ces expressions ne désigne des droits légaux ; ce sont les noms qu’on veut bien donner à de véritables vols. Pourquoi des droits de change dans un pays dont tous les habitans se servent de la même monnaie ? Que signifie ce droit de cire ? Comment de pareils frais peuvent-ils entrer dans les comptes d’un fonctionnaire public, dans un compte de deniers publics ? Car cette troisième retenue était non-seulement autorisée par Verrès, mais prescrite ; non-seulement prescrite, mais forcée. Au profit du greffier on prélevait deux cinquantièmes sur la somme totale. Qui vous y avait autorisé ? En vertu de quelle loi, de quel sénatus-consulte, de quel principe de justice enfin, votre greffier s’attribuait-il une somme si considérable ou sur les propriétés des laboureurs ou sur les revenus du peuple romain ? Car, en supposant que cet argent pût être sans injustice pris aux laboureurs, le peuple romain ne devait-il pas en profiter, surtout dans l’état de détresse où se trouvait le trésor ? Et si la volonté du peuple romain, d’accord avec l’équité, est que cet argent soit payé aux cultivateurs, de quel droit votre appariteur, aux gages du peuple romain pour un modique salaire, s’enrichira-t-il à leurs dépens ?

Et dans cette cause Hortensius soulèvera-t-il contre moi tout l’ordre des greffiers ? prétendra-t-il que je compromette leurs intérêts, que j’attaque leurs droits ? Comme si cette remise était autorisée par un seul exemple, par un seul règlement. Faut-il remonter aux temps passés ? Parlerai-je de ces greffiers qui furent des modèles de probité et de désintéressement ? Je n’ignore pas, juges, que les exemples du vieux temps ne sont écoutés, regardés aujourd’hui que comme des contes faits à plaisir. Je tirerai donc mes exemples de notre siècle, tout corrompu, tout dépravé qu’il peut être. Il n’y a pas long-temps, Hortensius, que vous fûtes questeur : vous pouvez nous dire ce que faisaient vos greffiers. Pour moi, voici ce que je dirai des miens. Lorsque dans cette même Sicile je payai aux villes l’argent qui leur était dû pour le blé, j’avais avec moi, pour greffiers, deux hommes éminemment probes, L. Mamilius et L. Sergius : non-seulement ils ne prélevèrent point ces deux cinquantièmes, mais ils ne firent à personne la retenue d’un sesterce.

xx LXXIX. J’avouerai, juges, que ce serait à moi qu’il faudrait s’en prendre, si jamais ils m’avaient demandé cette remise, si même ils en avaient eu la pensée. En effet, si le greffier exige pour lui cette déduction, pourquoi pas plutôt le muletier, qui a amené les fonds ; le messager, dont l’arrivée les annonce aux cultivateurs ? pourquoi pas le crieur, qui les prévient de venir toucher ? pourquoi pas l’homme de peine ou l’esclave de Vénus qui a porté les sacs ? De quelle coopération si utile le greffier s’est-il chargé dans cette affaire, pour qu’on lui accorde une si généreuse récompense, ou plutôt un prélèvement de fonds si considérable ? L’ordre des greffiers est honorable ; qui le nie ? Mais qu’est-ce que cela fait ici ? Cette classe est considérée en ce qu’elle est dépositaire des registres publics et des actes des magistrats (69). Demandez, juges, aux greffiers qui sentent la dignité de leur ordre, qui sont des chefs de famille pleins de probité et d’honneur, demandez-leur ce que signifient ces cinquantièmes. Dès-lors chacun de vous comprendra que c’est une exaction aussi nouvelle que révoltante. Voilà les greffiers qu’il faut me citer, j’y consens ; mais qu’on n’aille pas me ramasser des gens qui, ayant grossi peu à peu leur fortune avec les largesses des dissipateurs et les gratifications obtenues sur la scène, se flattent, depuis qu’ils ont acheté une décurie, d’avoir passé du premier rang des histrions siffles dans le second ordre des citoyens (70). Avec vous, Hortensius, je prendrai, pour juger ce grief, les greffiers qui rougissent d’avoir de pareils collègues. Au reste, si nous voyons tant de sujets si peu dignes dans un ordre qui est la récompense des services et de la vertu, devons-nous être surpris qu’il y ait quelques sujets infâmes dans une classe où tout le monde est admis pour son argent ?

xx LXXX. Ainsi, Verrès, sur les deniers du trésor, Votre greffier a pris, avec votre permission, un million trois cent mille sesterces(71); vous en faites l’aveu, et vous vous flattez ensuite qu’il reste pour vous quelque moyen de défense. Qui pourrait tolérer une telle exaction ? Quel est même celui de vos défenseurs qui, à cette heure, puisse en entendre parler de sang-froid ? Quoi ! dans une république où un C. Caton (72) citoyen illustre, personnage consulaire, a été, pour une somme de dix-huit mille sesterces, condamné à restitution ; dans cette même république, dis-je, votre appariteur s’est vu, sur un seul article, gratifié d’un million trois cent mille sesterces ? De là provient sans doute aussi l’anneau d’or dont vous lui avez fait don en pleine assemblée, libéralité empreinte d’un caractère d’impudence singulière, et qui parut à tous les Siciliens aussi nouvelle qu’elle m’a semblé incroyable à moi-même. Souvent nos généraux, après avoir vaincu les ennemis et bien servi la république, ont gratifié leurs greffiers d’un anneau d’or en présence de l’armée ; mais, vous, après quels services, après quelles victoires sur les ennemis avez-vous osé convoquer une assemblée pour faire vos dons ? Et ce n’est pas seulement votre greffier que vous avez gratifié d’un anneau : un citoyen très-estimable, et qui ne vous ressemble en rien, Q. Rubrius, distingué par son mérite, son rang et ses richesses, a reçu de vous une couronne, une chaîne et un collier (73) ; ainsi que M. Cossutius, l’homme le plus intègre et le plus vertueux, et M. Castritius, qui jouit d’une considération et d’un crédit égaux à son talent. Que signifiaient ces dons accordés à trois citoyens romains ? Vous avez en outre récompensé les Siciliens les plus puissans et les plus nobles ; — et ceux-ci, loin de se montrer, comme vous l’espériez, moins empressés à venir déposer contre vous, n’en ont paru que plus imposans dans leur témoignage, grâce à l’honneur que vous leur aviez accordé. Quelle dépouilles enlevées à l’ennemi, quelle victoire, quel butin, ou quelles sommes provenues de la vente du butin (74), vous avaient mis à même de faire ces gratifications ? Est-ce parce que, sous votre préture, il n’a fallu que l’apparition de quelques brigantins pour qu’une très-belle flotte, le rempart de la Sicile, la sûreté de la province, fût brûlée par la main des pirates ? est-ce parce que les campagnes de Syracuse ont, sous votre préture, été le théâtre d’incendies allumés par des brigands ? est-ce parce que le forum de Syracuse a regorgé du sang de ses capitaines de navire ? est-ce parce qu’un brigantin monté par des corsaires a pu voguer insolemment dans le port de Syracuse ? Je ne puis rien trouver qui m’explique ce qui vous a fait tomber dans cet excès d’extravagance, à moins peut-être que vous n’ayez eu pour but d’empêcher le public d’oublier le triste résultat de vos exploits. Un anneau d’or est donc décerné à votre greffier, et pour cette récompense une assemblée est convoquée. Quelle était votre contenance en reconnaissant dans cette assemblée des hommes aux dépens desquels cet anneau d’or était donné, qui eux-mêmes avaient quitté leurs anneaux d’or, et les avaient ôtés à leurs enfans, afin que votre greffier eût le moyen de soutenir le nouvel honneur qu’il tenait de votre munificence ? Mais quelle fut l’allocution qui précéda cette libéralité ? Sans doute vous prononçâtes l’antique formule des généraux : Attendu que dans le combat, à la guerre, dans le service militaire ; toutes choses dont il n’a pas même été question durant votre préture. Ou bien vous avez dû dire : Attendu que vous n’avez manqué aucune occasion de servir ma cupidité et mes dissolutions ; que dans toutes mes infamies vous avez été de moitié avec moi, soit durant ma lieutenance, soit durant ma préture à Rome et en Sicile : pour tous ces motifs, après vous avoir enrichi, je vous gratifie de cet anneau. Cette allocution eût été conforme à la vérité ; car l’anneau que vous avez donné à votre greffier n’indique pas un homme brave, mais seulement un homme riche. Ce même anneau, accordé par un autre, nous le regarderions comme une preuve de courage ; donné par vous, nous n’y voyons que l’accompagnement obligé de la richesse.

