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Contre Verrès (traduction Rozoir)/Texte entier

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PREMIÈRE ACTION
CONTRE VERRÈS
traduite
PAR M. CH. DU ROZOIR.
SOMMAIRE

Cicéron l’emporta sur Cécilius, et fut choisi pour accusateur de Verrès. Il demanda et obtint cent dix jours afin d’aller recueillir en Sicile des preuves et des témoignages ; mais il n’en mit que cinquante dans l’accomplissement de cette mission. Il s’était fait accompagner par son cousin L. Cicéron. Pour éviter les émissaires qu’avait apostés l’accusé, et les pirates qui infestaient les mers, ils prirent un chemin détourné par Vibo-Valentia, ville maritime du Bruttium. Souvent en Sicile, de peur d’être reconnus au train d’un sénateur voyageant en litière, ils furent obligés d’aller à pied, d’une ville à l’autre.

« Dans les voyages de cette nature, dit Middleton, les frais tombaient sur la province ou sur les villes qui avaient part à l’accusation ; mais Cicéron, par indifférence pour le gain, et par un désintéressement digne de ses motifs, ne voulut engager la Sicile dans aucune dépense, et prit toujours son logement sans éclat, chez ses amis et chez ses hôtes. »

Au reste, partout, excepté dans Messine, il fut reçu avec les honneurs dus à son rang et aux services qu’il rendait à la province. À Syracuse, les magistrats assignèrent à Cicéron et à son cousin un logement aux dépens du public. Le décret concernant leur réception fut déposé dans les archives de la ville, et gravé sur une planche d’airain. Un accueil si favorable de la part d’une cité dont les habitants s’étaient déclarés pour Verrès, peut faire juger de celui qui attendait Cicéron dans celles qui avaient imploré son courageux appui. Mais la crainte seule avait dicté aux Syracusains des témoignages équivoques en faveur de Verrès ; et malgré les obstacles que les deux questeurs de celui-ci suscitèrent à Cicéron dans la province où ils étaient encore, malgré la mauvaise volonté du préteur L. Metellus, Cicéron remporta de Syracuse les mémoires et les informations authentiques dont il avait besoin.

Dans Messine, loin de lui rendre aucun honneur, on lui laissa le soin de chercher son logement chez ses amis, indignité jusqu’alors sans exemple à l’égard d’un sénateur romain, à qui il n’y avait point de ville ou de roi dans le monde qui ne se fît honneur d’offrir l’hospitalité.

Après avoir accompli sa mission, Cicéron revint en Italie, où la célérité de son retour déconcerta les protecteurs de Verrès, qui s’étaient flattés de faire remettre à l’année suivante le jugement de cette affaire, pour qu’elle passât à d’autres juges qu’au préteur Glabrion et à ses assesseurs, peut-être même pour en ôter la poursuite à Cicéron. Le mois de juillet 684 arriva, où se faisaient les élections consulaires pour l’année suivante. Q. Hortensius et Q. Metellus Creticus furent désignés consuls. Les préteurs furent ensuite nommés, et l’attribution des causes de concussion était échue à M. Metellus, frère de Creticus : tout semblait ainsi promettre à Verrès un facile triomphe. Mais aux comices pour l’élection des édiles, Cicéron ayant été désigné, malgré l’argent répandu par l’accusé qui le redoutait, il ne songea plus désormais qu’à mettre ce grand procès en état d’être jugé ; et, dès le cinquième jour d’août il l’entama par le discours que l’on va lire, et dont nous n’avons que l’exorde. Il est connu sous le nom de Première action contre Verrès. Au lieu de consumer le temps à faire éclater son éloquence en fortifiant ou en aggravant les accusations, Cicéron, après cet exorde, ne pensa qu’à produire les informations et les témoins, opération qui l’occupa neuf jours entiers ; et, dans cette circonstance, Quintilien le trouve bien plus louable d’avoir contenu son éloquence, que s’il s’était abandonné à l’essor qu’elle aurait pu prendre. Verrès lui échappait sans cela, et la cause des Siciliens périssait dans ses mains ; car, s’il eut manqué à se présenter le 5 août, il ne serait plus resté que deux jours propres à la plaidoirie avant les jeux voués par Pompée qui en devaient durer quinze, et qui, étant suivis des jeux romains, en faisaient perdre quarante. Alors les amis de l’accusé auraient pu obtenir des remises jusqu’à d’autres jeux institués en l’honneur de la Victoire, qui venaient presque immédiatement après les jeux plébéiens ; après quoi la nouvelle année consulaire devait commencer, et l’affaire aurait passé à d’autres magistrats. Grâce à l’activité de Cicéron, toutes ces intrigues furent déjouées. La nouveauté de cette conduite et la notoriété des crimes qui se trouvèrent invinciblement prouvés par les dépositions, confondirent Hortensius jusqu’à lui ôter le courage de prononcer un seul mot pour la défense de son client ; et Verrès prit le parti de prévenir sa condamnation par un exil volontaire.

Le discours que l’on va lire est le seul qui fut véritablement prononcé dans cette affaire ; il est connu sous le nom d’Actio prima, ou Proæmium actionis primœ, et les cinq autres Verrines se nomment Actio secunda, liber primus, secundus, tertius, quartus et quintus.

L’affaire se plaida devant le préteur Man. Glabrion ; il avait pour assesseurs M. Metellus, désigné préteur, et M. Césonius, édile désigné avec Cicéron ; Q. Manlius, Q. Cornificius, P. Sulpicius tribuns du peuple ; M. Crepereius, L. Cassius, Cn. Tremellius, tribuns militaires ; P. Servilius Isauricus, citoyen illustré par ses succès contre les pirates ; Q. Catulus, qui fit la consécration du Capitole ; C. Marcellus, qui avait été proconsul en Sicile ; L. Octavius Balbus, très-versé dans la jurisprudence, et Q. Titinius.

Dans ce premier discours, Cicéron rend compte des raisons qui l’obligent à une marche aussi brusque. Son style est plein d’énergie et de chaleur. Il adresse les reproches les plus hardis à Hortensius, aux deux Metellus et à tous les patriciens favorables à l’accusé. Il prend avec les juges un ton d’autorité, et semble moins invoquer leur bienveillance que les menacer des conséquences, si, par un jugement équitable, ils ne rétablissent l’autorité des tribunaux, en délivrant la république d’un citoyen pervers.

Cicéron donne lui-même la date précise de ce discours ; il le prononça aux nones de sextilis, le 5 août, Nonæ sunt hodie sextiles, dit-il au chapitre x, cinq mois environ après le plaidoyer contre Cécilius, l’an 684 (premier consulat de Crassus et de Pompée). Lui-même explique, dans le discours qu’on va lire, par quelles manœuvres Verrès et ses patrons firent ainsi traîner l’affaire en longueur.

C. D.

PREMIÈRE ACTION
CONTRE VERRÈS.

PRÉAMBULE.
CINQUIÈME DISCOURS.

I. Ce qui était le plus à désirer, juges ; ce qui pouvait surtout contribuer à la fois à désarmer la haine soulevée contre l’ordre sénatorial, et le mépris qui s’attache aux tribunaux, semble, bien moins par la prudence humaine que par la faveur des dieux, vous être accordé, vous être offert, dans un moment bien décisif pour la république. Elle a jeté déjà de profondes racines, une opinion aussi funeste à la république que dangereuse pour vous : oui, non seulement dans Rome, mais chez les nations étrangères, on répète de bouche en bouche qu’avec des tribunaux tels qu’ils existent aujourd’hui, tout homme qui a beaucoup d’argent, quelque coupable qu’il soit, ne peut être condamné. C’est dans un moment si critique pour votre ordre, menacé de perdre le pouvoir judiciaire, et lorsqu’on se prépare à enflammer par des harangues et par des lois(1) les esprits déjà trop irrités contre le sénat, que devant vous est amené C. Verrès, cet homme dès long-temps condamné par sa vie, par ses actions, et par l’opinion publique, mais absous d’avance par son or, ainsi qu’il s’en flatte et qu’il s’en vante. Et moi, juges, dans cette cause, ce n’est qu’en cédant à la volonté absolue, à l’impatience du peuple romain, que je me présente, non pour envenimer la haine que l’on porte à votre ordre, mais pour alléger le poids d’une honte commune. J’amène devant vous un homme à l’occasion duquel vous pourriez rendre à vos jugements la considération qu’ils ont perdue, rentrer en grâce auprès du peuple romain, et donner satisfaction aux nations étrangères. Cet homme est le déprédateur du trésor public(2), l’oppresseur de l’Asie et de la Pamphylie(3), le violateur éhonté de la justice(4) dans Rome, la plaie et le fléau de la Sicile. Si vous le jugez avec une sévérité conforme à votre serment, cette autorité qui doit résider dans vos mains n’en sortira pas ; mais, si les immenses richesses de l’accusé étouffent dans les tribunaux la voix de la conscience, mon zèle aura du moins pour résultat de montrer au grand jour que si la république ne trouve point un tribunal vengeur, ce n’aura pas été faute d’accusé pour les juges et d’accusateur pour le coupable.

II. Quant à moi, s’il m’est permis de vous en faire l’aveu, C. Verrès m’a tendu, sur terre et sur mer, bien des embûches auxquelles j’ai échappé par ma vigilance, ou par le zèle actif de mes amis. J’avouerai cependant que jamais je ne me suis cru exposé à d’aussi grands dangers, jamais je n’ai conçu de craintes aussi vives qu’aujourd’hui, dans cette audience même. Et quelque trouble que me causent l’attente où l’on est de mon accusation, et le concours d’un si grand nombre de citoyens, j’en suis moins tourmenté que des efforts coupables que fait l’accusé pour compromettre, en même temps, vous, moi(5), le préteur Man. Glabrion(6), les alliés, les nations étrangères, votre ordre, enfin le nom de sénateur. Il dit avec insolence que ceux-là seuls doivent craindre qui n’ont volé que pour eux seuls ; mais qu’il a assez pillé pour contenter beaucoup d’autres ; qu’il n’est point de vertu incorruptible, point de citadelle imprenable quand on a de l’or(8). Si, à son audace pour entreprendre, répondait son astuce dans l’exécution, peut-être aurait-il trouvé quelque moyen de nous surprendre. Mais, par un heureux hasard, son audace incroyable est unie à une rare sottise. Car, ainsi qu’il a montré une insigne effronterie dans ses déprédations, de même, aujourd’hui, plein de l’espoir de corrompre ses juges, il ne cache à personne ses desseins et ses tentatives. Une seule fois en sa vie il dit avoir eu peur(9) ; c’est le jour que je le mis en accusation(10), parce que, revenu depuis peu de sa province, et voué depuis long-temps à l’infamie et à l’indignation publique, il ne trouvait pas le moment favorable pour corrompre ses juges. Aussi, comme j’avais demandé un délai très-court(11) afin d’aller chercher des renseignements en Sicile, Verrès trouva quelqu’un qui demanda deux jours de moins pour se rendre en Achaïe(12) : non dans le dessein d’arriver, par son activité et son adresse, au but qu’ont atteint mes travaux et ma vigilance ; car cet informateur destiné pour l’Achaïe n’alla pas même jusqu’à Brindes. Pour moi, en cinquante jours que j’ai mis à parcourir toute la Sicile, j’ai reçu les dépositions, recueilli les plaintes et les griefs des peuples et des particuliers ; en sorte que chacun est demeuré convaincu que cet accusateur prétendu avait été suscité par Verrès, non pour amener un coupable devant les juges, mais pour me faire perdre un temps précieux.

III. Aujourd’hui voici quelle est la pensée du plus audacieux et du plus insensé de tous les hommes. Il comprend que je me présente devant ce tribunal, muni de tous les documents nécessaires, et tellement préparé que je vais, non-seulement faire retentir à vos oreilles, mais exposer à tous les regards ses brigandages et ses infamies. Il reconnaît ici nombre de sénateurs qui furent témoins de son audace. Il voit rassemblés des chevaliers romains, et de plus une foule de citoyens et d’alliés envers lesquels il a commis d’éclatantes injustices. Il aperçoit aussi les députations respectables des cités les plus attachées au peuple romain, réunies autour de vous, et munies d’attestations et de témoignages publics. Et cependant il a conçu une si mauvaise opinion de tous les gens de bien, il pense que les tribunaux, composés de sénateurs, sont descendus à un tel degré de corruption et d’avilissement, qu’il ose se glorifier de son avidité pour l’argent, puisque l’argent est, ainsi qu’il l’éprouve, d’un si puissant secours ; disant hautement qu’il a acheté, ce qui était le plus difficile, l’époque de son jugement(13), afin de pouvoir plus aisément acheter le reste ; et que, ne pouvant échapper à la force des accusations, il a retardé au moins le moment de l’orage. S’il eût fondé quelque espérance, non-seulement sur la bonté de sa cause, mais sur un appui honorable, sur l’éloquence ou le crédit d’un défenseur, il ne rassemblerait pas, il ne saisirait pas ces misérables subterfuges ; il ne porterait pas le dédain et le mépris pour le sénat, au point de faire désigner, à son choix, un membre de cet ordre pour être mis en accusation(14), et qui, tandis que lui-même disposera tous ses moyens, plaidera sa cause avant lui. Les espérances dont il se flatte, et le but de ses manœuvres, sont pour moi bien faciles à deviner ; mais qu’en cela il compte réussir avec un tel préteur(15) et de tels juges, c’est ce que je ne puis concevoir. Il est cependant une chose que je comprends aisément, et dont le peuple romain a dû se convaincre lors de la récusation des juges(16) ; c’est que ses espérances sont de telle nature qu’il n’a de moyen de salut que dans son argent, et que si cette ressource lui manquait, il ne trouverait pas d’autre appui.

IV. En effet, quel génie assez vaste, quel orateur assez éloquent, pour trouver dans une vie souillée de tant de vices, convaincue de tant de crimes, déjà condamnée par la volonté et le jugement de tous les hommes, quelque partie qu’il fût possible de justifier ? Sans parler des taches et de l’ignominie de son adolescence, sa questure, qui fut son premier pas dans les honneurs, que nous présente-t-elle ? Je vois Cn. Carbon(17) dépouillé des deniers publics par son questeur, un consul volé et trahi, une armée désertée, une province abandonnée, des liens formés par le sort et par la religion, brisés, foulés aux pieds. Sa lieutenance a été une calamité pour toute l’Asie et la Pamphylie : dans ces provinces il a pillé un grand nombre de maisons, de villes, et tous les lieux sacrés(18). C’est alors qu’il renouvela contre Dolabella(19) le crime qui avait déjà flétri sa questure ; par ses malversations il attira la haine publique sur celui dont il avait été le lieutenant et le proquesteur ; et non-seulement il l’abandonna dans le danger où il l’avait jeté, mais encore il le dénonça et le trahit. Que voyons-nous dans sa préture à Rome(20) ? La dégradation des édifices sacrés, les travaux publics négligés ; et, dans l’administration de la justice, des mises en possession, des biens adjugés, donnés arbitrairement contre toutes les règles établies. Mais c’est en Sicile qu’il a laissé les traces les plus profondes, les monuments les plus durables de tous ses penchants vicieux. Il a pendant trois ans tellement tyrannisé, ruiné cette province, que rien ne peut la rétablir dans son ancien état. Il faudra bien des années, avec des préteurs irréprochables, pour qu’elle se relève en partie de ses ruines. Sous son gouvernement, les Siciliens n’ont trouvé d’appui ni dans leurs lois, ni dans nos sénatus-consultes, ni dans le droit des gens ; et dans la Sicile personne ne possède plus que ce qui a pu échapper à la connaissance de ce monstre d’avarice et de débauche, ou que ce que lui-même a pu laisser par satiété.

V. Aucun jugement, pendant trois ans, n’a été rendu qu’au gré de son caprice : pas un bien, vînt-il d’un père ou d’un aïeul, dont par lui, par son ordre, le propriétaire n’ait été dépouillé. Des sommes énormes levées sur les terres des laboureurs(21), par des arrêts d’une iniquité sans exemple ; les alliés les plus fidèles traités en ennemis(22) ; des citoyens romains livrés aux tortures, et mis à mort comme des esclaves(23) ; les hommes les plus coupables absous par leurs trésors ; les plus vertueux, les plus intègres, dénoncés en leur absence(24), condamnés et bannis sans avoir pu se défendre ; les ports les mieux fortifiés(25), les villes les plus grandes et les plus sûres, ouverts aux pirates et aux brigands ; les matelots et les soldats siciliens, nos alliés et nos amis, réduits à mourir de faim ; les flottes les mieux équipées et les plus utiles au commerce et à la guerre, perdues et détruites au détriment et à la honte du peuple romain, voilà l’histoire de sa préture. Et ces antiques monuments, dont les plus riches souverains(26) avaient doté la Sicile pour l’embellissement des villes, ou que la générosité de nos généraux vainqueurs(27) avaient laissés ou rendus à ses habitants, c’est encore lui qui les a tous pillés, dépouillés. Et non seulement il n’a épargné ni les statues ni les ornements des édifices publics(28), mais les temples consacrés aux plus augustes cérémonies n’ont pu échapper à sa rapacité. Enfin il n’a laissé aux Siciliens aucune de leurs divinités, pour peu qu’elles lui parussent avoir le mérite du travail ou de l’antiquité. Quant à ses honteux désordres, à ses débauches effrénées, la pudeur me défend de les retracer ici ; aussi bien je ne veux pas aggraver, par de tristes souvenirs, le malheur de ceux qui n’ont pu mettre leurs femmes et leurs enfants à l’abri des atteintes de sa lubricité(29). Mais sans doute, en commettant ces crimes horribles, il a pris soin de les dérober à tous les regards. Loin de là, il n’est personne qui, connaissant son nom, ne puisse, j’en suis sûr, raconter ses abominables forfaits : de sorte que je dois craindre qu’on m’accuse d’en omettre un grand nombre, plutôt que de lui en attribuer qu’il n’ait pas commis. Et je suis persuadé que cette foule de citoyens qui se pressent autour de nous, viennent ici moins pour apprendre de moi les faits de cette cause, que pour vérifier ce qu’ils savent déjà.

VI. Dans une pareille situation, cet homme éperdu, désespéré, se prépare à me combattre avec d’autres armes. Il ne cherche point à m’opposer un orateur éloquent ; il ne s’appuie, ni sur le crédit, ni sur l’autorité, ni sur la puissance : et s’il affecte encore de compter sur ces moyens, je pénètre ses desseins ; car il ne sait pas bien cacher ses manœuvres. Il prétend m’en imposer par de vains titres de noblesse(30), par les noms de quelques hommes pleins d’arrogance, qui m’embarrassent moins parce qu’ils sont nobles, qu’ils ne me servent parce qu’ils sont connus(31) : il feint d’espérer en leur appui, tandis qu’il prépare depuis long-temps quelque autre ressort secret(32). Juges, je vais exposer en peu de mots quels sont et son espoir et ses projets : mais apprenez d’abord quelle marche il a adoptée dès le commencement du procès. À peine revenu de sa province, il a traité pour d’énormes sommes du renvoi de son jugement. Cet infâme marché a subsisté avec toutes ses conditions jusqu’au moment de la récusation des juges(33). Après cette opération, où la fortune, en favorisant le peuple romain dans le tirage au sort, et où l’extrême attention que j’ai mise dans mes récusations, avaient renversé les espérances de Verrès et terrassé son insolence, le traité fut rompu. Tout réussissait selon nos vœux. Les tableaux où étaient inscrits vos noms, et l’organisation de ce tribunal, se trouvaient dans les mains de tout le monde : plus de notes, plus de couleur(34), plus de viles manœuvres dont on se fît une arme pour flétrir vos suffrages. Alors l’accusé, d’abord si fier, si triomphant, était devenu subitement si humble, si abattu, qu’il semblait condamné non-seulement dans l’esprit du peuple romain, mais même à ses propres yeux. Mais tout à coup(35), ces jours derniers, après la tenue des comices consulaires(36), on reprend avec des sommes plus considérables ses anciens projets ; on se sert des mêmes hommes pour tendre les mêmes pièges à votre honneur et à la fortune de tous les citoyens. Ces manœuvres, sénateurs, nous ont d’abord été révélées par des indices vagues et des témoignages incertains : mais une fois entrés dans la voie du soupçon, nous avons pénétré, sans nous égarer, jusque dans les détours les plus secrets de leurs intrigues.

VII. Hortensius, consul désigné, revenait du Champ-de-Mars à sa maison, accompagné d’une foule nombreuse qui lui faisait cortège. Par hasard C. Curion(37) rencontre cette multitude ; je le nomme ici par honneur(38), et sans aucune intention de l’offenser. Je rapporterai de lui ce que sans doute il n’a voulu cacher à personne, puisqu’il l’a dit ouvertement, publiquement(39), en présence de tant de monde. J’userai cependant de ménagement et de précaution, afin que l’on remarque que je n’oublie point les égards dus à son rang et à l’amitié qui nous unit. Près de l’arc de triomphe de Fabius(40) il aperçoit Verrès dans la foule, et lui adresse la parole pour le complimenter à haute voix, sans dire un mot à Hortensius lui-même, qui venait d’être nommé consul, ni aux parents et aux amis de celui-ci qui étaient présents. C’est avec Verrès qu’il s’arrête ; c’est Verrès qu’il embrasse, Verrès qu’il engage à bannir toute inquiétude. « Je vous déclare, dit-il, absous par les comices de ce jour. » Ce mot fut entendu par un grand nombre de citoyens honorables ; il me fut aussitôt rapporté : bien plus, il n’est personne qui, en me voyant, ne me le répétât. Aux uns, ce discours paraissait indigne ; aux autres, ridicule ; ridicule à ceux qui pensaient que la cause dépendait, non des comices consulaires, mais du poids des témoignages, de la nature des crimes, de la conviction des juges ; indigne à ceux qui, portant leurs vues plus haut, voyaient dans ces félicitations l’espoir de corrompre les juges. C’est ainsi que ces hommes intègres raisonnaient et s’entretenaient entre eux et avec moi : « Il est clair, il est évident qu’il n’y a plus de justice. Celui qui se croyait condamné la veille, est absous le lendemain, parce que son défenseur est nommé consul. Quoi ! toute la Sicile, tous les Siciliens, tous les commerçants(41), tous les actes publics et privés de cette province ne seraient d’aucun poids ? Non, si le consul désigné ne le permet. Quoi ! les juges ne prononceront pas d’après l’exposition des griefs, les dépositions des témoins, l’opinion du peuple romain ? Non, tout cédera au pouvoir, et tournera au gré d’un seul homme. »

VIII. Je l’avouerai, juges, ces discours faisaient une vive impression sur moi, car tous les bons citoyens me disaient : « Votre accusé vous sera enlevé ; mais nous ne pourrons conserver plus long-temps l’administration de la justice(42). Car, du moment qu’il sera acquitté, qui pourrait se refuser à la remettre en d’autres mains ? » Cette idée était pénible pour tous, et la joie subite de ce scélérat les affligeait moins que les félicitations vraiment étranges d’un citoyen si élevé par son rang. Je voulais dissimuler le chagrin que j’en éprouvais ; je voulais cacher sous un visage riant, et renfermer dans le silence la douleur dont j’étais pénétré. Mais voilà qu’à la même époque(43), les préteurs désignés ayant tiré au sort leurs divers départements, et celui des concussions étant échu à M. Metellus(44), on m’annonce que Verrès en a reçu tant de compliments qu’il s’est empressé d’envoyer à sa maison pour le faire savoir à sa femme. Sans doute je ne voyais pas cet événement avec plaisir ; et cependant je ne concevais pas quelle crainte sérieuse il pouvait m’inspirer. Une seule chose m’inquiétait : j’avais appris de quelques hommes sûrs, qui m’ont tenu au fait de tout, que plusieurs paniers(45), remplis d’argent de Sicile, avaient été transférés de la maison d’un sénateur dans celle d’un chevalier romain(46) ; qu’environ dix de ces paniers avaient été laissés chez le sénateur pour en faire usage lorsqu’il s’agirait de moi dans les comices, et que les distributeurs de toutes les tribus(47) s’étaient rendus cette nuit même près de Verrès. L’un d’eux, qui croyait devoir tout faire pour moi, vint me trouver cette nuit même, et me rapporta les discours de l’accusé. Celui-ci leur avait rappelé avec quelle libéralité il s’était comporté à leur égard lorsqu’il avait demandé la préture, puis dans les derniers comices consulaires et prétoriens(48). Ensuite il leur promit autant d’argent qu’ils voudraient, s’ils m’empêchaient d’obtenir l’édilité. Les uns avaient répondu qu’ils n’osaient le tenter ; les autres qu’ils ne croyaient pas pouvoir y réussir. Cependant il s’était trouvé un ami intrépide de la même famille, nommé Q. Verres, de la tribu Romilia(49), consommé dans l’art des distributeurs, disciple et ami du père de l’accusé ; il avait garanti le succès moyennant cinq cent mille sesterces(50) ; quelques autres enfin avaient promis de le seconder. Dans cet état de choses, l’attachement que cet homme me portait lui faisait un devoir de m’avertir et de m’engager à me tenir fortement sur mes gardes.

IX. Ma sollicitude était à la fois réclamée par tous ces grands intérêts, et le temps était court. Les comices approchaient, et l’on m’y combattait par d’énormes sommes d’argent. Le jugement pressait, et les paniers pleins d’or de la Sicile n’étaient pas moins menaçants pour moi dans cette affaire. La crainte des comices m’empêchait de m’occuper du jugement ; le jugement ne me permettait pas de donner toute mon attention à ma candidature. Prendre un ton menaçant avec les distributeurs, il n’y avait pas moyen ; car je voyais bien qu’ils n’ignoraient pas que j’étais lié, enchaîné par cette accusation. Dans le même temps, j’apprends qu’Hortensius a engagé les Siciliens à se rendre chez lui, et que ces députés, pénétrant ses motifs, n’ont point accédé à cette invitation, à laquelle rien ne les forçait de se rendre. Cependant les comices, qui m’intéressaient, et où Verrès croyait dominer, comme dans tous les autres de cette année, se sont ouverts. Vous eussiez vu cet homme puissant parcourir les tribus avec son fils, enfant plein de charmes, et qui ne manque point d’amis(51) ; vous eussiez vu ce fils rechercher les amis de son père, c’est-à-dire les distributeurs, les aborder tous, et prendre avec eux des arrangements. Mais on a pénétré le but de toutes ces manœuvres, et le peuple romain n’a pas voulu souffrir que celui qui, par ses richesses, n’avait pu me faire oublier mes devoirs, m’exclût par les mêmes moyens de la carrière des honneurs. Délivré des soins assidus qu’exigeait ma candidature, l’esprit plus libre et plus à l’aise, toutes mes pensées, toutes mes démarches, n’ont eu d’autre objet que cette cause. J’ai découvert, juges, que le but de mes adversaires a été de gagner à tout prix du temps, afin que la cause fût plaidée devant le préteur M. Metellus ; ils trouvaient en cela de nombreux avantages : d’abord M. Metellus était leur ami dévoué ; ensuite ils auraient pour eux Hortensius le consul, avec Q. Metellus(52). Et remarquez, juges, combien celui-ci doit servir les intérêts de Verrès ; car, en s’empressant de faire pour lui le premier usage de son autorité, il semble reconnaître que c’est de lui, avant tout, qu’il la tient(53) ! Avez-vous pensé que je garderais le silence sur de pareilles manœuvres, et que, dans un tel péril pour la république et pour ma réputation, je transigerais, en faveur de qui que ce fût, avec mes devoirs ou mon honneur ? L’autre consul désigné fait appeler les Siciliens ; quelques-uns se rendent chez lui, parce que L. Metellus est préteur en Sicile. Il leur déclare que lui-même est consul ; que l’un de ses frères a obtenu la Sicile pour département ; que l’autre sera chargé des affaires de concussion ; que toutes les mesures sont prises pour qu’on ne puisse nuire à Verrès.

X. Qu’est-ce donc, je vous le demande, Metellus, que corrompre la justice, si ce n’est pas ce que vous faites ? si ce n’est à l’égard des témoins, tels que nos Siciliens, hommes timides et accablés de douleur, employer non seulement l’autorité pour les effrayer, mais encore la crainte du pouvoir d’un consul et de deux préteurs ? Que feriez-vous pour un homme innocent, pour un de vos proches, puisque vous oubliez ainsi vos devoirs, votre honneur, pour un homme pervers qui vous est absolument étranger ? N’est-ce pas vous exposer à rendre, aux yeux de ceux qui ne vous connaissent pas, certains propos vraisemblables ? Car on prétend que Verrès assure que ce n’est pas au destin(54), comme tous les autres consuls de votre famille, mais à son assistance, que vous devez le consulat. Ainsi deux consuls et un juge seront son ouvrage ! Non-seulement, dit-il, nous échapperons à un homme trop exact dans ses informations, trop esclave de l’estime du peuple, à Man. Glabrion, mais nous aurons encore un autre avantage. Au nombre des juges est M. Césonius(55), collègue de notre accusateur, homme d’une probité et d’une habileté reconnues dans la judicature ; rien ne nous serait plus défavorable que de le voir siéger parmi des juges que nous voudrions corrompre ; car, naguère, membre d’un tribunal présidé par Junius(56), non-seulement il a fait éclater son indignation contre les honteuses transactions de ses collègues, mais il les a même dénoncées ouvertement. À dater des kalendes de janvier, nous n’aurons ni ce juge, ni Q. Manlius et Q. Cornificius(57), hommes sévères et intègres, car ils seront alors tribuns du peuple. P. Sulpicius(58), redoutable à cause de sa probité morose, doit entrer en charge aux nones de décembre. M. Crepereius, de cette famille de chevaliers si connue par l’austérité de ses principes ; L. Cassius(59), d’une autre famille si rigide dans toutes les parties de l’administration, et surtout dans les jugements ; Cn. Tremellius(60), magistrat d’une exactitude, d’une probité excessives ; ces trois hommes du vieux temps(61) sont désignés tribuns militaires(62). Dès les kalendes de janvier ils ne seront plus juges. Nous aurons même à tirer au sort pour remplacer M. Metellus(63), puisqu’il doit présider l’affaire. Ainsi, après les kalendes de janvier, le préteur et presque tout le tribunal étant changés, les grandes menaces de l’accusateur et les grands résultats qu’on attend de ce jugement, nous saurons les éluder à notre gré et selon notre bon plaisir. — Aujourd’hui commencent les nones de sextilis(64) ; vous ne vous êtes assemblés qu’à la neuvième heure : nos adversaires ne comptent pas même ce jour. Dix jours doivent s’écouler avant les jeux votifs(65) que Pompée doit célébrer ; ces jeux emporteront bien une quinzaine ; ensuite viendront immédiatement les jeux romains(66). Ainsi ce n’est qu’au bout d’environ quarante jours qu’ils prétendent répondre à ce que nous aurons dit. Ensuite ils espèrent facilement amener, soit en présentant leur défense, soit en alléguant des excuses pour obtenir des délais, une prolongation de l’affaire jusqu’aux fêtes de la Victoire(67). À ces jeux succéderont immédiatement les jeux plébéiens(68), après lesquels il n’y aura que peu ou point de jours d’audience. Les premiers efforts de l’accusation ainsi contrariés, amortis, l’affaire arrivera encore entière au préteur M. Metellus. Si je m’étais défié de ce magistrat, je ne l’aurais pas conservé pour juge ; aujourd’hui j’aime mieux le voir siéger dans cette cause comme juge que comme préteur ; j’aime mieux lui confier, après son serment, sa propre tablette que celle des autres, sans avoir son serment pour gage(69).

XI. Maintenant, juges, c’est vous que je consulte : que dois-je faire, à votre avis ? car le conseil que vous me donnerez tacitement, je ne doute pas que la nécessité ne me force à l’adopter. Si je profite pour parler du temps que m’accorde la loi, mes travaux, mes soins, mon zèle, ne resteront pas pour moi sans récompense ; et mon accusation prouvera que, de mémoire d’homme, nul ne s’est présenté devant un tribunal mieux préparé, plus attentif, ni possédant mieux sa cause. Mais, en m’occupant ainsi de ma gloire, je cours grand risque que l’accusé ne m’échappe. Quel est donc le meilleur parti à prendre ? Il n’est pas, je crois, difficile de le découvrir. Cette gloire, que pourrait me procurer une plaidoirie complète et suivie, réservons-en les avantages pour un autre temps ; n’attaquons maintenant le coupable qu’avec des registres, des témoins, des mémoires, et des actes publics et privés. Entre vous et moi le combat, Hortensius ; je le dis ouvertement. Si je pensais que vous veniez lutter contre moi par votre éloquence et par une habile réfutation de mes moyens, je consacrerais tous mes soins à développer mon accusation et les griefs que j’impute à Verrès : mais, puisque votre intention est de me combattre, non d’après votre caractère, mais d’après le besoin de la cause et le danger de votre client, il faut bien trouver quelque moyen à opposer à une pareille tactique. Votre but est de commencer votre plaidoyer après les deux fêtes(70) ; le mien est d’obtenir la seconde action(71) avant les premiers jeux. Il arrivera de là que votre conduite paraîtra dictée par l’astuce, et la mienne commandée par la nécessité.

XII. J’ai dit que le combat serait de vous à moi : je m’explique. Lorsqu’à la prière des Siciliens, je consentis à me charger de leur cause, je regardais comme honorable et glorieux pour moi qu’ils voulussent bien mettre à l’épreuve mon zèle et ma fidélité, comme ils avaient éprouvé mon intégrité et mon désintéressement. Mais, en acceptant cette tâche, je me proposais encore un but plus élevé ; je voulus faire éclater aux yeux du peuple romain mon attachement pour la république. Car, je vous le dis, Hortensius, il me semblait peu digne de mes soins et de mes efforts d’appeler devant les tribunaux un homme déjà condamné devant l’opinion, si cette tyrannie insupportable, cette corruption sans pudeur(72) que vous avez exercée depuis quelques années, avec tant de passion, dans plusieurs jugements, n’entraient pour beaucoup dans la cause de ce misérable. Mais, puisque cette domination absolue, ce despotisme dans nos tribunaux a tant d’attraits pour vous, puisqu’il existe des hommes qui ne sauraient ni rougir ni se lasser de leurs désordres et de leur infamie, qui semblent prendre à tâche de défier la haine et l’indignation du peuple romain, je me plais à l’avouer, oui, je me suis chargé d’un fardeau bien lourd, bien périlleux à porter, mais qui mérite que je déploie, pour le soutenir, toute la force que comportent mon âge et mon zèle. Puisqu’un ordre tout entier est victime de l’audace et de la méchanceté de quelques-uns de ses membres ; puisqu’il est compromis par l’infamie de leurs jugements, je le déclare à ces hommes pervers, je serai pour eux un ennemi, un accusateur opiniâtre, inflexible, un adversaire implacable. Voilà le devoir que je m’impose, que je réclame, que je remplirai, dans ma magistrature, du haut de cette tribune(73) d’où le peuple romain a voulu que je l’éclairasse, à dater des kalendes de janvier, sur les intérêts de l’état et sur les desseins des méchants. Tel est le grand et magnifique spectacle(74) que je promets au peuple pendant mon édilité. Je le déclare, je le signifie, je l’annonce d’avance, que ceux qui ont coutume de déposer, de recevoir ou de promettre, en un mot, de corrompre la justice comme séquestres ou comme agents ; que ceux qui, dans un tel but, font parade de leur pouvoir ou de leur impudence, s’abstiennent, en cette cause, de souiller leurs cœurs et leurs mains de ces manœuvres criminelles.

XIII. Alors Hortensius sera consul(75), revêtu du commandement et de l’autorité suprême ; moi, je serai édile, c’est-à-dire, quelque chose de plus qu’un particulier. Cependant la cause que je m’engage à soutenir est de telle nature, elle sera si agréable au peuple romain, qu’Hortensius, quoique consul, paraîtra auprès de moi encore moins, s’il est possible, qu’un simple citoyen. Non-seulement on rappellera au souvenir, mais on démontrera, par des preuves certaines, les coupables intrigues, les infamies qui ont souillé les tribunaux depuis dix ans qu’ils sont confiés au sénat. Le peuple romain apprendra de moi comment l’ordre des chevaliers a rendu la justice pendant près de cinquante années de suite(76), sans qu’aucun chevalier ait encouru le plus léger soupçon d’avoir reçu de l’argent pour un jugement prononcé ; comment, depuis que les sénateurs seuls composent nos tribunaux, depuis qu’on a dépouillé le peuple du droit qu’il avait sur chacun de nous, Q. Calidius(77) a pu dire, après sa condamnation, qu’on ne pouvait honnêtement, pour condamner un préteur, se faire payer moins de trois cent mille sesterces ; comment le sénateur P. Septimius ayant été condamné devant le préteur Hortensius(78) comme coupable de concussions, on comprit dans l’amende l’argent qu’il avait reçu comme juge ; comment C. Herennius et C. Popillius(79), tous deux sénateurs, ayant été convaincus du crime de péculat(80), et M. Attilius du crime de lèse-majesté(81), il fut prouvé qu’ils avaient reçu de l’argent pour prix d’une de leurs sentences ; comment il s’est trouvé des sénateurs(82) qui, dès que leur nom fut sorti de l’urne que tenait C. Verrès(83), alors préteur de la ville, allèrent sur-le-champ donner leur voix contre le coupable sans avoir entendu la cause ; comment enfin on a vu un sénateur(84), juge dans cette même cause, recevoir de l’argent de l’accusé pour le distribuer aux juges, et de l’accusateur pour condamner l’accusé. Pourrai-je alors assez déplorer cette tache, cette honte, cette calamité qui pèse sur l’ordre entier ? Ne sait-on pas que dans Rome, lorsque l’administration de la justice était confiée au sénat, les scrutins, portant la sentence des juges liés par le même serment, ont été trouvés marqués de couleurs différentes(85) ? Toutes ces iniquités seront par moi dévoilées dans tous leurs détails et sans ménagement ; j’en fais ici la promesse.

XIV. De quelle indignation pensez-vous que je serai pénétré, si je découvre qu’il s’est commis dans ce jugement quelque manœuvre, quelque prévarication semblable ? surtout si je puis prouver, par de nombreux témoignages, que Verrès a, plus d’une fois, dit en Sicile, devant un grand nombre de témoins : « Qu’il avait à sa dévotion un homme puissant(86), sous la protection duquel il pillait impunément la province ; que ce n’était pas pour lui seul qu’il amassait ; qu’il avait ainsi départi les trois années de sa préture, de manière à avoir fait encore de très-bonnes affaires, s’il pouvait garder pour sa part le produit de la première, donner à ses patrons et à ses défenseurs les revenus de la seconde, et enfin réserver à ses juges la moisson plus riche et plus abondante de toute la troisième ? » C’est ce qui m’a suggéré cette réflexion que j’énonçai naguère devant Man. Glabrion, au moment de la récusation des juges, et qui m’a semblé faire une vive impression sur le peuple, « Je pensais, ai-je dit, que les peuples étrangers allaient envoyer des ambassadeurs pour demander l’abolition de la loi et des tribunaux contre les concussionnaires. Ils sont en effet persuadés que, sans ces tribunaux, chacun se contenterait de voler ce qu’il croirait suffisant pour lui et pour ses enfants ; tandis qu’avec les tribunaux que nous avons, chacun croit devoir prendre assez pour qu’après lui, patrons, défenseurs, préteur, juges, puissent en avoir assez ; qu’ainsi les dilapidations n’ont plus de bornes ; que les provinces peuvent bien assouvir la cupidité du plus avide des hommes, mais non pas acheter son infâme triomphe devant les tribunaux. » Ô jugements mémorables ! ô brillante renommée de notre ordre(87) ! les alliés du peuple romain repoussent les jugements sur les concussions, qui furent établis dans leur intérêt par nos ancêtres. Verrès aurait-il pu concevoir quelque bonne espérance, s’il n’avait toujours eu de vous la plus mauvaise opinion ? Ce devrait être un motif de plus pour vous le rendre plus odieux qu’au peuple romain, puisque, pour l’avarice, la perversité, la déloyauté, il a pu vous croire semblables à lui.

XV. Du poste où vous êtes élevés(88), juges, j’en atteste les dieux immortels, vous ne sauriez trop veiller sur vous-mêmes, et porter vos regards dans l’avenir : je vous en avertis, je ne puis assez vous le répéter, oui, je suis convaincu que les dieux vous ont offert l’occasion la plus favorable pour délivrer l’ordre entier des sénateurs, de la haine, des préventions, de l’infamie, et d’un honteux avilissement. On est persuadé qu’il n’y a dans les arrêts des tribunaux, ni sévérité, ni équité ; qu’il n’y a même plus de justice. Aussi sommes-nous en butte au dédain, au mépris du peuple romain, accablés sous le poids d’une longue ignominie. N’allons pas chercher d’autre cause de la chaleur extrême avec laquelle le peuple romain a réclamé le rétablissement de la puissance tribunitienne(89) ; c’était moins cette puissance qu’il voulait recouvrer, qu’obtenir enfin des tribunaux équitables. Cette vérité n’échappa point à la sagacité de l’illustre Q. Catulus(90) : lorsque Cn. Pompée(91), ce vaillant et glorieux citoyen, proposa le rétablissement de la puissance tribunitienne, Catulus, à qui on demandait son avis, commença par ces paroles pleines d’autorité : « Les pères conscrits administrent mal et scandaleusement la justice ; et s’ils eussent dans les tribunaux voulu répondre à l’attente du peuple romain, la puissance des tribuns n’aurait pas été si vivement regrettée. » Enfin, lorsque Pompée, haranguant pour la première fois le peuple aux portes de la ville(92), en qualité de consul désigné, vint à traiter le point qui semblait devoir être le plus vivement attendu, et fit entendre qu’il rétablirait la puissance tribunitienne, il fut accueilli par un léger bruit, un léger murmure d’assentiment ; mais, quand il ajouta que « les provinces étaient dévastées et opprimées, les tribunaux flétris, les juges sans pudeur ; qu’il voulait veiller à ces abus et y mettre ordre, » alors ce ne fut pas par un simple murmure, mais par des acclamations unanimes que le peuple romain témoigna sa volonté.