xx LXXXI. J’ai parlé, juges, du blé dîmé, puis du blé acheté : il me reste à vous entretenir d’un dernier objet, le blé estimé. Ce chef d’accusation, tant par la grandeur des sommes soustraites que par la nature du vol, doit d’autant mieux soulever l’indignation de tout le monde, que pour le détruire, au lieu d’avoir recours à une défense ingénieuse, on se retranche dans l’aveu le plus impudent. Un sénatus-consulte et les lois autorisaient Verrès à se pourvoir d’une certaine quantité de grains pour sa consommation. Ce grain était estimé par le sénat quatre sesterces pour chaque boisseau de froment (75), et deux pour le boisseau d’orge. Verrès, non content d’augmenter la quantité de grains qu’on devait lui fournir, estima, pour les laboureurs, chaque boisseau de grains à raison de trois deniers. Le grief que j’élève contre lui, Hortensius (je le dis pour vous éviter la peine de me citer l’exemple de tant de magistrats vertueux, fermes et intègres), ne consiste pas à avoir estimé, d’accord avec les laboureurs et avec les villes, le blé qui lui revenait pour sa consommation, et à avoir reçu de l’argent au lieu de grains. Je sais à cet égard ce qui est d’usage ; je sais ce qui est permis. Dans la conduite de Verrès, je ne lui reproche rien de ce qui a déjà été pratiqué par des magistrats recommandables. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir, lorsque le blé valait en Sicile deux sesterces, comme lui-même, dans sa lettre, vous le déclare, Hortensius, et comme il a été prouvé antérieurement par toutes les dépositions et par les registres des laboureurs ; c’est d’avoir, dis-je, exigé d’eux trois deniers (76) par boisseau de froment. Voilà le délit dont je l’accuse. Il est donc bien entendu que son crime n’est pas d’avoir estimé le blé, ni même de l’avoir estimé trois deniers, mais d’avoir demandé, pour le prendre au taux de l’estimation, plus de grain qu’il n’en était dû.

xx LXXXII. Ce qui a pu introduire l’usage de cette estimation, juges, ce n’est pas l’avantage des préteurs ou des consuls, mais celui des cultivateurs et des villes. Il n’y a pas eu, dans l’origine, de magistrat assez effronté pour demander de l’argent au lieu du grain qui lui était dû. La proposition, certainement, n’a pu venir que du laboureur, ou de la ville qui devait fournir le blé : soit qu’ils eussent vendu leur grain, ou qu’ils voulussent le garder, ou s’épargner la peine de le transporter dans le lieu prescrit, ils ont demandé comme une faveur, comme un bienfait, de pouvoir payer, au lieu de blé, sa valeur en argent. Telle est l’origine de l’estimation : c’est la bonne volonté et la complaisance des magistrats qui en laissèrent l’usage s’introduire. Vinrent ensuite des magistrats plus avides. Leur cupidité y trouva non-seulement une source de richesses, mais un moyen d’autoriser leurs exactions. Ils désignèrent les lieux les plus éloignés et du plus difficile accès pour ordonner qu’on y amenât les blés, afin que la difficulté du transport leur fît obtenir l’estimation qu’ils désiraient. Cette supercherie est plus justiciable de l’opinion que des tribunaux ; celui qui la commet doit passer dans notre esprit pour un homme cupide : mais il ne nous serait pas facile d’y trouver le sujet d’une accusation contre lui ; car il est, selon moi, convenable que nos magistrats aient la liberté de recevoir leur grain là où ils veulent. Voilà peut-être ce qu’ont fait beaucoup d’entre eux ; mais, tout nombreux qu’ils soient, ceux qui, par nous-mêmes ou par tradition, nous sont connus comme les plus intègres, n’ont pas suivi cet exemple.