XVI. Maintenant tous les regards sont fixés sur vous. Chacun observe à quel point chacun de vous se montrera fidèle à son serment, et zélé pour le maintien des lois. On voit que depuis le rétablissement de la puissance tribunitienne, il n’a été condamné qu’un seul sénateur, encore était-il pauvre(93). On ne vous en blâme point positivement, mais on ne croit pas qu’on doive vous en louer beaucoup ; car il n’y a aucun mérite à demeurer intègres lorsque personne ne peut ni ne veut vous corrompre. Mais, ici, vous allez juger l’accusé, et vous serez jugés vous-même par le peuple romain. En prononçant sur son sort, vous ferez connaître si l’homme le plus coupable, du moment qu’il est très-riche, peut être condamné dans un tribunal composé de sénateurs. Ensuite l’accusé est tel qu’on ne voit en lui que des crimes énormes et d’immenses trésors ; de sorte que, s’il est absous, vous ne pouvez encourir que le plus odieux de tous les soupçons. On ne croira point que l’amitié, les liens du sang, une bonne conduite dans d’autres occasions, ni même enfin quelques basses complaisances(94), aient pu vous avoir fait illusion sur tant d’horribles excès. De mon côté, juges, je traiterai la cause de telle manière, je dévoilerai des faits si notoires, si bien attestés, si graves, si manifestes, que personne n’osera employer son crédit pour obtenir de vous l’absolution du coupable. J’ai d’ailleurs un moyen infaillible, une voie sûre pour suivre pas à pas et pour déjouer leurs plus secrètes intrigues. Leurs complots deviendront, par mes soins, si palpables, si évidents, que le peuple romain croira non seulement les entendre de ses oreilles, mais même les voir de ses propres yeux. Vous pouvez, sénateurs, effacer et détruire la honte et l’avilissement où cet ordre est tombé depuis quelques années. Tout le monde convient que, depuis l’organisation actuelle des tribunaux, aucun n’a égalé celui d’aujourd’hui pour le mérite et la considération. S’il s’y commet quelque prévarication, on n’ira point chercher dans notre ordre des juges plus propres à leurs fonctions, car ce serait impossible ; mais on prendra le parti décisif de choisir un autre ordre pour composer les tribunaux.

XVII. Ainsi, juges, je supplie, avant tout, les dieux immortels de réaliser mes espérances, en permettant que dans cette cause il ne se rencontre pas d’autre coupable que celui qui, depuis long-temps, a été reconnu pour tel. S’il s’en trouvait plusieurs, je vous le déclare, juges, je le déclare au peuple romain, la vie me manquera plutôt que la force et la persévérance dans la poursuite de leurs crimes. Mais ces crimes honteux qu’en m’exposant aux travaux, aux dangers, à la haine, je promets de poursuivre dans le cas où ils seraient commis, votre sagesse, Man. Glabrion, votre autorité, votre vigilance, peuvent en prévenir le retour : soutenez la cause des tribunaux, soutenez la cause de la sévérité, de l’intégrité, de la bonne foi, de la religion ; soutenez la cause du sénat, afin qu’en rendant une sentence digne de l’approbation publique, il recouvre l’estime et la bienveillance du peuple romain ; songez qui vous êtes, où vous siégez ; songez à ce que le peuple attend de vous, à ce que vous impose le souvenir de vos ancêtres ; rappelez à votre souvenir la loi Acilia(92), ouvrage de votre père, en vertu de laquelle le peuple romain a obtenu les jugements les plus équitables et les plus rigoureux en matière de concussions. Vous êtes environné d’exemples respectables qui ne vous permettent point d’oublier la gloire de votre famille, qui vous rappellent nuit et jour la fermeté d’un père, la sagesse d’un aïeul, l’inflexible droiture d’un beau-père. Si vous déployez l’énergie et la sévérité de Glabrion votre père, pour résister à l’audace des scélérats ; la sagacité de votre aïeul Scévola(93) à découvrir les embûches qu’on tend à votre honneur et à celui de tous les juges ; enfin la constance de votre beau-père Scaurus(94) à demeurer invariable dans une opinion fondée sur la justice et sur la vérité, le peuple romain verra qu’avec un préteur intègre et vertueux, et un tribunal aussi bien choisi, les trésors immenses d’un accusé coupable auront plutôt contribué à établir sa culpabilité qu’à lui offrir des chances de salut.

XVIII. Pour moi, j’ai résolu de ne point m’exposer à ce que dans cette cause on nous donne un autre préteur et d’autres juges. Je ne souffrirai pas que l’affaire traîne assez en longueur, pour que les Siciliens, qui naguère ne se déplacèrent point lorsque, par un procédé sans exemple, les consuls désignés(95) les firent tous appeler par leurs esclaves, se voient plus tard convoqués par les licteurs de ces mêmes consuls en charge ; et que ces infortunés, jadis alliés et amis du peuple romain, désormais esclaves et suppliants, soient dépouillés, par des ordres tyranniques, de leurs droits et de tous leurs biens, et même de la liberté de se plaindre. Je ne permettrai certainement pas que, mon plaidoyer fini, on ne réponde que quarante jours après(96), lorsque ce long intervalle aura fait oublier mon accusation ; je ne souffrirai pas que le jugement ne soit prononcé qu’après le départ de cette foule de citoyens venus de toutes les parties de l’Italie pour assister aux comices, aux jeux, ou au cens(97). Du jugement de cette affaire résulteront nécessairement, pour vous, les fruits glorieux de l’estime ou les dangers du mécontentement publics ; pour moi, travail et inquiétude ; pour tous les citoyens, la connaissance de cette cause, et le souvenir de ce qui aura été dit par chacun de nous. J’userai d’un moyen qui n’est pas nouveau, et qu’ont déjà employé ceux qui tiennent aujourd’hui le premier rang dans l’état(98) ; je commencerai par interroger les témoins. La seule innovation que je me permettrai consistera à les produire dans un ordre qui conduira au développement successif de toutes les parties de l’accusation. Quand, par mes questions, mes preuves, mes déductions, j’aurai établi chaque point, je rapprocherai les dépositions des faits : il n’y aura donc d’autre différence entre l’ancienne accusation et la nouvelle, qu’en ce que dans celle-là on produit les témoins après les plaidoyers, tandis que dans celle-ci on les produira à la suite de chaque fait. Mes adversaires auront également la faculté d’interroger, de prouver, de discuter. Si quelqu’un regrette de ne pas m’entendre développer toutes les charges de l’accusation dans un plaidoyer suivi, il sera satisfait à la seconde action. Il sentira que la marche que nous suivons aujourd’hui a pour but de déjouer les intrigues de nos adversaires, et nous est





SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS.

TROISIÈME DISCOURS
SUR LES BLÉS.
TRADUIT PAR M. GUEROULT
REVU, COMPLÉTÉ ET ANNOTÉ
PAR M. CH. DU ROZOIR.


SOMMAIRE.


Dans son exorde, l’orateur établit la responsabilité morale que s’impose tout homme qui se fait accusateur. Demander compte à autrui de ses actions, c’est se prescrire à soi-même la loi de pratiquer les vertus opposées aux vices que l’on dénonce ; et combien cette loi n’est-elle pas plus étendue quand on prend à partie un coupable qui réunit en sa personne tous les genres de perversité ? C’est cette profonde corruption de Verrès qui a fait naître contre lui l’inimitié de Cicéron, inimitié d’autant plus courageuse que les crimes de l’odieux préteur l’ont rendu plus cher à Hortensius et à la noblesse. Après quelques traits énergiques contre la tyrannie et la fierté des nobles, l’orateur arrive à l’objet spécial de son discours, aux malversations de Verrès dans l’administration des blés ; et d’avance « il avertit les juges qu’obligé de citer une foule de calculs, il sera moins intéressant que dans les autres discours ; mais il développe si bien les faits, il enchaîne ses preuves avec tant d’art, et le style est si varié, que l’ouvrage plaît d’un bout à l’autre. » (Desmeuniers.)

Il divise son accusation en trois parties. D’abord il parle du blé sujet à la dîme, decumanum ; puis du blé acheté, emptum ; enfin du blé dont la valeur a été estimée en argent, æstimatum.

La première partie, concernant le blé sujet à la dîme, forme plus des deux tiers du discours ; elle s’étend jusqu’au chapitre soixante-dixième, et le discours en a quatre-vingt-dix. Presque toutes les cités de la Sicile étaient tenues de payer à l’administration romaine la dixième partie de leurs récoltes en grains. Les vexations et les injustices commises dans la perception de ces dîmes sont présentées par l’orateur en une suite de narrations dont il a su très-heureusement diversifier les formes.

Verrès avait pour agent de ses vexations un certain Apronius, vil esclave, parvenu par toutes sortes d’infamies à capter la confiance de son maître. Le portrait que Cicéron fait de ce tyran subalterne offre des traits qui peuvent bien choquer la susceptibilité moderne, mais qui, sans doute pour des auditeurs romains, n’avaient rien de contraire aux convenances.

Après avoir exposé les actes d’oppression envers les particuliers, l’orateur arrive aux vexations qui tombaient sur des populations entières. Il dissimule la monotonie de cette longue série de griefs en mêlant à ses récits des ornemens de détails d’autant plus agréables qu’ils ressortent du fonds même du sujet. Ainsi, par le plus ingénieux rapprochement, il compare au faste et à la dissolution des monarques persans la conduite de Verrès prodiguant à deux femmes perdues les revenus d’une ville entière. Dans le chapitre XXXV on trouve un morceau très-énergique sur la tyrannie de Sylla, etc.

Tant d’abus de pouvoir dans la levée de l’impôt n’avaient tourné qu’au profit de Verrès, et nullement à celui du peuple romain : c’est ce que Cicéron s’attache à faire sentir. Il reproche à l’accusé la ruine et la dépopulation de la Sicile, et lui oppose les mesures conservatrices prises par Metellus, successeur de Verrès, pour remédier à tous ces maux. Il rappelle les accusations publiques qui avaient été intentées aux agens de l’odieux préteur, pendant le cours de sa magistrature, au sein même de la Sicile ; puis il termine par les réflexions les plus sévères sur la corruption et les mauvais exemples dont Verrès a entouré la jeunesse de son fils.

La seconde partie concerne le blé acheté. Il y avait deux sortes de blé acheté : la première était comme une seconde dîme, que les Siciliens étaient obligés de vendre à l’administration romaine au prix fixé par le sénat ; la seconde espèce de blé acheté consistait en huit cent mille boisseaux, dont le prix était également déterminé par le sénat. Les lois Terentia et Cassia avaient réglé la matière. L’orateur raconte les déprédations de Verrès sur cet article, et s’élève principalement contre les gratifications scandaleuses qu’il avait accordées à ses agens et à ses greffiers aux dépens de la Sicile et du peuple romain (du chap. LXX au chap. LXXX).

Quant au blé estimé, qui fait l’objet de la troisième partie de ce discours, c’était le grain que la province devait fournir, soit en nature, soit en argent, au préteur pour l’approvisionnement de sa maison. Verrès ne s’était pas montré plus délicat sur cet objet que sur tous les autres ; il avait porté à douze sesterces par boisseau l’estimation du blé, que la loi fixait à trois sesterces. En vain Hortensius alléguait que Verrès n’avait fait que suivre l’exemple d’autres magistrats, Cicéron repousse avec énergie ce moyen de défense, et présente un tableau bien triste des vexations de l’administration romaine envers toutes les provinces et toutes les nations soumises à son joug.

Ce discours est un modèle de style : sa lecture apprendra de quels ornemens sont susceptibles les matières les plus arides sous la plume d’un homme de génie (car cette oraison ne fut pas prononcée). Elle est en outre un monument précieux pour l’érudition. On y trouve comme une statistique agricole et fiscale de la Sicile. Malheureusement la plupart des chiffres qu’avait présentés l’orateur paraissent avoir été altérés par les copistes. C. D.
SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS.

LIVRE TROISIÈME.
SUR LES BLÉS.
HUITIÈME DISCOURS.


I. Juges, tous ceux qui, sans être excités par la haine, ou blessés par une injure personnelle, ou séduits par l’appât du gain, traduisent un coupable devant les tribunaux pour le seul intérêt de la république, doivent prévoir non-seulement les obligations qu’ils s’imposent dans les circonstances présentes, mais celles qu’ils prennent l’engagement de remplir pour tout le reste de leur vie. C’est en effet se prescrire à soi-même la loi de pratiquer la justice, la modération et toutes les vertus, que de demander à autrui compte de ses actions, surtout si, comme je l’ai dit, on n’a d’autre motif que l’utilité publique. Quiconque entreprend de réformer les mœurs et de censurer la conduite des autres, peut-il s’attendre à l’indulgence, pour peu qu’il s’écarte des règles du devoir ? On ne saurait donc trop louer ni trop chérir le citoyen qui, non content de délivrer le corps politique d’un membre corrompu, ne prend pas seulement l’engagement d’agir avec ces intentions de droiture et de vertu qui animent le commun des hommes, mais de suivre dans toute sa vie, par une sorte de nécessité, les lois de la probité et de l’honneur.

Aussi, juges, a-t-on souvent entendu dire à l’un de nos orateurs les plus illustres et les plus éloquens, L. Crassus, qu’il n’y avait rien dont il se repentît autant que d’avoir accusé C. Carbon (1). Depuis cette époque, il se trouvait bien moins libre de faire toutes ses volontés, et il lui semblait voir sans cesse ouverts sur sa conduite beaucoup plus de regards qu’il n’aurait voulu. Quoiqu’il fût doué de tous les avantages du talent et de la fortune, cette idée le retenait sans cesse, et c’était comme un frein que, sans avoir encore un plan de vie bien arrêté, il s’était imposé à lui-même à son entrée dans le monde. Voilà pourquoi les jeunes gens qui se font accusateurs donnent une bien moins haute idée de leur vertu et de leur intégrité que ceux qui attendent la maturité de l’âge pour s’engager dans cette carrière. Mais, avant qu’ils aient pu réfléchir combien on est plus libre dans sa conduite lorsqu’on n’a accusé personne, l’amour de la gloire et la vanité poussent les jeunes gens à se rendre accusateurs. Pour nous, qui avons déjà fait connaître et notre capacité et nos faibles lumières, si nous n’avions pris un empire absolu sur nos passions, nous ne nous serions jamais privés nous-mêmes de la liberté de vivre à notre fantaisie.

II. Quant à moi, je m’impose un plus lourd fardeau que les autres accusateurs, si l’on peut appeler fardeau ce que l’on porte de bon cœur et avec plaisir. Mais enfin mon entreprise exige de moi plus de sacrifices que d’aucun autre d’entre eux. On leur demande à tous qu’ils s’abstiennent surtout des vices qu’ils blâment dans un autre. Est-ce un fripon, un voleur que vous accusez ? il vous faudra toujours éviter par la suite tout soupçon de cupidité. Est-ce un homme malfaisant ou cruel ? gardez-vous d’aucune action qui vous fasse regarder comme un être dur et inhumain. Est-ce un corrupteur, un adultère ? vous vous attacherez à ne laisser apercevoir dans votre vie aucune trace de libertinage. Tout vice en un mot que vous aurez poursuivi dans un autre, vous ne sauriez l’éviter avec trop de soin ; car on ne peut souffrir l’accusateur ni même le censeur qui laisse découvrir en soi le vice qu’il reprend chez les autres. Et moi, juges, j’attaque dans un seul homme tous les vices qui peuvent se rencontrer dans le scélérat le plus accompli. Oui, il n’y a pas un trait de libertinage, de perversité, d’audace, dont sa vie ne soit marquée. Oui, ce seul accusé m’impose la loi de régler ma conduite de façon à ce qu’elle n’offre pas la moindre ressemblance, non-seulement avec toutes ses actions et toutes ses paroles, mais même avec cet air d’arrogance et d’effronterie qui se peint dans ses regards et dans tous les traits de son visage. Je vois sans peine, juges, que cette vie que j’aimais à mener pour elle-même et par inclination, me sera désormais indispensable, grâce à la loi et aux obligations que je me suis prescrites.

III. Vous me demandez souvent, Hortensius, d’où vient que je suis l’ennemi de Verrès, et quelles injures de sa part ont pu m’engager à me porter son accusateur. Sans parler des devoirs qui pour moi naissent de mes liaisons avec les Siciliens, je répondrai d’une manière positive à la question d’inimitié. Croyez-vous qu’il y ait une inimitié plus forte que la contrariété des sentimens et l’opposition des principes et des inclinations ? Celui qui regarde la bonne foi comme le plus saint des devoirs, peut-il n’être pas l’ennemi d’un questeur qui, après que son consul lui eut fait part de ses plans, remis la caisse militaire, confié tous ses intérêts, a osé le voler, l’abandonner, le trahir, le combattre ? Quiconque respecte la pudeur et la chasteté, peut-il voir de sang-froid les adultères journaliers de Verrès, ses habitudes de prostitution, ses infamies domestiques ? Quand on veut rester fidèle au culte des dieux immortels, peut-on n’être pas l’ennemi d’un impie qui a pillé tous les temples et porté ses mains sacrilèges sur leurs images, au milieu des fêtes les plus solennelles (2) ? Lorsqu’on pense que la justice doit être égale pour tous, comment ne pas devenir votre ennemi le plus acharné, Verrès, en songeant aux contradictions et aux dispositions arbitraires de vos arrêts ? Quel Romain sensible aux injures de nos alliés et aux calamités qui affligent les provinces, ne serait pas révolté de voir l’Asie dépouillée, la Pamphylie tyrannisée, la Sicile plongée dans le deuil et baignée de larmes ? Peut-on vouloir que les droits et la liberté des citoyens romains soient respectés chez toutes les nations, et n’être pas pour vous plus qu’un ennemi, en se rappelant ces fouets, ces haches, ces croix dressées pour des citoyens romains ? Quoi ! si en quelque circonstance Verrès avait lésé mes intérêts personnels par un décret injuste, je me croirais en droit de me déclarer son ennemi, et lorsqu’il n’y a pas un homme de bien dont les intérêts, la fortune, la manière d’être, les jouissances, les projets n’aient reçu de lui toutes les atteintes imaginables, vous me demandez, Hortensius, pourquoi je suis l’ennemi d’un misérable qui est en horreur au peuple romain, moi surtout qui, au risque d’épuiser mes forces, dois, pour répondre aux désirs de ce même peuple, me charger du fardeau d’un si pénible ministère !

IV. Eh quoi ! d’autres considérations qui paraîtront moins puissantes ne pourraient-elles pas encore faire quelque impression sur nos esprits ? Ainsi la perversité et l’audace de Verrès trouvent dans votre cœur, Hortensius, et dans celui des autres nobles, un plus facile accès que notre vertu et notre probité, à nous tous tant que nous sommes. Vous haïssez le mérite des hommes nouveaux, vous dédaignez leur frugalité, vous méprisez leur pudeur, vous cherchez à étouffer leurs talens et à comprimer leur énergie. Verrès enfin vous est cher. Oui sans doute, à défaut de vertus, d’activité, de droiture, de pudeur, de chasteté, vous trouvez dans sa conversation, dans son érudition, dans son urbanité, quelque chose qui vous enchante. Rien de tout cela ; bien au contraire, on ne voit en lui que bassesse et turpitude, jointes à l’excès de la sottise et de l’ignorance. Pour un tel homme si la porte de vos maisons n’est jamais fermée, ne semble-t-elle pas s’ouvrir afin de demander le prix de cet accueil ? Aussi est-il adoré de vos portiers ; il l’est de vos valets-de-chambre, il l’est de vos affranchis, il l’est de vos esclaves et de vos servantes. Dès qu’il arrive, on l’annonce avant son tour, on l’introduit seul, tandis que les citoyens les plus vertueux se voient refuser la porte. D’où l’on peut conclure que toutes vos préférences sont pour ceux qui ont vécu de manière à ne pouvoir sans votre appui échapper à la rigueur des lois. Oui, tandis que nous vivons dans une telle médiocrité de fortune, que nous ne pouvons pas même songer à l’augmenter, lorsque nous soutenons notre dignité et les bienfaits du peuple romain, non par l’opulence, mais par la vertu, croyez-vous, Hortensius, qu’on puisse voir sans indignation que cet homme, riche des trésors par lui extorqués en tous lieux, brave impunément les lois, et nage dans l’abondance ? que sa vaisselle d’argent, ses statues, ses tableaux, décorent et vos palais, et le forum, et les comices (3), bien que cependant, grâce à vos prouesses, vous soyez abondamment pourvu de tous ces objets ? Quoi ! Verrès embellira de ses rapines vos maisons de plaisance ! Verrès sera mis en parallèle avec L. Mummius, pour avoir pillé plus de villes alliées que ce général n’a conquis de villes ennemies, pour avoir embelli plus de maisons de campagne avec les ornemens enlevés dans les temples, que l’autre n’a décoré de temples avec les trophées de ses victoires ! Et voilà l’homme que vous n’affectionnez si tendrement que pour que les autres préteurs en soient plus disposés à servir vos passions, au risque de se perdre eux-mêmes !

V. Mais nous reviendrons plus tard sur cette matière : c’en est assez pour le moment. Nous allons passer à d’autres délits. Auparavant permettez-moi, juges, de vous adresser une seule prière. Dans toute ma précédente plaidoirie, nous avions mille moyens de fixer votre attention, et nous en éprouvâmes une vive reconnaissance ; mais elle sera plus vive encore si vous voulez bien me continuer la même faveur. Jusqu’ici la diversité des faits et la nouveauté des crimes ont pu répandre une sorte d’agrément sur la cause. Maintenant nous allons parler de l’affaire des grains. Les malversations de Verrès en ce genre surpassent, il est vrai, tout ce que vous avez entendu, mais présentent beaucoup moins d’intérêt et de variété. Il est digne de votre gravité et de votre sagesse, juges, de ne pas moins nous prêter votre attention par devoir que par plaisir. Dans cette cause relative aux blés, n’oubliez pas, juges, que c’est sur les propriétés et les revenus de tous les Siciliens, sur la fortune de tous les Romains cultivant des terres en Sicile, sur les tributs que nous ont laissés nos ancêtres, enfin sur la vie et sur la subsistance du peuple romain, que vous avez à prononcer. Si l’objet de ce plaidoyer vous paraît très-important, ce ne sont point des détails variés ni de riches développemens que vous devez attendre de moi. Personne de vous n’ignore, juges, que si le peuple romain trouve une province si riche et si précieuse dans la Sicile, qui n’a été réunie à son domaine que dans ce but, c’est surtout par les grains qu’elle lui fournit. Pour tout le reste, nous trouvons à la vérité quelques secours dans cette province, mais ici nous lui devons la subsistance et la vie.

Je diviserai cette accusation en trois parties ; je parlerai d’abord du blé soumis à la dîme, puis du blé acheté, enfin du blé estimé.

VI. Entre la Sicile et les autres provinces voici la différence qui existe relativement à l’assiette de l’impôt territorial. Aux autres nations il fut imposé une taxe déterminée, appelée taxe permanente (4), comme aux Espagnols et à la plupart des cités carthaginoises ; c’est le prix de nos victoires et le châtiment de leur résistance. Ailleurs, comme en Asie, les censeurs afferment les terres conformément à la loi Sempronia. Quant aux villes de la Sicile, en les admettant dans notre amitié et sous notre protection, nous sommes convenus qu’elles demeureraient sous leurs propres lois, et qu’elles obéiraient au peuple romain aux mêmes conditions qu’à leurs anciens chefs. Très-peu d’entre ces villes (5) furent soumises à nos ancêtres par la conquête : leur territoire devenu la propriété du peuple romain, leur a néanmoins été rendu depuis ; et c’est ce territoire qui est donné à bail par les censeurs. Il est deux villes confédérées dont les dîmes ne s’afferment pas, Messine et Taurominium (6) ; cinq, sans être nos confédérées (7), sont franches et libres de tout tribut, savoir, Halèse, Centorbe, Ségeste, Halicye, Panorme. Tout le territoire des autres cités de la Sicile est sujet à la dîme, à laquelle, avant de passer sous la domination du peuple romain, il l’était déjà d’après le vœu et les lois des Siciliens. Remarquez ici la sagesse de nos ancêtres : après avoir réuni à la république la Sicile comme une dépendance d’où l’on pourrait toujours tirer des secours, soit en paix, soit en guerre, ils mirent tant de sollicitude à se ménager et à conserver l’affection des habitans, que non-seulement ils n’imposèrent aucune taxe nouvelle sur les terres, mais qu’ils ne changèrent rien aux règlemens concernant la dîme, ni pour l’époque, ni pour le lieu où se faisait l’adjudication, et statuèrent qu’elle se ferait toujours dans la province aux mêmes époques, dans les mêmes endroits, et conformément à la loi d’Hiéron. Ils ont voulu que les Siciliens fissent leurs affaires eux-mêmes, et se gardèrent bien d’indisposer les esprits, je ne dis pas par une loi nouvelle, mais même en changeant le nom des anciennes. Ainsi ils jugèrent devoir conserver l’adjudication des dîmes aux termes de la loi d’Hiéron, afin que les Siciliens acquittassent plus volontiers cette taxe en voyant subsister, malgré le changement de domination, non-seulement les institutions, mais le nom d’un prince dont la mémoire leur était si chère. Les Siciliens, avant la préture de Verrès, avaient toujours joui de ce privilège ; il est le premier par qui, des institutions toujours subsistantes et des usages transmis par nos ancêtres, les conditions de notre amitié et les droits de notre alliance aient été audacieusement annulés, modifiés.

VII. Sur ce chef, d’abord je vous reproche et je vous accuse, Verrès, d’avoir innové dans une chose si ancienne et si constamment observée. Votre génie a-t-il fait quelque heureuse découverte ? Avez-vous plus d’instruction et de lumières que tant de sages et d’illustres magistrats qui ont administré avant vous la même province ? Car, enfin, c’est ici votre ouvrage, l’œuvre de votre génie et de votre sagesse. Je ne vous en dispute point l’honneur, je vous l’accorde. À Rome, je le sais, durant votre préture, votre édit transportait les successions des enfans aux étrangers, des premiers aux seconds héritiers institués. Ainsi votre caprice se substituait aux lois. Je sais que vous avez réformé les édits de tous vos prédécesseurs, adjugé des successions, non pas à ceux qui produisaient des testamens, mais aux faussaires qui en supposaient ; je sais que ces innovations, imaginées, inventées par vous, ont été pour vous d’un grand produit : vous avez même, je m’en souviens, réformé et aboli le règlement des censeurs, relatif à l’entretien des édifices publics ; vous ne vouliez pas que l’entreprise fût donnée à celui qui y avait un droit personnel, ni que les tuteurs et les parens d’un pupille veillassent à ce qu’il ne fût pas dépouillé de ses biens ; vous aviez soin de prescrire un très-petit nombre de jours pour la confection des travaux, afin d’éloigner les enchérisseurs, tandis que vous ne fixiez aucun terme au soumissionnaire de votre choix (8). Je ne suis donc point surpris que vous ayez établi une nouvelle loi pour les dîmes, vous qui vous êtes montré un homme si habile et si profond dans tout ce qui regarde les édits des préteurs et les lois des censeurs. Non, je ne suis point surpris des inventions de votre génie ; mais que de votre chef, que, sans l’ordre du peuple, ni l’autorisation du sénat, vous ayez changé les lois d’une province de la Sicile, voilà ce que je vous reproche, voilà ce dont je vous accuse.

Les consuls L. Octavius et C. Cotta (9) reçurent du sénat l’autorisation de faire dans Rome l’adjudication des dîmes du vin, de l’huile et des menus grains, que les questeurs avaient, avant vous, toujours faite en Sicile ; et sur cette matière, ces consuls portèrent les reglemens qu’ils jugèrent convenables. Lors du renouvellement du bail, les fermiers demandèrent qu’on ajoutât à la loi quelques dispositions nouvelles, sans toutefois déroger aux anciennes ordonnances des censeurs. Qui s’opposa à cette demande ? Un Sicilien qui, par hasard, se trouvait à Rome : c’était votre hôte, oui, votre hôte, Verrès, et votre intime ami ; c’était Sthenius de Thermes (10). L’affaire fut portée aux consuls ; ils convoquèrent, pour en délibérer, plusieurs citoyens qui tenaient le plus haut rang dans la république ; et de l’avis de ce conseil, ils déclarèrent que l’adjudication se ferait conformément à la loi d’Hiéron.

VIII. Eh quoi ! des hommes très-éclairés, des hommes dont l’autorité est imposante, des hommes à qui le sénat avait donné tout pouvoir de régler la perception des impôts, à qui le peuple romain avait conféré ce pouvoir, ont, sur la seule réclamation d’un Sicilien, et malgré l’augmentation qu’on pouvait en espérer dans nos revenus, renoncé à rien changer aux dispositions de la loi d’Hiéron ; et vous, homme de si peu de sens et d’autorité,. vous avez osé, sans l’ordre du sénat et du peuple, au mépris des réclamations de toute la Sicile, au risque évident de diminuer, d’anéantir nos revenus, annuler entièrement la loi d’Hiéron!

Et quelle est donc la loi, juges, qu’il a réformée, ou plutôt tout-à-fait abolie ? La loi la plus sage, la plus habilement conçue, qui met le laboureur tellement sous la dépendance du décimateur, que, soit qu’il récolte, soit qu’il batte, ou qu’il serre le grain, soit qu’il le déplace ou le transplante au loin, il lui est impossible de frauder sans s’exposer à des peines sévères. La loi est rédigée avec tout le soin d’un législateur qui n’aurait pas eu d’autres revenus, avec toute la sagacité d’un Sicilien, avec toute la rigueur d’un tyran. Et cependant les laboureurs siciliens ne sauraient en désirer de plus avantageuse, car les droits du décimateur y sont si positivement établis, qu’il ne peut exiger forcément des laboureurs rien au delà du dixième.

Malgré la sagesse de ces dispositions, il s’est trouvé un Verrès qui, après tant d’années et tant de siècles, s’est permis, je ne dis pas seulement de les modifier, mais de les abolir ; qui, de règlemens établis pour la sûreté des alliés et l’intérêt de la république, a fait surgir pour lui une source de profits infâmes ; qui le premier a donné les dîmes à bail à de prétendus décimateurs, qui n’étaient effectivement que les agens et les satellites de son odieuse cupidité. Par eux la Sicile, et je le ferai voir, a été, pendant les trois années de sa préture, tellement opprimée, dévastée, que pour relever cette province il nous faudra une longue suite d’années avec des magistrats aussi intègres qu’habiles. IX. Le chef de tous ces prétendus décimateurs était ce Q. Apronius, que vous voyez devant vous, et dont la perversité sans exemple vous est attestée par les députations les plus respectables, dont vous avez entendu les doléances. Remarquez, juges, son air, son regard ; et, par l’effronterie qu’il vient déployer ici dans une situation désespérée, essayez de vous représenter l’arrogance qu’il étalait au milieu de la Sicile. Oui, c’est cet Apronius que Verrès, qui, dans toute la province, avait rassemblé de toutes parts les hommes les plus corrompus, quoiqu’il eût d’ailleurs amené d’Italie un assez grand nombre de ses pareils, c’est cet Apronius que, pour la perversité, la débauche et l’audace, il adopta comme un autre lui-même. Aussi bientôt se forma-t-il entre eux une étroite union, fondée non point sur la réciprocité d’affaires et d’intérêts, ni sur aucune estime, mais sur la conformité de leurs penchans honteux. Vous connaissez les mœurs perverses de Verrès et sa dépravation : figurez-vous, si vous le pouvez, un homme capable de se mettre à tout moment à l’unisson de ses infamies, de ses dissolutions ; et vous connaîtrez cet Apronius de qui, non-seulement la conduite, mais encore la corpulence, les traits, dénotent un gouffre, un abîme immense de vices et de turpitudes. C’était lui que, dans tous ses attentats à la pudeur, dans ses spoliations de temples et dans ses orgies impures, Verrès employait de préférence. La conformité de leurs mœurs les avait tellement rapprochés, que cet Apronius, ignare et grossier aux yeux de tous les autres, paraissait au seul Verrès charmant et disert ; cet homme que chacun détestait et refusait de voir, Verrès ne pouvait s’en passer ; cet homme, avec lequel personne ne voulait se trouver à table, buvait dans la même coupe que Verrès ; enfin, l’odeur infecte qu’exhalaient la bouche et le corps d’Apronius, et qui, comme on dit, était insupportable aux animaux eux-mêmes (11), semblait à Verrès le parfum le plus délicieux. Apronius, au tribunal, s’asseyait le plus près de lui, il ne quittait point la chambre à coucher du préteur, et faisait les honneurs de sa table, surtout dans ces festins où, malgré la présence du jeune fils du préteur (12) Apronius se mettait à danser tout nu.

X. C’est lui, comme je le disais, que Verrès avait choisi pour être son principal agent de l’oppression et de la spoliation des laboureurs. Oui, juges, apprenez-le, c’est à l’audace, à la scélératesse, à la cruauté de ce misérable, que nos alliés les plus fidèles, que d’excellens citoyens ont été livrés et comme dévoués en vertu d’une nouvelle jurisprudence et de nouveaux édits, et, comme je l’ai dit plus haut, au mépris de la loi d’Hiéron, que Verrès a rejetée et réprouvée dans toutes ses dispositions.

Écoutez, juges, son premier édit ; il est curieux : Tout ce que le décimateur aura déclaré lui être du pour la dîme, le laboureur sera tenu de l’acquitter. Quoi donc! tout ce qu’Apronius demandera, il faudra le donner ! Est-ce là l’ordonnance d’un préteur en faveur des alliés, ou bien le décret d’un vainqueur insolent pour des ennemis vaincus, ou l’ordre absolu d’un tyran ? Quoi ! je donnerai tout ce qu’il demandera! Il demandera tout ce que j’aurai récolté. Que dis-je, tout ? plus encore, s’il le veut. Mais ensuite ? — Eh bien! ou vous donnerez, ou vous serez puni comme ayant contrevenu à l’édit — Au nom des dieux! vous exagérez ; cela n’est pas vraisemblable. — Je le pense comme vous, juges : quoiqu’il n’y ait rien dont cet homme ne soit capable, le fait cependant doit vous paraître controuvé. Moi-même, quand toute la Sicile en déposerait, je n’oserais l’affirmer, si je ne pouvais rapporter les édits de Verrès d’après ses registres, sans en omettre un seul mot, ainsi que je vais le faire. Donnez, je vous prie, les registres au greffier, qui va en lire la minute. Lisez l’édit sur la déclaration. Edit Sur La Déclaration. Verrès prétend que je ne fais pas tout lire ; car le signe qu’il fait ne veut pas dire autre chose. Qu’ai-je donc passé ? est-ce l’article où vous avez l’air de veiller aux intérêts des Siciliens, et de prendre en pitié les malheureux laboureurs ? Vous y statuez, il est vrai, que si le décimateur perçoit plus qu’il ne lui est dû, il paiera huit fois la somme. Je ne veux rien passer. Lisez aussi ce qui concerne la restitution ; lisez l’édit tout entier. Edit Sur L’action En Restitution De Huit Fois La Somme. Il faudra donc que le laboureur poursuive le décimateur devant les tribunaux ! Il n’y a ni humanité ni justice à forcer des laboureurs à quitter leurs champs pour le barreau, leur charrue pour le banc des plaideurs, et leurs travaux champêtres pour la chicane et pour des contestations étrangères à leurs habitudes.

XI. Eh quoi ! pour toutes les autres impositions de l’Asie, de la Macédoine, de l’Espagne, de la Gaule, de l’Afrique, de la Sardaigne, et même de plusieurs cantons de l’Italie qui sont sujets au tribut, pour toutes ces impositions, dis-je, le fermier public poursuit ou prend hypothèque, mais jamais il ne saisit les propriétés et ne s’en met en possession ; et vous, Verrès, vous avez établi à l’égard des hommes les plus utiles, les plus probes, les plus honnêtes, car tels sont les laboureurs, une jurisprudence contraire à toute autre législation ! Lequel est le plus juste que le décimateur perçoive ou que le cultivateur réclame ? que l’action judiciaire prévienne les vexations ou qu’elle les attende ? que la propriété reste dans les mains qui l’ont fait valoir, ou qu’elle passe à celui qui n’a qu’à lever le doigt (13) pour l’enchérir ? Et ceux qui n’ont à labourer qu’une journée de terre, et qui ne peuvent quitter un instant leurs travaux (et de cette classe le nombre était grand avant votre préture), que feront-ils ? Quand ils auront donné à votre Apronius tout ce qu’il leur aura demandé, laisseront-ils leurs labours ? abandonneront-ils leurs foyers domestiques ? Ils viendront à Syracuse, afin sans doute d’obtenir, vous étant préteur, au moyen d’une procédure équitable, contre Apronius, vos délices, un jugement en restitution ? Mais je le veux ; il se trouvera parmi les laboureurs quelque homme de tête et d’expérience, qui, après avoir donné au décimateur tout ce que celui-ci aura prétendu lui être dû, réclamera judiciairement, et poursuivra en restitution de huit fois la valeur perçue. J’attends tout de la force de l’édit et de la sévérité du préteur. Je m’intéresse au laboureur ; je fais des vœux pour qu’Apronius soit condamné à rendre huit fois la valeur. Que demande enfin le cultivateur ? Rien autre chose qu’une sentence qui prescrive la restitution aux termes de l’édit. Que répond Apronius ? Il ne refuse pas d’être jugé. Et le préteur ? Il ordonne aux parties de faire leurs récusations parmi les commissaires. Prenons note des décuries : quelles décuries ! C’est parmi les hommes de ma suite que vous ferez vos récusations. Mais de quelles gens cette suite est-elle composée ? De quelles gens ! de l’aruspice Volusius, du médecin Cornelius, et de toute cette meute affamée que vous voyez rôder autour de mon tribunal ; car jamais Verrès n’a pris ni juges ni commissaires parmi nos Romains établis en Sicile. A l’entendre, les décimateurs trouvaient des ennemis dans tous ceux qui possédaient un pouce de terre. Il fallait donc aller plaider contre Apronius devant des hommes encore à moitié ivres des orgies d’Apronius.

XII. Ô juridiction respectable et vraiment digne de mémoire ! ô rigoureux édit ! ô refuge assuré pour les laboureurs ! Et pour que vous vous fassiez une idée et du mode de ces procédures tendant à la restitution de huit fois la somme, et des commissaires qu’il choisissait parmi son cortège, donnez-moi, je vous prie, quelque attention. Quel est, pensez-vous, le décimateur qui, se voyant autorisé à prendre chez le laboureur tout ce qu’il demanderait, n’a pas demandé plus qu’il ne lui était dû ? Considérez, en y réfléchissant, qui s’en serait abstenu, surtout lorsqu’il aurait pu outrepasser ses droits, non seulement par cupidité, mais encore par mégarde : il est impossible qu’il n’y en ait pas eu beaucoup dans ce cas. Je vais plus loin : je soutiens que tous ont perçu plus, et beaucoup plus que le dixième. Nommez-moi un seul décimateur qui, pendant les trois années de votre préture, ait été condamné à restituer huit fois la somme ; que dis-je, condamné ? nommez-en un seul qu’on ait actionné en vertu de votre édit. Sans doute il n’y avait aucun laboureur qui eût à se plaindre qu’on lui eût fait une injustice, aucun décimateur qui se fût permis d’exiger une obole au delà de ses droits. Rien de plus vrai pourtant que partout Apronius prenait, emportait ce qui était à sa convenance. De tous côtés les laboureurs, dépouillés, tyrannisés, faisaient entendre leurs plaintes ; et cependant on ne pourrait citer aucun jugement contre lui. Qu’est-ce à dire ? tant d’hommes fermes, pleins d’honneur, influens ! tant de Siciliens, tant de chevaliers romains, vexés par le plus vil et le plus méprisable des hommes, n’osaient réclamer la restitution de huit fois la valeur, lorsqu’il avait publiquement encouru cette peine ! Quelle en est la cause ? quel en est le motif ? Il n’en est qu’un seul, juges, et vous le devinez : ils se voyaient d’avance joués, moqués à l’envi, et déboutés par le tribunal. Quel tribunal en effet que celui où, tirés de l’infâme et crapuleux cortège de Verrès, on aurait vu siéger, sous le titre de commissaires, trois des acolytes du préteur, lesquels lui avaient été donnés, non par son père, mais sur la recommandation d’une misérable courtisane ? Un cultivateur aurait eu bonne grâce à plaider, à se plaindre qu’Apronius ne lui avait point laissé de grains, qu’il avait pillé ses propriétés, qu’il l’avait chassé et même frappé ! Nos honnêtes gens se seraient mis à délibérer sur la cause, mais c’aurait été pour s’entretenir d’une partie de débauche et des femmes qu’au sortir des bras du préteur ils pourraient avoir. Il y aurait eu comme une plaidoirie. On aurait vu se lever Apronius, publicain fier de sa nouvelle dignité, et non point décimateur malpropre, couvert de poussière, mais parfumé d’essences, et encore appesanti par le vin et par la débauche de la nuit. Au premier mouvement qu’il eût fait, au premier souffle qu’il eût exhalé, une odeur de vin, d’essences, et la puanteur de son corps, auraient rempli toute la salle. Il eût répété ce qu’il disait toujours, qu’il ne s’était pas fait adjuger les dîmes, mais les biens et les revenus des laboureurs ; qu’il n’était point le décimateur Apronius, mais un autre Verrès, leur maître et leur souverain. A peine aurait-il parlé, les honnêtes juges de la troupe du préteur n’auraient pas même mis en délibération l’acquittement d’Apronius, mais auraient cherché les moyens de punir le demandeur au profit d’Apronius lui-même.

XIII. Après que, grâce à vous, toute licence de piller les laboureurs eut été donnée aux décimateurs, e’est-à-dire à Apronius, en l’autorisant à demander ce qu’il voudrait, et à enlever ce qu’il aurait demandé, comptiez vous véritablement que ce serait pour vous un moyen de défense, en cas d’accusation, de pouvoir dire que par votre édit vous aviez promis des commissaires qui forceraient à restituer huit fois la valeur ? Oui, quand ce serait parmi nos citoyens les plus distingués et les plus honorables établis à Syracuse, que vous auriez laissé aux laboureurs la liberté non pas seulement de récuser, mais de choisir à leur gré des commissaires, ne serait-ce pas encore une injustice inouïe, intolérable, de forcer le laboureur à livrer d’abord toute sa récolte au publicain, et à se dessaisir de sa propriété, sauf à lui à réclamer ensuite et à poursuivre ses droits devant les tribunaux ? Mais ici les mots sont démentis par les faits. Si votre édit permet le recours en justice, il n’en est pas moins vrai qu’il y a collusion entre vos infâmes satellites et les décimateurs, qui ne sont autre chose que vos associés, ou plutôt vos agens. Et vous osez parler de ce prétendu tribunal! Vaine défense qui, à défaut de nos argumens, tomberait d’elle-même devant les faits, puisque, malgré tant de vexations et d’injustices commises sur les laboureurs par les décimateurs, il n’est résulté de votre admirable édit aucun arrêt prononcé ni même requis!

Cependant Verrès sera plus indulgent à l’égard des laboureurs qu’il ne le paraît ; car, si par son édit les fermiers doivent rendre huit fois la valeur, le laboureur n’est tenu qu’à restituer le quadruple. Qui oserait dire que Verrès s’est montré le persécuteur, l’ennemi des laboureurs ? Combien n’a-t-il pas plus d’indulgence pour eux que pour les publicains ! Il a ordonné que, toutes les fois qu’un décimateur aurait déclaré ce qu’il croirait lui appartenir, le magistrat sicilien contraindrait le laboureur à le lui livrer. A-t-il négligé aucune action judiciaire qui pût être autorisée contre le laboureur ? Ce n’est pas un mal, dit-il, d’entretenir la terreur ; il est bon que, lorsqu’on aura fait contribuer le laboureur, la crainte des tribunaux l’empêche de remuer. Si vous voulez me faire payer en vertu d’un jugement, ne faites pas intervenir un magistrat sicilien (14) ; si vous employez la violence, qu’est-il besoin d’une sentence juridique ? Et, d’ailleurs, qui n’aimera pas mieux donner à vos collecteurs ce qu’ils auront demandé, que d’être condamné par vos acolytes à payer le quadruple ?

XIV. Admirons vraiment la conclusion de son édit. Il annonce que, dans tous les débats qui s’élèveront entre le laboureur et le décimateur, il nommera des commissaires, si l’un des deux le souhaite. D’abord quelle discussion peut-il y avoir quand celui qui doit demander enlève, et qu’il enlève non pas seulement ce qui lui est dû, mais tout ce qui est à sa convenance ; quand, d’un autre côté, il n’est aucun moyen possible au malheureux qu’on dépouille pour rien recouvrer du sien en vertu d’un jugement ? Puis notre homme, prétendant, de son bourbier, s’élever jusqu’à la finesse et jusqu’à la ruse, ajoute : Si l’un des deux le souhaite, je nommerai des commissaires. Ô l’heureux moyen de voler adroitement ! À tous deux il accorde la faculté de réclamer des commissaires. Mais qu’importe que votre édit stipule « si l’un des deux le souhaite, ou bien, si le décimateur le souhaite ? » Quel est le laboureur qui voudra jamais de vos commissaires ?

Et de quel nom qualifier ces édits de circonstance qu’il rendait à l’instigation d’Apronius ? Q. Septitius, homme plein d’honneur et chevalier romain, avait résisté aux exactions d’Apronius, et déclaré qu’il ne donnerait rien par delà le dixième. Tout à coup paraît un édit spécial pour défendre à toute personne d’enlever ses blés de l’aire avant d’avoir transigé avec le décimateur. Q. Septitius s’était soumis à cette disposition inique, et laissait sa récolte dans l’aire exposée à la pluie. Mais bientôt fut publié cet autre édit si lucratif et si profitable, qui ordonnait de porter, avant les kalendes d’août, toutes les dîmes au bord de la mer. Par cet édit, non seulement les Siciliens qu’assez de précédentes ordonnances avaient déjà écrasés, ruinés, mais les chevaliers romains eux-mêmes, qui, confians dans l’éclat de leur position et dans le crédit qu’ils avaient toujours eu auprès des préteurs, avaient cru pouvoir revendiquer leurs droits contre Apronius, se sont vus livrés captifs à ce même Apronius. Remarquez, juges, en quels termes est conçu l’édit : On n’enlèvera le blé de l’aire qu’après avoir transigé. N’est-ce pas me faire assez de violence pour me contraindre à une transaction désavantageuse ? Car j’aime mieux donner plus que je ne dois, que de ne pas enlever à temps ma récolte de l’aire. Malgré cette violence, Septitius et beaucoup de gens qui lui ressemblaient ne furent pas ébranlés : « Je n’enlèverai point mon blé, dirent-ils, plutôt que d’entrer en arrangement. » On leur opposa cette ordonnance : Vous livrerez votre blé avant les kalendes d’août. — Eh bien ! je le livrerai. — Oui ; mais, si vous n’avez pas transigé, vous le laisserez en place. Ainsi, en me fixant un jour pour le livrer, vous me forciez de l’enlever de l’aire ; et cette défense de l’enlever à moins d’avoir transigé m’obligeait à entrer bon gré mal gré en arrangement.

XV. Voici encore un acte contraire non-seulement à la loi d’Hiéron comme à l’usage des anciens préteurs, mais encore à tous les droits que le sénat et le peuple romain ont accordés aux Siciliens, et qui consistent à ne pouvoir être cités que devant les tribunaux du ressort de leur domicile. Verrès ordonna que le laboureur s’obligerait de comparaître partout où il plairait au décimateur de l’assigner, afin qu’Apronius, en usant de la faculté de citer au moins à Lilybée quelque habitant de Leontium, tirât profit de ce moyen de faire peser sur les malheureux laboureurs de fausses accusations. Déjà cependant il avait ouvert à la chicane une source assez abondante de procès par cette singulière disposition, qui ordonnait à chaque laboureur de déclarer le nombre d’arpens qu’il aurait ensemencés. Cette mesure, comme nous le ferons voir, toute favorable aux arrangemens les plus iniques, sans aucun profit pour la république, servait merveilleusement Apronius pour faire tomber dans les lacs de ses fausses accusations tous ceux qu’il voulait. Quelqu’un avait-il parlé contre lui, il le citait en justice comme ayant fait une déclaration inexacte du nombre de ses arpens. La crainte d’un procès détermina beaucoup de laboureurs à livrer plus de grains qu’ils n’en devaient, et même à donner de fortes sommes d’argent. Ce n’est pas qu’il leur fût difficile de faire une déclaration exacte des arpens qu’on avait cultivés, et même d’en exagérer le nombre ; car quel risque auraient-ils couru ? Mais on trouvait toujours moyen de les citer en jugement pour ne s’être pas conformé rigoureusement à l’édit. Or, vous devez savoir de quelle manière la justice s’exerçait sous ce préteur, si vous vous rappelez de quels hommes étaient composées sa garde et son escorte. Quelle conséquence me faut-il tirer, juges, de l’iniquité de ces étranges édits ? Que beaucoup de vexations ont été commises envers nos alliés ? La chose est évidente. Que l’autorité des anciens préteurs a été comptée pour rien ? Verrès n’osera le nier. Qu’Apronius a été tout-puissant pendant la préture de Verrès ? Il faut nécessairement que Verrès en convienne.

XVI. Peut-être ici allez-vous me demander, et c’est une chose dont la loi veut que vous vous informiez, s’il a tiré quelque argent de ces édits. Je vais prouver qu’il en a tiré beaucoup, et que toutes les iniquités dont j’ai parlé n’ont eu d’autre but que de l’enrichir. Mais auparavant je veux le chasser d’un fort où il se croit bien retranché contre mes attaques. J’ai, dit-il, vendu très-cher la dîme. Entendons-nous : est-ce la dîme, homme impudent et insensé, que vous avez vendue ? est-ce cette partie des grains dont le sénat et le peuple romain vous avaient chargé d’allouer la perception, ou les récoltes entières, c’est-à-dire les biens, tous les revenus des laboureurs, que vous avez vendus ? Si le crieur avait, par votre ordre, annoncé publiquement que c’était non la dîme, mais la moitié des récoltes qu’il allait mettre à l’encan, et que des enchérisseurs se fussent présentés pour se la faire adjuger cette moitié, faudrait-il s’étonner que vous eussiez vendu plus cher la moitié que les autres n’ont vendu le dixième ? Mais si le crieur a seulement annoncé la dîme, et qu’en effet, c’est-à-dire en vertu de votre loi, de votre édit et de vos conventions particulières, on ait adjugé au delà même de la moitié des récoltes, vous glorifierez-vous d’avoir vendu ce dont il ne vous était pas permis de disposer, plus cher que les autres n’ont adjugé ce qu’ils avaient le droit de vendre ?

J’ai, dites-vous, affermé la dîme à plus haut prix que les autres préteurs. Comment y êtes-vous parvenu ? Est-ce par votre probité ? Regardez le temple de Castor, et, si vous l’osez, parlez de votre probité. Est-ce grâce à votre habileté ? Contemplez les ratures que vous avez laissées dans vos registres sur le nom de Sthenius de Thermes, et puis osez vous donner pour un homme habile. Est-ce par votre génie ? Oui, vous qui dans la première action n’avez pas voulu qu’on interrogeât les témoins, et qui avez mieux aimé rester muet devant eux ; puis vantez-vous, ainsi que vos défenseurs, d’avoir l’esprit fertile en ressources. Apprenez-nous donc enfin comment vous avez obtenu ce résultat ? La gloire en effet n’est pas petite d’avoir surpassé en habileté tous vos prédécesseurs, et laissé un grand exemple à ceux qui vous succéderont. Nul peut-être n’avait mérité que vous le prissiez pour modèle. Mais vous, après les heureuses améliorations dont vous êtes l’auteur et le créateur, vous verrez tous les magistrats s’empresser de vous imiter. Est-il un laboureur qui, pendant votre préture, n’ait payé qu’une simple dîme ? En est-il un qui n’en ait payé que deux ? En est-il un qui ne se soit trouvé très-heureux de n’en payer que trois ? J’excepte le petit nombre de ceux qui ne payaient rien, parce qu’ils partageaient vos rapines. Voyez quelle différence entre votre conduite tyrannique et la générosité du sénat ! Lorsque les besoins de la république obligent le sénat d’imposer une seconde dîme, il a soin que le laboureur en reçoive la valeur en argent ; et si le fisc perçoit plus de grains qu’il ne lui en est dû, il est censé acheter, et ne prend pas. Et vous qui avez exigé, extorqué tant de dîmes, non point en vertu d’un sénatus-consulte, mais aux termes d’édits sans exemple et d’ordres tyranniques émanés de vous-même, vous serez fier d’avoir porté le prix du bail plus haut que L. Hortensius, père de votre défenseur, plus haut que Cn. Pompeius et que M. Marcellus, qui ne s’écartèrent ni de la justice, ni des lois, ni des institutions établies!

XVII. Deviez-vous ne vous occuper que du produit d’une ou de deux années, et négliger pour l’avenir le salut de la province, les moyens d’approvisionnemens, les intérêts de la république, lorsque vous avez trouvé en Sicile cette partie de l’administration dirigée vers le double but de fournir au peuple romain assez de blés, et de laisser les laboureurs tirer profit de leurs travaux, de leurs exploitations ? Qu’avez-vous fait ? qu’avez-vous obtenu ? Pour procurer au peuple romain je ne sais quelle augmentation sur les dîmes, vous avez réduit les laboureurs à abandonner, à déserter leurs campagnes. Metellus vous a succédé. Avez-vous plus de probité que Metellus ? Êtes-vous plus jaloux de l’estime et de la considération publiques ? Vous aspiriez au consulat ; et Metellus dédaignait sans doute une dignité que son père et son aïeul avaient obtenue. Cependant il a porté l’adjudication des dîmes moins haut non-seulement que vous, mais que les préteurs qui avant vous les avaient adjugées. Répondez-moi : ne pouvait-il pas imaginer, comme vous, des moyens de faire hausser cette adjudication ? ne pouvait-il pas suivre les traces encore récentes de son prédécesseur ? ne pouvait-il pas profiter de vos admirables découvertes, et faire exécuter vos ingénieux édits ? Mais il aurait craint de déroger au nom de Metellus, s’il vous eût imité en la moindre chose. Avant de quitter Rome, il fit ce que de mémoire d’homme jamais on n’avait encore vu : oui, quand il fut sur son départ pour sa province, il écrivit une circulaire à toutes les communes de la Sicile, afin de les exhorter à labourer et à ensemencer les terres qu’ils tiennent des bienfaits du peuple romain. Il leur fit cette prière un peu avant son arrivée, et les assura en même temps qu’il se conformerait dans les baux à la loi d’Hiéron, c’est-à-dire qu’il ne ferait pour la dîme rien de ce qu’avait fait son prédécesseur. Ce ne fut point l’amour du pouvoir qui lui dicta cette lettre, adressée avant le temps à une province qu’un autre gouvernait encore : c’était prudence ; car il paraît que, s’il eût laissé passer le temps des semailles, nous n’aurions pu tirer de la Sicile un grain de blé. Il est bon que vous connaissiez cette lettre de Metellus ; greffier, faites-en lecture : Lettre De Metellus.

XVIII. C’est à cette lettre que vous venez d’entendre que l’on doit tout ce que la Sicile a semé de grains cette année. Personne n’aurait tracé un sillon dans les champs domaniaux, si Metellus n’eût écrit cette lettre. Mais quoi! cette idée lui fut-elle inspirée par le ciel ? ou bien avait-il été informé de l’état des choses par la multitude de Siciliens et de négocians de la Sicile qui se trouvaient à Rome, et qui, comme on le sait, se réunissaient ordinairement en si grand nombre, et chez les Marcellus, les plus anciens protecteurs de la Sicile, et chez Cn. Pompée, consul désigné, et chez tous ceux que des liaisons respectables attachent à cette province ? Quel préjugé contre un homme d’avoir été, chose encore sans exemple, accusé publiquement, bien qu’en son absence, par ceux dont il tenait la fortune et les enfans sous son autorité et en sa puissance ! Les injustices de Verrès étaient si révoltantes, qu’ils aimaient mieux s’exposer à tout que de ne pas se plaindre de tant de vexations. Malgré la circulaire presque suppliante qu’il avait adressée à toutes les cités, Metellus ne put obtenir nulle part que les terres fussent ensemencées comme elles l’avaient été autrefois ; car un grand nombre de laboureurs s’étaient enfuis, ainsi que je l’établirai : fatigués de ses actes tyranniques, leurs exploitations, et jusqu’à leurs foyers paternels, ils avaient tout laissé.

Assurément, juges, mon intention n’est point d’exagérer les crimes de l’accusé ; mais ce qu’ont vu mes yeux, ce que mon cœur a éprouvé, voilà ce que je veux vous exposer franchement et avec toute l’exactitude dont je suis capable. Lorsque après quatre ans d’absence je revis la Sicile, elle me présenta l’aspect d’un pays qu’aurait dévasté une guerre longue et cruelle. Ces plaines et ces collines que j’avais laissées si riches et si verdoyantes, étaient désertes et stériles ; la terre même semblait regretter les mains qui la cultivaient, et pleurer un maître. Les campagnes d’Herbite, d’Enna, de Morgante, d’Assore, d’Imachara, d’Agyrone, étaient si généralement abandonnées, que je cherchais ce qu’étaient devenus non pas seulement tant de terres labourées, mais encore leurs nombreux propriétaires. La plaine d’Etna, ordinairement si bien cultivée, et celle de Leontium, la principale source de nos approvisionnemens, cette campagne naguère si riche en espérance que, lorsqu’elle était ensemencée, on ne craignait point le renchérissement des denrées, étaient si arides et si couvertes de ronces, que dans le canton de la Sicile le plus fécond et le plus riche nous cherchions la Sicile. L’avant-dernière année avait déjà obéré les laboureurs ; la dernière les a entièrement ruinés.

XIX. Et vous osez encore me parler de dîmes! Vous dont les prévarications, les actes arbitraires, les criantes injustices, ont compromis les exploitations de la Sicile, de cette province dont l’existence repose sur les lois qui régissent sa culture, vous qui avez ruiné les laboureurs et fait déserter les campagnes ; après avoir, dans une province si riche et si abondante, enlevé à tous les propriétaires non pas seulement la récolte de l’année, mais encore les espérances de l’avenir, vous croirez vous être fait un titre à la popularité, parce que vous direz que vous avez affermé les dîmes à un plus haut prix que vos prédécesseurs! Comme si le peuple romain avait voulu, comme si le sénat avait ordonné que l’impôt de la dîme fût pour vous un prétexte d’enlever aux laboureurs toutes leurs ressources, au risque de voir le peuple romain privé pour l’avenir des récoltes nécessaires à sa subsistance, et que cependant, pour avoir ajouté au montant de la dîme une portion de votre butin, vous dussiez paraître avoir bien mérité de la république!

Mais jusqu’ici j’ai parlé comme si chez Verrès il n’y avait d’autre malversation à blâmer que d’avoir, par vanité et pour faire monter plus que certains magistrats les revenus de nos dîmes, imposé une loi plus sévère, rendu des édits plus rigoureux, et compté pour rien l’autorité de tous ses prédécesseurs. Vous avez élevé le prix de la dîme ; mais que direz-vous si je démontre que, sous prétexte de dîme, vous n’avez pas moins détourné de blé à votre profit que vous n’en avez envoyé à Rome ? Que peut avoir de populaire votre conduite, si dans une province du peuple romain vous avez autant gardé pour vous que versé dans le trésor public ? Mais si je démontre que vous vous êtes approprié deux fois plus de grains que vous n’en avez envoyé au peuple romain, verrons-nous votre défenseur balancer gracieusement sa tête et promener en souriant ses yeux autour de l’assemblée ? Tous ces faits vous étaient connus, juges ; mais peut-être n’en aviez-vous été instruits que par la voix publique : je vais les prouver. Apprenez quelles sommes incalculables il a extorquées sous prétexte d’approvisionnemens, afin que vous puissiez en même temps apprécier toute la criminalité du propos de cet homme qui prétendait que le bénéfice seul qu’il avait fait sur la dîme lui suffirait pour se racheter de toutes les attaques qu’on pourrait lui porter.

XX. Nous avons entendu dire depuis long-temps, et je suis certain, juges, qu’il n’y a personne de vous qui n’ait souvent ouï répéter que les fermiers de la dîme étaient les associés de Verrès ; je ne crois pas que les personnes qui ont de lui la plus mauvaise idée aient jamais avancé rien de plus faux contre lui : ceux-là seuls doivent être regardés comme associés qui partagent entre eux les bénéfices. Or, je soutiens que tous les profits, que toutes les récoltes des laboureurs, ont été pour lui seul ; je soutiens qu’Apronius et les esclaves de Vénus, si singulièrement métamorphosés en publicains pendant sa préture, ainsi que les autres décimateurs, n’ont été que les agens de ses profits et les ministres de ses rapines. — Comment le prouverez-vous ? — Comme j’ai prouvé qu’il avait volé dans l’adjudication des colonnes en réparation, c’est-à-dire par cela surtout qu’il avait porté un édit inique et sans exemple. Qui jamais s’avisa de changer toutes les lois et toutes les coutumes pour n’en recueillir que du blâme sans profit ? Je vais plus loin : vous n’adjugiez les dîmes en vertu d’une loi inique, que pour les affermer au delà de leur valeur. Pourquoi, après l’adjudication et la vente des dîmes, lorsqu’on ne pouvait plus en augmenter le prix, mais seulement vos profits, voyait-on naître tout à coup et au gré des circonstances de nouveaux édits ? car on vous a vu successivement permettre au décimateur de traduire les laboureurs en justice partout où il voudrait, défendre à ceux-ci d’enlever leurs blés avant d’avoir transigé, et leur ordonner de conduire leurs grains au bord de la mer avant les kalendes de juillet. Toutes ces ordonnances, rendues après l’adjudication des dîmes, sont, je le soutiens, de la troisième année de votre préture. Si vous n’aviez eu en vue que l’intérêt de la république, ces édits auraient paru au moment même des enchères ; mais comme c’était pour votre avantage personnel que vous agissiez, ce que vous aviez omis par mégarde, vous saviez toujours le réparer, averti par votre intérêt et par la circonstance. À qui prouvera-t-on que, sans profit, sans un très-grand profit, vous vous soyez exposé légèrement à tant d’infamie et à de tels risques pour votre fortune et votre existence ? Lorsque chaque jour vous entendiez les gémissemens et les réclamations de la Sicile, que vous vous attendiez, et c’est vous-même qui l’avez dit, à être mis en accusation, qu’enfin vous n’étiez pas sans inquiétude sur l’issue de ce procès, auriez-vous souffert gratuitement que les laboureurs fussent vexés, tyrannisés, pillés avec tant d’indignité ? Certes, malgré votre cruauté et votre audace sans exemple, vous n’auriez pas cependant voulu soulever contre vous toute la province, ni vous faire des ennemis déclarés de tant d’hommes estimables, si le soin, l’intérêt de votre conservation n’eût cédé chez vous à l’amour de l’or et à l’appât d’un gain présent.

Comme il me serait impossible, juges, de vous présenter l’ensemble et le détail des injustices de Verrès, et que vous exposer successivement les disgraces de ses victimes serait une tâche infinie, je vais vous indiquer en masse ses vexations. Écoutez-moi, je vous prie.

XXI. Nymphon de Centorbe est un homme diligent et industrieux, un cultivateur plein d’activité et d’expérience. Il avait pris à ferme une quantité considérable de terres en plein rapport, comme le font en Sicile presque tous les riches propriétaires, et Nymphon était du nombre. Il n’épargnait ni dépenses ni travaux pour faire prospérer ces exploitations. Les exactions de Verrès le forcèrent non-seulement d’en abandonner la culture, mais de s’enfuir de la Sicile, et de se réfugier à Rome avec un grand nombre de ses compatriotes, chassés comme lui par le préteur. D’après un ordre de celui-ci, le fermier de la dîme, aux termes de cet admirable édit qui n’avait pour objet que ces sortes de rapines, avait prétendu que Nymphon n’avait pas déclaré le nombre d’arpens qu’il faisait valoir. Nymphon ayant demandé à se défendre en justice, conformément aux lois, le préteur nomma trois commissaires de la plus grande probité : c’étaient Cornelius, son médecin, le même qui, sous le nom d’Artémidore, dans Perga, sa patrie, lui avait servi de guide dans le pillage du temple de Diane ; l’aruspice Volusianus, et Valerius le crieur public. Avant que le fait pût être constaté, Nymphon fut condamné. Peut-être êtes-vous curieux de savoir à quelle somme : l’édit ne fixait point la peine. Tout le grain qui se trouvait dans les greniers de l’accusé fut saisi. Ainsi le décimateur Apronius enleva non pas la dîme qui lui était due, non pas les grains qu’il prétendait lui avoir été soustraits, mais sept mille médimnes, montant de la récolte de Nymphon, et cela aux termes de l’édit, et non pas en vertu des conditions de son bail.

XXII. Xénon est un des habitans les plus distingués de Mena : un domaine qui appartenait à sa femme avait été donné à ferme. Le fermier, hors d’état de supporter les vexations des décimateurs, avait abandonné son champ. Verrès donnait action contre Xénon, pour déclaration fausse du nombre d’arpens mis en valeur. Xénon prétendait que l’affaire ne le regardait pas. Le domaine avait été affermé, disait-il. Le préteur persistait à prononcer que, s’il était prouvé que le domaine contenait plus d’arpens que le locataire n’en avait déclaré, Xénon encourrait la condamnation. Celui-ci ajoutait : « Ce n’est pas moi qui ai fait valoir cette terre (raison qui devait suffire pour le faire absoudre) ; et d’ailleurs, je ne suis point le propriétaire de ce fonds, je ne l’ai point donné à bail ; il appartient à ma femme, qui, gérant elle-même ses affaires, a fait cette location. » Xénon était défendu par un orateur du plus grand mérite et du plus grand poids, M. Cossetius. Le préteur déclara néanmoins que l’amende serait de quatre-vingt mille sesterces. Xénon, tout sûr qu’il était d’avoir des commissaires tirés d’une cohorte de brigands, consentit cependant à être jugé. Alors Verrès, élevant la voix assez haut pour que Xénon l’entendît, donna ordre aux esclaves de Vénus de garder à vue cet homme pendant son jugement, et de le lui amener après la sentence. En même temps il ajouta qu’il pensait bien que, si cet homme était assez riche pour ne pas craindre l’amende, il redouterait du moins les verges. Vaincu par la violence et par la crainte, Xénon effrayé paya aux décimateurs tout ce que le préteur exigea de lui.

XXIII. L’honnête et vertueux Polémarque de Morgante avait été imposé à sept cents médimnes pour la dîme de cinquante arpens. Sur son refus, il fut conduit pour être jugé dans la maison du préteur. Comme celui-ci était encore couché, on introduisit Polémarque dans la chambre, qui n’était ouverte qu’à la maîtresse de Verrès et au décimateur. Là il reçut tant de coups de pied et de coups de poing, qu’au lieu des sept cents médimnes qu’il avait refusés, il promit d’en livrer mille.

Eubulide Grosphus, de Centorbe, tient le premier rang parmi ses concitoyens, par sa vertu, sa naissance et ses richesses. Apprenez, juges, qu’il n’est resté à cet homme, le plus honorable d’une cité elle-même très-honorable, qu’autant de blé, et même de sang et de vie, que le féroce Apronius a bien voulu lui en laisser. Car, à force de violence, de persécutions, de coups, Eubulide s’est vu contraint de donner non pas seulement tout ce qu’il avait de grains, mais tout ce qu’on exigea de lui.

Sostrate, Numenius et Nymphodore, trois frères de la même ville, avaient abandonné les terres qu’ils possédaient en commun, parce qu’on exigeait d’eux plus de blé qu’ils n’en avaient recueilli. Apronius se transporte dans leur métairie avec des hommes armés. Instrumens du labourage, esclaves, bétail, il prit tout, emmena tout. Quelque temps après, Nymphodore alla le trouver à Etna, pour le prier de lui rendre ses biens. Le barbare le fit saisir et attacher à un olivier que l’on voit encore dans la place d’Etna ; et un allié, un ami du peuple romain, votre fermier, le cultivateur de votre domaine, resta suspendu à un arbre au milieu d’une ville alliée, tout le temps que le voulut Apronius.

Je viens de vous faire connaître les divers caractères de sa tyrannie, en vous citant quelques traits parmi la multitude innombrable de ses vexations. Représentez-vous les collecteurs se livrant aux mêmes excès dans toute la Sicile, les biens des laboureurs partout mis au pillage, le despotisme brutal de Verrès et la tyrannie d’Apronius. Quel mépris pour les Siciliens ! Verrès ne voyait point en eux des hommes ; il s’imaginait qu’ils n’auraient pas le courage de le poursuivre, et que vous verriez leur infortune avec indifférence.

XXIV. Eh bien ! il s’est trompé sur leur compte, et il a mal présumé de vous. Mais, si les Siciliens ont eu à se plaindre de lui, du moins il a ménagé les citoyens romains, il a eu pour eux beaucoup d’égards, il a cherché à satisfaire leurs désirs et même à mériter leur reconnaissance. Lui, ménager les citoyens romains ! Mais ils n’ont jamais eu d’ennemi plus acharné, plus cruel. Je ne parle ni des chaînes, ni des prisons, ni des fouets, ni des haches, ni même de cette croix qu’il a fait élever comme pour attester son humanité et sa bienveillance envers les citoyens romains ; je supprime, dis-je, tous ces détails, et me réserve d’en parler dans un autre temps. La levée des dîmes et la condition des citoyens romains qui se livrent à la culture, voilà ce qui m’occupe. Eux-mêmes vous ont exposé, juges, comment ils ont été traités ; ils vous ont dit qu’on les avait dépouillés de tout. Mais ce sont des abus qu’il faut souffrir, en faisant la part des circonstances. La justice est souvent sans force, ainsi que la coutume ; et en définitive, il n’est point de pertes si considérables que des hommes qui ont de la force et de la noblesse d’âme ne croient devoir supporter. Soit ; mais si Apronius n’a pas craint, sous la préture de Verrès, d’attenter à la personne de chevaliers romains, non point obscurs et inconnus, mais respectables et illustres, pouvez-vous hésiter plus long-temps ? Et que pourrais-je ajouter de plus fort ? Serez-vous d’avis que nous terminions à l’instant ce qui concerne Verrès, pour en venir plus tôt à cet Apronius, et lui tenir la parole que je lui ai donnée eu Sicile, à lui quia retenu pendant deux jours, au milieu de la place publique de Leontium, C. Matrinius, sans égard pour la haute considération, le mérite et la vertu de ce personnage ? Oui, juges, sachez qu’Apronius, un homme né dans la fange, élevé pour l’infamie, agent de toutes les débauches et de toutes les turpitudes de Verrès, a retenu pendant deux jours un chevalier romain sans abri et sans nourriture ; pendant deux jours, aux yeux de tous les Léontins, au milieu de la place publique, Matrinius, arrêté, gardé à vue par les satellites d’Apronius, n’a recouvré sa liberté qu’après avoir souscrit aux conditions que ce misérable lui avait imposées.

XXV. Que dirai-je, juges, de Q.Lollius, chevalier romain, également respectable et distingué ? Le fait que je vais raconter est assez constant, il est connu et répandu dans toute la Sicile. Lollius cultivait quelques terres dans la plaine d’Etna qui était devenue, avec beaucoup d’autres territoires, le domaine d’Apronius. Lollius, comptant sur ce vieux respect que l’on avait toujours eu pour l’ordre équestre, déclara qu’il ne paierait au décimateur que ce qui lui était dû. Ce propos fut rapporté à Apronius ; il se mit à rire, surpris que Lollius n’eût point entendu parler de l’affaire de Matrinius, ni de tant d’autres du même genre. Il lui envoie des esclaves de Vénus. Remarquez ici que le décimateur avait à ses ordres les huissiers même du préteur ; et voyez si c’est une faible preuve que Verrès usait de ces décimateurs comme de prête-noms, pour ses profits personnels. Lollius est amené ou plutôt traîné par les esclaves de Vénus devant Apronius, au moment où celui-ci, arrivant du gymnase, était mollement étendu sur un lit dans la salle à manger qu’il avait fait construire dans la place d’Etna. Lollius se trouve donc introduit au milieu de ce festin dissolu de gladiateurs. Non, juges, je le proteste, malgré la notoriété publique, je ne croirais pas ce fait, moi qui vous le raconte, si ce vieillard ne me l’eût attesté de la manière la plus positive, lorsqu’il vint me remercier, les larmes aux yeux, d’avoir bien voulu entreprendre cette accusation. Un chevalier romain, plus qu’octogénaire, est donc placé debout au festin d’Apronius. Celui-ci, tout en se frottant la tête et le visage de parfums : Eh bien ! Lollius, lui dit-il, qu’est-ce donc ? Faut-il employer la force pour vous ranger à votre devoir ? Lollius ne savait que faire. Devait-il se taire ou répondre ? Et comment parler,. dans une telle position, d’une manière convenable à son âge, à sa dignité ? Apronius, cependant, demandait qu’on servît, et quel le vin ne fût pas oublié. Les esclaves qui avaient les manières de leur maître, comme ils lui ressemblaient par la naissance, affectaient de faire passer les plats devant Lollius, et les convives de rire, et Apronius d’éclater ; à moins que vous ne supposiez que, la coupe à la main et au milieu d’une orgie, il ait tenu son sérieux, lui que vous voyez ne pouvoir s’empêcher de rire même ici, au milieu des dangers qui menacent son existence. Mais, pour abréger, sachez, juges, que, vaincu par tant d’outrages, Q. Lollius souscrivit aux conditions imposées par Apronius. L’âge et les infirmités de Lollius l’ont empêché de venir vous faire sa déposition. Mais qu’est-il besoin de Lollius ? Il n’est personne qui ne connaisse le fait ; aucun de vos amis, Verrès, aucun des témoins que vous avez produits, aucun de ceux que vous avez interrogés, ne dira que c’est la première fois qu’il en entend parler. Le fils de Lollius, jeune homme d’un mérite distingué, est ici présent. Vous entendrez sa déposition. Il avait un frère, Q. Lollius, recommandable aussi par son courage, sa probité, son éloquence, et qui fut l’accusateur de Calidius. Indigné de tant de lâches outrages, il était parti pour la Sicile ; il fut tué sur la route. On met sa mort sur le compte des esclaves fugitifs. Mais personne dans la province ne doute qu’il a péri parce qu’il n’avait pas su renfermer dans son cœur ses desseins contre Verrès. Celui-ci du moins ne doutait pas qu’un homme qui avait précédemment, par le seul effet de son zèle, accusé un coupable, ne manquerait point de l’attaquer à son retour dans Rome, indigné, comme il le devait être, des affronts faits à son père, et des malheurs qu’avait éprouvés sa famille.

XXVI. Ne voyez-vous pas, juges, à quel fléau, à quel monstre a été livrée la province la plus ancienne, la plus fidèle, la plus voisine de Rome ? Ne sentez-vous pas pourquoi la Sicile, qui avait souffert les vols, les rapines, les injustices et les affronts de tant de magistrats, n’a pu supporter des vexations et des outrages d’un genre si nouveau, si extraodinaire, si incroyable ? Tout le monde conçoit par quelle raison la province entière a choisi, pour défendre ses plus chers intérêts, un homme dont la probité, l’activité, la fermeté, ne pussent céder à aucune considération. À combien de jugemens n’avez-vous pas assisté ! Combien de scélérats ont été, à votre connaissauce, accusés de vos jours et du temps de vos pères ! En avez-vous vu, en avez-vous entendu citer un seul qui ait commis des vols si atroces et si publics, qui ait porté si loin l’audace et l’impudence ?

Apronius se faisait escorter par les esclaves de Vénus. Il les menait avec lui de ville en ville, se faisait préparer des banquets aux frais des villes, et dresser des tables au milieu des places publiques. Là il se faisait amener, non pas seulement les habitans les plus estimables de la Sicile, mais les plus honorables chevaliers romains ; et celui dont personne, à moins d’être couvert de vices et d’infamies, n’aurait voulu partager le repas, forçait d’assister debout à ses festins les personnages les plus illustres et les plus respectables. Ô le plus scélérat, le plus abominable des hommes ! Verrès, vous n’ignoriez pas ces horreurs ; tous les jours vous les entendiez raconter ; tous les jours vous en étiez témoin. Si elles n’avaient pas été pour vous une source de richesses, les auriez-vous souffertes ? les auriez-vous autorisées au risque de vous perdre vous-même ? Croirait-on que l’envie d’enrichir Apronius vous ait si exclusivement intéressé ? Croirait-on que les propos obscènes et les caresses lascives de ce misérable aient tellement charmé votre esprit, que jamais le soin de votre existence n’ait occupé votre pensée ? Vous voyez, juges, quel funeste incendie, allumé par la violence des décimateurs, a dévoré pendant sa préture, non-seulement les campagnes, mais jusqu’aux restes de la fortune des cultivateurs : non-seulement il a étendu ses ravages dans les propriétés, il a anéanti jusqu’aux droits d’homme libre et de citoyen. Vous voyez les uns suspendus à des arbres, les autres battus et frappés de verges, ceux-ci détenus prisonniers sur la place publique, ceux-là laissés debout dans un festin, d’autres condamnés par le médecin et par le crieur de Verrès ; les biens de tous pillés, saisis et enlevés des campagnes. Eh quoi ! est-ce donc là l’empire du peuple romain sur les nations ? Sont-ce là les lois du peuple romain, ses tribunaux, ses alliés fidèles, une province qui est aux portes de Rome ? Tous ces excès ont été poussés si loin qu’Athénion lui-même, s’il eût été vainqueur avec les fugitifs qui l’avaient nommé leur roi, n’aurait osé se les permettre. Non, juges, non, les fugitifs, malgré leur insolence, n’auraient jamais pu égaler même en partie les crimes de Verrès.

XXVII. Voilà pour les particuliers : mais les villes, comment ont-elles été traitées ? Vous avez entendu les dépositions et les témoignages d’un grand nombre d’entre elles ; vous entendrez les autres. D’abord vous allez apprendre ce qu’a souffert le peuple d’Agyrone, aussi illustre que fidèle ; peu de mots suffiront. La ville d’Agyrone est une des plus distinguées de la Sicile ; on y comptait, avant la préture de Verrès, beaucoup de citoyens riches et d’excellens laboureurs. Apronius, ayant acheté la dîme de ce territoire, vint à Agyrone. Alors, avec de nombreux appariteurs, c’est-à-dire avec des menaces et l’emploi de la force, il commença par demander une somme considérable en sus de son marché (25), promettant de partir dès qu’il l’aurait reçue, son intention n’étant point, disait-il, d’entrer dans aucune discussion, mais, cet argent touché, de passer à l’instant dans une autre ville. Les Siciliens ne sont point des hommes qui se laissent traiter avec mépris, quand nos magistrats ne cherchent point à les avilir. Ce sont des gens qui n’ont pas moins de courage que d’économie et de tempérance. Tel est surtout, juges, le caractère des habitans d’Agyrone. Ils répondirent à ce misérable qu’ils paieraient la dîme comme ils la devaient, sans y rien ajouter, d’autant plus que Verrès avait porté le bail à un prix très-élevé. Apronius fit part de leur résolution à Verrès, qui y était le plus intéressé.

XXVIII. Aussitôt, comme si la ville d’Agyrone eût conspiré contre la république, ou chassé ignominieusement un lieutenant du préteur, les magistrats et les cinq premiers citoyens reçurent l’ordre de se rendre auprès de Verrès. Ils se rendent à Syracuse. Apronius se présente. Voilà bien, dit-il, les personnes qui ont enfreint l’édit du préteur. Ceux-ci demandent : quel édit ? il répond qu’il s’expliquera devant les commissaires instructeurs. L’équitable Verrès employait ce grand épouvantail pour intimider ces malheureux ; il les menaçait de leur donner des commissaires tirés de sa cohorte. Les députés d’Agyrone, que rien ne peut effrayer, déclarent qu’ils affronteront cette procédure. Le préteur charge de l’instruction Artémidore Cornelius, son médecin, l’huissier Valerius, le peintre Tlépolème, et d’autres commissaires de cette espèce. Il n’y en avait pas un qui fût citoyen romain ; tous étaient des Grecs sacrilèges (26), depuis long-temps fameux par leur scélératesse, et qui tout à coup étaient devenus des Cornelius (27). Les députés d’Agyrone voyaient bien que tout ce qu’avancerait Apronius devant une pareille commission, serait accueilli favorablement ; mais ils aimaient mieux subir une condamnation qui rendrait Verrès odieux, et le couvrirait de honte, que de souscrire aux volontés et aux propositions de son agent. Ils demandèrent quelle serait la formule de l’instruction qu’il donnerait aux commissaires : « La voici, leur dit-il : S’il est prouvé que les habitans d’Agyrone aient contrevenu a l’édit ; et c’est là-dessus que sera rendu le jugement. » Malgré la criante iniquité de cette formule et l’évidente partialité des commissaires, ils aimèrent mieux s’exposer à tout que de transiger au gré d’un pareil homme. Il leur envoya sous main Timarchide, pour leur représenter que, s’ils étaient sages, ils transigeraient ; ils persistèrent dans leur refus. Quoi donc, aimez-vous mieux vous voir condamner chacun à cinquante mille sesterces (28) ? Nous l’aimons mieux, répondirent-ils. Alors le préteur, élevant la voix, dit en pleine audience : « Celui qui sera condamné, sera battu « de verges jusqu’à ce que mort s’ensuive. » À ces mots, les députés, les larmes aux yeux, le prient, le conjurent de vouloir bien souffrir qu’ils livrassent à Apronius et leurs grains, et leurs récoltes, et leurs terres abandonnées, pour que du moins ils se retirassent sans avoir subi un traitement aussi rigoureux que flétrissant.

Voilà, juges, d’après quelle loi Verrès a vendu les dîmes. Hortensius peut encore, s’il le veut, faire un mérite à Verrès d’avoir haussé l’adjudication.