xx LXXXIII. Je vous le demande maintenant, Hortensius, à laquelle de ces deux sortes de magistrats allez-vous comparer Verrès ? Sans doute à ceux qui, par un sentiment de bienveillance, ont accordé aux villes, comme une faveur, comme un bienfait, la faculté de donner des espèces au lieu de blé. Oui, je le crois volontiers, les laboureurs ont demandé à Verrès qu’attendu qu’ils ne pouvaient vendre leur blé trois sesterces le boisseau, il leur fût permis de donner trois deniers pour chaque boisseau. Mais, comme vous n’oserez pas faire cette réponse absurde, serez-vous réduit à alléguer que, vu la difficulté du transport, les laboureurs préférerent payer ces trois deniers ? Mais de quel transport s’agissait-il ? de quel lieu, et à quelle destination devait être conduit le blé ? Ce n’était pas sans doute de Philomelium à Ephèse (77) ? Je vois une différence dans le prix du grain entre ces deux marchés ; j’y vois un transport de plusieurs jours ; je vois que les Philoméliens, quel que soit le prix du blé à Ephèse, trouvent leur avantage à payer en Phrygie de l’argent pour du blé, plutôt que de le transporter à Ephèse, ou d’envoyer dans cette ville du numéraire ou des agens pour y acheter du grain. Mais rien de tel a-t-il lieu en Sicile ? Enna est située au milieu des terres. Quand même, usant d’une extrême rigueur, vous exigeriez des habitans qu’ils vinssent vous mesurer leur blé au bord de la mer, soit à Phintia, à Halèse, ou à Catane, qui sont les points les plus éloignés de l’île, le transport pourrait s’effectuer dès le jour même qu’ils auraient reçu votre ordre. Mais, ici, il n’est pas même besoin de transport. En effet, juges, tous ces bénéfices sur l’estimation proviennent des différences dans le prix du grain. Un magistrat peut, dans sa province, s’arranger de manière à le recevoir là où il est le plus cher. Voilà pourquoi le mode de l’estimation se pratique en Asie, en Espagne, et dans toutes les provinces, où le prix du blé n’est pas partout le même. Mais, en Sicile, qu’importerait au contribuable le lieu où il devrait fournir le blé ? Il n’aurait pas besoin de l’y transporter, puisque, partout où il aurait ordre de le conduire, il trouverait à acheter du blé au même prix qu’il l’aurait vendu dans son endroit. Ainsi donc, Hortensius, si vous voulez établir que Verrès a suivi l’exemple donné par d’autres magistrats, prouvez d’abord que, dans quelque canton de la Sicile, le blé, durant sa préture, s’est vendu trois deniers le boisseau.

LXXXIV. Voyez quel champ j’ouvre à votre défense ; quel moyen je vous offre, au mépris des droits de nos alliés, sans égard pour l’intérêt de la république, et en contradiction à l’esprit et au texte de la loi. Oui, Verrès, je suis prêt à vous livrer mon blé dans mes domaines, dans ma ville, enfin dans tous les lieux où vous êtes, où vous résidez, où vous avez établi le centre des affaires, le siège de votre gouvernement ; et vous, vous me choisirez un coin de la province reculé, hors de toutes les relations ; vous m’ordonnerez d’aller mesurer mon blé dans un endroit où les transports sont difficiles, où je ne pourrai en acheter. Une telle exigence serait odieuse, intolérable, défendue à tous par la loi ; ce serait un délit que peut-être on n’aurait pas encore eu l’occasion de punir dans personne. Néanmoins cet acte que j’appelle intolérable, je veux bien, juges, le passer, le permettre à Verrès Oui, s’il est dans sa province un seul endroit où le blé se soit vendu aussi cher qu’il l’a estimé, mon avis est que la chose ne doive pas devenir l’objet d’un grief contre un semblable accusé. Loin de là, quoiqu’il ne valût que deux ou tout au plus trois sesterces dans tous les cantons de votre province, vous avez exigé douze sesterces. Si donc vous n’avez rien à me contester ni sur le prix du blé, ni sur votre estimation, que faites-vous sur ce banc ? qu’attendez-vous ? et quelle sera votre défense ? Est-il assez prouvé que vous avez exigé de l’argent au mépris des lois, contre l’intérêt de l’état, et au préjudice de nos alliés ? ou bien prétendez-vous établir que vous avez agi avec justice, selon les règles, pour le bien de l’état, et sans faire aucun tort à nos alliés ? Le sénat a tiré l’argent du trésor, et vous a compté autant de deniers qu’il vous en fallait pour payer aux cultivateurs leurs boisseaux de blé. Que deviez-vous faire ? Prendre pour modèle ce L. Pison surnommé l’honnête homme 78, qui, le premier, porta une loi contre les concussionnaires ; alors, après avoir acheté les grains au prix courant, vous en auriez rapporté l’excédant au trésor. Vous pouviez encore imiter certains magistrats jaloux de plaire aux alliés et de leur faire du bien ; en ce cas, profitant de l’estimation du sénat, vous auriez acheté le blé au dessous de sa valeur, pour le payer aux laboureurs d’après cette estimation, et non au prix vénal. Vous pouviez enfin faire ce qu’ont fait la plupart avec un bénéfice honnête et légitime ; alors, sans acheter le blé, puisqu’il était à vil prix, vous auriez pris, sur la somme que vous aurait comptée le sénat, l’argent nécessaire à la consommation de votre maison.

LXXXV. Mais qu’avez-vous fait ? comment rendre raison de votre conduite, je ne dis pas d’après les règles de la justice, mais d’après les principes même des hommes les plus pervers et les plus impudens ? Car il n’y a guère d’acte criminel qu’un magistrat, quelque dépravé qu’il soit, ose se permettre, sans se ménager un motif d’excuse bon ou mauvais, et sinon réel, du moins plausible. Ici, comment procède Verrès ? Le préteur arrive. Il faut, dit-il, que je vous achète du grain. — Volontiers. — Je vous le paierai un denier le boisseau. — À merveille, rien de plus généreux ; car je ne puis en trouver trois sesterces. — Mais, pour mon compte, je n’ai pas besoin de grain ; je veux de l’argent. — J’avais espéré, reprend le cultivateur, que ce serait vous qui me compteriez ces deniers ; mais, puisqu’il le faut absolument, considérez ce que vaut le blé. — Mais, je le sais, deux sesterces.— Puisque le sénat vous en passe quatre, que pouvez-vous exiger de moi ? — Quelle sera la réponse de Verrès ? Écoutez, juges, et admirez l’équité de ce préteur. — Les quatre sesterces que le sénat m’a alloués et fait compter par le trésor, je les garderai, et de la caisse de l’état ils passeront dans mes coffres. — Après ? — Après, pour chaque boisseau que je vous impose, vous me donnerez huit sesterces. — Pour quelle raison ? — Oh, la raison! il s’agit bien de cela : c’est mon intérêt, c’est mon profit que je cherche. — Parlez, parlez plus clairement. Le sénat a décrété que je vous livrerais des grains, et que vous m’en compteriez l’argent. Quoi ! vous garderiez l’argent que le sénat vous a remis pour moi ! J’aurais dû recevoir de vous un denier par boisseau, vous m’en prenez deux ; et ce pillage, cette rapine, vous l’appelez l’approvisionnement de votre maison ! — Il ne manquait plus, Verrès, aux laboureurs, sous votre préture, que cette vexation, cette calamité, pour que leur ruine fût complète. Car, enfin, que pouvait-il rester au malheureux, qui par là était obligé de sacrifier non-seulement toute sa récolte, mais de vendre jusqu’à ses instrumens de labourage ? Quelle ressource pouvait-il espérer ? Aucune. Sur quelle récolte pouvait-il trouver de l’argent pour vous en donner ? Sous prétexte de la dîme, on lui avait déjà enlevé tout ce qu’il avait plu à Apronius. Pour la seconde dîme, pour le blé acheté, ou on ne lui avait payé absolument rien, ou bien l’on ne lui avait laissé que ce que n’avait pas retenu le greffier, ou enfiu, sans alléguer de motif, on lui avait, comme vous le savez, juges, enlevé ce faible reste. Et vous viendrez encore forcer le cultivateur à vous donner de l’argent ! Par quel moyen ? en vertu de quelle loi ? d’après quel exemple ?