XXIX. Telle a été, pendant la préture de Verrès, la condition des laboureurs, que pour eux c’était un bonheur d’obtenir la permission d’abandonner à Apronius jusqu’à leurs champs non cultivés ; car leur premier désir était d’échapper aux croix, qui sans cesse les menaçaient. Tout ce qu’Apronius prétendait lui être dû, il fallait le donner en vertu de l’édit. Quoi ! lors même qu’il demandait plus qu’on n’avait récolté ? — Sans doute. — Comment ? — Les magistrats, aux termes de l’édit de Verrès, devaient l’exiger. — Mais le laboureur pouvait du moins réclamer ? — Nul doute. Mais devant Artémidore. — Et si le laboureur ne livrait pas tout ce qu’avait demandé Apronius ? — Le laboureur était condamné à payer le quadruple. — Dans quelle classe étaient choisis les juges ? — Dans la cohorte du préteur, composée, comme on le sait, de très-honnêtes gens.—Est-ce tout ? — Non, je dis que vous avez déclaré moins d’arpens que vous n’en avez mis en valeur. Faites vos récusations parmi les commissaires ; vous avez enfreint l’édit. — Et où les prendra-t-on ? — Toujours dans la cohorte du préteur. — Comment tout cela se terminera-t-il ? —Si vous êtes condamné (et la condamnation pourrait-elle être douteuse avec de pareils commissaires ? ), vous expirerez inévitablement sous les verges. D’après ces lois, d’après ces conditions, est-il un homme assez dépourvu de sens pour croire que le bail de la dîme ait été réellement adjugé ; pour supposer que le préteur ait laissé aux cultivateurs la jouissance des neuf autres dixièmes ? Qui n’aperçoit pas qu’il a fait son profit et sa proie des récoltes, des revenus et des propriétés des laboureurs.

XXX. Les députés d’Agyrone, redoutant le supplice des verges, promirent de faire tout ce qui leur serait ordonné. Écoutez maintenant ce qu’ordonne Verrès, et, si vous le pouvez, faites semblant de ne pas voir, dans ce préteur, ce que toute la Sicile y a vu clairement, c’est-à-dire le fermier en chef de la dîme, et par conséquent le maître et le roi des laboureurs. Il commande aux habitans d’Agyrone de reprendre le bail pour le compte de leur commune, et de donner une subvention à Apronius. Si le bail avait été porté fort haut, vous, Verrès, qui avez mis tant de zèle à obtenir cette augmentation, et qui vous êtes vanté d’avoir vendu si cher, comment avez-vous cru qu’il fallait encore une gratification pour l’acquéreur ? Mais, je le veux, tel était votre avis. Pourquoi avez-vous usé d’autorité pour qu’on lui payât cette gratification ? N’est-ce pas prendre, dérober de l’argent, ce qui est contraire à la loi, que d’abuser de sa force et de son autorité pour forcer les gens à gratifier un tiers, disons le mot, à lui donner de l’argent ? Mais enfin, s’ils ont reçu l’ordre d’accorder à Apronius, le favori du préteur, quelque léger bénéfice, on peut croire que c’est à Apronius que ce présenta été fait, si vous y trouvez le gain modique d’un Apronius, et non une proie digne d’un préteur. Qu’avez-vous ordonné ? que les habitans d’Agyrone reprissent le bail des dîmes ; et que, pour l’indemnité d’Apronius, ils lui donnassent trente-trois mille médimnes de blé. Eh quoi ! une seule ville et un seul territoire ont été contraints, par l’autorité du préteur, à gratifier Apronius de ce qui suffirait presque à nourrir le peuple romain pendant un mois ! Et vous prétendez avoir élevé le prix des dîmes, parce que vous avez fait donner à un décimateur une si forte indemnité ! Certes, si, lorsque vous avez passé le bail, vous en aviez plus exactement calculé le prix, les habitans d’Agyrone auraient mieux aimé ajouter dix mille médimnes que de donner plus tard six cent mille sesterces. L’extorsion vous paraît forte, juges ; écoutez le reste avec attention, et vous ne serez nullement étonnés que les Siciliens, commandés par la nécessité, aient imploré l’assistance et de leurs patrons, et des consuls, et du sénat, et des lois, et des tribunaux.

XXXI. Pour qu’Apronius approuvât le blé, Verrès ordonna aux habitans d’Agyrone de payer à cet agent trois sesterces pour chaque médimne. Quoi donc, après avoir exigé, requis une si grande quantité de grains, à titre de bénéfice, il faudra encore que l’on donne de l’argent pour l’examen du blé ? Apronius ou tout autre, qui aurait été chargé de percevoir le blé destiné aux troupes, n’aurait-il pas été libre de rejeter comme mauvais le blé de Sicile, d’autant plus qu’il avait la faculté de se le faire mesurer sur l’aire même ? Une si grande quantité de blé est livrée et exigée à votre commandement. Ce n’est pas assez ; de l’argent est en outre demandé et compté. C’est peu : pour la dîme de l’orge, on exige encore de l’argent. Vous vous faites donner trente mille sesterces par dessus le marché. Ainsi une seule cité, à force de violences, de menaces, d’ordres et d’exigences iniques de la part du préteur, s’est vu enlever trente-trois mille médimnes de froment et cent vingt-neuf mille sesterces. Ces faits sont-ils obscurs ? quand tout le monde le voudrait, pourraient-ils le devenir ? N’est-ce pas publiquement, en pleine assemblée, aux yeux de tous, que vous avez exigé, ordonné, contraint ? Les magistrats d’Agyrone, et les cinq notables citoyens que vous aviez mandés pour assurer vos bénéfices, n’ont-il pas, de retour chez eux, informé le sénat de tout ce que vous avez fait et ordonné ? Leur rapport, conformément à leurs lois, n’a-t-il pas été consigné dans les registres de la ville ? Leurs députés, hommes d’une naissance illustre, sont à Rome ; et ce qu’ils ont dit dans leurs dépositions n’a-t-il pas confirmé ce que j’avance ?

Voici les registres d’Agyrone et la déposition de ses députés. Greffier, lisez d’abord les registres : Registres publics. Lisez la déposition : Déposition faite au nom de la ville. Vous avez remarqué, juges, dans cette déposition, qu’Apollodore, surnommé Pyragre, l’homme le plus considéré d’Agyrone, y atteste les larmes aux yeux, et dit que jamais, depuis que le nom du peuple romain avait été prononcé et connu en Sicile, les habitans d’Agyrone n’avaient rien dit ou fait contre le citoyen romain le plus obscur ; eux qui aujourd’hui étaient forcés, par les plus criantes injustices et par le plus juste ressentiment, de porter plainte, au nom de leur ville, contre un préteur du peuple romain. Cette cité fût-elle seule à vous accuser Verrès, non, je vous le dis, vous ne pourriez vous défendre, tant est grande la confiance qu’inspire la loyauté de ses habitans, tant est juste leur ressentiment de vos injures, tant leur déposition est religieusement sincère. Mais ce n’est pas une seule ville qui élève ici sa voix ; toutes ont éprouvé de votre part les mêmes exactions : toutes demandent vengeance et par leurs députés, et par leurs propres dépositions.

XXXII. Voyons d’abord comment Herbite, ville recommandable et jusqu’alors opulente, a été dépouillée et opprimée par ce tyran. Quels en sont les habitans ? D’excellens laboureurs absolument étrangers au forum, aux tribunaux, aux débats judiciaires. C’était une raison de plus pour vous, méchant homme, de ménager, de protéger et d’encourager avec sollicitude une classe d’hommes si utiles. C’était là votre devoir. La première année, la dîme de leurs terres fut adjugée au prix de dix-huit mille médimnes de froment. Atidius, qui était aussi un des agens de Verrès pour cette partie, s’en était rendu l’adjudicataire. Il arrive à Herbite avec le titre de préfet, et suivi des esclaves de Vénus. La ville lui assigne un logement. Les habitans sont contraints de lui donner trente-sept mille médimnes de bénéfice, quoique la dîme n’en eût été portée qu’à dix-huit mille ; et ils furent obligés de lui payer cette indemnité au nom de la ville, quoique les laboureurs en particulier, déjà dépouillés, en proie aux exactions des décimateurs, eussent déserté leurs champs. La seconde année ce fut Apronius qui acheta la dîme pour vingt-cinq mille médimnes de blé. Bientôt il se rendit à Herbite avec sa bande de brigands. Le peuple fut forcé de lui donner vingt-six mille médimnes de bénéfice, outre une indemnité de deux mille sesterces. Quant à ce revenant bon, je ne sais s’il resta entre les mains d’Apronius comme un salaire de sa peine, ou comme le prix de son impudence. Mais cette grande quantité de froment, peut-on douter qu’elle ne soit arrivée comme le blé d’Agyrone dans les greniers de ce voleur si affamé de grains ?

XXXIII. La troisième année il se comporta dans ce pays comme s’il en avait été le roi. Les rois de Perse et de Syrie sont, dit-on, dans l’usage d’avoir plusieurs femmes, et d’assigner à chacune d’elles le revenu des villes, qui sont tenues de leur fournir, celle-ci les ceintures, celle-là les colliers, une autre la coiffure. Ainsi ils ont tous les sujets de leur empire, non-seulement pour témoins, mais pour ministres de leurs débauches. Voilà précisément ce qu’a fait Verrès qui se regardait comme le roi des Siciliens : il s’est permis les mêmes abus de pouvoir, les mêmes dissolutions. Eschrion de Syracuse a pour épouse Pippa, femme dont le nom est connu de toute la Sicile, grâce au libertinage de Verrès. C’étaient tous les jours sur elle de nouvelles épigrammes que l’on affichait jusque sur le tribunal, et au dessus de la tête du préteur. Cet Eschrion, époux honoraire de Pippa, se présente pour être le nouveau fermier de la dîme d’Herbite. Les habitans virent bien que si Eschrion obtenait le bail, ils seraient en proie à la cupidité d’une prostituée qui ne connaissait aucun frein : en conséquence ils poussèrent l’enchère aussi haut que le comportaient leurs moyens. Eschrion surenchérit encore. Il ne craignait point que, sous un préteur comme Verrès, une femme, qui se faisait fermière de la dîme, éprouvât quelque mécompte. L’adjudication fut conclue à trente-cinq mille médimnes : c’était près de la moitié plus que l’année précédente. Les cultivateurs étaient ruinés ; il leur restait d’autant moins de ressources, que déjà les exactions des autres années les avaient épuisés. Verrès sentit que le bail avait été porté beaucoup trop haut pour qu’il fût possible de tirer des habitans quelque chose de plus. Il le diminua de trois mille six cents médimnes, et ordonna qu’on écrirait sur le registre trente-un mille quatre cents, au lieu de trente-cinq mille.

XXXIV. La dîme de l’orge avait été achetée par Docimus. C’était le même qui venait d’amener au préteur Tertia, fille du comédien Isidore, après l’avoir enlevée de force à un Rhodien, joueur de flûte. Cette Tertia prit bientôt plus d’empire sur l’esprit de Verrès que Pippa et que toutes les autres maîtresses de celui-ci : aussi l’on peut dire que, dans la préture de Sicile, elle fut aussi puissante que Chélidon l’avait été dans la préture de Rome. On voit arriver à Herbite les deux rivaux du préteur, mais rivaux peu incommodes, bien dignes, par leur dépravation, d’être les entremetteurs des femmes les plus méprisables. Pour leur début, ils réclament, demandent, menacent. Ils ne pouvaient, malgré tout leur désir, imiter Apronius ; car les Siciliens ne craignaient pas autant des compatriotes. Cependant, à force de renouveler chaque jour leurs injustes prétentions, ils firent si bien que les Herbitains s’engagèrent à venir plaider à Syracuse. À peine y furent-ils arrivés qu’on les força de donner à Eschrion, c’est-à-dire à Pippa, ce qui avait été retranché sur le bail, c’est-à-dire trois mille six cents médimnes. Le préteur ne voulut pas qu’une femmelette, tout adjudicataire qu’elle était de la dîme, fît sur cet objet des profits trop considérables, dans la crainte qu’elle ne vînt à négliger son trafic nocturne, pour se livrer tout entière aux opérations de la finance. Les Herbitains croyaient en être quittes, lorsque Verrès leur dit : Et pour l’orge, et pour mon petit ami Docimus, qu’allez-vous faire ? Remarquez, juges, que cette scène se passait dans la chambre à coucher du préteur, et qu’il était au lit. Les députés répondirent qu’ils n’avaient aucun pouvoir sur cet article. Je n’entends pas cela, dit-il, comptez quinze mille sesterces. Que pouvaient-ils faire dans une si fâcheuse conjoncture ? Comment refuser ? surtout quand ils apercevaient dans le lit l’empreinte toute récente du corps de Tertia, de cette fermière de la dîme ? Ils sentaient que cette vue devait exciter encore plus le préteur à persévérer dans ses exigences. Ainsi une ville alliée et amie de la république se vit, sous la préture de Verrès, contrainte de payer un double tribut à deux infâmes prostituées. Mais je dis plus, malgré ces sacrifices en blés, malgré tout cet argent compté aux décimateurs, les Herbitains ne purent encore soustraire leurs concitoyens aux exactions de ces déprédateurs. Après la ruine des laboureurs et le pillage de leurs propriétés, on se trouvait encore heureux de donner aux décimateurs de l’argent pour qu’ils délivrassent enfin de leur présence les villes et les campagnes. Aussi lorsque Philinus d’Herbite, homme éloquent, éclairé et d’illustre naissance, vous retraçait, au nom de sa commune, le désastre des cultivateurs, leur fuite et le très-petit nombre de ceux qui restaient, vous avez pu entendre, juges, les gémissemens du peuple romain, qui n’a jamais manqué d’assister en foule à cette cause. Mais je dirai dans un autre endroit combien la Sicile a perdu de cultivateurs.

XXXV. Maintenant je dois vous rappeler un fait que j’avais trop négligé. Car, au nom des dieux immortels ! cette diminution que Verrès s’est permise sur le capital d’un tribut, comment pourriez-vous, je ne dis pas la supporter, mais même en entendre parler ? Un seul homme s’est rencontré depuis la fondation de Rome (et fassent les dieux immortels qu’il ne s’en rencontre pas un second ! ), à qui la république s’est livrée tout entière, forcée par les circonstances et ses malheurs domestiques : c’est L. Sylla. Son pouvoir fut si absolu que nul ne pouvait, malgré lui, conserver ses biens, ni sa patrie, ni sa vie. Telle fut sa confiance audacieuse, qu’il ne craignit pas de dire à haute voix, en pleine assemblée, que, lorsqu’il vendait les biens des citoyens romains, c’était son butin qu’il vendait. Non-seulement nous subissons ses actes, mais, pour prévenir de pires inconvéniens, de plus grands maux, nous leur donnons la sanction de l’autorité publique. Un de ses décrets a cependant été réformé par un sénatus-consulte, qui décida que ceux en faveur desquels cet homme aurait retranché de l’impôt, rapporteraient les deniers au trésor. Le sénat a donc reconnu que celui à qui l’on avait concédé tous les pouvoirs n’avait pu légalement diminuer les impôts établis et perçus au nom du peuple. Le sénat en corps a jugé que Sylla n’avait pu faire aux citoyens les plus honorables une remise sur les fonds du trésor ; et des sénateurs jugeront, Verrès, que vous pouviez légalement en gratifier une infâme prostituée ! Celui dont le peuple romain ordonna par une loi que la volonté ferait loi pour tous les citoyens, a néanmoins été repris dans ce seul point, par respect pour les lois anciennes ; et vous, que toutes les lois tenaient enchaîné, vous avez voulu que votre caprice fît loi. À Sylla on fait un reproche d’avoir accordé des remises sur les fonds qu’il avait perçus lui-même, et vous, on vous permettra d’en avoir fait sur la somme des revenus du peuple romain !

XXXVI. Dans ce genre d’audace, Verrès a porté l’impudence encore plus loin à l’égard des dîmes de Ségeste (31). Il les avait adjugées à ce même Docimus, c’est-à-dire à Tertia, pour cinq mille boisseaux de blé, outre une subvention de quinze mille sesterces. Il obligea les Ségestains à racheter le bail à Docimus aux mêmes conditions ; ce que vous allez voir par la déposition officielle des Ségestains. Lisez cette déposition faite au nom de leur cité. Déposition de la ville de Ségeste. Vous avez entendu à quel prix Ségeste a racheté le bail de Docimus, savoir, cinq mille boisseaux de blé, outre la subvention. Connaissez maintenant quel est le prix que portent les registres du préteur. Loi pour l’adjudication des dîmes sous la prèture de C. Verrès. Vous voyez, dans ce seul article, une réduction de trois mille boisseaux sur le tribut ; et, après avoir fait ce retranchement sur la subsistance du peuple romain, sur la plus précieuse ressource de nos finances, sur l’aliment le plus pur de notre trésor, c’est à la comédienne Tertia qu’il en a fait don. Que blâmerez-vous le plus ? Son impudence d’avoir enlevé ce grain à nos alliés ? Son infamie de l’avoir donné à une courtisane ! Sa scélératesse de l’avoir ôté au peuple romain ? Son audace d’avoir falsifié des registres publics ? En présence de ce tribunal sévère, quelles violences, quelles largesses pourront le soustraire à sa perte ? Mais, s’il était possible de vous y soustraire, Verrès, ne sentez-vous pas que tous ces délits, dont je vous parle depuis long-temps, sont du ressort d’un autre tribunal, et rentrent dans les causes de péculat ? Je me réserve donc ce chef tout entier, et je reviens à l’objet que je me suis proposé, à l’article des blés et des dîmes.

Tandis que les champs les plus vastes et les plus fertiles étaient dépeuplés par le préteur lui-même, c’est-à-dire par Apronius, ce second Verrès, il avait pour les cantons moins importans d’autres agens que, comme une meute, il envoyait à la curée : tous gens de rien et couverts de crimes, à qui il fallait que les cités donnassent aussi du blé et de l’argent.

XXXVII. A. Valentius est interprète en Sicile ; mais Verrès l’employait moins en qualité d’interprète pour la langue grecque que comme agent de ses vols et de ses infamies. Cet interprète, homme sans talent ni ressources, devint tout à coup décimateur. Il achète les dîmes de Lipari, canton misérable et stérile, pour six cents médimnes de blé. Les habitans sont mandés ; on les force de reprendre le bail, et de compter sur-le-champ à Valentius trente mille sesterces de bénéfice. Dieux immortels ! qu’allèguerez-vous pour votre défense ? Direz-vous que vous n’aviez vendu les dîmes au dessous de leur valeur, qu’afin qu’aux six cents médimnes convenus, la commune se fît un plaisir d’ajouter une gratification de trente mille sesterces, c’est-à-dire de deux mille médimnes ? ou bien prétendrez-vous que c’est après avoir porté le bail au plus haut prix que vous avez tiré cet argent des Lipariens malgré eux ? Mais pourquoi vous demanderais-je vos moyens de défense avant de savoir de la ville même de Lipari ce qui s’est passé ? Lisez la déposition officielle des Lipariens ; puis comment l’argent a été compté à Valentius. Déposition officielle de la ville ; somme remise ; extrait des registres publics. Quoi donc une ville si petite, si éloignée de vos mains et même de vos regards, séparée de la Sicile, cachée dans une petite île inculte et sans ressource, déjà par vous accablée d’exactions encore plus criantes, est encore, même pour le recouvrement de la dîme, devenue pour vous une occasion de profit et de butin ? Cette île que vous aviez abandonnée tout entière à l’un de vos compagnons comme un présent sans conséquence, vous avez voulu que sur le produit des dîmes on en tirât autant de profit que des cantons intérieurs de la Sicile ! Ainsi ces peuplades qui, avant votre préture, rachetaient des pirates leurs chétifs domaines, se sont également vues forcées de les racheter de vous à prix d’argent.

XXXVIII. Continuons. Et les habitans de Tissa, dont la ville est si petite et si pauvre, mais qui sont des laboureurs aussi actifs qu’économes, n’en avez-vous pas exigé, à titre de bénéfice, plus que la valeur de tout le blé qu’ils avaient cultivé ? Vous leur avez envoyé pour décimateur Diognote, esclave de Vénus, publicain d’une nouvelle espèce. Pourquoi, d’après un tel exemple, ne verrions-nous pas à Rome nos esclaves affermer les impôts de l’état ? La seconde année les habitans de Tissa furent contraints, quoi qu’ils en eussent, de donner à Diognote vingt-un mille sesterces de bénéfice. La troisième année ils furent encore forcés de remettre à cet esclave de Vénus, toujours à titre de bénéfice, trois mille mesures de froment. Ce Diognole, à qui les impôts publics ont valu des profits si considérables, n’a pas un seul esclave à lui, ni même le moindre pécule (32). Doutez encore, si vous pouvez, qu’une si grande quantité de blé ait été perçue au profit d’un esclave de Vénus, huissier de Verrès, ou bien pour le compte de son maître. Ces faits vont vous être démontrés par la déposition des habitans de Tissa. Déposition officielle de la ville de Tissa. N’est-il pas évident que le préteur est le véritable décimateur, lorsqu’on voit ses appariteurs enlever le blé des villes, leur imposer des taxes en argent, et exiger pour eux, à titre de bénéfice, plus qu’ils n’auront, à titre de dîmes, à rapporter au peuple romain ? Telle a été l’équité de votre administration, Verrès ; telle a été votre dignité comme préteur, que des esclaves de Vénus sont, d’après votre volonté, devenus les maîtres des Siciliens ; telles ont été, sous votre préture, les distinctions et la différence des rangs, que les laboureurs ont été comptés parmi les esclaves, et les esclaves mis au rang des publicains.

XXXIX. Poursuivons. Les malheureux habitans d’Amestrate, après avoir vu leurs dîmes portées si haut qu’il ne leur restait rien, n’ont-ils pas été forcés de compter encore des sommes d’argent ? Les dîmes du canton sont adjugées à M. Césius en présence des députés d’Amestrate ; et à l’instant même Héraclius, l’un d’eux, est forcé de compter vingt-deux mille sesterces. Comment qualifier cet acte ? Quel brigandage ! quel abus de la force ! quelle spoliation de nos alliés ! Si le sénat d’Amestrate avait chargé Héraclius de se rendre adjudicataire, il l’aurait fait. Mais, si telle n’était pas sa mission, comment pouvait-il de son chef compter cette somme ? Il a fait la déclaration de ce qu’il avait donné à Césius. Lisez la déclaration d’Héraclius d’après les registres de sa ville. Extrait des registres publics. Quel décret du sénat d’Amestrate avait autorisé ce député ? — Aucun. — Pourquoi donc a-t-il payé ? — Il y a été forcé. — Qui le dit ? — La ville entière. — Lisez l’extrait des registres publics : Déposition de la ville d’Amestrate. La seconde année une autre somme d’argent a été extorquée à la même ville de la même manière, et donnée à Sextus Vennonius : la même déposition vous l’atteste. Mais les habitans d’Amestrate, malgré leur peu de fortune, après que vous eûtes adjugé leurs dîmes pour huit cents médimnes à Banobal, autre esclave de Vénus (car il est bon que vous appreniez le nom de vos publicains), furent encore contraints par lui d’ajouter, à titre de bénéfice, une somme plus forte que le prix du bail, quoique l’adjudication en eût été portée fort haut. Ils la donnèrent à Banobal pour huit cent-cinquante médimnes, quinze cents sesterces. Certes, Verrès n’aurait jamais fait la sottise de souffrir qu’un domaine du peuple romain devînt pour un esclave de Vénus d’un plus grand rapport que pour la république, si tout ce butin fait sous le nom d’un esclave n’eût pas été pour lui-même. Les habitans de Pétra, malgré le haut prix où leur dîme avait été portée, ont été contraints de payer trente-sept mille sesterces à P. Névius Turpion, homme pervers, déjà condamné pour ses méfaits sous la préture de Sacerdos. Aviez-vous donc apporté tant de négligence à la fixation du prix de la dîme, que lorsque le médimne valait quinze sesterces et que la dîme était portée à trois mille médimnes, c’est-à-dire à quarante-cinq mille sesterces, il dût être accordé à l’adjudicataire trois mille sesterces de bénéfice ? — Mais j’ai fait monter très haut la dîme de ce canton. — Eh bien, glorifiez-vous, si vous le voulez, non point d’avoir enrichi Turpion, mais d’avoir volé les habitans de Pétra.

XL. Poursuivons. Ceux d’Halicye, où les étrangers résidans sont soumis à la dîme dont les Halicyens sont exempts pour les champs qu’ils cultivent, n’ont-ils pas été forcés de donner quinze mille sesterces au même Turpion, bien que leurs dîmes n’eussent été affermées que cent médimnes ? Quand vous pourriez, comme c’est votre intention, prouver que tous ces bénéfices ont tourné au profit des décimateurs, sans qu’il vous en soit rien revenu, toutes ces sommes d’argent, résultant de violences et d’injustices sinon commises, du moins autorisées par vous, ne devraient-elles pas aggraver vos torts et tourner à votre condamnation ? Mais, comme vous ne parviendrez à convaincre personne que vous ayez été assez fou pour vouloir qu’un Apronius, un Turpion, ces vils esclaves, devinssent riches à vos périls, aux périls de vos enfans, qui pourra douter, je vous le demande, que ce ne soit pas pour vous que ces émissaires aient amassé tant d’argent ? A Ségeste, qui est aussi une ville franche, l’esclave de Vénus, Symmaque, est envoyé comme décimateur. Il présente une lettre de Verrès, qui porte que les laboureurs, au mépris de tous les sénatus-consultes, au mépris de tous leurs droits et de la loi Rupilia, s’engageront à plaider hors du ressort de leur ville. Écoutez sa lettre adressée aux Ségestains. Lettre de C. Verrès. Comment l’esclave de Vénus a-t-il su tirer bon parti des laboureurs ? Un seul arrangement fait avec un citoyen honorable et considéré va vous en instruire ; car toutes les autres transactions furent du même genre. Dioclès de Panorme, surnommé Phimès, homme illustre et laboureur de noble extraction, avait, dans le territoire de Ségeste (car les Panormitains font valoir dans ces campagnes), pris à ferme une terre pour six mille sesterces (33). Après avoir été, au sujet de la dîme, frappé par l’esclave de Vénus, il transigea moyennant seize mille six cent cinquante-quatre sesterces (34) : ses registres mêmes vous en offrent la preuve. Registre de Diodes de Panorme. C’est à ce même Symmaque qu’Anneius Brocchus, ce sénateur illustre dont vous connaissez tout le mérite, a été forcé de donner de l’argent outre le blé. Ainsi un tel homme, un sénateur du peuple romain a pu, sous votre préture, être rançonné au profit d’un esclave de Vénus !

XLI. Si à vos yeux la dignité de l’ordre sénatorial n’était pas la première dans l’état, ne saviez-vous pas du moins que cet ordre rend la justice ? Naguère, lorsque l’ordre équestre occupait les tribunaux, les magistrats pervers et avides se montraient pleins de déférence pour les publicains ; ils comblaient d’égards jusqu’aux employés dans les fermes ; et dès qu’un chevalier romain, quel qu’il fût, se présentait dans leur département, ils lui prodiguaient toutes sortes de prévenances et de bons offices. Si les prévaricateurs se trouvaient bien d’avoir eu ces procédés, ils avaient encore plus à se repentir d’avoir contrarié les intérêts ou même les désirs de l’ordre équestre. Alors, sans qu’on puisse dire comment, c’était comme une règle consacrée parmi tous les membres de cet ordre, que celui qui avait jugé un seul chevalier romain digne d’essuyer un affront, devait, au jugement de l’ordre entier, encourir une disgrâce semblable. Et vous, Verrès, vous avez poussé si loin le mépris pour l’ordre sénatorial, vous avez, dans vos injustices et dans vos fureurs, tellement abaissé au même niveau toutes choses, vous avez mis un soin, une persistance si soutenue à récuser pour juges ceux qui avaient résidé ou seulement mis le pied dans la Sicile sous votre préture, qu’il semble que vous n’ayez jamais songé qu’un jour cependant vous seriez traduit devant des juges tirés du même ordre. Et, quand même ces juges ne seraient animés contre vous du ressentiment d’aucune injure personnelle, ils n’oublieraient pas que vous les avez outragés dans la personne de leurs collègues, et que la dignité de l’ordre a été par vous méprisée, avilie. Or, pour ma part, je l’avoue, juges, un tel mépris est bien difficile à supporter avec modération. Tout affront a de mortelles blessures pour un cœur vertueux et sensible à l’honneur. Vous avez dépouillé les Siciliens : trop souvent en effet les injustices faites aux provinces demeurent impunies. Vous avez persécuté les négocians : ce n’est que malgré eux et bien rarement qu’ils viennent à Rome. Des chevaliers romains ont par vous été livrés aux vexations d’Apronius : en quoi peuvent-ils vous nuire, puisqu’ils n’ont plus le droit de rendre la justice ? Mais, lorsque c’est un sénateur que vous accablez des plus sanglans outrages, ne semblez-vous pas vous dire : Je me permets de traiter ainsi ce sénateur, afin que le titre imposant de sa dignité paraisse fait, non-seulement pour exciter la jalousie de ceux qui n’en connaissent pas les devoirs, mais pour servir de but aux insultes des mauvais citoyens ? Et ce n’est pas envers Anneius seul qu’il s’est conduit de la sorte, mais à l’égard de tous les sénateurs, afin sans doute que notre ordre parût moins un titre au respect qu’au mépris. Envers C. Cassius, cet illustre, ce courageux citoyen qui fut consul dans le temps même qui répond à la première année de la préture de Verrès, quelle conduite odieuse n’a-t-il pas tenue ? L’épouse de Cassius, femme de la première distinction, qui possédait dans le territoire de Leontium des terres patrimoniales, n’a-t-elle pas vu enlever toute sa récolte par l’ordre de Verrès, sous prétexte des dîmes ? Vous aurez, Verrès, pour témoin dans cette cause, celui que vous avez eu la prévoyance de récuser pour juge. El vous, juges, vous ne devez pas oublier qu’il existe entre nous une sorte de communauté, de solidarité d’intérêts. Bien des charges sont imposées à notre ordre, et bien des travaux, bien des périls auxquels l’exposent, non seulement des lois et des procédures rigoureuses (35), mais les murmures du peuple et la difficulté des conjonctures. Si cet ordre est exposé, élevé si haut, c’est pour qu’il soit en butte à tous les orages de l’envie. Dans une situation si pénible et si agitée, ne conserverons-nous pas au moins, juges, la prérogative de n’être point traités par nos magistrats avec dédain et avec mépris, quand nous revendiquons nos droits ?

XLII. Les Thermitains avaient envoyé des députés pour acheter les dîmes de leur territoire. Ils regardaient comme très-important pour eux que leur cité se les fît adjuger, même à très-haut prix, plutôt que de tomber sous la dépendance d’un agent de Verrès. Un certain Venuleius avait été aposté pour prendre ces mêmes dîmes. Cet homme ne cessa point d’enchérir. Les députés tinrent bon tant que la chose leur parut raisonnable ; mais à la fin ils cessèrent d’enchérir. Les dîmes furent adjugées à Venuleius pour huit mille boisseaux de froment. Possidore, l’un des députés de Thermes, fit son rapport à ses concitoyens. Bien que l’estimation leur parût à tous excessive, toutefois ils donnèrent à Venuleius, pour qu’il ne mît point le pied dans leur ville, deux mille sesterces (36), outre les huit mille boisseaux ; d’où l’on voit aisément quels étaient les profits du décimateur et le butin du préteur. Lisez les registres et les dépositions de la ville de Thermes. Registres et dépositions des Thermitains. Les habitans d’Imachara, après s’être vu enlever toutes leurs récoltes, et réduire à la dernière misère par toutes vos exactions, ont été forcés, malgré leur épuisement, de s’imposer une contribution pour donner vingt mille sesterces (37) à Apronius. Lisez le décret du sénat d’Imachara à ce sujet, et la déposition de cette ville. Sénatus-consulte sur la levée d’une contribution. Déclaration des habitans d’Imachara. Ceux d’Enna, quoiqu’ils eussent repris le bail de leur dîme pour trois mille deux cents médimnes, n’en furent pas moins obligés de gratifier Apronius de dix-huit mille boisseaux de froment et de trois mille sesterces (38). Remarquez, juges, quelle immense quantité de blé enlevée dans les terres sujettes à la dîme ! Car je ne parcours ici avec vous que les cités qui doivent la dîme ; et, même dans l’espèce, je ne parle point des laboureurs qui ont été entièrement ruinés, mais seulement des profits accordés par eux aux décimateurs, pour que, rassasiés et satisfaits de ce surcroît de butin, ils consentissent enfin à laisser les champs et les villes.

XLIII. Pour quel motif, la troisième année de votre préture, avez-vous exigé des habitans de Calacta que les dîmes de leur territoire, qu’ils livraient ordinairement dans leur ville même, ils allassent les livrer à Amestrate, au décimateur M. Césius, ce qu’ils n’avaient pas fait avant votre préture, et ce dont vous-même n’aviez pas eu l’idée pendant les deux premières années de votre administration ? Et Théomnaste de Syracuse, pourquoi l’avoir déchaîné contre le territoire de Mutyca ? Était-ce pour qu’il pressurât tellement les laboureurs, qu’afin de payer les dîmes de l’année suivante, comme la chose est arrivée à d’autres cités de la Sicile, ainsi que je le prouverai, ils fussent contraints par la disette d’acheter le blé nécessaire. Les conventions passées entre les habitans d’Hybla et Cn. Sergius, adjudicataire de leur dîme, vont vous démontrer qu’on leur a enlevé six fois plus de blé qu’ils n’en avaient semé. Lisez l’état des semailles et des conventions d’après les registres publics ; lisez : Conventions passées entre les habitans d’Hybla et l’esclave de Vénus. Extrait des registres de la ville. Connaissez maintenant, juges, les déclarations des terres ensemencées et les conventions des habitans de Mena avec l’esclave de Vénus. Lisez les registres publics : Déclaration des terres ensemencées ; conventions entre les habitans de Mena et l’esclave de Vénus. Extrait des registres de la ville. Souffrirez-vous, juges, que vos alliés, que les laboureurs du peuple romain, que des hommes qui travaillent pour vous, qui vous sont dévoués, qui, afin de mieux fournir à la subsistance du peuple romain, ne se réservent que ce qui suffit à les nourrir eux et leurs enfans ; souffrirez-vous qu’on les accable des plus criantes injustices, des plus sanglans outrages, jusqu’à leur enlever parfois plus de grains que leurs terres n’en ont produit ? Je sens, juges, qu’il est temps que je m’arrête, et que je dois éviter de vous lasser par de nouveaux détails. Je ne vous occuperai pas plus long-temps de délits d’une seule espèce ; mais, en retranchant ces faits de ma plaidoirie, je ne les exclus point de la cause. Vous entendrez les plaintes des Agrigentins, ces hommes pleins de courage et d’activité ; vous connaîtrez les vexations et les disgraces qu’ont essuyées les habitans d’Entelle, population aussi industrieuse qu’elle est amie du travail. Les souffrances des laboureurs d’Héraclée, de Gela, de Solonte, seront exposées à vos yeux. Vous apprendrez les déprédations commises par Apronius dans le territoire de Catane, dont la population est si opulente et si dévouée. Vous verrez que la ville célèbre de Tyndaris a été entièrement ruinée par les exactions des décimateurs, ainsi que Céphalède, Halèse, Apollonie, Engyum et Capitium (39) ; qu’aux habitans de Morgante, d’Assore, d’Élore, d’Enna, de Letum (40), on n’a rien laissé ; que ceux de Citaros et d’Acheris, petites bourgades, sont accablés et perdus sans ressource ; que toutes les terres sujettes à la dîme ont, pendant les trois années de sa préture, été tributaires du peuple romain pour leur dîme, et de Verrès pour tout le reste ; en un mot que la plupart des laboureurs sont aujourd’hui dans le dénument, et que s’il s’en trouve à qui l’on ait laissé ou remis quelque chose, c’est uniquement parce que l’avarice satisfaite de Verrès dédaigna de tout garder.

XLIV. Je me suis réservé de vous parler de deux cités dont les terres sont peut-être les meilleures de l’île, et du moins les plus vantées, Etna et Leontium. Je laisse de côté les profits que Verrès y a faits pendant ses trois années ; il me suffira de prendre une seule année, pour arriver plus facilement au but que je me suis proposé. C’est donc la troisième année que je choisis, parce que c’est la plus récente, et que Verrès s’y est comporté en homme qui, voyant qu’il allait bientôt quitter sa province, s’embarrassait fort peu de laisser un seul laboureur en Sicile. Je vais m’occuper des dîmes d’Etna et de Leontium. Prêtez-moi, juges, une oreille attentive. Il s’agit de deux cantons fertiles, de la troisième année, et d’Apronius le décimateur. Je dirai très-peu de chose des habitans d’Etna ; ils ont eux-mêmes déposé dans la première action. Vous vous rappelez qu’Artémidore d’Etna, chef de la députation, vous a dit, au nom de sa ville, qu’Apronius était venu à Etna avec des esclaves de Vénus ; qu’il manda le magistrat, et lui ordonna de lui dresser une table au milieu de la place ; que chaque jour il y faisait des repas somptueux, non seulement en public, mais aux dépens du public ; que, tandis que la musique animait ses festins, et que le vin y coulait à pleins bords, les laboureurs, retenus auprès de lui, étaient, à force de mauvais traitemens et même de railleries insultantes, contraints de lui donner tout le blé qu’il voulait. Vous connaissez tous ces détails, juges : aussi je les supprime en ce moment. Je ne dis rien du faste d’Apronius, de son insolence, de la profonde corruption de son âme et de ses débauches ; je ne parlerai que des profits et des bénéfices que lui a valus un seul canton dans une seule année, afin que vous puissiez plus facilement vous faire une idée de ce qu’il a dû gagner en trois ans et dans toute la Sicile. Mais ce que j’ai à dire concernant les habitans d’Etna sera court. Ils sont venus eux-mêmes ; ils ont apporté les registres de leur ville ; eux-mêmes vous ont appris les légers profits que s’est permis de faire le bon ami du préteur, l’honnête Apronius. Écoutez, je vous prie, leur déposition ; lisez-la, greffier : Déposition des habitans d’Etna.

XLV. Que dites-vous ? Lisez, lisez plus haut, je vous prie, afin que le peuple romain apprenne comment on administre ses revenus, et comment on traite ses laboureurs, ses alliés, ses amis. Cinquante mille médimnes et cinquante mille sesterces (41). Dieux immortels ! sur un seul canton, dans une seule année, trois cent mille boisseaux de froment et cinquante mille sesterces de bénéfice pour Apronius ! Aviez-vous donc baissé dans cette proportion le prix des dîmes, ou bien, après qu’elles avaient été portées assez haut, a-t-on arraché de force aux laboureurs une si grande quantité de grains et de si grosses sommes d’argent ? Quelle que soit votre réponse, vous ne pouvez que choisir entre deux délits, entre deux griefs. Certes vous ne direz pas (et plût au ciel que vous le dissiez ! ) que les profits d’Apronius ne se sont pas élevés si haut ; car je vous convaincrai non-seulement par les registres de la ville, mais par les conventions particulières et les lettres des laboureurs, et vous verrez que vous n’avez pas mis moins d’activité à commettre vos rapines que je n’en ai mis à les découvrir. Soutiendrez-vous cette seule accusation ? Quel défenseur pourra la réfuter ? Quels juges, même avec le désir de vous être favorables, se refuseront à son évidence ? Du premier abord, dans un seul canton, Q. Apronius a pu, outre le numéraire dont j’ai parlé, enlever trois cent mille boisseaux de froment, à titre de bénéfice ? Mais, quoi ! les habitans d’Etna sont-ils les seuls qui déposent de ce délit ? Loin de là ; entendez ceux de Centorbe, qui possèdent la plus grande partie du territoire d’Etna. Leurs députés, personnages très-nobles, Andron et Artémon, ont reçu du sénat de Centorbe la mission de veiller aux intérêts de leur ville. Quant aux vexations commises envers des particuliers de Centorbe, non sur le territoire de cette ville, mais sur celui d’une autre cité, le sénat ni le peuple de Centorbe n’ont point jugé à propos de vous envoyer une députation. Les laboureurs de Centorbe eux-mêmes, qui forment dans la Sicile une classe si nombreuse d’hommes riches et honorables, ont choisi parmi leurs compatriotes trois députés, pour que vous connaissiez, par leurs dépositions, les calamités non pas d’un seul canton, mais de presque toute la Sicile. Car les natifs de Centorbe cultivent la plus grande partie de la province ; et ils sont contre vous, Verrès, des témoins d’autant plus accablans, d’autant plus dignes de foi, que, si les autres cités ne sont affectées que de leurs propres injures, les laboureurs de Centorbe, qui ont des propriétés dans presque tous les cantons, ont ressenti les pertes et les dommages de toutes les autres cités.

XLVI. Mais, comme je l’ai dit, l’affaire des habitans d’Etna est évidente ; leurs registres publics et particuliers ne laissent aucun doute. À mon zèle est imposée une tâche plus difficile pour prouver ce qui s’est passé dans le canton de Leontium, par la raison que les Léontins n’ont pas mis beaucoup de zèle à me seconder. En effet, pendant la préture de Verrès, les exactions des décimateurs, au lieu de leur nuire, leur ont en quelque sorte profité. Il vous paraîtra peut-être étonnant et même incroyable qu’au milieu de toutes les vexations essuyées par les laboureurs, les Léontins, qui sont les plus grands propriétaires de blés, aient été exempts des vexations et des injustices générales. En voici la raison, juges. Il n’y a dans tout le canton de Leontium que Mnasistrate qui fasse valoir ses terres ; les autres n’en possèdent pas un arpent. Mnasistrate est un homme plein d’honneur et de vertu ; vous entendrez sa déposition, juges. Pour tous les autres Léontins, auxquels Apronius ni aucun autre fléau de la nature n’ont pu nuire dans leurs campagnes, vous attendriez vainement leur témoignage ; car non-seulement ils n’ont point souffert des rapines d’Apronius, mais ses brigandages ont même tourné à leur profit et à l’augmentation de leur revenu. Puisque donc la ville et la députation de Leontium m’ont manqué pour la raison que j’ai dite, il me faut bien chercher moi-même le moyen de découvrir la voie pour remonter à l’origine des profits d’Apronius, ou plutôt du riche et immense butin du préteur. La dîme du canton de Leontium a été adjugée, la troisième année, pour trente-six mille médimnes de froment, c’est-à-dire douze cent seize mille boisseaux. C’est beaucoup, juges, c’est beaucoup ; je suis obligé d’en convenir. Le décimateur y a nécessairement perdu, ou du moins il y a bien peu gagné ; et tel est le sort de tous ceux qui prennent un bail à trop haut prix. Mais quoi! si je prouve que cette seule affaire a rapporté de bénéfice cent mille boisseaux, et même deux cent mille, et même trois cent mille, et même quatre cent mille, douterez-vous encore pour qui cette riche proie a été exigée ? Peut-être me trouvera-t-on injuste de préjuger le vol et le butin par la grandeur du bénéfice. Et si je vous démontre, juges, que ceux-là même qui ont gagné quatre cent mille boisseaux sur leur bail auraient éprouvé des pertes, si votre iniquité, Verrès, et les commissaires tirés de votre cohorte, n’étaient venus à leur secours, qui, en voyant de tels bénéfices et une prévarication si scandaleuse, pourra douter que, si votre cupidité ne vous avait porté à faire ces énormes profits, l’immensité de ces bénéfices aurait éveillé chez vous cette cupidité ?

XLVII Mais, juges, comment parviendrai-je à savoir jusqu’où est monté le bénéfice ? Ce ne serait point par les registres d’Apronius ; je les ai cherchés sans pouvoir les trouver, et, quand je l’ai cité lui-même en justice, je l’ai forcé à déclarer qu’il ne tenait point de registres. S’il a menti, pourquoi cachait-il des registres qui, Verrès, ne pouvaient en rien vous nuire ? Si réellement il n’en a pas tenu, cela même ne prouve-t-il pas clairement qu’Apronius n’était qu’un prête-nom ? Car les dîmes ne peuvent s’exploiter sans donner lieu à beaucoup d’écritures ; tous les noms des laboureurs, ainsi que les arrangemens passés entre les décimateurs et chacun d’eux, doivent être nécessairement consignés sur des registres. Tous les laboureurs avaient, conformément à votre ordre et à vos règlemens, déclaré le nombre d’arpens mis par eux en valeur. Je ne crois pas qu’aucun d’eux se fût avisé d’en déclarer moins, lorsqu’ils avaient devant les yeux tant de croix, tant de supplices, tant de commissaires pris dans votre cohorte. Pour chaque arpent du territoire de Leontium on sème régulièrement, chaque année, un médimne de froment : le laboureur est content lorsque ce médimne en rapporte huit ; s’il en rapporte dix, c’est là une faveur des dieux. Lorsque la récolte va jusque-là, les dîmes équivalent aux semailles, c’est-à-dire que pour la dîme l’on paie autant de médimnes qu’on a ensemencé d’arpens. Dans cet état de choses, je dis premièrement que la dîme du canton de Leontium a été vendue plusieurs milliers de médimnes de plus qu’il n’y avait eu d’arpens ensemencés. Ensuite, s’il était impossible de recueillir de chaque arpent plus de dix médimnes, et si l’on ne devait donner par arpent plus d’un médimne au décimateur, même quand la terre, ce qui est extrêmement rare, en avait rapporté dix, quelle raison pouvait avoir un décimateur, si c’était véritablement la dîme, et non les propriétés des cultivateurs qui lui avaient été vendues, quelle raison, dis-je, pouvait-il avoir d’acheter les dîmes pour plus de médimnes qu’il n’y avait eu d’arpens ensemencés ?

XLVIII. Selon les rôles et la déclaration du canton de Leontium, il ne s’y trouve pas plus de trente mille arpens. La dîme a été vendue trente-six mille médimnes. Est-ce erreur, ou plutôt folie de la part d’Apronius ? Il aurait sans doute perdu toute raison, si l’on eût permis aux laboureurs de ne donner que ce qu’ils devaient, sans forcer encore de donner tout ce qu’Apronius demandait. Si je démontre que personne n’a payé pour la dîme moins de trois médimnes par arpent, vous conviendrez, je pense, qu’il n’y a personne qui n’ait payé moins de trois dîmes, même en supposant que les terres aient rendu le décuple. On alla même jusqu’à demander à Apronius, comme une grâce, de vouloir bien permettre que l’on transigeât sur le taux de trois médimnes par arpent ; car il en est plusieurs dont il a exigé quatre et jusqu’à cinq médimnes, plusieurs à qui on ne laissa pas un seul grain, ni même la paille, de toute la récolte et de tout le travail de l’année. Alors les laboureurs de Centorbe, dont le nombre est si considérable dans le territoire de Leontium, se réunirent en assemblée générale, et députèrent auprès d’Apronius Andron de Centorbe, un des citoyens les plus distingués de leur ville par sa naissance et par sa considération personnelle. C’est le même que la ville de Centorbe a envoyé déposer en son nom dans ce procès. Ils le chargèrent de plaider devant Apronius la cause des laboureurs, et de le prier de ne pas exiger des cultivateurs de Centorbe plus de trois médimnes par arpent. On eut peine à obtenir cette faveur d’Apronius, comme une grâce insigne accordée à ceux qui n’étaient pas encore entièrement ruinés. Mais, en ayant l’air d’obtenir une grâce, qu’obtenait-on réellement ? Qu’il fût permis de payer trois dîmes pour une! Si ce n'était pas pour votre compte que tout cela se faisait, Verrès, ne vous auraient-ils pas demandé à vous-même de ne payer qu’une dîme, au lieu de solliciter d’Apronius qu’il voulût bien qu’on ne lui en payât pas plus de trois ? Je passe sous silence maintenant tous les actes d’un despotisme royal ou plutôt tyrannique qu’a commis Apronius envers les laboureurs. Je ne nommerai point ceux dont il s’est approprié les récoltes entières, et à qui il n’a rien laissé ni du produit de leurs travaux ni même de leurs propriétés. Ces trois médimnes auxquels il a consenti, comme par grâce et par bienveillance, à réduire ses profits, que lui ont-ils rapporté ? Vous allez l’apprendre,

XLIX. La déclaration du canton de Leontium porte trente mille arpens ; ce qui donne quatre-vingt-six mille médimnes de blé, c’est-à-dire cinq cent quarante mille boisseaux. Déduisez les deux cent seize mille boisseaux que la dîme a été vendue, il en reste trois cent vingt-quatre mille. À la somme totale de cinq cent quarante mille ajoutez trois cinquantièmes, c’est-à-dire trente-deux mille quatre cents boisseaux (car on exigeait de tous les laboureurs une subvention de trois cinquantièmes en sus), voilà bien trois cent cinquante-six mille quatre cents boisseaux. Mais j’avais d’abord fait monter à quatre cent mille la totalité du bénéfice ; cela est vrai : aussi n'avais-je pas fait entrer dans mon calcul les laboureurs avec qui l’on n’avait point transigé pour trois médimnes. Mais afin de compter, même d’après cette base, la somme que j’ai annoncée, il me suffira d’observer que plusieurs ont été forcés d’ajouter à chaque médimne, les uns deux sesterces, d’autres cinq, et tous au moins un. Si nous nous en tenons au minimum, puisque nous avons dit quatre-vingt-dix mille médimnes, il faut ajouter, ce qui est encore une exaction d’assez mauvais exemple, quatre-vingt-dix mille sesterces (42). Et osera-t-il encore dire qu’il a vendu fort cher les dîmes, lorsque sur un seul territoire il n’a pas envoyé au peuple romain la moitié autant de blé qu’il en a pris pour son compte ? Vous avez vendu la dîme de Leontium deux cent seize mille boisseaux. Si c’est suivant la loi, c’est beaucoup ; mais si vous n’avez eu d’autre loi que votre cupidité, c’est bien peu. Oui, si c’était la moitié que vous appeliez le dixième, c’était bien peu, je le répète. La récolte annuelle de la Sicile aurait pu être vendue beaucoup plus cher si le sénat et le peuple romain avaient donné l’ordre de l’adjuger ; car plus d’une fois les dîmes ont été vendues aussi cher, quand on les affermait d’après la loi d’Hiéron, que lorsqu’elles l’ont été d’après la loi de Verrès. Lisez-moi le bail de la dîme passé sous C. Norbanus (43) : Bail des dîmes de Leontium passé sous C. Norbanus. Et cependant on ne chicanait point alors les laboureurs sur le nombre des arpens en valeur. Alors un Cornélius Artémidore n’était point commissaire ; alors un magistrat sicilien ne forçait point le laboureur de payer ce que réclamait le décimateur ; alors on ne demandait point comme une grâce au décimateur qu’il voulût bien qu’on transigeât avec lui pour trois médimnes par arpent ; enfin le laboureur n’était point contraint de donner un surcroît en argent et d’ajouter trois cinquantièmes de blé. Et cependant le peuple romain n’en recevait pas moins d’immenses approvisionnemens en grains.

L. Mais que veulent dire ces cinquantièmes de blé et ces surcroîts en argent ? De quel droit les demandiez-vous ? ou plutôt comment vous y êtes-vous pris ? Le laboureur donnait de l’argent : comment ? et sur quel fonds ? S’il avait voulu se montrer généreux, il aurait pu donner meilleure mesure au décimateur, ainsi que faisaient les contribuables dans le temps où les baux étaient portés à un prix raisonnable. Mais il donnait de l’argent ! D’où le tirait-il ? De ses grains ? Comme s’il lui était possible sous votre préture d’en avoir de reste. Il fallait donc qu’il coupât une partie de son blé en herbe pour ajouter aux autres gains que fesait Apronius sur ses récoltes, cette gratification pécuniaire qui était comme le bouquet qui couronne la meule (44). Et cette gratification, était-ce de leur plein gré ou malgré eux qu’ils la faisaient ? De plein gré ? Oui, sans doute, Apronius leur était cher. Malgré eux ? On employait donc la violence et les mauvais traitemens ? Ce n’est pas tout ; Verrès, dans son extravagance, gardait si peu de mesure, qu’en affermant les dîmes, il stipulait par surcroît une indemnité pécuniaire à chaque adjudication : c’était sans doute peu de chose, deux ou trois mille sesterces de surplus, mais qui, cumulés pendant trois ans, se montent à cinq cent mille sesterces (45). Aucun exemple, aucun droit ne l’autorisait à le faire ; et il n’a pas rapporté cette somme au trésor public. Quelque léger que paraisse ce grief, je défie qui que ce soit d’imaginer le moyen de le repousser.

Dans cet état de choses, vous osez dire que vous avez porté très-haut l’adjudication des dîmes, lorsqu’il est démontré que vous avez adjugé les biens et les revenus des laboureurs, non pas au profit du peuple romain, mais à votre profit. Qu’un économe chargé d’exploiter un domaine rapportant dix mille sesterces (46) de revenu, s’avise de couper les arbres pour les vendre, d’enlever les tuiles, d’aliéner les instrumens et le bétail, et qu’il envoie à son maître vingt mille sesterces (47) au lieu de dix mille, après s’en être fait cent mille pour son compte (48). D’abord le maître, ignorant son désastre, se réjouira ; il sera enchanté de son régisseur qui lui aura procuré une si grande augmentation de revenu : mais ensuite, quand il saura que tous les objets nécessaires à la culture et à l’exploitation de son fonds ont été détournés et vendus, il punira l’économe avec la dernière rigueur, et reconnaîtra qu’il avait été fort mal servi. Ainsi, lorsqu’on entend dire qu’il a porté le bail des dîmes plus haut que ne l’avait fait C. Sacerdos, l’honnête magistrat à qui Verrès a succédé, le peuple romain croit qu’il a en lui, pour ses terres et pour ses récoltes, un gardien fidèle, un bon économe : mais, lorsqu’il apprendra que Verrès a vendu tous les instrumens de labourage et tout ce qui servait à la reproduction de nos revenus, que par sa cupidité il a détruit toute l’espérance de l’avenir, que tous les champs, toutes les exploitations de notre domaine, ont été par lui dévastés, épuisés, tandis que lui-même a fait un butin et des bénéfices immenses, alors le peuple reconnaîtra combien il a été mal servi, et jugera Verrès digne du plus rigoureux châtiment.

LI. Mais comment en juger par vous-mêmes ? En considérant que les terres soumises à la dîme dans toute la province de Sicile sont abandonnées, à cause de l’avarice de Verrès ; car non-seulement il est arrivé que le peu de laboureurs qui sont restés dans les campagnes ont employé moins de charrues, mais que même une foule de riches propriétaires, cultivateurs actifs et intelligens, ont déserté des champs vastes et fertiles, et ont laissé leurs exploitations totalement en friche. C’est un fait dont il est facile de s’assurer d’après les registres authentiques des villes ; car, d’après la loi d’Hiéron, les laboureurs sont tenus de se faire inscrire chaque année chez le magistrat de leur cité. Greffier, lisez donc la liste des cultivateurs que Verrès, à son arrivée, a trouvés dans le canton de Leontium. — Quatre-vingt-trois. — Combien ont fait leurs déclarations dans la troisième année de sa préture ? - Trente-deux. — Voilà donc cinquante et un laboureur qui ont été expulsés du canton sans que personne les ait remplacés. Combien, à votre arrivée, y avait-il de laboureurs dans le district de Mutyca ? Voyons les registres publics. — Cent quatre-vingt-huit. — Et la troisième année ? — Cent un. — C’est-à-dire que par vos injustices il se trouve quatre-vingt-sept laboureurs perdus pour un seul canton, et comme aussi pour notre république, qui regrette et réclame tous ces pères de famille dont les travaux assuraient nos revenus. Le territoire d’Herbite comptait, la première année, deux cent cinquante-sept laboureurs, et la troisième, cent vingt. Ainsi cent trente-sept pères de famille se sont exilés loin de leurs propriétés. Le canton d’Agyrone, peuplé d’hommes si distingués, si honorables, si opulens, comptait deux cent cinquante laboureurs la première année de votre préture. Combien la troisième année ? — Quatre-vingt, ainsi que vous avez entendu les députés d’Agyrone vous le déclarer d’après les registres de leur ville.

LII. Grands dieux ! si de la province entière vous aviez fait fuir cent soixante-dix laboureurs, des juges fidèles aux lois pourraient-ils vous acquitter ? Et si le seul canton d’Agyrone s’est vu privé de cent soixante-dix laboureurs, ne pouvez-vous pas juger par là de toute la province ? Partout vous trouverez la même dépopulation dans les terres sujettes à la dîme. S’il est quelques laboureurs à qui il soit resté quelque portion d’un riche patrimoine, ils sont demeurés dans leurs champs avec des moyens d’exploitation très-limités et un très-petit nombre de charrues ; ils craignaient, en émigrant, de perdre les derniers débris de leur fortune. Mais ceux qui n’avaient plus rien à perdre ont, par le fait de Verrès, déserté non-seulement leurs campagnes, mais jusqu’à leurs villes. Ceux même qui étaient restés, et c’etait à peine la dixième partie des cultivateurs, auraient aussi abandonné leurs champs, si Metellus ne leur eût écrit de Rome qu’il adjugerait la dîme conformément à la loi d’Hiéron ; et s’il ne les eût engagés à ensemencer le plus de terres qu’ils pourraient, et à faire ce qu’ils avaient toujours fait dans leur propre intérêt et sans qu’il fût besoin de les en prier, lorsqu’ils savaient bien que c’était pour eux et pour le peuple romain, et non au profit de Verrès et d’Apronius, qu’ils semaient, qu’ils faisaient des avances, qu’ils travaillaient. Quand bien même, juges, le sort des Siciliens ne vous toucherait pas, quand vous seriez indifférens sur la manière dont les alliés du peuple romain sont traités par nos magistrats, soutenez, défendez au moins les intérêts communs du peuple romain. Ce sont nos agriculteurs qui ont été chassés, nos terres domaniales qui ont été dévastées et dépeuplées par Verrès ; c’est une de nos provinces qui a été ravagée et opprimée. Je le dis, et je le prouve par les registres des villes et par les dépositions particulières de leurs citoyens les plus distingués.

LIII. Que voulez-vous de plus ? Pensez-vous que L. Metellus, après avoir employé l’autorité et l’influence de sa place pour empêcher plusieurs témoins de déposer contre Verrès, veuille déposer lui-même, quoique absent, contre la scélératesse, le brigandage et l’audace de l’accusé ? Je ne le pense pas. Mais nul n’a pu mieux connaître Verrès que le magistrat qui lui a succédé, j’en conviens : cependant l’amitié l’empêche de parler. Mais il doit au moins nous instruire de l’état où se trouve la province ; il le doit, rien pourtant ne l’y force. Qui requiert le témoignage de Metellus contre Verrès ? Personne. Est-il quelqu’un qui le réclame ? Non pas que je sache. Eh bien, si je prouve par le témoignage et par les lettres de Metellus que je n’ai rien avancé qui ne soit vrai, que direz-vous alors ? Que Metellus a écrit des mensonges ? qu’ami de Verrès, il veut perdre son ami ? que, préteur, il ne connaît pas l’état de sa province ? Greffier, lisez les lettres de L. Metellus, adressées aux consuls Cn. Pompée et M. Crassus, ainsi que celles qu’il a écrites au préteur M. Mummius et aux questeurs de la ville. Lettre de L. Metellus. J’ai vendu les dîmes du blé conformément a la loi d’Hiéron. Lorsqu’il écrit qu’il a vendu conformément à la loi d’Hiéron, qu’entend-il par là, si ce n’est qu’il a vendu comme l’ont fait tous les préteurs, excepté Verrès ? Lorsqu’il écrit qu’il a vendu conformément à la loi d’Hiéron, qu’entend-il par là, si ce n’est qu’il a rendu aux Siciliens les bienfaits de nos ancêtres, qu’il les a rétablis dans leurs droits, qu’il les a fait jouir de tous les privilèges de notre alliance, de notre amitié, de nos traités ? Il dit ensuite combien il a vendu la dîme de chaque canton. Qu’ajoute-t-il ? Lisez la suite de la lettre. Je n’ai rien négligé pour vendre les dîmes au plus haut prix possible. Pourquoi donc, Metellus, vos adjudications n’ont-elles pas été plus fortes ? — Parce que j’ai trouvé les labours abandonnés, les campagnes désertes, la province pauvre et ruinée. — Mais cependant on avait ensemencé quelques terres. Comment s’est-il trouvé des laboureurs qui aient consenti à semer ? Lisez la lettre. Lettre. Vous le voyez, juges : il a, dit-il, écrit aux laboureurs ; et dès son arrivée il les a rassurés, il a employé pour cela toute son influence. Peu s’en est fallu qu’il ne leur ait donné des cautions pour leur persuader qu’il ne ressemblerait en rien à Verrès. Mais quel motif a donc pu l’engager à prendre tous ces soins ? Lisez. Pour déterminer les laboureurs qui restaient à ensemencer leurs terres. Les cultivateurs qui restaient ! Que veut dire qui restaient ? A quelle guerre, à quelle dépopulation avaient-ils échappé ? Quoi donc ! aurait-on vu fondre sur la Sicile, durant votre préture, de telles calamités et une guerre si longue et si meurtrière, que votre successeur semblât réduit à recueillir et à ranimer le peu de laboureurs qui restaient ?

LIV. Pendant les guerres puniques la Sicile fut dévastée ; elle l’a été depuis du temps de nos pères et du nôtre : alors deux fois cette province fut en proie aux esclaves (49) fugitifs, sans cependant qu’elle ait eu à regretter le massacre de ses laboureurs ; seulement, les semailles n’ayant pas été faites, ou la récolte ayant été détruite, on eut à regretter la moisson d’une année : mais le nombre des propriétaires et des laboureurs se maintint toujours au complet. Les préteurs qui succédèrent à M. Lévinus, à P. Rupilius ou à Man. Aquillius (50) dans la province, ne furent point réduits à recueillir ce qui restait de laboureurs. Verrès et Apronius auraient donc fait peser sur la Sicile plus de calamités que ne l’ont fait ou Asdrubal avec une armée carthaginoise, ou Athénion avec ses nombreuses bandes de fugitifs ? Dans ces temps-là, dès que l’ennemi avait été vaincu, partout on reprenait la culture, et il n’était pas nécessaire que le préteur adressât des lettres suppliantes ou d’instantes prières au laboureur pour qu’il semât le plus qu’il pourrait. Et maintenant même, après qu’on eut vu s’éloigner ce fléau dévastateur des campagnes, il ne s’est trouvé personne qui se soit remis de son propre mouvement à la culture. Il n’en était resté qu’un petit nombre, qui, cédant à l’influence de Metellus, sont retournés dans leurs champs et au milieu de leurs dieux domestiques. Homme audacieux et insensé, ne voyez-vous pas que cette lettre est pour vous un arrêt de mort ? Ne voyez-vous pas que lorsque votre successeur, en parlant des laboureurs, ajoute ceux qui restent, il dit éloquemment que ces restes sont échappés non pas à la guerre ni à quelque autre fléau de cette espèce, mais à votre scélératesse, à votre despotisme, à votre avarice, à votre cruauté ? Greffier, continuez la lecture. Toutefois autant que le permettaient la difficulté des temps et le manque de laboureurs. Vous l’entendez, il dit le manque de laboureurs ! Si, tout accusateur que je suis, je revenais aussi souvent sur la même chose, je craindrais, juges, de vous indisposer. Mais Metellus crie hautement : Si je n’avais écrit ! Ce n’est pas assez : Si je n’avais assuré de vive voix ! Il ne s’en tient pas encore là : Ce qui restait de cultivateurs, dit-il. — Ce qui restait ! Quelle lugubre expression ! comme elle peint le désastre de la province ! Et, de plus, il ajoute : Le manque de laboureurs.

LV. Attendez encore, juges, attendez, si vous le pouvez, les preuves de mon accusation. Je dis que les laboureurs ont été dispersés par la cupidité de Verrès ; Metellus écrit qu’il a rassuré ceux qui restaient. Je dis que les champs ont été désertés, les exploitations abandonnés ; Metellus écrit qu’il y a manqué de cultivateurs. Écrire ces mots, n’est-ce pas démontrer que les alliés et les amis du peuple romain ont été dépossédés, expulsés, chassés de leurs propriétés ? S’il leur fût arrivé quelque mal par la faute de Verrès, sans que nos revenus en eussent souffert, vous ne pourriez encore vous dispenser de sévir contre lui, surtout si vous le jugiez d’après les lois établies en faveur de nos alliés. Mais, lorsque par la ruine et la désolation de nos alliés les revenus de l’état ont souffert une grande diminution, lorsque les approvisionnemens de blé, les vivres, les ressources, l’existence même de Rome et de nos armées, ont, à cause de son avarice, été compromis pour une longue suite d’années, que du moins les intérêts du peuple romain vous occupent, si les alliés les plus fidèles n’excitent point votre sollicitude ! Et, pour qu’il ne vous reste aucun doute qu’il a sacrifié au lucre, à la proie du moment, nos revenus et ceux des années subséquentes, écoutez ce que Metellus écrit à la fin de sa lettre : J’ai pourvu aux revenus de l’état pour l’avenir. Il dit qu’il a pourvu pour l’avenir aux revenus de l’état. Aurait-il écrit qu’il avait pourvu aux revenus de l’état, s’il n’avait pas voulu montrer que vous les aviez anéantis ? Quelle raison Metellus aurait-il eue de pourvoir à la rentrée des tributs pour la dîme, et à ce qui concerne les approvisionnemens, si Verrès, par ses gains illicites, n’avait pas compromis cette partie de nos revenus ? Mais, quand Metellus lui-même cherche à assurer nos revenus, à recueillir ce qui restait de laboureurs, quel résultat peut-il obtenir, sinon de ramener à la culture ceux qui le peuvent, ceux à qui Apronius, le satellite de Verrès, avait du moins laissé une charrue, et qui cependant ne sont restés dans leurs terres que parce qu’ils attendaient Metellus, et qu’ils espéraient en lui ? Et tous les autres Siciliens, et cette multitude infinie de laboureurs qu’on a fait déserter non-seulement leurs campagnes, mais encore les villes, et qui, après s’être vu enlever leurs biens-fonds et leurs meubles, ont cherché un asile hors de la province, comment les y ramènera-t-on ? Combien il faudra de préteurs probes et sages pour ramener enfin tous ces malheureux dans leurs terres et dans leurs foyers !

LVI. Vous ne serez plus étonnés qu’il s’en soit enfui un nombre aussi grand que le portent les registres des villes et les déclarations des laboureurs, quand vous saurez que sa rigueur, sa cruauté, furent si oppressives, si atroces envers ces infortunés, que plusieurs d’entre eux (chose incroyable, et cependant c’est un fait réel et connu de toute la Sicile), se sont vus, par les vexations et les excès des décimateurs, réduits à se donner la mort. Il est prouvé que Dioclès, un des plus riches habitans de Centorbe, s’est pendu le jour qu’on lui annonça qu’Apronius avait racheté la dîme. Dyrrachinus, ainsi que l’a déposé devant vous Archonide d’Élore, homme très-distingué, Dyrrachinus, le premier de sa ville, s’est fait périr de la même manière, lorsqu’il apprit que le décimateur se proposait de lever sur lui, en vertu de l’édit de Verrès, une taxe si forte que tous ses biens ne suffiraient pas pour l’acquitter.

De semblables excès, Verrès, quoique vous ayez toujours été l’homme le plus insouciant et le plus insensible, les auriez-vous jamais soufferts, alors que les gémissemens et le désespoir de la province appelaient sur votre tête la vengeance des lois ; auriez-vous, dis-je, souffert que les individus n’eussent contre votre tyrannie d’autre asile que la mort, et la mort la plus cruelle, si de pareils attentats n’eussent été pour vous une source de richesses et de butin ? Eh quoi ! vous l’auriez souffert ? Et c’est ici, juges, que j’ai besoin de toute votre attention ; il faut ici que je redouble d’efforts et d’application pour faire comprendre à chacun combien est indigne, combien est manifeste, même de l’aveu de tous, le crime dont on prétend se racheter à force d’argent. Ce chef d’accusation est-il assez grave, assez révoltant ? Oui, de mémoire d’homme, et depuis que des tribunaux furent institués contre les concussionnaires, on n’avait pas encore vu un préteur du peuple romain assez coupable pour s’associer les fermiers de la dîme.

LVII. Ce n’est pas d’aujourd’hui que Verrès, homme privé, entend un ennemi ; que Verrès, accusé, entend un accusateur lui adresser ce reproche : déjà long-temps auparavant, sur ce tribunal où il siégeait comme préteur, lorsqu’il gouvernait la province de Sicile, et que chacun voyait en lui, moins pour son autorité, commune à tout autre préteur, que pour sa cruauté, un tyran redoutable, cette accusation a frappé mille fois ses oreilles ; et, s’il sut contenir le ressentiment qui le portait à s’en venger, ce ne fut point par indifférence, mais la conscience de ses malversations et de ses crimes enchaînait sa volonté. D’ailleurs les décimateurs parlaient hautement, entre autres celui qui était le plus accrédité auprès de Verrès, Apronius, qui mettait les plus riches campagnes au pillage. Peu de chose, à les entendre, leur revenait sur ces immenses profits ; le préteur était leur associé. Quoi ! lorsque les décimateurs tenaient publiquement ce langage dans toute la province ; lorsqu’ils appuyaient de votre nom des opérations si honteuses et si criminelles, vous n’avez pas même eu l’idée de ménager votre réputation, vous n’avez pris aucun souci de votre existence et de votre fortune ? Lorsque la terreur de votre nom frappait les oreilles et l’esprit des cultivateurs ; lorsque les décimateurs, pour transiger avec les laboureurs, faisaient valoir non pas leur pouvoir, mais votre scélératesse et votre nom, comptiez-vous trouver à Rome un tribunal assez vil, assez déshonoré, assez ami de l’argent, pour qu’il fût possible, même à la déesse Salus (51), de vous soustraire à la rigueur des lois ? Lorsqu’il était évident que non-seulement vous aviez adjugé les dîmes contre les règlemens, contre les lois, contre l’usage de tous vos prédécesseurs, mais encore que les adjudicataires répétaient sans cesse que, s’ils pillaient les cultivateurs, c’était en votre nom, pour votre compte, pour votre profit, d’où vient que vous gardiez le silence ? d’où vient que, ne pouvant dissimuler tout ce qui se passait autour de vous, vous avez pu le souffrir et y paraître indifférent ? N’est-ce pas que la grandeur du gain vous faisait oublier la grandeur du danger, et que l’amour de l’argent avait sur vous plus de pouvoir que la crainte des tribunaux ? Passons sur tout le reste ; vous ne pouvez le nier. Mais comment ne vous êtes-vous pas du moins réservé la ressource de dire que vous n’avez rien su de ce qui se disait, et que jamais ces propos déshonorans pour vous ne sont parvenus à vos oreilles ? Quoi ! les gémissemens et les plaintes des laboureurs éclataient de toutes parts, et vous ne les entendiez pas ! La province entière murmurait, et personne ne vous en avertissait ! À Rome il n’était bruit que de vos exactions ; toutes les sociétés en parlaient, et vous l’ignoriez ! vous ignoriez tout ! Quoi ! lorsque dans la place publique de Syracuse, en votre présence, devant une assemblée très-nombreuse, P. Rubrius défia hautement Apronius de nier qu’il eût dit que vous étiez son associé dans les dîmes, ces paroles n’allèrent pas jusqu’à vous, elles ne vous troublèrent pas, elles ne vous déterminèrent pas à détourner le danger qui menaçait votre existence et votre fortune! Vous avez gardé le silence, vous avez même apaisé la querelle, et vous eûtes soin que le défi judiciaire ne fût pas accepté.

LVIII. Grands dieux! un homme innocent aurait-il souffert un tel affront ? Un coupable, même pour peu qu’il eût réfléchi qu’il trouverait à Rome des tribunaux, n’aurait-il pas cherché quelque biais afin de ramener à soi l’opinion publique ? Eh quoi! l’on veut publiquement intenter un procès qui compromet votre existence et votre fortune, et vous restez assis, vous demeurez tranquille, vous ne donnez aucune suite à cette affaire, vous n’insistez pas, vous ne recherchez pas à qui Apronius a parlé, qui l’a entendu, qui a donné lieu à ce propos, comment il s’est répandu! Si quelqu’un était venu vous dire à l’oreille qu’Apronius se donnait partout pour votre associé, vous auriez dû en être indigné, mander Apronius, et n’accepter de satisfaction de lui qu’après avoir satisfait vous-même à l’opinion publique. Mais, lorsque c’est au milieu d’une place si fréquentée, devant une assemblée si nombreuse, qu’on a lancé un trait en apparence dirigé contre Apronius, en réalité contre vous, auriez-vous supporté ce coup en silence, si vous n’aviez pensé que tout ce que vous auriez pu dire sur un fait aussi notoire n’aurait fait qu’agraver le mal ? Souvent des gouverneurs ont renvoyé leurs questeurs, leurs lieutenans, leurs préfets, leurs tribuns ; ils leur ont enjoint de sortir de la province, parce qu’ils croyaient que c’était par la faute de ces agens qu’eux-mêmes ne jouissaient pas d’une bonne réputation, ou parce que la conduite de ceux-ci ne leur paraissait pas entièrement irréprochable ; et un Apronius, un homme à peine libre, souillé de crimes, sans moyens, usé de libertinage, dont l’haleine est aussi corrompue que le cœur, vous auriez craint, lorsqu’il vous couvrait ainsi d’infamie, de lui adresser quelques paroles un peu sévères ! Assurément vous n’auriez pas respecté l’association établie entre vous jusqu’à demeurer indifférent au péril qui menaçait votre existence, si vous n’aviez senti vous-même combien toute cette affaire était publique et manifeste. Peu de temps après, P. Scandilius, chevalier romain, que vous connaissez tous, proposa au même Apronius le défi que lui avait fait Rubrius au sujet de l’association. Il insista, pressa, ne donna point de relâche : cinq mille sesterces (52) furent déposés ; puis aussitôt Scandilius demanda des commissaires ou un juge

LIX. N’est-ce pas, pour un préteur coupable, se voir assez étroitement cerné, traqué dans sa province ; que dis-je ? sur son tribunal, sur son siège, réduit qu’il est ou à laisser prononcer sa condamnation capitale, lui siégeant, lui présent, ou à confesser qu’il n’y a point de tribunal qui ne dût prononcer contre lui ? On s’engage à prouver qu’Apronius a dit que vous étiez son associé dans les dîmes. La scène se passe dans votre province, vous êtes présent, c’est à vous-même qu’on demande justice. Que faites-vous ? que décrétez-vous ? Je nommerai, dites-vous, des commissaires. Fort bien. Mais quels seront les commissaires ? Auront-ils le cœur assez ferme pour oser, dans la province du préteur, en sa présence, juger non-seulement contre sa volonté, mais même contre ses plus chers intérêts ? Mais j’admets qu’on en eût trouvé, car le fait était évident. Outre qu’il n’y a eu personne qui ne dît avoir entendu clairement le propos, il n’était point d’homme opulent qui ne fût prêt à l’attester ; il n’y avait aussi personne dans toute la Sicile qui ne sût que la ferme de la dîme s’exploitait pour le compte du préteur, personne à qui on n’eût dit qu’Apronius le publiait partout : d’ailleurs il y avait à Syracuse un corps honorable de citoyens romains ; il s’y trouvait aussi beaucoup de chevaliers de la première distinction, parmi lesquels il fallait choisir des commissaires qui n’auraient en aucune manière pu juger autrement. Scandilius persiste à demander des commissaires. Verrès, ce magistrat intègre qui désirait dissiper et écarter de lui tout soupçon, déclare qu’il nommera des commissaires, mais choisis dans sa cohorte.

LX. J’en atteste les dieux et les hommes, quel est donc celui que j’accuse ? quelle est donc la cause pour laquelle je prétends signaler mon talent et mon zèle ? qu’est-il besoin ici de mes réflexions et de mes paroles ? qu’ai-je à représenter ? qu’ai-je à faire ? Je le tiens, je le tiens au milieu des domaines du peuple romain, au milieu des moissons de la Sicile, ce dévastateur emportant tous les blés et un argent immense ; je l’ai pris, dis-je, en flagrant délit, et il lui est impossible denier. Que pourra-t-il dire ? On a intenté contre Apronius, votre prête-nom, un procès qui compromet toute votre existence ; on l’attaque comme ayant dit partout que vous êtes son associé pour les dîmes. Tout le monde est curieux de savoir quel grand intérêt vous allez attacher à la chose, et comment vous vous y prendrez pour attester votre innocence aux yeux du public. Sera-ce encore de votre médecin, de votre aruspice, de votre huissier, que vous composerez votre commission ? Y appellerez-vous cet homme que dans votre cohorte vous conserviez comme un juge à la façon de Cassius (53), quand il s’agissait de quelque cause majeure, ce Papirius Potamon dont la sévérité rappelait les principes austères de nos anciens chevaliers ? Scandilius demande des commissaires pris parmi nos concitoyens. Alors Verrès répond négativement que, l’affaire intéressant sa réputation, il ne se confiera qu’à ses propres officiers. Les commerçans regardent comme un déshonneur de récuser les juges d’une place où ils font le négoce, un préteur comprend sa province tout entière dans ses récusations. L’impudence est-elle assez choquante ? Il prétend être absous à Rome, lui qui, malgré tout le pouvoir qu’il exerçait dans sa province, a jugé qu’il n’était pas possible de l’y absoudre. Il se flatte que son argent fera plus d’impression sur des sénateurs distingués, que la crainte n’en aurait produit sur trois négocians. Scandilius déclare qu’il ne comparaîtra point devant Artémidore ; et cependant il vous offre un grand avantage, il vous fait la proposition la plus acceptable, si vous voulez en profiter. Si dans toute la Sicile vous êtes sûr de ne pouvoir trouver de juge, ni de commissaires qui vous agréent, il vous demande de porter l’affaire à Rome. Alors vous vous écriez qu’il est un méchant homme de vous proposer de remettre le soin de votre réputation à des gens dont il savait que vous êtes détesté. Vous déclarez que l’affaire n’ira point à Rome, et que vous ne prendrez point de commissaires parmi nos concitoyens établis en Sicile ; vous proposez votre cohorte. Scandilius répond qu’il se désiste de son accusation pour le moment, qu’il y reviendra dans un autre temps. Vous, que faites-vous ? Vous forcez Scandilius, à quoi ? à tenir le défi qu’on avait accepté ? Point du tout ; vous éludez impudemment le jugement qu’on attend sur votre réputation. Que faites-vous donc ? Souffrez-vous qu’Apronius prenne des commissaires dans votre cohorte ? Il eût été trop révoltant que l’une des parties eût le pouvoir de prendre ses juges parmi des gens vendus, au lieu de laisser à toutes deux le droit d’en choisir chacune de leur côté parmi des personnes impartiales. Vous ne faites ni l’un ni l’autre. Que faites-vous donc ? Quelque chose de pis encore. Verrès force Scandilius à donner les cinq mille sesterces, à les compter dans les mains d’Apronius. Que pouvait faire de plus ingénieux un préteur jaloux de sa réputation, et qui voulait repousser loin de lui tout soupçon et imposer silence à des bruits déshonorans ?

LXI. Le nom de Verrès revenait dans toutes les conversations avec opprobre, avec scandale ; un misérable, un vil scélérat, Apronius avait dit partout que le préteur était son associé ; l’affaire avait été portée en justice, elle allait être décidée. Rien de plus facile pour Verrès, s’il n’avait pas été coupable, que de rétablir son honneur ; il n’avait qu’à punir Apronius. Quel châtiment, quelle peine imagine-t-il contre Apronius ? Il force Scandilius de donner à Apronius cinq mille sesterces pour prix, pour récompense de sa scélératesse et de sa singulière audace à publier partout son association criminelle avec le préteur. Rendre ce jugement, ô le plus effronté des hommes ! n’était-ce pas avouer, répéter hautement le propos qu’Apronius avait sans cesse à la bouche ? Et l’homme que, pour peu que vous eussiez eu la moindre pudeur, ou du moins la crainte des lois, vous auriez dû ne pas renvoyer sans châtiment, vous n’avez pas voulu le laisser partir sans salaire ! Que de lumières peut vous donner, juges, cette seule affaire de Scandilius ! Vous voyez d’abord que le reproche d’association avec les décimateurs n’a point pris naissance à Rome ; que ce n’est point une invention de son accusateur, un mensonge officieux trouvé tout à point (comme nous le disons quelquefois dans nos défenses), ni enfin un moyen suggéré par la présence du danger ; mais que ce grief est ancien, qu’il a été mis en avant dès votre préture, Verrès, et que, loin d’avoir été forgé à Rome par vos ennemis, il s’est propagé de votre province à Rome. On peut aussi juger par là de l’affection de cet homme pour Apronius, et de l’importance qu’on doit attacher à l’aveu et à la déclaration de celui-ci au sujet de son bienfaiteur. De là, vous pouvez encore conclure que Verrès s’était fait un principe de ne confier qu’à des commissaires tirés de sa cohorte les causes qui intéressaient sa réputation.

LXII. Est-il un de nos juges, qui, au premier mot que j’ai prononcé sur l’accusation concernant les dîmes, n’ait été persuadé que Verrès a fait main basse sur les meubles et sur les propriétés des laboureurs ? En est-il un qui n’ait reconnu avec moi qu’il a vendu les dîmes d’après une nouvelle loi, c’est-à-dire illégalement, au mépris des règlemens et des usages de tous ses prédécesseurs ? Quand nous n’aurions pas des juges aussi éclairés, aussi consciencieux, en est-il un qui, à la vue de vexations si révoltantes, de décrets si tyranniques, d’arrêts si injustes, n’aurait pas depuis long-temps formé son opinion et prononcé ? Supposons même qu’il existe un juge moins scrupuleux, moins attaché aux lois, à son devoir, à la république, aux alliés et aux amis du peuple romain. Eh bien, pourra-t-il avoir quelque doute sur la coupable avidité de Verrès, après la connaissance acquise de tant de profits illicites, de tant de conventions iniques arrachées par la force et par la terreur, enfin de tant de dons extorqués aux villes par la violence et l’autorité militaire, par la crainte des verges et de la mort, et cela au profit non-seulement d’Apronius et de ses semblables, mais même des esclaves de Vénus ? S’il en est que les malheurs de nos alliés trouvent insensibles, qui voient sans émotion la dispersion des laboureurs, leurs calamités, leur exil et leurs morts violentes, non, je n’en doute pas, quand ils apprendront, par les rôles des cités et par la lettre de L. Metellus, que la Sicile est dévastée, que les campagnes sont désertes, ils demeureront convaincus qu’il est impossible que Verrès échappe aux peines les plus rigoureuses. Et qui pourrait encore dissimuler ou justifier tous ces faits ? J’ai mis sous les yeux du tribunal les ajournemens donnés en sa présence au sujet de son association pour la dîme, et sur lesquels il n’a pas voulu que l’on prononçât : quelle preuve plus évidente pourrait-on demander ? Je ne doute pas, juges, que vous ne soyez pleinement satisfaits. Cependant j’irai encore plus loin, non afin d’ajouter à votre conviction, qui, je m’en flatte, est assez complète, mais afin qu’il mette enfin un frein à son impudence, et qu’il cesse de croire qu’il peut acheter ce qui pour lui fut toujours vénal, la parole, le serment, la vérité, le devoir, la religion. Je veux aussi que ses amis cessent de répéter des propos qui ne peuvent que nous compromettre, nous avilir, nous attirer la haine et le mépris de tous. Et qui sont ces amis ? Oh ! qu’il est à plaindre l’ordre des sénateurs, et combien, par la faute et l’indignité de quelques membres, n’est-il pas en butte à la haine et au mépris ! Un Æmilius Alba (54), qui se tient à l’entrée du marché, ose dire publiquement que Verrès était sûr de triompher, qu’il avait acheté les juges, qu’il avait donné à celui-ci quatre cent mille sesterces, à celui-là cinq cent mille, que le plus mal payé lui en avait coûté trois cent mille (55) ! Vainement lui a-t-on répondu que le succès de Verrès était impossible, que plusieurs témoins étaient prêts à déposer, que d’ailleurs je ne me prêterais à aucun arrangement. « Bon, s’est-il écrié, tous ils pourront tout dire contre lui. À moins qu’ils ne rendent le fait si évident qu’il soit impossible de répondre, la victoire est à nous. » Rien de mieux, Alba : j’accepte vos conditions. Vous pensez que les tribunaux ne doivent tenir aucun compte ni des conjectures, ni des présomptions, ni de ce que doit faire préjuger la vie antérieure, ni du témoignage des honnêtes gens, ni des dépositions des villes, quelle que soit leur authenticité ; vous demandez des preuves par écrit, qui ne laissent aucun doute. Moi, je ne demande point de juges à la façon de Cassius ; je n’invoque pas l’antique sévérité de nos tribunaux ; ce n’est ni votre loyauté, ni votre honneur, ni votre conscience, que j’implore dans cette cause ; je ne veux d’autre juge qu’Alba, oui, que cet homme qui vise à la réputation de mauvais bouffon, et que les bouffons eux-mêmes ont toujours regardé plutôt comme un vil gladiateur que comme un vrai bouffon. Je vous présenterai l’affaire des dîmes dans un si grand jour, qu’Alba lui-même avouera que, pour ce qui concerne les blés et les propriétés des laboureurs, des brigandages ont été ouvertement, publiquement commis.