xx LXXXVI. Lorsque ses récoltes étaient mises au pillage, et qu’on dilapidait de toutes les manières les fruits de son travail, du moins le laboureur ne perdait que ce qu’il avait gagné par sa charrue, le fruit de ses labeurs, le produit de son champ et de sa récolte. Au milieu de ces criantes vexations, c’était toujours pour lui une consolation de se dire que ce qu’il avait perdu, la terre pourrait, sous un autre préteur, lui rendre de quoi le remplacer. Mais, pour qu’il donne en espèces ce que ne lui procurent ni sa charrue, ni le travail de ses mains, il faut qu’il vende et ses bœufs, et jusqu’à sa charrue, et tous ses instrumens de labourage. En effet, juges, vous ne devez pas vous dire : Cet homme est riche en argent comptant ; il a des maisons de ville. Lorsqu’on impose une charge à un cultivateur, les ressources personnelles qu’il peut avoir d’ailleurs ne doivent pas être prises pour base, mais seulement le produit moyen de son exploitation, et les charges qu’elle peut et doit supporter, réaliser. Quoique les laboureurs qui sont dans ce cas aient été épuisés de toutes manières et ruinés par Verrès, c’est pour vous, juges, une raison de plus de statuer quelles charges le cultivateur doit supporter pour les terres qu’il exploite, et acquitter au trésor public. Vous leur imposez la dîme, ils s’y soumettent : une seconde dîme, ils croient devoir ce sacrifice à vos besoins : faut-il encore livrer le blé acheté ? ils le fourniront, si vous l’exigez. Combien ces charges sont onéreuses ! et quel peut être, après leur acquittement, le revenu net restant aux propriétaires ? Il vous est facile d’en juger, je crois, d’après ce que vous rapportent vos biens de campagne. Ajoutez à cela les édits de Verrès, ses règlemens, ses vexations ; ajoutez la tyrannie et les rapines d’Apronius, ainsi que des esclaves de Vénus, dans le pays sujet à la dîme. Je laisse tout cela de côté ; je ne parle que de l’approvisionnement du préteur. Votre intention est-elle que les Siciliens fournissent gratuitement à vos magistrats le blé nécessaire à leur maison ? Quoi de plus odieux, de plus inique ? Eh bien ! sachez que, sous la préture de Verrès, les agriculteurs l’auraient désiré, demandé comme une grâce.

xx LXXXVII. Sositène, de la ville d’Entelle, en est un des citoyens les plus sages et les plus nobles. Vous avez entendu sa déposition. Ses concitoyens l’avaient député pour cette cause avec Artémon et Ménisque, personnages distingués. Comme il se plaignait à moi, dans le sénat d’Entelle, des vexations de Verrès, il me déclara que, si on leur faisait grâce de l’approvisionnement et de cette estimation, les Siciliens promettaient au sénat de fournir gratuitement leurs grains, pour que nos magistrats ne fussent pas autorisés par nous à exiger de si fortes prestations en argent. Vous voyez sans doute combien les Siciliens y gagneraient, non que la chose soit juste ; mais c’est qu’entre plusieurs maux, il faut choisir le moindre. Car, enfin, celui qui pour sa part aurait fourni gratuitement mille boisseaux à Verrès pour son approvisionnement, n’aurait donné que deux mille ou tout au plus trois mille sesterces ; au lieu que, pour la même quantité de blé, il a été forcé d’en payer huit mille (79). Le laboureur n’a pu assurément subvenir à cette charge avec le seul produit de ses récoltes ; il a dû nécessairement vendre ses instrumens d’exploitation. Mais si cette charge, si cet impôt n’excède pas ce que peut supporter l’agriculture, ce que peut souffrir la Sicile, qu’elle le souffre pour le peuple romain plutôt que pour nos magistrats. La somme est considérable ; l’impôt serait d’un bien riche produit. Si vous pouvez le percevoir sans ruiner la province, sans être trop injustes envers nos alliés, eh bien ! soit, je n’en retranche rien : qu’on donne à nos magistrats, pour leurs provisions, ce qu’on leur a toujours donné. Mais, pour ce que Verrès exige au delà, si les Siciliens ne peuvent y suffire, qu’ils refusent ; s’ils le peuvent, que ce revenu tourne au profit du peuple romain, au lieu de devenir la proie du préteur. D’ailleurs, pourquoi l’estimation a-t-elle lieu pour une seule espèce de prestation en grain ? Si la mesure est juste et supportable, que la Sicile, qui doit la dîme au peuple romain, donne, pour chaque boisseau, trois deniers, et qu’elle garde son blé. On vous a remis de l’argent, Verrès, tant pour acheter le blé nécessaire à votre maison, que pour acheter aux villes les grains qui devaient être envoyés à Rome. Non-seulement vous retenez par-devers vous l’argent qui vous a été donné, vous levez encore, en votre nom, des sommes immenses. Faites la même chose pour le blé qui appartient au peuple romain ; exigez des villes qu’elles s’acquittent en espèces, d’après la même estimation, et rapportez ce que vous aurez reçu : alors le trésor du peuple romain sera plus riche qu’il ne l’a jamais été. Mais, direz-vous, un tel arrangement pour le blé de l’état serait trop onéreux à la Sicile, qui l’a pu supporter pour mon grain. Ainsi donc cette estimation, juste dans votre intérêt, cesserait de l’être dans celui de l’état. Entre l’arrangement dont je parle, et celui que vous avez fait, quelle autre différence que celle de la somme ? L’injustice n’est-elle pas la même ? Mais un mode d’approvisionnement tel que le vôtre, les Siciliens ne peuvent en aucune façon le supporter. Oui, quand on leur remettrait toute autre imposition, quand ils seraient délivrés pour l’avenir de toutes les exactions, de toutes les calamités qu’ils ont souffertes sous votre préture, ils déclarent qu’ils ne pourraient en aucune façon se soumettre à vous approvisionner selon le même mode et la même estimation.

xx LXXXVIII. Sophocle d’Agrigente, homme très-éloquent, et qui réunit au plus haut degré les lumières et la vertu, parlant naguère devant Cn. Pompée, au nom de la Sicile, exposa les misères des cultivateurs de la manière la plus énergique et la plus touchante. Tous les assistans (et l’assemblée était nombreuse) s’indignèrent surtout qu’à l’occasion d’un arrangement dans lequel la bonté du sénat s’était montrée si généreuse à l’égard des cultivateurs, en leur accordant une estimation large et libérale, un préteur se fût permis de les piller, de les ruiner ; et que même, pour commettre ces excès, il eût agi comme s’il avait eu pour lui la loi et l’autorité publique.