LXIII. Verrès prétend qu’il a vendu cher la dîme du canton de Leontium. J’ai démontré que ce n’est pas vendre fort cher que de vendre seulement en paroles, tandis qu’en effet l’on s’arrange pour que les conventions, les lois, les édits, le despotisme des décimateurs, ne laissent pas même aux cultivateurs les dîmes de leur récolte. J’ai démontré pareillement que vos prédécesseurs avaient vendu cher la dîme du canton de Leontium et des autres cantons, qu’ils l’avaient vendue conformément à la loi d’Hiéron, qu’ils l’avaient vendue à plus haut prix que vous, et qu’aucun cultivateur ne s’en était plaint. Personne, en effet, ne pouvait s’en plaindre, l’adjudication ayant été faite d’après la loi. Jamais les cultivateurs ne s’embarrassèrent du prix de l’adjudication ; car, qu’il soit plus ou moins élevé, ils n’en doivent ni plus ni moins. Le bail de la dîme s’adjuge en raison du produit de la récolte : il est même de l’intérêt des cultivateurs que la récolte soit tellement abondante que le bail monte aussi haut qu’il est possible. Pourvu que le cultivateur ne donne que sa dîme, rien de plus avantageux pour lui que de voir cette dîme affermée à un prix considérable. Mais je vous entends. Vous vous en tenez à votre dire, comme à votre plus puissant moyen de défense : Vous avez vendu fort cher les dîmes ; et le canton de Leontium, un de ceux qui produisent le plus, a été affermé deux cent seize mille boisseaux. Si je démontre que vous pouviez l’affermer davantage, que vous n’avez pas voulu l’adjuger à ceux qui enchérissaient sur Apronius ; enfin qu’Apronius a obtenu le bail à un prix beaucoup moindre que d’autres vous en auraient donné ; si je le démontre, Alba pourra-t-il, quoiqu’il soit le plus cher de vos amis, et même de vos amans, Alba lui-même pourra-t-il vous absoudre ?

LXIV. Je dis qu’un chevalier romain des plus estimés, Q. Minucius, vous offrit, au nom d’une compagnie non moins considérée que lui, d’ajouter aux dîmes de Leontium, oui, aux dîmes d’un seul canton, non pas mille, non pas deux mille, non pas trois mille, mais trente mille boisseaux, et qu’il n’eut pas la liberté de se rendre enchérisseur, de crainte qu’Apronius ne fût évincé. Ici vous ne pouvez nier, à moins que vous ne soyez résolu à nier toute chose. Le fait s’est passé publiquement, au sein d’une nombreuse assemblée, à Syracuse. Il eut pour témoin toute la province, parce qu’il n’est pas d’endroit d’où l’on ne vienne à Syracuse pour l’adjudication des dîmes. Que vous conveniez du fait, ou qu’on vous en convainque, ne voyez-vous pas combien ce seul délit renferme de griefs accablans ? Il est prouvé d’abord que l’adjudication vous était personnelle, qu’elle était pour vous une proie assurée : autrement, pourquoi auriez-vous préféré voir Apronius, que chacun désignait comme chargé d’exploiter les dîmes pour votre compte, prendre plutôt que Minucius l’adjudication de celles du territoire de Leontium ? Il n’est pas moins clair qu’il a été fait des bénéfices immenses, incalculables : car, si trente mille boisseaux de bénéfice avaient pu vous tenter (56), Minucius les eût donnés volontiers à Apronius, pour peu qu’il eût voulu les accepter. Sur quel riche butin, dites-moi, ne comptait donc pas Verrès, pour qu’un bénéfice si considérable, déjà réalisé, et qu’il n’avait que la peine de prendre, fût l’objet de son mépris, de son dédain ? Ajoutons que Minucius lui-même n’aurait pas poussé si haut l’enchère, si vous aviez adjugé les dîmes d’après la loi d’Hiéron. Mais, dans vos nouveaux édits, dans vos injustes règlemens, il voyait le moyen de percevoir beaucoup plus que les dîmes ; et voilà comme il s’est avancé si loin. Mais, pour Apronius, vous lui avez toujours permis beaucoup plus que n’autorisaient déjà vos édits. Combien, juges, pensez-vous qu’ait dû gagner celui à qui tout était loisible, lorsque vous voyez proposer un bénéfice si considérable par celui qui n’aurait pas eu la même latitude, s’il eût été l’adjudicataire ? Arrivons enfin, Verrès, à votre dernier moyen de défense, à ce rempart derrière lequel vous avez toujours prétendu couvrir tous vos larcins, tous vos brigandages : J’ai vendu cher les dîmes, je me suis occupé des besoins du peuple romain, j’ai voulu assurer sa subsistance. Comment tenir ce langage, lorsqu’on ne peut nier que l’on a vendu la dîme d’un canton trente mille boisseaux de moins qu’on n’aurait pu l’adjuger ? Ainsi, quand je vous accorderais que, si Minucius n’a point obtenu de vous l’adjudication, c’est que vous l’aviez déjà adjugée à Apronius (et c’est, dit-on, ce que vous ne cessez de répéter, et pour moi, j’attends, je désire, je souhaite que vous mettiez en avant ce système de défense) ; mais, quand cela serait, vous ne pourriez vous faire un mérite d’avoir vendu cher les dîmes, lorsque vous avouez qu’il s’est présenté des acquéreurs qui voulaient en donner beaucoup plus.

LXV. Voilà donc prouvées, juges, voilà prouvées jusqu’à l’évidence, l’avarice, la cupidité de l’homme, et sa scélératesse, et sa perversité, et son audace ! Et, si je dis que ses amis et ses défenseurs l’ont jugé comme moi, que demanderez-vous de plus ? À l’arrivée de L. Metellus, son successeur dans la préture, Verrès avait eu soin d’user de sa recette universelle pour se faire autant d’amis que ce magistrat avait de suivans. Mais on s’adressa directement à Metellus. Apronius fut mandé à son tribunal. Il était cité par un personnage de la première distinction, le sénateur C. Gallius, qui requit Metellus de donner, en conformité de son édit, action contre Apronius, comme ayant employé la violence et la menace pour s’approprier le bien d’autrui : formule que Metellus avait empruntée d’Octavius (57), et qu’il avait employée à Rome, comme il l’employait alors dans sa province. Gallius éprouva un refus : le préteur lui dit qu’il ne voulait point rendre un jugement qui élèverait un préjugé contre Verrès. Les gens qui composaient la suite de Metellus n’étaient pas des ingrats ; tous protégaient Apronius. C.Gallius, bien que sénateur, bien que l’ami intime de Metellus, n’a pu, en vertu de l’édit de ce préteur, obtenir action contre Apronius. Je ne blâme point Metellus ; il a voulu ménager un homme qu’il aime, et même, comme je le lui ai entendu dire, un peu son parent. Non, dis-je, je ne blâme point Metellus ; mais je m’étonne que, craignant si fort de rien préjuger contre Verrès en nommant des commissaires, il ait non-seulement porté contre lui une sentence implicite, mais la condamnation la plus grave et la plus accablante. Et d’abord, s’il pensait qu’Apronius serait acquitté, il n’avait aucun motif de craindre qu’on en préjugeât rien contre Verrès. Ensuite, si Apronius était condamné, tout le monde devait être persuadé que l’arrêt frappait également Verrès. Metellus ne prononçait-il pas d’avance que leurs causes étaient inséparables, en établissant que la condamnation d’Apronius préjugerait celle de Verrès ? Ainsi ce seul fait en prouve deux : d’abord, que les laboureurs ont été forcés par la violence et par la crainte à donner à Apronius beaucoup plus qu’ils ne devaient ; en second lieu, qu’Apronius n’était que le prête-nom de Verrès, puisque L. Metellus a positivement établi qu’Apronius ne pouvait être condamné sans prononcer en même temps contre les malversations et les crimes de Verrès.

LXVI. J’arrive maintenant à la lettre de Timarchide, son affranchi et son appariteur. Mes observations sur cette pièce termineront ce que j’ai à dire concernant les dîmes. La voici, juges, cette lettre que j’ai trouvée à Syracuse dans la maison d’Apronius, en y faisant des perquisitions. Elle fut envoyée, comme sa teneur même le prouve, au moment où Verrès quittait la province. C’est en route qu’elle a été écrite de la main de Timarchide. Lisez la lettre de Timarchide : Timarchide, appariteur de Verrès, salue Apronius. Je ne lui fais point ici un reproche d’avoir mis son titre d’appariteur. Pourquoi les greffiers seraient-ils les seuls qui s’arrogeraient ce droit ? L. Papirius, greffier. Je consens volontiers que les appariteurs, les licteurs, les messagers, jouissent du même privilège. Occupez-vous sérieusement de tout ce qui intéresse la réputation du préteur. Il recommande Verrès au zèle d’Apronius ; il l’exhorte à le soutenir contre ses ennemis. Votre réputation, Verrès, n’a rien à craindre avec l’activité et la haute influence d’Apronius. Vous avez du courage et de l’éloquence. Quel brillant et magnifique éloge Timarchide fait d’Apronius ! Qui pourrait, selon moi, ne pas estimer Apronius, lorsque Timarchide lui accorde un si haut suffrage ? Vous êtes en fonds pour agir. Assurément, Verrès, il serait trop injuste de ne pas employer pour celui qui vous a mis à la source des richesses le superflu de votre bénéfice sur les grains. Emparez-vous des nouveaux greffiers et appariteurs. Coupez, taillez avec L. Fulleius ; il peut beaucoup. Voyez, juges, combien Timarchide se croit supérieur en perversité, puisqu’il en donne des leçons à Apronius. Et ces mots coupez, taillez, ne paraît-il pas les tirer de la maison de leur patron, comme pouvant s’accommoder à toute criminelle manœuvre ? Je veux, mon frère, que vous vous en rapportiez à votre cher frère. Il est du moins son compagnon en profits et en larcins, son second et son semblable en corruption, en infamie, en audace.

LXVII. Vous vous rendrez cher à toute la maison. Que veut dire toute la maison ? A quoi tend ce mot, Timarchide ? Vous conseillez donc Apronius ? Qu’en avait-il besoin ? Était-ce sous vos auspices ou de lui-même qu’il s’était introduit dans celle dont vous faisiez partie ? Employez envers chacun les moyens les plus propres à séduire. Quelle impudence ne devait pas avoir dans sa toute-puissance celui qui montre tant de corruption dans sa fuite ! À l’entendre, tout peut s’obtenir avec de l’argent. Donnez, prodiguez, séduisez, si vous voulez vaincre. Ce conseil de Timarchide à Apronius me révolterait moins, s’il ne le donnait pas également à son patron. Quand vous recommandez une affaire, on est toujours sûr du succès. Oui, sous la préture de Verrès, mais non pas sous celle d’un Sacerdos, d’un Peducéus, ni même d’un Metellus. Vous savez que Metellus est un homme d’esprit (58). Ici l’indignation est au comble ; le caractère d’un aussi excellent homme que Metellus, ridiculisé, moqué, méprisé par un esclave échappé de ses fers, par un Timarchide ! Si Vulteius est pour vous, le reste ne sera qu’un jeu. Timarchide est bien dans l’erreur, quand il s’imagine qu’avec de l’argent on peut corrompre Vulteius, ou que Metellus gouverne son département au gré d’un seul homme. Mais son erreur, il l’a prise dans la maison de son maître ; il a vu tant d’individus, par eux-mêmes ou par d’autres, réussir auprès de Verrès en se jouant au gré de leurs désirs, qu’il croit que tous les préteurs se laisseront de même aborder. Il vous était facile d’obtenir en vous jouant ce que vous vouliez de Verrès, car vous connaissiez plus d’une espèce de jeu pour lui plaire. On a mis dans l’esprit de Metellus et de Vulteius que vous avez ruiné les laboureurs. Qui est-ce qui s’en prenait à Apronius, lorsqu’il avait réduit à la misère un laboureur ; à Timarchide, lorsqu’il avait reçu de l’argent pour une sentence, pour un décret, pour une condamnation ou pour une grâce ; au licteur Sestius (57), lorsque sa hache avait tranché la tête d’un innocent ? Personne. Tous accusaient Verrès, comme tous veulent aujourd’hui le voir condamner. Ils lui ont rebattu aux oreilles que vous étiez l’associé du préteur. Voyez-vous, Verrès, combien ce grief était évident, et l’a toujours été, puisque Timarchide lui-même en appréhende les effets ? Avouerez-vous enfin qu’il ne s’agit point ici d’un délit de notre invention, puisque dès ce temps-là votre affranchi cherchait le moyen de vous justifier ? C’est votre affranchi, c’est votre appariteur, c’est un homme étroitement lié avec vous et à vos enfans, c’est votre confident intime qui écrit à Apronius que la voix publique ne permet pas à Metellus de douter qu’Apronius n’ait été votre associé dans les dîmes. Faites-lui connaître le mauvais esprit des cultivateurs ; ils s’en repentiront, s’il plaît aux dieux. Pourquoi, dieux immortels ! cette haine si furieuse contre les cultivateurs ? Quel mal ont-ils donc fait à Verrès, pour qu’un homme qui n’est que son affranchi, son appariteur, les poursuive dans cette lettre avec un tel acharnement ?

LXVIII. Juges, je ne vous aurais pas fait lire la lettre de ce vil esclave, si je n’avais pas cru nécessaire que vous connussiez les maximes, les principes et les règles qui dirigent toute la maison de Verrès. Vous voyez les avis que Timarchide donne à Apronius, par quels moyens, par quelles largesses il lui conseille de se faire admettre dans l’intimité de Metellus, pour gagner Vulteius, pour gagner à prix d’argent les greffiers et l’appariteur. Ce qu’il enseigne, il l’a vu ; les leçons qu’il répète à un autre sont celles que lui-même a reçues de son maître : mais il se trompe fort, quand il se flatte que les mêmes voies conduisent infailliblement à l’intimité de tous. Quoique j’aie des motifs d’en vouloir à Metellus, je n’en dirai pas moins ce qui est vrai. Apronius ne saurait séduire ce même Metellus, comme il a séduit Verrès, ni par l’or, ni par les festins, ni par des propos inconvenans et licencieux ; moyens qui, sans qu’il ait eu la peine de s’insinuer par degrés dans le cœur de Verrès, lui avaient livré en très-peu de temps et l’homme tout entier et toute sa préture. Quant à ce qu’il appelle la cohorte de Metellus, qu’était-il besoin de la corrompre, puisqu’on n’y prenait plus des commissaires dans les procès des laboureurs ? On lit encore dans la lettre que le fils de Metellus est un enfant. Ici l’espérance de Timarchide est bien mal fondée. Tous les fils de préteurs ne se laissent pas aborder aussi facilement. Timarchide, le fils de Metellus n’est point un enfant ; c’est un jeune homme sage, modeste, digne de sa naissance et du nom qu’il porte. Le vôtre, Verrès, était encore en robe prétexte. Qu’a-t-il fait dans la province ? Je ne le dirais pas, si je n’étais convaincu que les fautes de l’enfant provenaient de son père. Oui, Verrès, vous vous connaissiez sans doute ; vous saviez quelle était votre vie : pourquoi donc emmener avec vous en Sicile un fils qui portait encore la robe du premier âge ? Si la nature lui inspirait de l’éloignement pour les vices de son père, et l’empêchait de lui ressembler, vouliez-vous que la force de l’exemple et vos leçons ne lui permissent pas de dégénérer ? Quand il y aurait eu en lui les dispositions et l’heureux naturel d’un Lélius ou d’un Caton, que peut-on attendre ou faire de bon de celui qui a vécu en présence des débauches de son père, qui n’a pas vu un seul repas sobre ou décent ; qui pendant trois ans, dans l’âge de l’adolescence, s’est trouvé tous les jours à table avec des courtisanes et des hommes dissolus ; qui jamais n’a entendu sortir de la bouche de son père un mot qui pût le rendre plus réservé et plus vertueux ; qui jamais n’a vu rien faire à son père qu’il pût imiter, sans s’attirer la honteuse réputation de lui ressembler ?

xx[1] LXIX. Et en cela ce n’est pas seulement envers votre fils, c’est aussi envers la république que vous vous êtes rendu coupable : car, si vous avez des enfans, ce n’est pas seulement pour vous, c’est pour la patrie ; ce n’est pas seulement pour votre satisfaction, c’est pour qu’ils se rendent un jour utiles à la république. Les former, les instruire d’après les maximes de nos ancêtres, d’après les lois de l’état, et non d’après vos débauches et vos honteuses voluptés, voilà ce que vous deviez faire. Il aurait pu, quoique fils d’un père indolent, dissolu et pervers, devenir actif, sage et vertueux ; la république vous devrait au moins quelque chose d’estimable. Au lieu de cela, vous nous avez donné, pour vous remplacer, un autre Verrès, à moins peut-être qu’il ne soit pire, s’il est possible : car, si vous êtes devenu tel que vous êtes, vous n’aviez pourtant pas été formé à l’école d’un homme nageant dans l’opulence, mais seulement d’un misérable escroc, faisant métier d’acheter les suffrages. Quelle rare perfection ne devons-nous pas attendre dans celui que la nature a fait votre fils ; l’éducation, votre disciple ; et ses inclinations, tout le portrait de son père ? Ce n’est pas que je ne visse bien volontiers ce jeune homme devenir sage et courageux ; je m’inquiète peu de l’inimitié qui pourra un jour exister entre lui et moi. Car, si je persiste à mener une vie irréprochable, si je suis toujours semblable à moi-même, que m’importera son ressentiment ? Mais, si je venais à ressembler à Verrès en quelque chose, je ne manquerais pas plus d’ennemis qu’il n’en a manqué à Verrès : car notre république doit être assez bien constituée (et elle le sera avec des tribunaux sévères), pour qu’il n’y ait point de coupable qui ne trouve un ennemi, point d’innocent auquel un ennemi puisse nuire. Je n’ai donc aucune raison de ne pas vouloir que le jeune homme sorte pur et sans tache des vices et des désordres où se plonge son père ; et, bien que la chose soit difficile, je ne dirai point qu’elle soit impossible, surtout si les surveillans que des amis ont placés auprès de lui ne le perdent pas de vue, puisque le père est si insouciant, et s’inquiète si peu de son fils. Mais cette digression m’a fait perdre de vue la lettre de Timarchide, beaucoup plus long-temps que je ne voulais. J’avais promis que la lecture de cette pièce terminerait l’article des dîmes. Vous avez la preuve qu’une quantité incalculable a été pendant trois ans soustraite à la république et enlevée aux laboureurs.

LXX. Il me reste à parler, juges, du blé acheté, c’est-à-dire des vols les plus impudens et les plus audacieux de Verrès. Je citerai peu de faits, mais importans, incontestables. Je serai court, prêtez-moi votre attention.

Verrès devait acheter des blés en Sicile en vertu d’un sénatus-consulte et des lois Terentia et Cassia (58) concernant les grains. L’objet de ces achats est de deux espèces : la première consiste en une seconde dîme ; la seconde, en une certaine quantité de blé fourni dans une proportion égale par toutes les communes. La quantité de blé pour la seconde dîme se règle sur celle de la première ; l’autre vente forcée de blé se monte à huit cent mille boisseaux. Le blé de la seconde dîme se paie trois sesterces le boisseau ; celui de la vente forcée, quatre sesterces. Ainsi le trésor public a accordé chaque année, à Verrès, trois millions deux cent mille sesterces pour ce dernier objet, et neuf millions pour le premier. Il a donc reçu, dans les trois années, trente-six millions six cent mille sesterces (59). Cette somme énorme, qui vous a été remise par un trésor pauvre et presque épuisé, qui vous a été remise pour des acquisitions de grains, c’est-à-dire pour la subsistance du peuple romain, qui vous a été remise pour dédommager les cultivateurs siciliens des charges onéreuses que nous leur imposons, vous l’avez, Verrès, tellement dilapidée, que je pourrais prouver, si je le voulais, que vous l’avez gardée tout entière par devers vous. Non, je le répète, je ne serais point embarrassé de rendre la chose évidente aux yeux du juge le plus indulgent. Mais je n’oublierai pas ce que je dois à ma considération personnelle ; je ne perdrai point de vue les intentions et les motifs qui m’ont porté à me charger d’une cause publique ; je n’agirai point envers vous en accusateur de profession (60) ; je bannirai les suppositions ; je ne mettrai sous les yeux de mon auditoire que des faits dont j’aurai été moi-même le premier convaincu. Dans cette somme donnée par le trésor, juges, il y a trois espèces de vols. D’abord, Verrès a laissé ces fonds entre les mains de la compagnie chargée de les lui délivrer, mais en exigeant d’elle deux pour cent d’intérêt (61). Ensuite, beaucoup de communes n’ont absolument rien touché pour le grain qu’elles ont fourni. Enfin, à celles qu’il a payées, il a retenu ce qu’il a voulu. Aucune n’a reçu entièrement ce qui lui appartenait.

LXXI. Et d’abord, Verrès, je vous ferai une question. Les publicains vous ont remercié, dites-vous, et vous citez en preuve une lettre de Carpinatius. Mais enfin cet argent fourni par le trésor public, et qui vous avait été remis pour l’achat des grains, l’avez-vous fait valoir ? vous a-t-il produit deux pour cent d’intérêt ? Je crois bien que vous le nierez ; l’aveu serait trop honteux, et vous compromettrait. C’est donc à moi de le prouver, et la tâche est très-difficile. Quels témoins produirai-je ? Nos fermiers-généraux ? Vous les avez traités d’une manière si honorable, ils se tairont. Leurs registres ? Ils ont eu soin de les faire disparaître. Quel parti prendre ? Un fait aussi révoltant, un délit qui annonce tant d’audace et d’effronterie, faut-il donc le passer sous silence ? Oh ! je ne le puis, juges ; non, je ne le ferai pas. Il me faut un témoin ; j’en ai un. Et qui donc ? L. Vettius Chilon, chevalier romain plein d’honneur et de mérite. L’amitié, des liens de famille, l’unissent avec l’accusé ; et à ce titre, quand même il ne serait pas honnête homme, parlant contre Verrès, son témoignage serait d’un grand poids ; mais il est si honnête homme, que, fût-il son ennemi déclaré, on n’en devrait pas moins ajouter foi à son témoignage. Je vois l’étonnement de Verrès, et son impatience de savoir ce que va dire Vettius. Il ne dira rien pour la circonstance, rien de sa propre intention, rien qui dans le moment ne lui ait paru sans conséquence. Il a adressé en Sicile une lettre à Carpinatius, lorsqu’il était à la tête de la ferme des pâturages et chef d’une compagnie de publicains : cette missive, je l’ai trouvée à Syracuse dans le portefeuille des lettres reçues par Carpinatius, comme aussi à Rome dans les minutes des lettres envoyées à divers, chez Tullius, un des chefs de la ferme, votre ami intime, Verrès. Cette lettre vous apprendra, juges, avec quelle impudence se faisait cette usure. Lettres écrites a Carpinatius par L. Vettius, L. Servilius (62), C. Antistius, chefs de la ferme. Voyez, Verrès ; Vettius vous déclare qu’il vous surveillera, qu’il examinera de quelle manière vous rendrez vos comptes au trésor ; et, si vous ne remettez pas au peuple romain l’argent que vous aura produit cet intérêt, il vous forcera de le restituer à la compagnie. Pouvons-nous avec ce témoin ; pouvons-nous avec les lettres de deux chefs de la ferme si recommandables, si distingués ; pouvons-nous avec le témoignage de la compagnie dont nous vous produisons les lettres ; pouvons-nous, dis-je, administrer la preuve de ce que nous avançons ? Nous en faut-il chercher de plus fortes, de plus péremptoires ?

LXXII. Vettius, votre ami le plus intime ; Vettius, votre allié, dont vous avez épousé la sœur ; Vettius, frère de votre femme, frère de votre questeur, dépose contre vous du vol le plus impudent, du péculat le plus avéré. Car, enfin, de quel autre nom appeler le délit d’un préteur qui fait valoir à usure les deniers publics ? Greffier, lisez le reste de la lettre. Vous voyez, Verrès ; Vettius dit que votre secrétaire a réglé les clauses de cet agiotage, et les chefs de la ferme le menacent dans leurs lettres. Car, par malheur pour vous, deux chefs ont signé dans cette affaire avec Vettius (63). Ils vous accusent d’avoir exigé deux pour cent, et cet intérêt ne leur paraît pas tolérable ; ils ont raison. Car qui jamais a commis une telle malversation ? qui même l’a tentée ? qui même a eu la pensée qu’il fût possible de tirer de l’argent à titre d’intérêt des fermiers de nos domaines, lorsque plus d’une fois on a vu le sénat les soulager en leur abandonnant l’intérêt des fonds de l’état ? Certes il n’y aurait pour cet homme aucun espoir de salut, si les fermiers de l’état, c’est-à-dire si les chevaliers romains étaient appelés à juger. Il doit conserver encore moins d’espoir, puisque c’est vous, juges, qui allez prononcer ; oui, d’autant moins que l’honneur vous fait un devoir plus sacré de punir les torts faits à autrui, que ceux qui nous sont personnels. Que vous proposez-vous de répondre, Verrès ? Nierez-vous le fait ? ou prétendrez-vous le justifier ? Le nier, la chose vous est-elle possible ? Tant de lettres, tant de fermiers qui témoignent contre vous, ne vous confondront-ils pas ? Vous justifier ? Eh ! comment y parviendrez-vous ? Quand je démontrerais que c’est votre argent, et non celui du peuple romain, que vous avez placé à intérêt dans votre province, vous ne pourriez échapper : mais des deniers publics, mais une somme destinée à l’achat des grains, un argent dont vous avez pris l’intérêt chez nos fermiers, à qui persuaderez-vous que cela pût vous être permis ? Jamais d’autres, jamais vous-même n’avez rien fait de plus audacieux, de plus révoltant. Non, j’en ferais serment, un délit que tout le monde regarde comme sans exemple, et dont je vais tout à l’heure vous entretenir, non, juges, je ne saurais dire s’il ne dénote pas encore plus d’audace et plus d’impudence que l’action de n’avoir absolument rien payé à un grand nombre de villes pour leur blé. Le vol est plus considérable peut-être ; mais, certes, il n’est pas plus effronté. Je me suis assez étendu sur cet acte usuraire ; vous allez maintenant apprendre quelles sommes lui ont valu tous ces détournemens de fonds.

xx LXXIII. La Sicile compte beaucoup de villes illustres et florissantes : de ce nombre est surtout Halèse. Vous ne trouveriez pas de cité plus fidèle à ses obligations, plus riche en ressources, plus digne de considération. Verrès lui ordonna, chaque année, de fournir soixante mille boisseaux de froment ; mais, au lieu de grains, il leva la contribution en argent, d’après le cours vénal du blé en Sicile : quant à l’argent qu’il avait reçu du trésor, il a tout gardé. Je ne revins pas de mon étonnement, lorsque ce fait me fut démontré dans Halèse, en plein sénat, par un homme rempli de talent, de sagesse, et jouissant de la plus haute considération, par l’Halésien Enéas, que le sénat avait chargé de nous remercier, mon parent (64) et moi, au nom de la ville, et de nous donner tous les renseignemens nécessaires pour l’accusation. Il nous apprit quel était l’usage et la règle suivie par Verrès. Après que tout le blé, à titre de dîmes, avait été mis à sa disposition, il avait coutume d’exiger de l’argent des villes, de rejeter leur blé ; et, quant à celui qu’il était tenu d’envoyer à Rome, de le prélever seulement sur ses bénéfices et sur la quantité levée à son profit. Je me fais représenter les registres ; je parcours la correspondance ; j’y vois que les Halésiens, qui avaient été imposés à soixante mille boisseaux de blé, n’en avaient pas fourni un grain, mais qu’ils avaient donné de l’argent à Volcatius, à Timarchide, au greffier. J’y trouve la preuve d’un insigne brigandage : le préteur, qui devait acheter du blé, n’en achetait point, mais il en vendait ; et l’argent qu’il devait distribuer aux villes il le détournait entièrement à son profit, et se l’appropriait. Ici je n’apercevais plus un vol, mais un attentat énorme et monstrueux. Rejeter le blé des villes, y substituer le sien ; après l’avoir substitué, y mettre un prix arbitraire ; ce prix qu’on venait d’y mettre, le faire payer aux villes, et l’argent qu’on avait reçu du peuple romain le garder pour soi, que de circonstances aggravantes dans un seul vol ! Comptez-les, juges. Si je voulais les développer toutes l’une après l’autre, croiriez-vous que Verrès pût tenir plus longtemps contre l’accusation ?

xx LXXIV. Vous rejetez le blé sicilien ; mais celui que vous envoyez, de quel pays est-il ? Avez-vous une Sicile particulière qui puisse vous fournir des grains d’une autre espèce ? Lorsque le sénat décrète qu’il sera acheté du blé en Sicile, lorsque le peuple l’ordonne, ils entendent bien, si je ne me trompe, qu’on enverra de la Sicile du blé sicilien. Lorsque vous rejetez le blé de tous les cantons de la Sicile, est-ce de l’Égypte ou de la Syrie que vous en envoyez à Rome ? Vous rejetez le blé d’Halèse, de Céphalède, de Thermes, d’Amestrate, de Tyndaris, d’Herbite, et de mainte autre ville. Comment se fait-il donc que les territoires de ces peuples aient produit sous votre préture des blés d’une espèce différente de ceux qu’ils avaient produits jusqu’alors, des blés que ni vous, ni moi, ni le peuple romain, n’aurions pu accepter, surtout lorsque les fermiers de la dîme avaient envoyé à Rome le blé de la même année ? Comment se faisait-il que, sorti de la même aire, le blé dîmé fût accepté, et le blé acheté ne le fût point ? N’est-il pas clair que tous ces refus d’accepter le blé avaient pour but d’obtenir de l’argent ? Eh bien, soit ! vous rejetez le blé d’Halèse ; vous croyez devoir accepter celui d’un autre canton. Achetez celui qui vous convient, et laissez en repos les cantons dont le blé ne vous a point satisfait. Mais de ceux dont vous rejetez le grain, vous exigez tout l’argent qu’il vous faut pour la valeur du blé que vous forcez une autre ville de vous fournir. Ce fait ne peut être révoqué en doute. Pour chaque médimne, je le vois consigné sur les registres d’Halèse, ses habitans vous ont payé quinze sesterces (65). Je prouverai par les livres des plus riches cultivateurs qu’à cette époque personne en Sicile n’a vendu son blé au dessus de ce prix.

xx LXXV. Quelle étrange règle de conduite, ou plutôt quelle extravagance ! Rejeter les grains récoltés dans le pays même où le sénat et le peuple romain ont voulu qu’on les achetât, pris au même tas dont vous-même aviez accepté une partie à titre de dîmes, et ensuite, pour acheter du blé, forcer les villes à donner de l’argent lorsque vous en aviez reçu du trésor ! La loi Terentia vous prescrivait-elle d’acheter du blé des Siciliens avec l’argent des Siciliens, ou bien avec l’argent du peuple romain ? Il est évident que tout l’argent que le trésor avait remis à l’accusé pour payer le blé fourni par les différentes villes, il se l’est approprié. En effet, Verrès, vous vous faites donner quinze sesterces par médimne : c’est ce que valait le blé à cette époque. Vous retenez dix-huit sesterces : c’est en Sicile le taux légal du blé estimé. Procéder de la sorte, n’est-ce pas absolument comme si vous n’eussiez point rejeté le blé, et qu’après l’avoir agréé et reçu, vous eussiez gardé tout l’argent du trésor sans en rien payer à aucune ville, lorsque le taux légal est tel que, dans tous les temps, les Siciliens ne s’en plaignent pas, et que sous votre préture ils devaient même s’en trouver satisfaits ? En effet, le taux légal du boisseau est de trois sesterces ; et, sous votre préture, le cours vénal, comme vous vous en êtes félicité dans plusieurs lettres adressées à vos amis, n’était que de deux sesterces. Mais je suppose qu’il en valait trois, puisque vous les avez exigés des villes pour chaque boisseau. Si seulement ensuite vous aviez payé aux Siciliens ce qui vous avait été prescrit par le peuple romain, vous auriez fait la chose la plus agréable aux cultivateurs ! Loin de là, vous ne vous êtes pas contenté de les frustrer de ce qui devait leur revenir, vous avez même exigé d’eux ce qu’ils ne devaient pas donner. La preuve que tout s’est fait ainsi, résultera pour vous, juges, et des registres des villes, et de leurs dépositions officielles. Vous connaîtrez qu’il n’y a là rien de controuvé, rien qui soit arrangé pour la circonstance. Tout ce que nous disons est consigné, rapporté bien en ordre dans les comptes des villes, où rien n’est raturé, surchargé, écrit à la hâte, mais fait exactement et en bonne forme. Greffier, lisez les registres des habitans d’Halèse. A qui dit-on que cette somme a été donnée ? Parlez plus haut, plus haut encore. A Volcatius, a Timarchide, à Mévius.

xx LXXVI. Eh quoi ! Verrès, vous ne vous êtes pas ménagé même ce moyen de défense, que ce sont les préposés à la ferme des grains qui ont tout fait, les préposés qui ont rejeté le blé, les préposés qui ont transigé avec les villes pour de l’argent, eux qui ont reçu de vous de l’argent pour le compte des villes, et qui ensuite ont acheté du blé à leur compte ; et que dans tout cela vous n’êtes pour rien ? Ce serait en effet, pour un préteur, une excuse bien mauvaise et bien pitoyable que de dire : Je n’ai reçu, ni même vu le blé ; j’ai laissé aux préposés toute latitude pour l’admettre ou le rejeter. Les préposés ont extorqué de grosses sommes aux villes ; et moi, l’argent que j’aurais dû donner aux villes, je l’ai donné aux préposés. Cette excuse, je le répète, serait assurément bien mauvaise ; mais, quelle qu’elle soit, vous ne pouvez pas même l’employer. Volcatius, vos délices, les délices de vos amis, vous défend de citer ici aucun préposé : Timarchide lui-même, l’appui de votre maison, bat en brèche toute votre défense ; car ce fut à lui, ainsi qu’à Volcatius, que la ville d’Halèse compta de l’argent. Enfin votre greffier, avec son anneau d’or (66) qu’il doit à toutes ces rapines, ne vous permet pas de recourir à ce moyen. Que vous reste-t-il donc à faire, si ce n’est d’avouer que vous avez envoyé à Rome du blé acheté avec l’argent des Siciliens, et que l’argent du trésor a été détourné dans vos coffres ? Il faut que l’habitude du crime ait bien des charmes pour les âmes perverses et audacieuses, lorsque l’impunité leur permet toute licence ! Ce n’est pas aujourd’hui la première fois que Verrès s’est rendu coupable de cette espèce de péculat ; mais c’est d’aujourd’hui qu’enfin il est sous la main de la justice. Nous l’avons vu, pendant sa questure, recevoir du trésor les fonds nécessaires pour l’entretien d’une armée consulaire ; nous avons vu, peu de mois après, et cette armée et le consul entièrement dépouillés. Cette énorme malversation est restée ensevelie dans les ténèbres où la république était alors plongée. Depuis, il a exercé, comme par succession, la questure sous Dolabella. De fortes sommes furent par lui détournées ; mais il a embrouillé ses comptes à la faveur de la condamnation de Dolabella. Devenu préteur, quels fonds considérables lui furent confiés ! Ici vous ne trouverez point un homme à se contenter modestement de timides larcins ; d’un seul coup il n’a pas craint d’engloutir tout ce que le trésor lui avait avancé ; et, comme tout vice inhérent au caractère se développe par l’habitude lorsqu’il n’est pas contrarié, Verrès lui-même n’a pu mettre un frein à son audace, et il a fini par demeurer convaincu de faits aussi graves que manifestes. Pour moi, je crois que les dieux ont permis qu’il tombât dans un pareil excès, afin que non-seulement ses premiers méfaits, mais les crimes qu’il a commis envers Carbon et Dolabella (67) ne restassent pas impunis.

LXXVII. Il y a dans le délit dont nous nous occupons, juges, une circonstance remarquable, et qui doit ne laisser aucun doute sur les vexations au sujet de la dîme. Car, pour ne point répéter ici que beaucoup de cultivateurs, n’ayant pas assez de grains pour vendre au peuple romain la seconde dîme et leur contingent de huit cent mille boisseaux, se virent obligés d’en acheter de votre agent, je veux dire d’Apronius, ce qui prouverait seul que vous ne leur aviez rien laissé ; quand je ne parlerais pas de ce fait attesté par une foule de témoins, n’est-il pas de la plus grande évidence que, pendant vos trois années de préture, vous avez eu en votre pouvoir et entassé dans vos magasins, je ne dis pas seulement tout le blé de la Sicile, mais tous les produits des terres domaniales ? Car enfin, puisque vous exigiez des villes de l’argent au lieu de grains, d’où tiriez-vous les grains que vous envoyiez à Rome, si vous n’aviez tenu enfermé et en réserve dans vos magasins toutes les récoltes ? D’abord, sur les grains, votre premier bénéfice a consisté à enlever aux cultivateurs ces mêmes grains. En second lieu, ces mêmes grains qu’au mépris de toutes les lois vous avez eus en votre possession pendant trois ans, vous les avez vendus non pas une fois, mais deux ; non pas à un seul prix, mais à deux prix différens. Une première fois aux villes, à raison de quinze sesterces le médimne ; puis au peuple romain, à qui vous avez pris dix-huit sesterces par médimne. Mais, allez-vous me dire, vous avez accepté le blé de Centorbe, d’Agrigente, peut-être encore de quelques autres villes, et vous leur avez distribué de l’argent. Je veux qu’il y ait eu quelques villes, dans le nombre, dont vous n’ayez point voulu rejeter les grains. Que faut-il en conclure ? Ces villes ont-elles reçu de vous tout l’argent qui leur était dû pour leur blé ? Trouvez-moi, je ne dis pas un seul canton, mais un seul cultivateur qui le déclare ; voyez, cherchez, examinez de tous côtés, si, dans cette province que vous avez gouvernée pendant trois ans, il se rencontre un seul individu qui ne désire votre condamnation. Présentez-moi un seul, oui, je le répète, un seul même des cultivateurs qui se sont cotisés pour votre statue, qui dise avoir reçu pour ses grains tout ce qui devait lui revenir. Oui, juges, je soutiens qu’aucun d’eux ne pourra le dire.

xx LXXVIII. Sur tout l’argent que vous deviez payer aux cultivateurs, vous faisiez des retenues sous différens prétextes : d’abord, pour l’examen ; puis, pour le change, et je ne sais quel droit de cire (68). Aucune de ces expressions ne désigne des droits légaux ; ce sont les noms qu’on veut bien donner à de véritables vols. Pourquoi des droits de change dans un pays dont tous les habitans se servent de la même monnaie ? Que signifie ce droit de cire ? Comment de pareils frais peuvent-ils entrer dans les comptes d’un fonctionnaire public, dans un compte de deniers publics ? Car cette troisième retenue était non-seulement autorisée par Verrès, mais prescrite ; non-seulement prescrite, mais forcée. Au profit du greffier on prélevait deux cinquantièmes sur la somme totale. Qui vous y avait autorisé ? En vertu de quelle loi, de quel sénatus-consulte, de quel principe de justice enfin, votre greffier s’attribuait-il une somme si considérable ou sur les propriétés des laboureurs ou sur les revenus du peuple romain ? Car, en supposant que cet argent pût être sans injustice pris aux laboureurs, le peuple romain ne devait-il pas en profiter, surtout dans l’état de détresse où se trouvait le trésor ? Et si la volonté du peuple romain, d’accord avec l’équité, est que cet argent soit payé aux cultivateurs, de quel droit votre appariteur, aux gages du peuple romain pour un modique salaire, s’enrichira-t-il à leurs dépens ?