Que va répliquer Hortensius ? Que l’accusation est fausse ? Jamais il ne le dira. Que la somme ainsi extorquée n’est pas considérable ? Il ne le dira pas davantage. Qu’aucun tort n’a été fait aux Siciliens, ni aux laboureurs ? Qui pourrait le prétendre ? Que dira-t-il donc ? Que d’autres ont fait comme Verrès. Quelle est donc cette excuse ? Est-ce là justifier un accusé, ou lui chercher des compagnons d’exil ? Quoi ! dans l’état actuel de notre république, au milieu de ce déchaînement des passions des hommes, et de cette licence que semble autoriser l’état de nos tribunaux, c’est vous qui défendrez une action qu’on dénonce, qui la justifierez, non parce qu’elle est conforme au droit, à la justice, à la loi, non parce qu’il était convenable et loisible de la faire, mais parce qu’un autre l’a faite ! Combien d’autres délits n’ont pas été commis par d’autres magistrats ? N’est-ce que pour celui-là seul que vous employez ce moyen de défense ? Verrès, vous avez commis des crimes qui vous sont particuliers, on ne saurait les imputer à aucun autre ; ils ne conviennent qu’à vous : mais il en est qui vous sont communs avec beaucoup d’autres. Ainsi, sans parler de vos péculats, des sommes que vous avez exigées pour autoriser à procéder en justice, et de maintes iniquités pareilles, dont bien d’autres sans doute se sont rendus coupables, je m’arrête au délit dont je vous ai accusé avec le plus d’insistance : vous avez vendu vos arrêts. Essaierez-vous encore de vous justifier en disant que d’autres l’ont fait ? Quand même je ne contesterais pas votre assertion, je ne pourrais cependant admettre ce moyen de défense. Il vaut mieux en effet, par votre condamnation, ne pas laisser à vos pareils une voie trop large pour justifier leurs actions perverses, que de paraître, par votre acquittement, donner raison à ceux qui ont commis les attentats les plus audacieux.

xx LXXXIX. Toutes les provinces gémissent, tous les peuples libres (80) se plaignent, toutes les monarchies réclament contre nos exactions et nos violences. Il n’est jusqu’à l’Océan aucun lieu assez éloigné, assez peu connu, où, de nos jours, l’injustice et la tyrannie de nos concitoyens n’aient pénétré (81). Désormais le peuple romain ne saurait résister, je ne dis pas à la force, aux armes, aux bataillons, mais au deuil, aux larmes, aux plaintes de toutes les nations. Avec un tel état social, avec de telles mœurs, qu’un accusé cité devant les tribunaux, et sans espoir de nier l’évidence de ses crimes, vienne dire que d’autres ont fait comme lui, sans doute les exemples ne lui manqueront pas ; mais tout support manquera à la république, si les coupables, en s’appuyant de l’exemple des méchans, échappent à la sévérité des tribunaux. Les mœurs actuelles vous plaisent-elles, juges ? Vous plaît-il que les magistratures soient exercées comme elles le sont aujourd’hui ? Vous plaît-il que nos alliés soient à jamais traités comme ils le sont à présent ? Pourquoi donc alors me donner tant de peine à vous convaincre ? A quoi bon rester sur vos sièges ? Croyez-moi, levez-vous, retirez-vous, sans me laisser continuer ma plaidoirie. Voulez-vous au contraire réprimer, autant que possible, tant d’audace et d’excès, cessez de mettre en question s’il est plus utile d’épargner un seul coupable, parce qu’il y en a beaucoup d’autres, ou de contenir, par le supplice d’un seul, la scélératesse d’un grand nombre.

xx XC. Et quels sont, après tout, ces nombreux exemples dont vous vous appuyez ? Car, dans une cause de cette importance, dans une accusation si grave, lorsque le défenseur commence par dire que le fait est ordinaire, les auditeurs s’attendent qu’il va leur citer des exemples pris dans les temps anciens, attestés par des monumens et par l’histoire, respectables enfin par la dignité des personnes et par l’antiquité des témoignages. Voilà ce qui donne aux exemples un caractère imposant pour les juges, et ce qui charme l’attention de l’auditoire.

Me citerez-vous les Scipion, les Caton, les Lélius (82) ? et direz-vous qu’ils ont fait comme Verrès ? Bien qu’éloigné d’approuver un tel exemple, je ne m’aviserais pas néanmoins de m’élever contre l’autorité de pareils hommes. Faute de pouvoir les citer, nommerez-vous des magistrats plus récens, un Q. Catulus le père, un C. Marius ; un Q. Scévola, un M. Scaurus, un Q. Metellus (83), qui tous ont gouverné des provinces, et ont eu à requérir du blé pour l’approvisionnement de leur maison ? Voilà des autorités bien imposantes et de nature à dissiper jusqu’au soupçon d’un délit. Mais vous ne trouverez dans ces grands hommes, qui furent presque nos contemporains, aucun exemple qui justifie l’estimation que je vous reproche. A quelle époque donc, et à quels exemples voulez-vous me rappeler ? De ces vertueux magistrats, qui gouvernaient alors la république dans un temps où les mœurs étaient pures, l’opinion publique toute-puissante, et la justice des tribunaux incorruptible, me ramènerez-vous à la licence et aux excès des hommes de notre époque ? Et ces mêmes hommes dont le peuple romain voudrait qu’on fît un exemple, vous serviront-ils d’exemple pour vous justifier ? Mais je ne récuse pas même nos mœurs actuelles, pourvu que nous y choisissions des exemples qu’approuve le peuple romain, et non ceux qu’il condamne. Je ne chercherai pas bien loin, je ne sortirai point d’ici, lorsque nous avons pour juges les premiers citoyens de la république, P. Servilius et Q. Catulus (84), que leur illustration et leurs exploits ont déjà fait monter au rang de ces anciens et glorieux personnages dont je vais tout-à-l’heure vous parler. Nous cherchons des exemples, et qui ne soient pas anciens. L’un et l’autre viennent de commander une armée. Demandez, Hortensius, puisque les exemples récens vous plaisent, demandez ce qu’ils ont fait. Eh bien ! Q. Catulus prit pour son usage les grains qu’on lui fournit, et n’exigea pas d’argent. P. Servilius resta cinq ans à la tête d’une armée : il aurait pu, au moyen de l’exaction que vous voulez justifier, gagner des sommes immenses ; il ne crut pas devoir se permettre ce qu’il n’avait vu faire ni par son père, ni par son aïeul Q. Metellus (85). Et un C. Verrès se rencontrera pour venir nous dire que ce qui est utile est permis ! et ce que, à moins d’être un scélérat, personne n’a pu faire, il prétendra le justifier chez lui par l’exemple des autres !

xx XCI. Mais en Sicile cela s’est souvent pratiqué. Quelle est donc la triste destinée de la Sicile ? Quoi ! une province à qui son ancienneté, sa fidélité, sa proximité, devraient assurer les plus beaux privilèges, est, comme par une loi spéciale, vouée à l’oppression ! Mais, pour la Sicile même, je ne chercherai pas mes exemples hors de cette enceinte : c’est dans ce tribunal que je les trouverai. C. Marcellus (86), c’est à vous que j’en appelle. Vous avez commandé en Sicile en qualité de proconsul. A-t-on, sous votre gouvernement, exigé de l’argent pour l’approvisionnement de votre maison ? Je ne prétends point vous en faire un mérite ; on peut citer de vous tant d’autres actions et de mesures dignes des plus grands éloges, et qui rendirent au repos et au bonheur cette province abattue et ruinée ! Lepidus (87) lui-même, auquel vous avez succédé, n’avait pas abusé non plus du droit d’approvisionnement. Quels exemples, Verrès, trouverez-vous donc en Sicile pour autoriser vos exactions sur cet article, si vous ne pouvez vous appuyer de la conduite de Marcellus, ni même de Lepidus ? Allez-vous me renvoyer à l’estimation de blé faite par Marc-Antoine (88), aux sommes qu’il a exigées au lieu de grains ? Oui, Marc-Antoine, me dit Hortensius : je le présume du moins par le signe affirmatif qu’il me fait. Ainsi donc, parmi tant de préteurs, de proconsuls, de généraux du peuple romain, c’est Marc-Antoine que vous avez choisi pour modèle, lui que vous imitez dans le plus odieux de ses actes ! Mais croyez-vous, Hortensius, qu’il me soit difficile de dire et à nos juges de penser qu’avec l’immense pouvoir dont il était revêtu, Marc-Antoine s’est conduit de manière qu’il serait beaucoup plus dangereux pour Verrès d’avouer qu’il a voulu imiter Marc-Antoine dans le plus criminel de ses actes, que s’il voulait se défendre d’avoir eu dans sa conduite rien de commun avec Marc-Antoine ? Ceux qu’appelle devant les tribunaux l’obligation de se justifier cherchent d’ordinaire à citer moins ce qu’ont fait les autres, que ce qu’ils ont fait d’estimable. Antoine avait exécuté, et méditait encore beaucoup de mesures contre le salut de nos alliés, contre les intérêts des provinces, lorsque la mort vint le surprendre au milieu de ses injustices et de ses criminels projets. Et vous, Hortensius, comme si le sénat et le peuple romain eussent approuvé toutes les opérations, tous les projets de Marc-Antoine, vous allez m’alléguer son exemple pour justifier les attentats de Verrès !

xx XCII. Mais Sacerdos a fait de même. Vous ne pouviez citer un magistrat plus intègre et d’une sagesse plus reconnue : toutefois on ne peut admettre qu’il ait fait de même qu’autant qu’il aura agi dans la même intention. Car je n’ai jamais blâmé l’estimation en elle-même ; mais, pour être équitable, cette mesure doit être prise à l’avantage et de l’aveu des laboureurs. Comment trouver quelque chose à redire à une estimation qui, loin d’être défavorable au laboureur, est tout-à-fait conforme à ses vœux ? Lorsque Sacerdos arriva dans sa province, il requit sa provision de grains. Comme on était avant la moisson, le blé se vendait cinq deniers le boisseau. Les villes le prièrent d’estimer son grain. Son estimation fut un peu au dessous du prix courant ; car Sacerdos ne la porta qu’à trois deniers. Vous le voyez, la même estimation, vu la différence des temps, doit être louée dans Sacerdos et blâmée dans vous. De sa part, c’est un bienfait ; de la vôtre, une injustice. La même année, Antoine estima aussi son blé trois deniers ; mais c’était après la moisson, lorsque le blé était à vil prix, et que les cultivateurs auraient mieux aimé le lui fournir pour rien. Cependant il disait avoir suivi l’estimation de Sacerdos ; il n’en imposait point : mais, par la même estimation, l’un avait soulagé, l’autre avait ruiné les laboureurs. Si la valeur du blé ne dépendait pas entièrement des saisons, et que l’abondance de la récolte fût moins à considérer que le prix du boisseau, vos boisseaux et demi, Hortensius, n’auraient pas été si bien reçus ; et en faisant distribuer par tête, au peuple romain, cette mesure en apparence si modique, vous n’auriez pas gagné tant de cœurs reconnaissans : mais le grain était alors très-cher ; et ce qui aurait semblé modique par soi-même, parut considérable, grâce à cette circonstance. Si, lorsque le blé était à bas prix, vous eussiez voulu distribuer la même quantité au peuple romain, votre libéralité eût été accueillie avec dérision, on l’aurait dédaignée.

xx XCIII. Ne dites donc pas que Verrès a fait ce qu’avait fait Sacerdos, puisque ni l’époque de l’année, ni la valeur du blé n’étaient les mêmes. Dites plutôt, puisque vous avez un exemple qui vous est applicable : Ce qu’Antoine a fait à son arrivée et pour l’approvisionnement d’un mois tout au plus, Verrès l’a fait pendant trois années : puis prouvez, par la conduite et l’autorité d’Antoine, que votre client est à l’abri de tout reproche. Quant à Sext. Peducéus, cet homme si ferme et si intègre, qu’en direz-vous ? Est-il un laboureur qui se soit jamais plaint de lui ? ou plutôt quel est celui qui n’a pas regardé l’administration de ce préteur comme la plus habile et la plus pure qu’il eût jamais vue ? Peducéus a gouverné deux ans la province : la première année, les blés furent à vil prix ; la seconde année, la cherté fut extrême. Est-il un laboureur qui ait donné un sesterce lorsque le blé était à bon marché, et qui se soit plaint de l’estimation au moment de la cherté ? Mais ses approvisionnemens ont, pour ce préteur, été d’un grand rapport durant la cherté. Je le crois ; et dans cela il n’est rien de nouveau, ni de répréhensible. Nous avons vu dernièrement C. Sentius, homme de cette probité antique qui devient chaque jour plus rare, rapporter de Macédoine des sommes considérables que, grâce à la cherté des blés, il avait retirées de ses approvisionnemens. Aussi, Verrès, je ne vous conteste pas les bénéfices que vous avez pu faire légalement : c’est de vos injustices que je me plains, de vos prévarications que je vous accuse, de votre cupidité que je vous fais un crime devant la justice.