Et dans cette cause Hortensius soulèvera-t-il contre moi tout l’ordre des greffiers ? prétendra-t-il que je compromette leurs intérêts, que j’attaque leurs droits ? Comme si cette remise était autorisée par un seul exemple, par un seul règlement. Faut-il remonter aux temps passés ? Parlerai-je de ces greffiers qui furent des modèles de probité et de désintéressement ? Je n’ignore pas, juges, que les exemples du vieux temps ne sont écoutés, regardés aujourd’hui que comme des contes faits à plaisir. Je tirerai donc mes exemples de notre siècle, tout corrompu, tout dépravé qu’il peut être. Il n’y a pas long-temps, Hortensius, que vous fûtes questeur : vous pouvez nous dire ce que faisaient vos greffiers. Pour moi, voici ce que je dirai des miens. Lorsque dans cette même Sicile je payai aux villes l’argent qui leur était dû pour le blé, j’avais avec moi, pour greffiers, deux hommes éminemment probes, L. Mamilius et L. Sergius : non-seulement ils ne prélevèrent point ces deux cinquantièmes, mais ils ne firent à personne la retenue d’un sesterce.

xx LXXIX. J’avouerai, juges, que ce serait à moi qu’il faudrait s’en prendre, si jamais ils m’avaient demandé cette remise, si même ils en avaient eu la pensée. En effet, si le greffier exige pour lui cette déduction, pourquoi pas plutôt le muletier, qui a amené les fonds ; le messager, dont l’arrivée les annonce aux cultivateurs ? pourquoi pas le crieur, qui les prévient de venir toucher ? pourquoi pas l’homme de peine ou l’esclave de Vénus qui a porté les sacs ? De quelle coopération si utile le greffier s’est-il chargé dans cette affaire, pour qu’on lui accorde une si généreuse récompense, ou plutôt un prélèvement de fonds si considérable ? L’ordre des greffiers est honorable ; qui le nie ? Mais qu’est-ce que cela fait ici ? Cette classe est considérée en ce qu’elle est dépositaire des registres publics et des actes des magistrats (69). Demandez, juges, aux greffiers qui sentent la dignité de leur ordre, qui sont des chefs de famille pleins de probité et d’honneur, demandez-leur ce que signifient ces cinquantièmes. Dès-lors chacun de vous comprendra que c’est une exaction aussi nouvelle que révoltante. Voilà les greffiers qu’il faut me citer, j’y consens ; mais qu’on n’aille pas me ramasser des gens qui, ayant grossi peu à peu leur fortune avec les largesses des dissipateurs et les gratifications obtenues sur la scène, se flattent, depuis qu’ils ont acheté une décurie, d’avoir passé du premier rang des histrions siffles dans le second ordre des citoyens (70). Avec vous, Hortensius, je prendrai, pour juger ce grief, les greffiers qui rougissent d’avoir de pareils collègues. Au reste, si nous voyons tant de sujets si peu dignes dans un ordre qui est la récompense des services et de la vertu, devons-nous être surpris qu’il y ait quelques sujets infâmes dans une classe où tout le monde est admis pour son argent ?

xx LXXX. Ainsi, Verrès, sur les deniers du trésor, Votre greffier a pris, avec votre permission, un million trois cent mille sesterces(71); vous en faites l’aveu, et vous vous flattez ensuite qu’il reste pour vous quelque moyen de défense. Qui pourrait tolérer une telle exaction ? Quel est même celui de vos défenseurs qui, à cette heure, puisse en entendre parler de sang-froid ? Quoi ! dans une république où un C. Caton (72) citoyen illustre, personnage consulaire, a été, pour une somme de dix-huit mille sesterces, condamné à restitution ; dans cette même république, dis-je, votre appariteur s’est vu, sur un seul article, gratifié d’un million trois cent mille sesterces ? De là provient sans doute aussi l’anneau d’or dont vous lui avez fait don en pleine assemblée, libéralité empreinte d’un caractère d’impudence singulière, et qui parut à tous les Siciliens aussi nouvelle qu’elle m’a semblé incroyable à moi-même. Souvent nos généraux, après avoir vaincu les ennemis et bien servi la république, ont gratifié leurs greffiers d’un anneau d’or en présence de l’armée ; mais, vous, après quels services, après quelles victoires sur les ennemis avez-vous osé convoquer une assemblée pour faire vos dons ? Et ce n’est pas seulement votre greffier que vous avez gratifié d’un anneau : un citoyen très-estimable, et qui ne vous ressemble en rien, Q. Rubrius, distingué par son mérite, son rang et ses richesses, a reçu de vous une couronne, une chaîne et un collier (73) ; ainsi que M. Cossutius, l’homme le plus intègre et le plus vertueux, et M. Castritius, qui jouit d’une considération et d’un crédit égaux à son talent. Que signifiaient ces dons accordés à trois citoyens romains ? Vous avez en outre récompensé les Siciliens les plus puissans et les plus nobles ; — et ceux-ci, loin de se montrer, comme vous l’espériez, moins empressés à venir déposer contre vous, n’en ont paru que plus imposans dans leur témoignage, grâce à l’honneur que vous leur aviez accordé. Quelle dépouilles enlevées à l’ennemi, quelle victoire, quel butin, ou quelles sommes provenues de la vente du butin (74), vous avaient mis à même de faire ces gratifications ? Est-ce parce que, sous votre préture, il n’a fallu que l’apparition de quelques brigantins pour qu’une très-belle flotte, le rempart de la Sicile, la sûreté de la province, fût brûlée par la main des pirates ? est-ce parce que les campagnes de Syracuse ont, sous votre préture, été le théâtre d’incendies allumés par des brigands ? est-ce parce que le forum de Syracuse a regorgé du sang de ses capitaines de navire ? est-ce parce qu’un brigantin monté par des corsaires a pu voguer insolemment dans le port de Syracuse ? Je ne puis rien trouver qui m’explique ce qui vous a fait tomber dans cet excès d’extravagance, à moins peut-être que vous n’ayez eu pour but d’empêcher le public d’oublier le triste résultat de vos exploits. Un anneau d’or est donc décerné à votre greffier, et pour cette récompense une assemblée est convoquée. Quelle était votre contenance en reconnaissant dans cette assemblée des hommes aux dépens desquels cet anneau d’or était donné, qui eux-mêmes avaient quitté leurs anneaux d’or, et les avaient ôtés à leurs enfans, afin que votre greffier eût le moyen de soutenir le nouvel honneur qu’il tenait de votre munificence ? Mais quelle fut l’allocution qui précéda cette libéralité ? Sans doute vous prononçâtes l’antique formule des généraux : Attendu que dans le combat, à la guerre, dans le service militaire ; toutes choses dont il n’a pas même été question durant votre préture. Ou bien vous avez dû dire : Attendu que vous n’avez manqué aucune occasion de servir ma cupidité et mes dissolutions ; que dans toutes mes infamies vous avez été de moitié avec moi, soit durant ma lieutenance, soit durant ma préture à Rome et en Sicile : pour tous ces motifs, après vous avoir enrichi, je vous gratifie de cet anneau. Cette allocution eût été conforme à la vérité ; car l’anneau que vous avez donné à votre greffier n’indique pas un homme brave, mais seulement un homme riche. Ce même anneau, accordé par un autre, nous le regarderions comme une preuve de courage ; donné par vous, nous n’y voyons que l’accompagnement obligé de la richesse.

xx LXXXI. J’ai parlé, juges, du blé dîmé, puis du blé acheté : il me reste à vous entretenir d’un dernier objet, le blé estimé. Ce chef d’accusation, tant par la grandeur des sommes soustraites que par la nature du vol, doit d’autant mieux soulever l’indignation de tout le monde, que pour le détruire, au lieu d’avoir recours à une défense ingénieuse, on se retranche dans l’aveu le plus impudent. Un sénatus-consulte et les lois autorisaient Verrès à se pourvoir d’une certaine quantité de grains pour sa consommation. Ce grain était estimé par le sénat quatre sesterces pour chaque boisseau de froment (75), et deux pour le boisseau d’orge. Verrès, non content d’augmenter la quantité de grains qu’on devait lui fournir, estima, pour les laboureurs, chaque boisseau de grains à raison de trois deniers. Le grief que j’élève contre lui, Hortensius (je le dis pour vous éviter la peine de me citer l’exemple de tant de magistrats vertueux, fermes et intègres), ne consiste pas à avoir estimé, d’accord avec les laboureurs et avec les villes, le blé qui lui revenait pour sa consommation, et à avoir reçu de l’argent au lieu de grains. Je sais à cet égard ce qui est d’usage ; je sais ce qui est permis. Dans la conduite de Verrès, je ne lui reproche rien de ce qui a déjà été pratiqué par des magistrats recommandables. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir, lorsque le blé valait en Sicile deux sesterces, comme lui-même, dans sa lettre, vous le déclare, Hortensius, et comme il a été prouvé antérieurement par toutes les dépositions et par les registres des laboureurs ; c’est d’avoir, dis-je, exigé d’eux trois deniers (76) par boisseau de froment. Voilà le délit dont je l’accuse. Il est donc bien entendu que son crime n’est pas d’avoir estimé le blé, ni même de l’avoir estimé trois deniers, mais d’avoir demandé, pour le prendre au taux de l’estimation, plus de grain qu’il n’en était dû.

xx LXXXII. Ce qui a pu introduire l’usage de cette estimation, juges, ce n’est pas l’avantage des préteurs ou des consuls, mais celui des cultivateurs et des villes. Il n’y a pas eu, dans l’origine, de magistrat assez effronté pour demander de l’argent au lieu du grain qui lui était dû. La proposition, certainement, n’a pu venir que du laboureur, ou de la ville qui devait fournir le blé : soit qu’ils eussent vendu leur grain, ou qu’ils voulussent le garder, ou s’épargner la peine de le transporter dans le lieu prescrit, ils ont demandé comme une faveur, comme un bienfait, de pouvoir payer, au lieu de blé, sa valeur en argent. Telle est l’origine de l’estimation : c’est la bonne volonté et la complaisance des magistrats qui en laissèrent l’usage s’introduire. Vinrent ensuite des magistrats plus avides. Leur cupidité y trouva non-seulement une source de richesses, mais un moyen d’autoriser leurs exactions. Ils désignèrent les lieux les plus éloignés et du plus difficile accès pour ordonner qu’on y amenât les blés, afin que la difficulté du transport leur fît obtenir l’estimation qu’ils désiraient. Cette supercherie est plus justiciable de l’opinion que des tribunaux ; celui qui la commet doit passer dans notre esprit pour un homme cupide : mais il ne nous serait pas facile d’y trouver le sujet d’une accusation contre lui ; car il est, selon moi, convenable que nos magistrats aient la liberté de recevoir leur grain là où ils veulent. Voilà peut-être ce qu’ont fait beaucoup d’entre eux ; mais, tout nombreux qu’ils soient, ceux qui, par nous-mêmes ou par tradition, nous sont connus comme les plus intègres, n’ont pas suivi cet exemple.

xx LXXXIII. Je vous le demande maintenant, Hortensius, à laquelle de ces deux sortes de magistrats allez-vous comparer Verrès ? Sans doute à ceux qui, par un sentiment de bienveillance, ont accordé aux villes, comme une faveur, comme un bienfait, la faculté de donner des espèces au lieu de blé. Oui, je le crois volontiers, les laboureurs ont demandé à Verrès qu’attendu qu’ils ne pouvaient vendre leur blé trois sesterces le boisseau, il leur fût permis de donner trois deniers pour chaque boisseau. Mais, comme vous n’oserez pas faire cette réponse absurde, serez-vous réduit à alléguer que, vu la difficulté du transport, les laboureurs préférerent payer ces trois deniers ? Mais de quel transport s’agissait-il ? de quel lieu, et à quelle destination devait être conduit le blé ? Ce n’était pas sans doute de Philomelium à Ephèse (77) ? Je vois une différence dans le prix du grain entre ces deux marchés ; j’y vois un transport de plusieurs jours ; je vois que les Philoméliens, quel que soit le prix du blé à Ephèse, trouvent leur avantage à payer en Phrygie de l’argent pour du blé, plutôt que de le transporter à Ephèse, ou d’envoyer dans cette ville du numéraire ou des agens pour y acheter du grain. Mais rien de tel a-t-il lieu en Sicile ? Enna est située au milieu des terres. Quand même, usant d’une extrême rigueur, vous exigeriez des habitans qu’ils vinssent vous mesurer leur blé au bord de la mer, soit à Phintia, à Halèse, ou à Catane, qui sont les points les plus éloignés de l’île, le transport pourrait s’effectuer dès le jour même qu’ils auraient reçu votre ordre. Mais, ici, il n’est pas même besoin de transport. En effet, juges, tous ces bénéfices sur l’estimation proviennent des différences dans le prix du grain. Un magistrat peut, dans sa province, s’arranger de manière à le recevoir là où il est le plus cher. Voilà pourquoi le mode de l’estimation se pratique en Asie, en Espagne, et dans toutes les provinces, où le prix du blé n’est pas partout le même. Mais, en Sicile, qu’importerait au contribuable le lieu où il devrait fournir le blé ? Il n’aurait pas besoin de l’y transporter, puisque, partout où il aurait ordre de le conduire, il trouverait à acheter du blé au même prix qu’il l’aurait vendu dans son endroit. Ainsi donc, Hortensius, si vous voulez établir que Verrès a suivi l’exemple donné par d’autres magistrats, prouvez d’abord que, dans quelque canton de la Sicile, le blé, durant sa préture, s’est vendu trois deniers le boisseau.

LXXXIV. Voyez quel champ j’ouvre à votre défense ; quel moyen je vous offre, au mépris des droits de nos alliés, sans égard pour l’intérêt de la république, et en contradiction à l’esprit et au texte de la loi. Oui, Verrès, je suis prêt à vous livrer mon blé dans mes domaines, dans ma ville, enfin dans tous les lieux où vous êtes, où vous résidez, où vous avez établi le centre des affaires, le siège de votre gouvernement ; et vous, vous me choisirez un coin de la province reculé, hors de toutes les relations ; vous m’ordonnerez d’aller mesurer mon blé dans un endroit où les transports sont difficiles, où je ne pourrai en acheter. Une telle exigence serait odieuse, intolérable, défendue à tous par la loi ; ce serait un délit que peut-être on n’aurait pas encore eu l’occasion de punir dans personne. Néanmoins cet acte que j’appelle intolérable, je veux bien, juges, le passer, le permettre à Verrès Oui, s’il est dans sa province un seul endroit où le blé se soit vendu aussi cher qu’il l’a estimé, mon avis est que la chose ne doive pas devenir l’objet d’un grief contre un semblable accusé. Loin de là, quoiqu’il ne valût que deux ou tout au plus trois sesterces dans tous les cantons de votre province, vous avez exigé douze sesterces. Si donc vous n’avez rien à me contester ni sur le prix du blé, ni sur votre estimation, que faites-vous sur ce banc ? qu’attendez-vous ? et quelle sera votre défense ? Est-il assez prouvé que vous avez exigé de l’argent au mépris des lois, contre l’intérêt de l’état, et au préjudice de nos alliés ? ou bien prétendez-vous établir que vous avez agi avec justice, selon les règles, pour le bien de l’état, et sans faire aucun tort à nos alliés ? Le sénat a tiré l’argent du trésor, et vous a compté autant de deniers qu’il vous en fallait pour payer aux cultivateurs leurs boisseaux de blé. Que deviez-vous faire ? Prendre pour modèle ce L. Pison surnommé l’honnête homme 78, qui, le premier, porta une loi contre les concussionnaires ; alors, après avoir acheté les grains au prix courant, vous en auriez rapporté l’excédant au trésor. Vous pouviez encore imiter certains magistrats jaloux de plaire aux alliés et de leur faire du bien ; en ce cas, profitant de l’estimation du sénat, vous auriez acheté le blé au dessous de sa valeur, pour le payer aux laboureurs d’après cette estimation, et non au prix vénal. Vous pouviez enfin faire ce qu’ont fait la plupart avec un bénéfice honnête et légitime ; alors, sans acheter le blé, puisqu’il était à vil prix, vous auriez pris, sur la somme que vous aurait comptée le sénat, l’argent nécessaire à la consommation de votre maison.

LXXXV. Mais qu’avez-vous fait ? comment rendre raison de votre conduite, je ne dis pas d’après les règles de la justice, mais d’après les principes même des hommes les plus pervers et les plus impudens ? Car il n’y a guère d’acte criminel qu’un magistrat, quelque dépravé qu’il soit, ose se permettre, sans se ménager un motif d’excuse bon ou mauvais, et sinon réel, du moins plausible. Ici, comment procède Verrès ? Le préteur arrive. Il faut, dit-il, que je vous achète du grain. — Volontiers. — Je vous le paierai un denier le boisseau. — À merveille, rien de plus généreux ; car je ne puis en trouver trois sesterces. — Mais, pour mon compte, je n’ai pas besoin de grain ; je veux de l’argent. — J’avais espéré, reprend le cultivateur, que ce serait vous qui me compteriez ces deniers ; mais, puisqu’il le faut absolument, considérez ce que vaut le blé. — Mais, je le sais, deux sesterces.— Puisque le sénat vous en passe quatre, que pouvez-vous exiger de moi ? — Quelle sera la réponse de Verrès ? Écoutez, juges, et admirez l’équité de ce préteur. — Les quatre sesterces que le sénat m’a alloués et fait compter par le trésor, je les garderai, et de la caisse de l’état ils passeront dans mes coffres. — Après ? — Après, pour chaque boisseau que je vous impose, vous me donnerez huit sesterces. — Pour quelle raison ? — Oh, la raison! il s’agit bien de cela : c’est mon intérêt, c’est mon profit que je cherche. — Parlez, parlez plus clairement. Le sénat a décrété que je vous livrerais des grains, et que vous m’en compteriez l’argent. Quoi ! vous garderiez l’argent que le sénat vous a remis pour moi ! J’aurais dû recevoir de vous un denier par boisseau, vous m’en prenez deux ; et ce pillage, cette rapine, vous l’appelez l’approvisionnement de votre maison ! — Il ne manquait plus, Verrès, aux laboureurs, sous votre préture, que cette vexation, cette calamité, pour que leur ruine fût complète. Car, enfin, que pouvait-il rester au malheureux, qui par là était obligé de sacrifier non-seulement toute sa récolte, mais de vendre jusqu’à ses instrumens de labourage ? Quelle ressource pouvait-il espérer ? Aucune. Sur quelle récolte pouvait-il trouver de l’argent pour vous en donner ? Sous prétexte de la dîme, on lui avait déjà enlevé tout ce qu’il avait plu à Apronius. Pour la seconde dîme, pour le blé acheté, ou on ne lui avait payé absolument rien, ou bien l’on ne lui avait laissé que ce que n’avait pas retenu le greffier, ou enfiu, sans alléguer de motif, on lui avait, comme vous le savez, juges, enlevé ce faible reste. Et vous viendrez encore forcer le cultivateur à vous donner de l’argent ! Par quel moyen ? en vertu de quelle loi ? d’après quel exemple ?

xx LXXXVI. Lorsque ses récoltes étaient mises au pillage, et qu’on dilapidait de toutes les manières les fruits de son travail, du moins le laboureur ne perdait que ce qu’il avait gagné par sa charrue, le fruit de ses labeurs, le produit de son champ et de sa récolte. Au milieu de ces criantes vexations, c’était toujours pour lui une consolation de se dire que ce qu’il avait perdu, la terre pourrait, sous un autre préteur, lui rendre de quoi le remplacer. Mais, pour qu’il donne en espèces ce que ne lui procurent ni sa charrue, ni le travail de ses mains, il faut qu’il vende et ses bœufs, et jusqu’à sa charrue, et tous ses instrumens de labourage. En effet, juges, vous ne devez pas vous dire : Cet homme est riche en argent comptant ; il a des maisons de ville. Lorsqu’on impose une charge à un cultivateur, les ressources personnelles qu’il peut avoir d’ailleurs ne doivent pas être prises pour base, mais seulement le produit moyen de son exploitation, et les charges qu’elle peut et doit supporter, réaliser. Quoique les laboureurs qui sont dans ce cas aient été épuisés de toutes manières et ruinés par Verrès, c’est pour vous, juges, une raison de plus de statuer quelles charges le cultivateur doit supporter pour les terres qu’il exploite, et acquitter au trésor public. Vous leur imposez la dîme, ils s’y soumettent : une seconde dîme, ils croient devoir ce sacrifice à vos besoins : faut-il encore livrer le blé acheté ? ils le fourniront, si vous l’exigez. Combien ces charges sont onéreuses ! et quel peut être, après leur acquittement, le revenu net restant aux propriétaires ? Il vous est facile d’en juger, je crois, d’après ce que vous rapportent vos biens de campagne. Ajoutez à cela les édits de Verrès, ses règlemens, ses vexations ; ajoutez la tyrannie et les rapines d’Apronius, ainsi que des esclaves de Vénus, dans le pays sujet à la dîme. Je laisse tout cela de côté ; je ne parle que de l’approvisionnement du préteur. Votre intention est-elle que les Siciliens fournissent gratuitement à vos magistrats le blé nécessaire à leur maison ? Quoi de plus odieux, de plus inique ? Eh bien ! sachez que, sous la préture de Verrès, les agriculteurs l’auraient désiré, demandé comme une grâce.

xx LXXXVII. Sositène, de la ville d’Entelle, en est un des citoyens les plus sages et les plus nobles. Vous avez entendu sa déposition. Ses concitoyens l’avaient député pour cette cause avec Artémon et Ménisque, personnages distingués. Comme il se plaignait à moi, dans le sénat d’Entelle, des vexations de Verrès, il me déclara que, si on leur faisait grâce de l’approvisionnement et de cette estimation, les Siciliens promettaient au sénat de fournir gratuitement leurs grains, pour que nos magistrats ne fussent pas autorisés par nous à exiger de si fortes prestations en argent. Vous voyez sans doute combien les Siciliens y gagneraient, non que la chose soit juste ; mais c’est qu’entre plusieurs maux, il faut choisir le moindre. Car, enfin, celui qui pour sa part aurait fourni gratuitement mille boisseaux à Verrès pour son approvisionnement, n’aurait donné que deux mille ou tout au plus trois mille sesterces ; au lieu que, pour la même quantité de blé, il a été forcé d’en payer huit mille (79). Le laboureur n’a pu assurément subvenir à cette charge avec le seul produit de ses récoltes ; il a dû nécessairement vendre ses instrumens d’exploitation. Mais si cette charge, si cet impôt n’excède pas ce que peut supporter l’agriculture, ce que peut souffrir la Sicile, qu’elle le souffre pour le peuple romain plutôt que pour nos magistrats. La somme est considérable ; l’impôt serait d’un bien riche produit. Si vous pouvez le percevoir sans ruiner la province, sans être trop injustes envers nos alliés, eh bien ! soit, je n’en retranche rien : qu’on donne à nos magistrats, pour leurs provisions, ce qu’on leur a toujours donné. Mais, pour ce que Verrès exige au delà, si les Siciliens ne peuvent y suffire, qu’ils refusent ; s’ils le peuvent, que ce revenu tourne au profit du peuple romain, au lieu de devenir la proie du préteur. D’ailleurs, pourquoi l’estimation a-t-elle lieu pour une seule espèce de prestation en grain ? Si la mesure est juste et supportable, que la Sicile, qui doit la dîme au peuple romain, donne, pour chaque boisseau, trois deniers, et qu’elle garde son blé. On vous a remis de l’argent, Verrès, tant pour acheter le blé nécessaire à votre maison, que pour acheter aux villes les grains qui devaient être envoyés à Rome. Non-seulement vous retenez par-devers vous l’argent qui vous a été donné, vous levez encore, en votre nom, des sommes immenses. Faites la même chose pour le blé qui appartient au peuple romain ; exigez des villes qu’elles s’acquittent en espèces, d’après la même estimation, et rapportez ce que vous aurez reçu : alors le trésor du peuple romain sera plus riche qu’il ne l’a jamais été. Mais, direz-vous, un tel arrangement pour le blé de l’état serait trop onéreux à la Sicile, qui l’a pu supporter pour mon grain. Ainsi donc cette estimation, juste dans votre intérêt, cesserait de l’être dans celui de l’état. Entre l’arrangement dont je parle, et celui que vous avez fait, quelle autre différence que celle de la somme ? L’injustice n’est-elle pas la même ? Mais un mode d’approvisionnement tel que le vôtre, les Siciliens ne peuvent en aucune façon le supporter. Oui, quand on leur remettrait toute autre imposition, quand ils seraient délivrés pour l’avenir de toutes les exactions, de toutes les calamités qu’ils ont souffertes sous votre préture, ils déclarent qu’ils ne pourraient en aucune façon se soumettre à vous approvisionner selon le même mode et la même estimation.

xx LXXXVIII. Sophocle d’Agrigente, homme très-éloquent, et qui réunit au plus haut degré les lumières et la vertu, parlant naguère devant Cn. Pompée, au nom de la Sicile, exposa les misères des cultivateurs de la manière la plus énergique et la plus touchante. Tous les assistans (et l’assemblée était nombreuse) s’indignèrent surtout qu’à l’occasion d’un arrangement dans lequel la bonté du sénat s’était montrée si généreuse à l’égard des cultivateurs, en leur accordant une estimation large et libérale, un préteur se fût permis de les piller, de les ruiner ; et que même, pour commettre ces excès, il eût agi comme s’il avait eu pour lui la loi et l’autorité publique.

Que va répliquer Hortensius ? Que l’accusation est fausse ? Jamais il ne le dira. Que la somme ainsi extorquée n’est pas considérable ? Il ne le dira pas davantage. Qu’aucun tort n’a été fait aux Siciliens, ni aux laboureurs ? Qui pourrait le prétendre ? Que dira-t-il donc ? Que d’autres ont fait comme Verrès. Quelle est donc cette excuse ? Est-ce là justifier un accusé, ou lui chercher des compagnons d’exil ? Quoi ! dans l’état actuel de notre république, au milieu de ce déchaînement des passions des hommes, et de cette licence que semble autoriser l’état de nos tribunaux, c’est vous qui défendrez une action qu’on dénonce, qui la justifierez, non parce qu’elle est conforme au droit, à la justice, à la loi, non parce qu’il était convenable et loisible de la faire, mais parce qu’un autre l’a faite ! Combien d’autres délits n’ont pas été commis par d’autres magistrats ? N’est-ce que pour celui-là seul que vous employez ce moyen de défense ? Verrès, vous avez commis des crimes qui vous sont particuliers, on ne saurait les imputer à aucun autre ; ils ne conviennent qu’à vous : mais il en est qui vous sont communs avec beaucoup d’autres. Ainsi, sans parler de vos péculats, des sommes que vous avez exigées pour autoriser à procéder en justice, et de maintes iniquités pareilles, dont bien d’autres sans doute se sont rendus coupables, je m’arrête au délit dont je vous ai accusé avec le plus d’insistance : vous avez vendu vos arrêts. Essaierez-vous encore de vous justifier en disant que d’autres l’ont fait ? Quand même je ne contesterais pas votre assertion, je ne pourrais cependant admettre ce moyen de défense. Il vaut mieux en effet, par votre condamnation, ne pas laisser à vos pareils une voie trop large pour justifier leurs actions perverses, que de paraître, par votre acquittement, donner raison à ceux qui ont commis les attentats les plus audacieux.

xx LXXXIX. Toutes les provinces gémissent, tous les peuples libres (80) se plaignent, toutes les monarchies réclament contre nos exactions et nos violences. Il n’est jusqu’à l’Océan aucun lieu assez éloigné, assez peu connu, où, de nos jours, l’injustice et la tyrannie de nos concitoyens n’aient pénétré (81). Désormais le peuple romain ne saurait résister, je ne dis pas à la force, aux armes, aux bataillons, mais au deuil, aux larmes, aux plaintes de toutes les nations. Avec un tel état social, avec de telles mœurs, qu’un accusé cité devant les tribunaux, et sans espoir de nier l’évidence de ses crimes, vienne dire que d’autres ont fait comme lui, sans doute les exemples ne lui manqueront pas ; mais tout support manquera à la république, si les coupables, en s’appuyant de l’exemple des méchans, échappent à la sévérité des tribunaux. Les mœurs actuelles vous plaisent-elles, juges ? Vous plaît-il que les magistratures soient exercées comme elles le sont aujourd’hui ? Vous plaît-il que nos alliés soient à jamais traités comme ils le sont à présent ? Pourquoi donc alors me donner tant de peine à vous convaincre ? A quoi bon rester sur vos sièges ? Croyez-moi, levez-vous, retirez-vous, sans me laisser continuer ma plaidoirie. Voulez-vous au contraire réprimer, autant que possible, tant d’audace et d’excès, cessez de mettre en question s’il est plus utile d’épargner un seul coupable, parce qu’il y en a beaucoup d’autres, ou de contenir, par le supplice d’un seul, la scélératesse d’un grand nombre.

xx XC. Et quels sont, après tout, ces nombreux exemples dont vous vous appuyez ? Car, dans une cause de cette importance, dans une accusation si grave, lorsque le défenseur commence par dire que le fait est ordinaire, les auditeurs s’attendent qu’il va leur citer des exemples pris dans les temps anciens, attestés par des monumens et par l’histoire, respectables enfin par la dignité des personnes et par l’antiquité des témoignages. Voilà ce qui donne aux exemples un caractère imposant pour les juges, et ce qui charme l’attention de l’auditoire.

Me citerez-vous les Scipion, les Caton, les Lélius (82) ? et direz-vous qu’ils ont fait comme Verrès ? Bien qu’éloigné d’approuver un tel exemple, je ne m’aviserais pas néanmoins de m’élever contre l’autorité de pareils hommes. Faute de pouvoir les citer, nommerez-vous des magistrats plus récens, un Q. Catulus le père, un C. Marius ; un Q. Scévola, un M. Scaurus, un Q. Metellus (83), qui tous ont gouverné des provinces, et ont eu à requérir du blé pour l’approvisionnement de leur maison ? Voilà des autorités bien imposantes et de nature à dissiper jusqu’au soupçon d’un délit. Mais vous ne trouverez dans ces grands hommes, qui furent presque nos contemporains, aucun exemple qui justifie l’estimation que je vous reproche. A quelle époque donc, et à quels exemples voulez-vous me rappeler ? De ces vertueux magistrats, qui gouvernaient alors la république dans un temps où les mœurs étaient pures, l’opinion publique toute-puissante, et la justice des tribunaux incorruptible, me ramènerez-vous à la licence et aux excès des hommes de notre époque ? Et ces mêmes hommes dont le peuple romain voudrait qu’on fît un exemple, vous serviront-ils d’exemple pour vous justifier ? Mais je ne récuse pas même nos mœurs actuelles, pourvu que nous y choisissions des exemples qu’approuve le peuple romain, et non ceux qu’il condamne. Je ne chercherai pas bien loin, je ne sortirai point d’ici, lorsque nous avons pour juges les premiers citoyens de la république, P. Servilius et Q. Catulus (84), que leur illustration et leurs exploits ont déjà fait monter au rang de ces anciens et glorieux personnages dont je vais tout-à-l’heure vous parler. Nous cherchons des exemples, et qui ne soient pas anciens. L’un et l’autre viennent de commander une armée. Demandez, Hortensius, puisque les exemples récens vous plaisent, demandez ce qu’ils ont fait. Eh bien ! Q. Catulus prit pour son usage les grains qu’on lui fournit, et n’exigea pas d’argent. P. Servilius resta cinq ans à la tête d’une armée : il aurait pu, au moyen de l’exaction que vous voulez justifier, gagner des sommes immenses ; il ne crut pas devoir se permettre ce qu’il n’avait vu faire ni par son père, ni par son aïeul Q. Metellus (85). Et un C. Verrès se rencontrera pour venir nous dire que ce qui est utile est permis ! et ce que, à moins d’être un scélérat, personne n’a pu faire, il prétendra le justifier chez lui par l’exemple des autres !

xx XCI. Mais en Sicile cela s’est souvent pratiqué. Quelle est donc la triste destinée de la Sicile ? Quoi ! une province à qui son ancienneté, sa fidélité, sa proximité, devraient assurer les plus beaux privilèges, est, comme par une loi spéciale, vouée à l’oppression ! Mais, pour la Sicile même, je ne chercherai pas mes exemples hors de cette enceinte : c’est dans ce tribunal que je les trouverai. C. Marcellus (86), c’est à vous que j’en appelle. Vous avez commandé en Sicile en qualité de proconsul. A-t-on, sous votre gouvernement, exigé de l’argent pour l’approvisionnement de votre maison ? Je ne prétends point vous en faire un mérite ; on peut citer de vous tant d’autres actions et de mesures dignes des plus grands éloges, et qui rendirent au repos et au bonheur cette province abattue et ruinée ! Lepidus (87) lui-même, auquel vous avez succédé, n’avait pas abusé non plus du droit d’approvisionnement. Quels exemples, Verrès, trouverez-vous donc en Sicile pour autoriser vos exactions sur cet article, si vous ne pouvez vous appuyer de la conduite de Marcellus, ni même de Lepidus ? Allez-vous me renvoyer à l’estimation de blé faite par Marc-Antoine (88), aux sommes qu’il a exigées au lieu de grains ? Oui, Marc-Antoine, me dit Hortensius : je le présume du moins par le signe affirmatif qu’il me fait. Ainsi donc, parmi tant de préteurs, de proconsuls, de généraux du peuple romain, c’est Marc-Antoine que vous avez choisi pour modèle, lui que vous imitez dans le plus odieux de ses actes ! Mais croyez-vous, Hortensius, qu’il me soit difficile de dire et à nos juges de penser qu’avec l’immense pouvoir dont il était revêtu, Marc-Antoine s’est conduit de manière qu’il serait beaucoup plus dangereux pour Verrès d’avouer qu’il a voulu imiter Marc-Antoine dans le plus criminel de ses actes, que s’il voulait se défendre d’avoir eu dans sa conduite rien de commun avec Marc-Antoine ? Ceux qu’appelle devant les tribunaux l’obligation de se justifier cherchent d’ordinaire à citer moins ce qu’ont fait les autres, que ce qu’ils ont fait d’estimable. Antoine avait exécuté, et méditait encore beaucoup de mesures contre le salut de nos alliés, contre les intérêts des provinces, lorsque la mort vint le surprendre au milieu de ses injustices et de ses criminels projets. Et vous, Hortensius, comme si le sénat et le peuple romain eussent approuvé toutes les opérations, tous les projets de Marc-Antoine, vous allez m’alléguer son exemple pour justifier les attentats de Verrès !

xx XCII. Mais Sacerdos a fait de même. Vous ne pouviez citer un magistrat plus intègre et d’une sagesse plus reconnue : toutefois on ne peut admettre qu’il ait fait de même qu’autant qu’il aura agi dans la même intention. Car je n’ai jamais blâmé l’estimation en elle-même ; mais, pour être équitable, cette mesure doit être prise à l’avantage et de l’aveu des laboureurs. Comment trouver quelque chose à redire à une estimation qui, loin d’être défavorable au laboureur, est tout-à-fait conforme à ses vœux ? Lorsque Sacerdos arriva dans sa province, il requit sa provision de grains. Comme on était avant la moisson, le blé se vendait cinq deniers le boisseau. Les villes le prièrent d’estimer son grain. Son estimation fut un peu au dessous du prix courant ; car Sacerdos ne la porta qu’à trois deniers. Vous le voyez, la même estimation, vu la différence des temps, doit être louée dans Sacerdos et blâmée dans vous. De sa part, c’est un bienfait ; de la vôtre, une injustice. La même année, Antoine estima aussi son blé trois deniers ; mais c’était après la moisson, lorsque le blé était à vil prix, et que les cultivateurs auraient mieux aimé le lui fournir pour rien. Cependant il disait avoir suivi l’estimation de Sacerdos ; il n’en imposait point : mais, par la même estimation, l’un avait soulagé, l’autre avait ruiné les laboureurs. Si la valeur du blé ne dépendait pas entièrement des saisons, et que l’abondance de la récolte fût moins à considérer que le prix du boisseau, vos boisseaux et demi, Hortensius, n’auraient pas été si bien reçus ; et en faisant distribuer par tête, au peuple romain, cette mesure en apparence si modique, vous n’auriez pas gagné tant de cœurs reconnaissans : mais le grain était alors très-cher ; et ce qui aurait semblé modique par soi-même, parut considérable, grâce à cette circonstance. Si, lorsque le blé était à bas prix, vous eussiez voulu distribuer la même quantité au peuple romain, votre libéralité eût été accueillie avec dérision, on l’aurait dédaignée.

xx XCIII. Ne dites donc pas que Verrès a fait ce qu’avait fait Sacerdos, puisque ni l’époque de l’année, ni la valeur du blé n’étaient les mêmes. Dites plutôt, puisque vous avez un exemple qui vous est applicable : Ce qu’Antoine a fait à son arrivée et pour l’approvisionnement d’un mois tout au plus, Verrès l’a fait pendant trois années : puis prouvez, par la conduite et l’autorité d’Antoine, que votre client est à l’abri de tout reproche. Quant à Sext. Peducéus, cet homme si ferme et si intègre, qu’en direz-vous ? Est-il un laboureur qui se soit jamais plaint de lui ? ou plutôt quel est celui qui n’a pas regardé l’administration de ce préteur comme la plus habile et la plus pure qu’il eût jamais vue ? Peducéus a gouverné deux ans la province : la première année, les blés furent à vil prix ; la seconde année, la cherté fut extrême. Est-il un laboureur qui ait donné un sesterce lorsque le blé était à bon marché, et qui se soit plaint de l’estimation au moment de la cherté ? Mais ses approvisionnemens ont, pour ce préteur, été d’un grand rapport durant la cherté. Je le crois ; et dans cela il n’est rien de nouveau, ni de répréhensible. Nous avons vu dernièrement C. Sentius, homme de cette probité antique qui devient chaque jour plus rare, rapporter de Macédoine des sommes considérables que, grâce à la cherté des blés, il avait retirées de ses approvisionnemens. Aussi, Verrès, je ne vous conteste pas les bénéfices que vous avez pu faire légalement : c’est de vos injustices que je me plains, de vos prévarications que je vous accuse, de votre cupidité que je vous fais un crime devant la justice.