Si vous donnez à entendre que ce chef d’accusation peut atteindre plus d’un préteur, intéresser plus d’une province, ce moyen de défense ne m’arrêtera point : je me déclarerai le défenseur de toutes les provinces. Car, je le dis, et je le dis hautement, partout où cela s’est fait, on s’est rendu criminel ; et quiconque a tenu la même conduite, est digne de châtiment.

xx XCIV. Au nom des dieux immortels, voyez, juges, considérez de quelle conséquence peut être dans l’avenir la sentence que vous allez rendre. Beaucoup de magistrats, sous le prétexte de leur approvisionnement, ont, à l’exemple de Verrès, forcé les villes et les laboureurs de leur payer des sommes immenses (je dis beaucoup, quoique je n’en connaisse pas d’autre que Verrès ; mais je veux bien vous accorder que le nombre en est grand) : vous voyez dans la personne de l’accusé ce délit déféré à la justice. Que pouvez-vous faire ? Vous, juges établis pour réprimer le péculat et les concussions, laisserez-vous impunie une malversation si révoltante ? Et, quand c’est dans l’intérêt de nos alliés que la loi a été faite, refuserez-vous d’accueillir les doléances de nos alliés ? Eh bien ! j’y consens encore, fermez les yeux sur le passé, si tel est votre vouloir ; mais ne détruisez point les espérances de l’avenir, ne ruinez pas toutes les provinces. La cupidité, jusqu’à ce jour, suivait des routes étroites et détournées : prenez garde que l’autorité de vos décisions ne lui ouvre une voie large et découverte. Oui, si vous approuvez le délit que je vous signale, et si vous jugez qu’il est licite de lever de l’argent sous un pareil prétexte, n’en doutez pas, ce que les plus pervers ont fait seuls jusqu’à ce jour, il n’y aura que les sots qui désormais ne le feront pas : car, si c’est un crime d’extorquer de l’argent contre les lois, c’est une sottise de négliger un profit que les tribunaux ont déclaré licite. Considérez ensuite, juges, quelle extrême licence vous allez donner aux magistrats concussionnaires. Si celui qui a exigé trois deniers par boisseau est acquitté, un autre en exigera quatre, cinq, dix, vingt même. Et qui pourra le blâmer ? À quel point la sévérité des juges commencera-t-elle à l’arrêter ? Quelle sera la somme de deniers qui lassera enfin votre tolérance ; et qui amènera, pour l’iniquité et la mauvaise foi de l’estimation, le moment de la répression ? Car ce n’est pas la somme, mais l’estimation ainsi exagérée que vous aurez approuvée ; et vous ne pouvez décider qu’à trois deniers elle soit légale, qu’à dix elle ne le soit plus. Dès qu’une fois ce taux, au lieu d’être réglé d’après le prix moyen du blé et la volonté des laboureurs, sera abandonné au caprice du préteur, ce ne sera plus la loi ni la raison, mais la cupidité et l’avarice des magistrats qui détermineront les bases de l’estimation.

xx XCV. Si donc, dans votre arrêt, vous vous écartez une fois des principes de l’équité et des dispositions de la loi, sachez que, pour l’estimation, vous ne laisserez plus de bornes à l’injustice et à la cupidité de nos magistrats. Voyez, d’après cela, combien de choses on vous demande à la fois. Renvoyez absous celui qui avoue qu’il a pris injustement des sommes énormes à nos alliés. Ce n’est pas assez. Beaucoup d’autres en ont fait autant : renvoyez-les encore absous, tous tant qu’ils sont ; et par un seul jugement déchargez une foule de coupables. Ce n’est point assez ; faites qu’à l’avenir la chose soit permise à leurs successeurs, et elle deviendra légale. C’est peu encore ; autorisez tout préteur à estimer les grains au taux qu’il jugera convenable, et il ne manquera pas d’user du privilège. Vous le voyez clairement, juges, l’estimation faite par Verrès une fois approuvée par vous, il n’y aura plus à l’avenir de limites pour la cupidité des magistrats, ni de châtimens pour leurs malversations. À quoi songez-vous donc, Hortensius ? Vous êtes consul désigné ; déjà le sort vous a assigné une province : lorsque vous parlerez de l’estimation du blé, tous vos argumens pour justifier la conduite de Verrès, nous les prendrons comme une déclaration de ce que vous vous proposez de faire vous-même, et comme l’aveu tacite de votre désir ardent de rendre pour vous licite ce que vous prétendez avoir été permis à Verrès. Mais, si de tels actes sont licites, soyez sûr que, quelque malversation qui se commette, personne désormais ne pourra plus être condamné comme concussionnaire. Oui, quelque somme qu’il puisse convoiter, il sera licite pour tout magistrat de l’obtenir tout entière, sous prétexte de l’approvisionnement de sa maison, et au moyen d’une estimation exagérée.

xx XCVI. Il est une chose que, dans la défense de Verrès, Hortensius ne dit pas ouvertement, mais qu’il énonce de manière à vous laisser entrevoir que cette affaire intéresse le sénat, qu’elle intéresse également ceux qui siègent dans les tribunaux, et ceux qui ont l’espoir d’être envoyés un jour dans les provinces avec un commandement ou une lieutenance. Admirable estime en vérité que vous faites de nos juges, si vous pensez qu’ils autoriseront par leur indulgence les méfaits des autres, pour se ménager l’impunité à eux-mêmes ! Nous voulons donc que le peuple romain, que les provinces, que les alliés, que les nations étrangères, demeurent convaincus que, tant que les sénateurs occuperont les tribunaux, ce moyen d’extorquer aux alliés, contre toutes les lois, des sommes immenses avec tant de violence et d’audace, ne pourra, dans aucun cas, trouver son châtiment. S’il en est ainsi, que pouvons-nous répondre à ce préteur qui tous les jours occupe la tribune (89), et répète sans cesse que c’en est fait de la république, si l’on ne rend pas le pouvoir judiciaire à l’ordre équestre ? Que s’il s’attache seulement à prouver qu’il existe un genre de malversation commun à tous les sénateurs, presque autorisé pour leur ordre, et qui consiste à lever d’énormes contributions en argent sur les alliés, sous le plus odieux prétexte, une exaction enfin dont on ne peut obtenir aucune justice dans les tribunaux composés de sénateurs, et dont on n’avait jamais d’exemple, lorsque l’ordre équestre était en possession de la judicature, qui osera dire le contraire ? Quel homme trouverez-vous assez dévoué à vos intérêts, assez partisan de votre ordre, pour ne pas consentir à ce que l’administration de la justice passe en d’autres mains ?

xx XCVII. Et plût aux dieux que Verrès, pour se défendre sur cet article, pût trouver des raisons sinon vraies, du moins spécieuses, et qui fussent autorisées par l’usage ! Vous prononceriez avec moins de risque pour vous-mêmes, juges, avec moins de danger pour nos provinces. Il nierait avoir usé de ce mode d’estimation ; vous paraîtriez avoir cru ses paroles, et non pas avoir approuvé ses actes. Mais il lui est absolument impossible de nier : toute la Sicile l’accuse ; dans un si grand nombre de cultivateurs, il n’est personne de qui il n’ait tiré de l’argent sous prétexte de l’approvisionnement de sa maison. Je voudrais encore qu’il pût dire que cette affaire ne le regarde point ; que tout ce qui avait rapport aux grains s’était fait par ses questeurs. Mais cette excuse même lui est interdite ; car voici les lettres qu’il a écrites aux villes, pour fixer l’estimation du blé à trois deniers le boisseau. À quoi donc se réduit sa défense : « J’ai fait ce dont vous m’accusez, j’ai levé de très-fortes sommes sous prétexte de l’approvisionnement de ma maison ; mais j’en avais le droit, et vous l’aurez comme moi, juges, si, dans votre intérêt, vous songez à l’avenir ? » Il serait dangereux pour nos provinces d’autoriser par votre jugement un mode d’exactions ; il serait pernicieux pour notre ordre de donner au peuple romain sujet de penser que ceux qui sont, comme tous les autres, soumis aux lois, ne peuvent, dans leurs fonctions judiciaires, maintenir religieusement ces mêmes lois. Et sous la préture de Verrès, juges, toutes les règles ont été violées, non pas seulement dans l’estimation du blé, mais même dans la quantité qu’on en requérait. Il n’exigeait pas seulement ce qui lui était dû, mais ce qui était à sa convenance. La somme totale du blé qu’il a requis sous prétexte de ses provisions, connaissez-la, juges, d’après les registres publics et les dépositions des villes : vous trouverez qu’elle est cinq fois plus forte que la loi ne lui permettait de réclamer des villes à ce titre. L’impudence peut-elle aller plus loin, puisque, non content d’évaluer son blé à un prix qui excédait les moyens des contribuables, il a exigé encore bien au delà de ce que les lois lui accordaient ?

Vous voilà donc, juges, instruits de tout ce qui concerne l’administration des blés ; et vous ne pouvez douter que pour le peuple romain la Sicile, c’est-à-dire la plus fructueuse et la plus utile de nos provinces, est perdue sans retour, si vous ne la lui rendez par la condamnation de Verrès. Qu’est-ce en effet que la Sicile, si vous lui ôtez l’agriculture, et si vous détruisez la classe des laboureurs, jusqu’au dernier ? Est-il encore quelque genre de calamité qui, sous sa préture, ne soit venu accabler ces infortunés laboureurs, victimes de tant d’injustices et d’outrages ? Ils ne devaient payer que la dîme ; à peine si la dîme de leurs récoltes leur a été laissée. L’argent qui leur était dû, ne leur a point été payé ; et, malgré la généreuse estimation décrétée par le sénat en leur faveur, pour le blé destiné à la maison du préteur, ils ont été forcés de vendre jusqu’à leurs instrumens aratoires.

xx XCVIII. Je le répète, juges, quand vous pourriez réprimer à jamais toutes ces vexations, ce qui attache le laboureur à ses travaux, c’est l’espérance, et je ne sais quel attrait, plutôt que le revenu et le bénéfice qu’il en retire. Chaque année il abandonne au hasard et à mille chances diverses l’avance certaine de ses travaux et de ses fonds. Le blé n’a de valeur que si la récolte est mauvaise ; est-elle abondante, il se vend à vil prix. Ainsi la vente est peu favorable quand on a beaucoup récolté, et l’on ne peut vendre à un prix raisonnable que lorsque le grain a peu donné. En matière d’exploitation agricole, ce n’est ni la prévoyance, ni le travail qui déterminent le succès, mais tout ce qu’il y au monde de plus variable, les vents et les saisons. Après qu’une première dîme est prélevée en vertu de la loi et des traités, et qu’ensuite une seconde dîme est, dans l’intérêt de nos subsistances, exigée en vertu de nouveaux règlemens ; lorsqu’en outre ou achète chaque année des grains au nom de la république ; lorsqu’enfin on exige du blé pour la provision des magistrats et des lieutenans, quelle si petite partie de ses récoltes peut-il rester ensuite au laboureur et au propriétaire, dont il puisse disposer pour sa consommation, ou pour en tirer quelque revenu ? Si les Siciliens suffisent à toutes ces charges ; si c’est plutôt pour vous et pour le peuple romain que pour eux-mêmes et pour leur profit qu’ils se soumettent à ces fatigues, à ces avances, à ces labeurs, faudra-t-il encore qu’ils soient tenus de supporter les ordonnances et les exactions inouïes de nos préteurs, le despotisme d’un Apronius, les vols et les rapines des esclaves consacrés à Vénus ? faudra-t-il donner gratuitement le blé qui doit leur être payé ? faudra-t-il aussi que, lorsqu’ils s’offrent volontiers à fournir gratuitement la provision du préteur, ils soient contraints de lui payer de grosses sommes ? faudra-t-il enfin que tant de lésions et de dommages soient accompagnés, pour eux, de révoltantes injustices et d’avanies ? Aussi, juges, n’ont-ils pu supporter des vexations si intolérables. Vous le savez, dans toute la Sicile les propriétaires ont abandonné la culture, et déserté leurs champs. De l’arrêt que vous allez rendre, je n’attends d’autre résultat que de voir, grâce à votre sévère et prévoyante justice, les Siciliens, nos plus anciens, nos plus fidèles alliés, les fermiers et les laboureurs du peuple romain, retourner, à ma voix et d’après mes conseils, à leurs champs et à leurs foyers domestiques.

  1. xx Les chapitres de ce discours marqués de ces astériques manquaient dans le manuscrit de M. Gueroult.