Si vous donnez à entendre que ce chef d’accusation peut atteindre plus d’un préteur, intéresser plus d’une province, ce moyen de défense ne m’arrêtera point : je me déclarerai le défenseur de toutes les provinces. Car, je le dis, et je le dis hautement, partout où cela s’est fait, on s’est rendu criminel ; et quiconque a tenu la même conduite, est digne de châtiment.

xx XCIV. Au nom des dieux immortels, voyez, juges, considérez de quelle conséquence peut être dans l’avenir la sentence que vous allez rendre. Beaucoup de magistrats, sous le prétexte de leur approvisionnement, ont, à l’exemple de Verrès, forcé les villes et les laboureurs de leur payer des sommes immenses (je dis beaucoup, quoique je n’en connaisse pas d’autre que Verrès ; mais je veux bien vous accorder que le nombre en est grand) : vous voyez dans la personne de l’accusé ce délit déféré à la justice. Que pouvez-vous faire ? Vous, juges établis pour réprimer le péculat et les concussions, laisserez-vous impunie une malversation si révoltante ? Et, quand c’est dans l’intérêt de nos alliés que la loi a été faite, refuserez-vous d’accueillir les doléances de nos alliés ? Eh bien ! j’y consens encore, fermez les yeux sur le passé, si tel est votre vouloir ; mais ne détruisez point les espérances de l’avenir, ne ruinez pas toutes les provinces. La cupidité, jusqu’à ce jour, suivait des routes étroites et détournées : prenez garde que l’autorité de vos décisions ne lui ouvre une voie large et découverte. Oui, si vous approuvez le délit que je vous signale, et si vous jugez qu’il est licite de lever de l’argent sous un pareil prétexte, n’en doutez pas, ce que les plus pervers ont fait seuls jusqu’à ce jour, il n’y aura que les sots qui désormais ne le feront pas : car, si c’est un crime d’extorquer de l’argent contre les lois, c’est une sottise de négliger un profit que les tribunaux ont déclaré licite. Considérez ensuite, juges, quelle extrême licence vous allez donner aux magistrats concussionnaires. Si celui qui a exigé trois deniers par boisseau est acquitté, un autre en exigera quatre, cinq, dix, vingt même. Et qui pourra le blâmer ? À quel point la sévérité des juges commencera-t-elle à l’arrêter ? Quelle sera la somme de deniers qui lassera enfin votre tolérance ; et qui amènera, pour l’iniquité et la mauvaise foi de l’estimation, le moment de la répression ? Car ce n’est pas la somme, mais l’estimation ainsi exagérée que vous aurez approuvée ; et vous ne pouvez décider qu’à trois deniers elle soit légale, qu’à dix elle ne le soit plus. Dès qu’une fois ce taux, au lieu d’être réglé d’après le prix moyen du blé et la volonté des laboureurs, sera abandonné au caprice du préteur, ce ne sera plus la loi ni la raison, mais la cupidité et l’avarice des magistrats qui détermineront les bases de l’estimation.

xx XCV. Si donc, dans votre arrêt, vous vous écartez une fois des principes de l’équité et des dispositions de la loi, sachez que, pour l’estimation, vous ne laisserez plus de bornes à l’injustice et à la cupidité de nos magistrats. Voyez, d’après cela, combien de choses on vous demande à la fois. Renvoyez absous celui qui avoue qu’il a pris injustement des sommes énormes à nos alliés. Ce n’est pas assez. Beaucoup d’autres en ont fait autant : renvoyez-les encore absous, tous tant qu’ils sont ; et par un seul jugement déchargez une foule de coupables. Ce n’est point assez ; faites qu’à l’avenir la chose soit permise à leurs successeurs, et elle deviendra légale. C’est peu encore ; autorisez tout préteur à estimer les grains au taux qu’il jugera convenable, et il ne manquera pas d’user du privilège. Vous le voyez clairement, juges, l’estimation faite par Verrès une fois approuvée par vous, il n’y aura plus à l’avenir de limites pour la cupidité des magistrats, ni de châtimens pour leurs malversations. À quoi songez-vous donc, Hortensius ? Vous êtes consul désigné ; déjà le sort vous a assigné une province : lorsque vous parlerez de l’estimation du blé, tous vos argumens pour justifier la conduite de Verrès, nous les prendrons comme une déclaration de ce que vous vous proposez de faire vous-même, et comme l’aveu tacite de votre désir ardent de rendre pour vous licite ce que vous prétendez avoir été permis à Verrès. Mais, si de tels actes sont licites, soyez sûr que, quelque malversation qui se commette, personne désormais ne pourra plus être condamné comme concussionnaire. Oui, quelque somme qu’il puisse convoiter, il sera licite pour tout magistrat de l’obtenir tout entière, sous prétexte de l’approvisionnement de sa maison, et au moyen d’une estimation exagérée.

xx XCVI. Il est une chose que, dans la défense de Verrès, Hortensius ne dit pas ouvertement, mais qu’il énonce de manière à vous laisser entrevoir que cette affaire intéresse le sénat, qu’elle intéresse également ceux qui siègent dans les tribunaux, et ceux qui ont l’espoir d’être envoyés un jour dans les provinces avec un commandement ou une lieutenance. Admirable estime en vérité que vous faites de nos juges, si vous pensez qu’ils autoriseront par leur indulgence les méfaits des autres, pour se ménager l’impunité à eux-mêmes ! Nous voulons donc que le peuple romain, que les provinces, que les alliés, que les nations étrangères, demeurent convaincus que, tant que les sénateurs occuperont les tribunaux, ce moyen d’extorquer aux alliés, contre toutes les lois, des sommes immenses avec tant de violence et d’audace, ne pourra, dans aucun cas, trouver son châtiment. S’il en est ainsi, que pouvons-nous répondre à ce préteur qui tous les jours occupe la tribune (89), et répète sans cesse que c’en est fait de la république, si l’on ne rend pas le pouvoir judiciaire à l’ordre équestre ? Que s’il s’attache seulement à prouver qu’il existe un genre de malversation commun à tous les sénateurs, presque autorisé pour leur ordre, et qui consiste à lever d’énormes contributions en argent sur les alliés, sous le plus odieux prétexte, une exaction enfin dont on ne peut obtenir aucune justice dans les tribunaux composés de sénateurs, et dont on n’avait jamais d’exemple, lorsque l’ordre équestre était en possession de la judicature, qui osera dire le contraire ? Quel homme trouverez-vous assez dévoué à vos intérêts, assez partisan de votre ordre, pour ne pas consentir à ce que l’administration de la justice passe en d’autres mains ?

xx XCVII. Et plût aux dieux que Verrès, pour se défendre sur cet article, pût trouver des raisons sinon vraies, du moins spécieuses, et qui fussent autorisées par l’usage ! Vous prononceriez avec moins de risque pour vous-mêmes, juges, avec moins de danger pour nos provinces. Il nierait avoir usé de ce mode d’estimation ; vous paraîtriez avoir cru ses paroles, et non pas avoir approuvé ses actes. Mais il lui est absolument impossible de nier : toute la Sicile l’accuse ; dans un si grand nombre de cultivateurs, il n’est personne de qui il n’ait tiré de l’argent sous prétexte de l’approvisionnement de sa maison. Je voudrais encore qu’il pût dire que cette affaire ne le regarde point ; que tout ce qui avait rapport aux grains s’était fait par ses questeurs. Mais cette excuse même lui est interdite ; car voici les lettres qu’il a écrites aux villes, pour fixer l’estimation du blé à trois deniers le boisseau. À quoi donc se réduit sa défense : « J’ai fait ce dont vous m’accusez, j’ai levé de très-fortes sommes sous prétexte de l’approvisionnement de ma maison ; mais j’en avais le droit, et vous l’aurez comme moi, juges, si, dans votre intérêt, vous songez à l’avenir ? » Il serait dangereux pour nos provinces d’autoriser par votre jugement un mode d’exactions ; il serait pernicieux pour notre ordre de donner au peuple romain sujet de penser que ceux qui sont, comme tous les autres, soumis aux lois, ne peuvent, dans leurs fonctions judiciaires, maintenir religieusement ces mêmes lois. Et sous la préture de Verrès, juges, toutes les règles ont été violées, non pas seulement dans l’estimation du blé, mais même dans la quantité qu’on en requérait. Il n’exigeait pas seulement ce qui lui était dû, mais ce qui était à sa convenance. La somme totale du blé qu’il a requis sous prétexte de ses provisions, connaissez-la, juges, d’après les registres publics et les dépositions des villes : vous trouverez qu’elle est cinq fois plus forte que la loi ne lui permettait de réclamer des villes à ce titre. L’impudence peut-elle aller plus loin, puisque, non content d’évaluer son blé à un prix qui excédait les moyens des contribuables, il a exigé encore bien au delà de ce que les lois lui accordaient ?

Vous voilà donc, juges, instruits de tout ce qui concerne l’administration des blés ; et vous ne pouvez douter que pour le peuple romain la Sicile, c’est-à-dire la plus fructueuse et la plus utile de nos provinces, est perdue sans retour, si vous ne la lui rendez par la condamnation de Verrès. Qu’est-ce en effet que la Sicile, si vous lui ôtez l’agriculture, et si vous détruisez la classe des laboureurs, jusqu’au dernier ? Est-il encore quelque genre de calamité qui, sous sa préture, ne soit venu accabler ces infortunés laboureurs, victimes de tant d’injustices et d’outrages ? Ils ne devaient payer que la dîme ; à peine si la dîme de leurs récoltes leur a été laissée. L’argent qui leur était dû, ne leur a point été payé ; et, malgré la généreuse estimation décrétée par le sénat en leur faveur, pour le blé destiné à la maison du préteur, ils ont été forcés de vendre jusqu’à leurs instrumens aratoires.

xx XCVIII. Je le répète, juges, quand vous pourriez réprimer à jamais toutes ces vexations, ce qui attache le laboureur à ses travaux, c’est l’espérance, et je ne sais quel attrait, plutôt que le revenu et le bénéfice qu’il en retire. Chaque année il abandonne au hasard et à mille chances diverses l’avance certaine de ses travaux et de ses fonds. Le blé n’a de valeur que si la récolte est mauvaise ; est-elle abondante, il se vend à vil prix. Ainsi la vente est peu favorable quand on a beaucoup récolté, et l’on ne peut vendre à un prix raisonnable que lorsque le grain a peu donné. En matière d’exploitation agricole, ce n’est ni la prévoyance, ni le travail qui déterminent le succès, mais tout ce qu’il y au monde de plus variable, les vents et les saisons. Après qu’une première dîme est prélevée en vertu de la loi et des traités, et qu’ensuite une seconde dîme est, dans l’intérêt de nos subsistances, exigée en vertu de nouveaux règlemens ; lorsqu’en outre ou achète chaque année des grains au nom de la république ; lorsqu’enfin on exige du blé pour la provision des magistrats et des lieutenans, quelle si petite partie de ses récoltes peut-il rester ensuite au laboureur et au propriétaire, dont il puisse disposer pour sa consommation, ou pour en tirer quelque revenu ? Si les Siciliens suffisent à toutes ces charges ; si c’est plutôt pour vous et pour le peuple romain que pour eux-mêmes et pour leur profit qu’ils se soumettent à ces fatigues, à ces avances, à ces labeurs, faudra-t-il encore qu’ils soient tenus de supporter les ordonnances et les exactions inouïes de nos préteurs, le despotisme d’un Apronius, les vols et les rapines des esclaves consacrés à Vénus ? faudra-t-il donner gratuitement le blé qui doit leur être payé ? faudra-t-il aussi que, lorsqu’ils s’offrent volontiers à fournir gratuitement la provision du préteur, ils soient contraints de lui payer de grosses sommes ? faudra-t-il enfin que tant de lésions et de dommages soient accompagnés, pour eux, de révoltantes injustices et d’avanies ? Aussi, juges, n’ont-ils pu supporter des vexations si intolérables. Vous le savez, dans toute la Sicile les propriétaires ont abandonné la culture, et déserté leurs champs. De l’arrêt que vous allez rendre, je n’attends d’autre résultat que de voir, grâce à votre sévère et prévoyante justice, les Siciliens, nos plus anciens, nos plus fidèles alliés, les fermiers et les laboureurs du peuple romain, retourner, à ma voix et d’après mes conseils, à leurs champs et à leurs foyers domestiques.
NOTES
DU LIVRE III DE LA SECONDE ACTION CONTRE VERRES.

I. (1). L. Crassus. C’est le fameux orateur Licinius Crassus dont Cicéron parle dans son Brutus (chap. XXXVII et suiv.), et dans les Offices (liv. I, ch. 30), où il donne quelques détails sur le procès que suscita à Carbon, soupçonné d’avoir fait périr Scipion l’Africain, Crassus qui avait alors dix-neuf ans.

III. (2). Au milieu des fêtes les plus solennelles. Ici M. Gueroult a éludé la difficulté de ce passage. .—- Ex thensarum orbitis est entendu par les uns comme le chemin par où passaient les chars sacrés ; par les autres, comme la roue de ces mêmes chars. Dans une note en marge de son manuscrit, il a mis : Et profané leurs images jusque sur l’essieu des brancards sacrés. M. Le Clerc a entendu sur la route des chars sacrés. L’une et l’autre de ces versions peuvent se soutenir, orbites voulant dire à la fois moyeu et chemin des voitures.

IV. (3). Le forum et les comices. Cicéron a déjà adressé la même imputation à Hortensius, dans la seconde Action (liv. I, ch. 22, notes 94 et 95).

VI. (4). Taxe permanente. Par opposition aux dîmes dont le montant variait suivant la récolte.

(5). Très-peu d’entre ces villes. Ici l’orateur atténue la vérité pour ménager les Siciliens ; lui-même dit ailleurs que dix-sept des villes de Sicile étaient devenues, par droit de conquête, la propriété du peuple romain.

(6). Messine et Tauromœnium. Dans le discours De suppliciisCicéron joint à ces villes celle de Netum.

(7). Sans être nos confédérées. Les villes fédérées étaient soumises à une espèce de tribut stipulé dans le traité d’alliance ex fcedere. Les autres villes alliées se gouvernaient par leurs propres lois, mais n’étaient assujetties à aucun tribut.

VII. (8). Au soumissionnaire de votre choix. Voyez, dans la première Action (liv. I, ch. 54), les vexations que s’était permises Verrès à l’occasion des réparations du temple de Castor. Cicéron reviendra sur ce fait, ci-après, ch. XVI et XX du présent discours.

(9). Les consuls L. Octavius et C. Cotta. L’an 679 de Rome. Des commentateurs veulent qu’on lise ici les censeurs au lieu des consuls, parce que c’étaient les censeurs qui affermaient à Rome les revenus de la république. Mais, à défaut des censeurs, c’étaient les consuls, et même les préteurs, qui étaient chargés de cette fonction. Au reste, la censure de L. Octavius et de C. Cotta ne se trouve point dans les Fastes de la république romaine.

(10). Sthenius de Thermes. Il est beaucoup question de ce Sicilien dans le discours précédent (ch. XXIV), et dans la cinquième Verrine (ch. XLII).

IX. (11). Était insupportable aux animaux eux-mêmes. M. Gueroult avait mis en note, sur son manuscrit, tuait les mouches au vol ; expression proverbiale qui répond à la locution latine avec trop d’exactitude sans doute, pour qu’on puisse la risquer dans la traduction.

(12). Malgré la présence du jeune fils du préteur... Il y a dans le latinprætextato. — Revêtu de la robe prétexte, que portaient les enfans de bonne famille. Cicéron a déjà parlé du fils de Verrès dans la première Action, ch. IX et note 51 ; seconde Action, liv. I, ch. 12 et note 42. Il y revient encore ci-après, dans les chap. LVII, LXIII et LXIX. — Apronius se mettait a danser tout nu. Les Grecs dansaient nus dans leurs banquets ; et personne n’en était scandalisé, tant cet usage était ancien. Mais les Romains, qui se respectaient un peu, abhorraient cet usage. Cicéron adresse le même reproche, au sujet de cet excès d’indécence, aux complices de Catilina {voyez la onzième Catilinaire, ch. X) ; et à Gabinius, dans son discours contre Pison (ch. X).

XI. (13). Qu’à lever le doigt. Allusion à l’usage dont il a déjà été parlé dans le premier discours de la seconde Action (ch. LIV et note 180).

XIII. (14). Un magistrat sicilien. Si Verrès avait ordonné d’abord à ses agens de prêter main-forte aux fermiers du dixième, s’il eût permis ensuite aux opprimés de se pourvoir devant les magistrats siciliens, son injustice serait moins criante ; mais, en obligeant les magistrats siciliens à contraindre d’abord les cultivateurs à payer, ceux-ci ne pouvaient plus recourir, en dernière instance, qu’aux ministres de Verrès, c’est-à-dire à des juges corrompus, dont on n’espérait pas un arrêt équitable. (desmeuniers.)

XVI. (15). L. Hortensius[2], père de l’orateur, après avoir exercé la préture à Rome, fut gouverneur de Sicile. — Cneus Pompeius. Il s’agit ici de Cn. Pompeius Strabo, père du grand Pompée, qui avait été préteur en Sicile l’an 660.

XVIII. (16). Après quatre ans d’absence. Après sa questure.

XIX. (17). Balancer gracieusement sa tête. Hortensius avait quelquefois, en parlant, un mouvement de tête affecté. {Voyez Aulu-Gelle et Quintilien.) C’est ce que Cicéron appelle (Orat., ch. XVIII) mollitia cervicum.

XXI. (18). Dans Perga. Ville de la Pamphylie, où Verrès avait été questeur.

(19). Sept mille médimnes. Le médimne, selon Budée et Montfaucon, faisait six de nos boisseaux ; et selon les tables de M. Letronne, trente-neuf litres six décilitres.

XXII. (20). Quatre-vingt mille sesterces. Dix mille livres, selon Desmeuniers, Auger et Gueroult ; selon M. Letronne, qui évalue le sesterce à 20 centimes et demi, quatre-vingt mille sesterces donnent 14,492 francs.

XXIV. (21). Dans un autre temps. Dans le discours De supplicia.

(22). Et illustres. L’épithète d’illustres se donnait aux chevaliers romains qui, sans être sénateurs, avaient l’espérance d’entrer un jour au sénat, portaient le laticlave, et souvent même prenaient part aux délibérations. (Voyez Aulu-Gelle, II, 18 ; Juste-Lipse, Comment, sur les Ann. de Tacite, II, 4.) Juste-Lipse a tort de dire que ce titre ne date que du règne d’Auguste : on en trouve de nombreux exemples dans la république. (desjardins.)

XXV. (23). Calidius. Q. Calidius, étant tribun du peuple l’an 655 de Rome, sollicita le rappel de Metellus le Numidique, qui, dans sa reconnaissance, contribua à le faire nommer préteur. Calidius fut envoyé en Espagne. Au sortir de sa préture, accusé par Lollius, il fut condamné. (Voyez la note 77 de la première Action, et le discours pro Plancio, ch. XXIX.)

(24). Des esclaves fugitifs. Depuis la fin de la seconde guerre des esclaves, la Sicile et le midi de l’Italie étaient infestées de bandes de ces brigands.

XXVII. (25). En sus de son marché. Ce mot lucrum signifiait, en termes de finance, une somme que le fermier des revenus de l’état demandait lorsqu’il proposait aux contribuables de leur remettre son bail. C’était ce qu’on appelait, dans l’ancien régime, un pot-de-vin ; mais ce mot ne peut être employé dans une traduction de Cicéron.

XXVIII. (26). Tous étaient des Grecs sacrilèges. On a vu, dans le chapitre XXI, qu’Artémidore Valerius avait aidé Verrès à piller le temple de Diane à Perga, sa patrie ; on verra, dans le discours suivant (ch. XIII), que Tlépolème et Hiéron, deux frères de Cibyre, en Sicile, étaient soupçonnés par leurs concitoyens d’avoir pillé le temple d’Apollon.

(27). Des Cornéliens. Est-ce parce que ces Grecs avaient été affranchis par Verrès, qui se nommait C. Cornelius Verres ? Car l’on sait que les affranchis prenaient le nom de famille de leur ancien maître. Il est plus probable que ceux dont il s’agit ici étaient du nombre de ces esclaves des proscrits que le dictateur Sylla avait affranchis au nombre de dix mille, et qui s’appelaient, pour ce motif, les Cornéliens.

(28). Cinquante mille sesterces. 10 225 francs, selon l’évaluation de M. Letronne, que nous suivrons désormais. (Voir l’avis en tête de ce volume.)

XXXI. (29). Cent-vingt-neuf mille sesterces[3]. C’est-à-dire trente mille sesterces pour le pot-de-vin des dîmes de l’orge, et quatre-vingt-dix-neuf mille pour les trois sesterces par médimne ; en tout 26 380 francs 50 centimes. D’autres éditions portent H-S Lx, ce qui présente un nombre inexact.

XXXII. (30). Vingt-six mille médimnes de bénéfice, outre une indemnité de deux mille sesterces. L’abbé Àuger pense qu’il eût mieux valu mettre vingt-six mille boisseaux au lieu de vingt-six mille médimnes, parce que, si le pot-de-vin eût monté plus haut que les dîmes mêmes, Cicéron en eût averti, comme il l’a déjà fait, et comme il le fera dans la suite. Les deux mille sesterces étaient sans doute pour l’examen du blé. Mais la somme est bien forte, même en lisant boisseaux au lieu de médimnes. Dans trente-six mille boisseaux, il y a environ quatre mille trois cent trente-trois médimnes. Or, en exigeant trois sesterces par médimne, comme on a vu plus haut, on aurait vingt-un mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf sesterces.
(Note de Levée.)

XXXVI. (31). Ségeste. Ségeste était une ville franche, immunis. Comment Verrès a -t-il exigé des dîmes de cette ville ? ou comment, s’il l’a fait, Cicéron ne le lui reproche-t-il pas ? C’est ce qu’on n’a pu expliquer d’une manière satisfaisante.

XXXVIII. (32). Le moindre pécule. (Voyez, sur les esclaves vicarii et sur le pécule, la seconde Action, liv. I, ch. 26 et note 132.)

XL. (33). Six mille sesterces, 1, 227 fr.

(34). Seize mille six cent cinquante-quatre sesterces, 3, 405 fr. 94 c.

XLI. (35). Des lois et des procédures rigoureuses. Nous voyons, dans les plaidoyers pour Cluentius et pour Rabirius Postumus, que les sénateurs étaient assujettis à des lois auxquelles ne l’étaient pas les autres citoyens.

XLII. (36). Deux mille sesterces, 409 francs.

(37). Vingt mille sesterces, 4, 090 francs.

(38). Trois mille sesterces, 613 francs 50 centimes.

XLIII. (39). Engyum et Capitium. — Engyna civitas, Engyum ou Enguium, dont il est souvent parlé dans les Verrines ; les habitans, Engyni. Capitium, dans Ptolémée Καπὐτιον ; les habitans, Capitini.

(Note de M. Le Clerc.)

(40). De Letum. On ne trouve point de ville de ce nom en Sicile. Faut-il lire Jetinis, d’après Pline (liv. III, ch. 8), ou Netinis, d’après Cicéron lui-même, dans le discours suivant (ch. XXVI).

XLV. (31). Cinquante mille médimnes. Comme le médimne formait six boisseaux, ce nombre équivaut à celui de ccc millia modium tritici, trois cent mille boisseaux, que l’on trouve quelques lignes plus bas. — Cinquante mille sesterces, 10,225 fr.

XLIX. (42). Quatre-vingt-dix mille sesterces, 18,405 francs.

(43). C. Norbanus. (Voyez, sur sa préture en Sicile, le chapitre IV de la Verrine De suppliciis.)

L. (44). Le bouquet qui couronne la meule. C’est par cette paraphrase que M. Gueroult a cru pouvoir rendre ce mot corollarium ; et il tenait tellement à ce sens, qu’il a mis en note sur son manuscrit : « Il faut rendre le corollarium par bouquet élevé par les laboureurs sur les gerbes de blé. » Ath. Auger ne rend pas la métaphore, et dans une note il l’explique ainsi : « Corollarium, suivant Varron, ce qu’on ajoutait à ce qui était dû. Ce mot est formé des petites couronnes (a corollis) que l’on donnait aux acteurs sur le théâtre, lorsqu’on en était content. » (Voyez ci-après la note 70.) M. Gueroult a entendu aussi la métaphore qui précède, de vivo igitur aliquid erat resecandum, par ces mots, couper une partie de ses blés en herbe ; version qui me paraît plus heureuse que ces mots taillés dans le vif, qu’on trouve dans Ath. Auger.

(45). Cinq cent mille sesterces, 102,250 francs. Il y avait en Sicile soixante-dix cantons soumis à la dîme, qui, multipliés par deux mille sesterces, donnèrent chaque année cent quarante mille, et en trois ans, quatre cent vingt mille sesterces ; mais, comme Varron portait souvent ce pot-de-vin à trois mille sesterces, Cicéron a pu dire sans exagération cinq cent mille sesterces.

(46). Dix mille sesterces, 2,045 francs.

(47). Vingt mille sesterces, 4,090 francs.

(48). Cent mille (sesterces), 20,450 francs.

LIV. (49). Deux fois cette province fut en proie aux esclaves. La première fois, depuis l’an 616 jusqu’à l’an 623 ; ils avaient pour chef un Syrien nommé Eunus : la seconde fois, de l’an 650 à l’an 653 ; ils eurent pour chef Tryphon, puis Athénion. (Voyez la note 95 du discours précédent.)

(50). À M. Lévinus, à P. Rupilius et à Man. Aquillius. Il y a dans le texte, qui M. Lœvino, aut P. Rupilio, aut M Aquillio, prætoribus... successerunt. Pighius propose cette addition, ' proconsulibus aut prætoribus. En effet, M. Lévinus, qui commanda en Sicile, n’était pas préteur.

LVII. (51). La déesse Salus, à qui les Romains avaient élevé un temple durant la guerre des Samnites. Térence a dit, dans sa comédie des Adelphes :

Ipsa si cupiat Salus,
Servare prorsiis non potest hanc familiam.

Act. 4 sc. 7.

LVIII. (52). Cinq mille sesterces, 1,022 francs 50 centimes.

LX. (53). Un juge à la façon de Cassius. (Voyez le chapitre XXX et la note 58 du plaidoyer pro Roscio Amerino.)

LXIII. (54). Un Æmilius Alba. Ce ne peut être un sénateur, comme l’a prétendu Paul Manuce ; c’était plutôt un crieur public, dont la place était bien in faucibus macelli, à l’entrée du marché. Jamais Cicéron, parlant, devant des juges sénateurs, d’un autre sénateur étranger à la cause, ne se fût exprimé avec si peu d’égards. On en voit la preuve par la manière polie dont il désigne, dans le cours de cette harangue, d’autres sénateurs, ou même de simples chevaliers, amis, partisans et défenseurs de Verrès.

(55). Quatre cent mille sesterces, 81,800 fr…. Cinq cent mille, 102,250 fr… Trois cent mille, 61,350 fr. — Ce qui est dit ici de la vénalité des juges est confirmé, en général, par les faits que Cicéron expose dans le plaidoyer pour Cluentius (passim).

LXIV. (56). Avaient pu vous tenter. M. Gueroult, dans sa traduction, n’a pas rendu le non du texte, que Ferratius voulait qu’on retranchât. Auger a suivi cette correction, non admise par Desjardins et M. V. Le Clerc.

LXV. (57). Empruntée d’Octavius. Il ne faut pas le confondre avec L. Octavius Balbus, un des juges de Verrès. Il s’agit ici de L. Octavius qui fut consul, l’an 679, avec C. Aurelius Cotta. Cicéron a déjà parlé de ce personnage dans la première Action (liv. II, ch. 50) ; puis au commencement de ce discours (ch. VII).

LXVII. (58). Metellus est un homme d’esprit. Combien Cicéron profite habilement, dans l’intérêt de la cause, de cette piquante ironie contre Metellus ! Plus il a l’air de s’indigner, plus il fait ressortir la conduite inepte de ce préteur en soutenant Verrès.

(57). Au licteur Sestius. (Voyez, sur ce personnage, la cinquième Verrine De suppliciis, ch. XLIII et XLV)

LXX. (58). Des lois Cassia et Terentia. {Voyez le sommaire de ce discours.)

(59). Trente-six millions six cent mille sesterces, ou 7,484,700 fr. Le texte porte centies et tricies ; c’est une faute évidente, et il est clair qu’il faut lire trecenties et septuagies, trente-sept millions de sesterces. Trois fois douze millions deux cent mille font trente-six millions six cent mille.

(60). En accusateur de profession. Il faut remarquer avec quelle insistance Cicéron, qui, jusqu’au moment où il attaqua Verrès, ne s’était jamais porté pour accusateur, rejette loin de lui tout ce que ce rôle peut avoir d’odieux. « On voit, dit un critique, qu’il regarde comme plus honorable de défendre des accusés que de déférer des coupables. Nous autres modernes, nous pensons ainsi ; nos opinions et celles de l’antiquité, quoiqu’elles diffèrent sous plusieurs rapports, se rencontrent toujours dans les points les plus importans des questions de morale. » (dussault, Annales littér., t. III, p. 46.)

(61). A deux pour cent d’intérêt.-— Centesima. Les Romains divisaient une somme entière en cent deniers ; et, de quelque valeur que fût la somme prêtée, on ne pouvait pas stipuler au delà du centième denier d’intérêt par mois. Cet intérêt était appelé centesima ou legitima, maxima, gravissima. Leur année étant, comme la nôtre, divisée en douze mois, il s’ensuit que l’intérêt qu’on retirait d’une même somme pendant tout le cours de l’année était appelé as usurarius ; et, comme les Romains divisaient l’as en douze parties qu’ils nommaient unciæ, leur fænus unciarum signifiait l’intérêt à un pour cent par mois, ou à douze pour cent pour chaque année. Le tarif des différens intérêts qu’on pouvait retirer d’une même somme était ainsi établi : As ; c’était la somme entière : elle se divisait en douze parties. — Uncia, la douzième partie de l’as : l’intérêt à un cent par mois (ou douze pour cent par an) était appelé unciæ usura, jænus unciarum. — Sextans, la sixième partie de l’as : usura sextans était l’intérêt à deux pour cent par an. — Quadrans, la troisième partie de l’as : usura quadrans, l’intérêt à trois pour cent. — Triens, la quatrième partie de l’as : l’intérêt à quatre pour cent. — Quinquunx, la cinquième partie de l’as : l’intérêt à cinq pour cent. — Semis, la sixième partie de l’as : l’intérêt à six pour cent. — Septunx, la septième partie de l’as : l’intérêt à sept pour cent. — Ses, la huitième partie de l’as : l’intérêt à huit pour cent. — Dodrans, la neuvième partie de l’as : l’intérêt à neuf pour cent. — Dextrans, la dixième partie de l’as : l’intérêt à dix pour cent. — Deunx, la onzième partie de l’as : l’intérêt à onze pour cent. — As, la somme totale. Ainsi as usurarius, autrement usura centesima ou fænus unciarum, était l’intérêt à douze pour cent par année, et un pour cent par mois. Ce dernier intérêt était le plus ordinaire, et le plus fort qui eût été permis par la loi des Douze-Tables. Ses dispositions ne furent pas long-temps respectées. Dès l’an 378, Licinius Stolon en fit recevoir une nouvelle de son nom, pour arrêter le cours des usures : elle n’eut pas plus de force. Beaucoup d’autres lois furent rendues inutilement à cet égard.

(Note de M. Gueroult.)

LXXI. (62). L. Vettius, L. Servilius. Des éditeurs changent le prénom de ces deux personnages en celui de Publius.

LXXII. (63). Deux chefs ont signé… avec Vettius. Il nous a semblé, comme à plusieurs commentateurs, que scribæn’avait pas de sens. Comment les greffiers auraient-ils pu faire partie d’un corps composé de chevaliers romains ? Cette difficulté n’a pas arrêté l’abbé Auger et M. Le Clerc, qui ont traduit ainsi cette phrase : Les deux chefs de la ferme, associés pour lors à Vettius, étaient par hasard greffiers. — Casu veut-il dire par hasard ? et quel malheur y aurait-il eu à cela pour Verrès, tandis qu’il était malheureux pour lui que Vettius ne fût pas le seul signataire d’une lettre qui le chargeait ?

LXXIII. (64). Mon parent. Il y a dans le latin fratri, c’est-à-dire fratri patrueli. L. Tullius, cousin de Cicéron. (Voyez le sommaire de la première Action contre Verrès.)

LXXIV. (65). Quinze sesterces, 3 francs 7 centimes.

LXXVI. (66). Avec son anneau d’or. Cicéron est déjà revenu plus d’une fois sur cette circonstance. (Voyez la première Action contre Verrès, liv. 1, ch. 61, et liv. II, ch. 11.)

(67). Carbon et Dolabella. (Voyez, pour les faits relatifs à la questure et à la lieutenance de Verrès, le troisième discours de la seconde Action.) LXXVIII. (68). Je ne sais quel droit de cire. Il y avait des hommes chargés d’examiner si les monnaies étaient de bon aloi ; c’est ce qu’on appelait spectatio. Collybus était l’examen du rapport d’une monnaie d’un pays à celle d’un autre. On ne sait pas au juste ce qu’il faut entendre par cerarium. (Note de l’abbé Auger.) .— Desmeuniers observe que ce mot paraît signifier ici l’enregistrement, les frais de registres.

LXXIX. (69). Des actes des magistrats. L’abbé Auger, avec le jurisconsulte Hotman, avaient traduit ce passage par l’honneur des magistrats. M. Le Clerc a relevé cette inadvertance, et j’ai suivi sa version. « Il serait trop long, dit ce judicieux critique, d’expliquer ici le mot periculum, épreuve, protocole, formulaire d’acte public. (Voyez la note de Grévius sur cet endroit, et surtout celle de Bosius sur Cornelius Nepos, ch. VIII d’Epaminondas.) »

(70). Avec les largesses des dissipateurs, de nepotum donis. On appelait à Rome nepotes, dissipateurs, débauchés, ceux qui prodiguaient leur argent pour des repas, pour des combats de gladiateurs, et pour des spectacles donnés au peuple. — Et les gratifications obtenues sur la scène, scenicorum corollariis ; gratifications accordées aux comédiens. Ce mot venait de corollæ, petites couronnes qu’on donnait sur la scène aux acteurs, quand on était content de leur jeu. (On peut consulter, sur une autre acception du mot corollarium, la note 44 de ce discours.) — Depuis qu’ils ont acheté une décurie. Les greffiers publics étaient classés par décuries : de là, decuriam emere pour munus scribæ emere. — Serviteurs publics des magistrats... dans le second ordre des citoyens. Serait-ce l’ordre des chevaliers ? Il est à croire que cette classe de citoyens, qui formait un second ordre intermédiaire entre les plébéiens et les patriciens, se recrutait communément d’individus qui avaient été ou greffiers, ou officiers subalternes des magistrats, ou préposés inférieurs à la perception des revenus publics, toutes places où il était facile d’acquérir la richesse nécessaire pour devenir chevalier romain. Au reste, comme le dit M. Le Clerc, « s’il y a ici quelque difficulté, elle est aisément levée par ces mots, se venisse dicunt. » C’était (de la part des greffiers) une illusion de la vanité de se croire égaux aux chevaliers.

LXXX. (71). Un million trois cent mille sesterces, 265, 850 francs. On a dit, dans le chapitre {LXX, que Verrès avait reçu en trois ans, pour l’achat des grains, trente-six millions six cent mille sesterces. Les deux cinquantièmes de cette somme donnent un million quatre cent soixante-quatre mille sesterces. Ainsi on doit lire dans le texte quatuor decies, au lieu de tredecies.

(72). C. Caton, petit-fils de Caton le censeur et de Paul-Emile, fils d’une sœur de Scipion-Émilien, consul l’an 640, fut vaincu en Macédoine par les Scordisques. Quatre ans après, en exécution de la loi Mamilia contre les concussionnaires, il fut, avec plusieurs illustres patriciens, condamné à l’exil et à l’amende dont parle ici Cicéron (dix-huit mille sesterces, 3,681 francs). (Voyez encore la Verrine De signis, ch. X, et Brutus, ch. XXVIII et XXXIV.) Il se retira à Tarragone, dont il fut fait citoyen. (cicéron, pro Cornelio Balbo, ch. XI.) C’était un médiocre orateur. Il était frère de M. Caton qui fut consul l’an 636, et qui mourut la même année en Afrique.

(73). Une chaîne et un collier. — Et phaleris et torque. L’abbé Auger, suivi par M. V. Le Clerc, a traduit phaleris par une écharpe, ornement absolument inconnu aux Romains. Les phaleræ, si l’on en croit Florus, furent un ornement importé à Rome d’Etrurie, par Tarquin l’Ancien. Bien que Freinshemius prenne phalera pour un caparaçon, ornement destiné aux chevaux, j’aime mieux, avec Samuel Pitiscus, ou plutôt avec Polybe, considérer ce mot comme exprimant une parure du cavalier. Ce collier différait du torques en ce qu’il était plat, tandis que le torques était rond ; en ce qu’il tombait sur la poitrine, tandis que le torques serrait le cou ; en ce que celui-ci était tout d’or, tandis que la phalera était seulement garnie de clous de ce métal.

(74). Sommes provenues de la vente du butin. J’ai pris ici la signification qu’Aulu-Gelle donne à ce mot (liv. XIII, ch. 23).

LXXXI. (75). Quatre sesterces, 82 centimes.

(76). Trois deniers, douze sesterces, 2 francs 30 centimes.

LXXXIII. (77). De Philomelium à Éphèse. Philomelium, ville de la Grande-Phrygie. La distance de Philomelium à Éphèse était, dit-on, de deux cent trente mille pas, environ soixante-seize de nos lieues, et les chemins n’étaient pas faciles.

LXXXIV. (78). L. Pison, surnommé l’honnête homme. — L. Piso Frugi. Étant tribun du peuple, il porta une loi sur les concussions l’an 605 de Rome, sous le consulat de L. Marcus Censorinus et de Man. Mamilius.

LXXXVII. (79). Deux mille sesterces, 408 fr. ; trois mille, 612 fr. ; huit mille, 1,632 fr.

LXXXIX. (80). Les peuples libres. Ceux à qui le sénat avait permis de vivre selon leurs lois, après les avoir subjugués. Cette faveur ne s’accordait qu’aux peuples qui avaient cédé facilement aux armées romaines.(Note de M. Gueroult.)

(81). N’aient pénétré. Cette généreuse sortie de Cicéron rappelle le discours du Paysan du Danube, cet admirable apologue de La Fontaine, qui semble si évidemment inspiré des Verrines :

……….Il n’était point d’asile
Où l’avarice des Romains
Ne pénétrât alors, et ne portât les mains.

XC. (82). Les Scipions, les Catons, les Lélius. Il est évident qu’il s’agit de Caton le Censeur ; mais la chose n’est pas si facile à décider entre les deux Scipions et les deux Lélius, dont les destinées et les vertus eurent tant de rapport. Ces deux Scipions, tous deux surnommés l’Africain, eurent chacun un Lélius pour ami. Les deux Lélius, père et fils, ont été consuls, l’un l’an 564 ; le second, l’an 614.

(83). Q. Catulus le père, consul avec Marius l’an 652. Tous deux gagnèrent, l’année suivante, la bataille de Verceil. — Q. Mucius Scévola, l’augure, consul l’an 637. (Voyez le chap. II et la note 29 du discours pro Roscio Amerino.)M. Scaurus. M. Æmilius Scaurus, consul l’an 639. Cicéron parle toujours avec admiration de ce personnage, dont Salluste ne nous donne pas une idée très favorable (Guerre de Jugurtha). — Q. Metellus. Est-ce le Macédonique, qui fut consul l’an 611, ou le Numidique, dont le consulat appartient à l’an 645 ?

(84). P. Servilius, surnommé Vatia et Isauricus, consul l’an 675, fit la guerre aux pirates de Cilicie. (Voyez la note 92 de la première Verrine, seconde Action, et la note 12 du premier discours sur la loi Agraire.)Q. Catulus, le fils, consul l’an 676, fit la guerre contre L. Æmilius Lepidus, après la mort de Sylla. (Voyez le chapitre XI et la note 90 de la première Action contre Verrès.)

XCI. (85). . Q. Metellus le Macédonique. (Voyez la note 82 ci-dessus.)

(86). C. Marcellus. (Voyez le chapitre IV et la note 18 du discours contre Cécilius.)

(87). Lepidus. M. Æmilius Lepidus, consul l’an 676, avait été préteur en Sicile l’an 674. (Voyez, sur ce personnage, mes commentaires sur les Fragmens de Salluste, dans notre Collection.)

(88). Marc-Antoine. Marcus Antonius, surnommé par dérision Creticus, fils de l’orateur et père du triumvir. (Voyez, sur ce personnage, le chapitre XVII et la note 57 du discours contre Cécilius ; le chapitre XXIII, avec la note 96 du premier discours de la seconde Action.)

XCVI. (89). A ce préteur. M. Aurelius Cotta. — La tribune, templum. On appelait ainsi l’emplacement de la tribune aux harangues, parce qu’il avait été consacré par les augures.

XCVIII. (90). Et des plus sanglans outrages. Telle était donc la manière dont les Romains, si jaloux de leur liberté, administraient les provinces ! Partout la tyrannie, l’oppression ; les préteurs pillant les villes, les publicains forçant les laboureurs de fuir les campagnes. Ubi solitudincm fecere pacem appellant. En un mot, selon la remarque de Montesquieu, « la liberté était au centre, et la tyrannie aux extrémités. »

On trouve encore dans le Paysan du Danube ces vers, qui sont comme une imitation de la dernière phrase de ce discours :

Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome.
La terre et le travail de l’homme
Font, pour les assouvir, des efforts superflus.
Retirez-les : on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes.
Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes,
Nous laissons nos chères compagnes,
Nous ne conversons plus qu’avec des ours affreux ;
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.





SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS.

QUATRIÈME DISCOURS
DES STATUES.
TRADUIT PAR M. GUEROULT
REVU, COMPLÉTÉ ET ANNOTÉ
PAR M. CH. DU ROZOIR.
SOMMAIRE

Les deux harangues De signis et De suppliciis sont, de toutes les Verrines, les plus connues, et les seules que l’on explique dans les écoles. La raison de cette préférence se trouve, sinon dans la supériorité de leur mérite, du moins dans l’avantage du sujet. En effet, bien que les autres discours contre Verrès offrent à un égal degré toutes les richesses, toutes les ressources de la plus brillante faconde, il faut convenir qu’à quelques passages près, où le sujet a permis à l’orateur de se montrer éloquent, le fond de ces discours n’est pas toujours attachant par lui-même. On peut excepter cependant la première harangue de la seconde Action, celle où Cicéron suit Verrès dans sa questure, dans sa légation, dans sa préture, en un mot, dans toute sa vie politique. Là il était facile à l’orateur de se montrer avec tous ses avantages, quand, par exemple, il avait à décrire des scènes aussi touchantes que la condamnation de Philodamus et de son fils. Mais avait-il les mêmes ressources pour intéresser dans la harangue sur la préture urbaine, toute consacrée à des discussions judiciaires, et surtout dans le discours sur les subsistances, où tous les faits sont de même nature, où le seul devoir de l’accusateur consiste à bien préciser les nuances qui distinguent chaque délit, où enfin tout est hérissé de détails d’administration locale, chargé de calculs et de répétitions nécessaires à la conviction du juge même le plus attentif ? Dans les deux dernières Verrines, au contraire, tout, par le fond même du sujet, favorisait le talent de l’orateur ; et Cicéron pouvait y déployer sans peine « cette heureuse abondance que les seuls ignorans peuvent confondre avec la prolixité verbeuse qui décèle un écrivain vulgaire. C’est là surtout qu’il a répandu ses trésors avec profusion ; c’est là que, selon l’expression du législateur de notre Parnasse, il sait

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

Il est tour-à-tour, et quelquefois dans le même endroit, véhément et tempéré, majestueux et rapide, simple, pathétique, enjoué, sublime. Vous croyez voir tout ce qu’il dit. Ses transitions, ses narrations, ses argumens, sont au dessus de tout éloge. Si quelque jeu de mot déplacé, si quelques longueurs, quelques répétitions inutiles, déparent un peu ce bel ouvrage, c’est que l’absolue perfection n’appartient point à l’humanité. Voyez comme il classe les crimes de l’accusé. Quel ordre au milieu du chaos ! Comme tout est à sa place, sans gêne, sans obscurité, sans confusion ! Ce qu’il ne peut raconter il le peint, et souvent d’un seul trait, etc.[4] »

Ces éloges, accordés à Cicéron par un de ceux qui ont lutté avec le plus d’avantage contre lui, ne peuvent être suspects de cette partialité si commune aux traducteurs en faveur de leur modèle. Les critiques de tous les siècles ont répété ces éloges. Quintilien, Rollin, et après eux La Harpe, citent les deux dernières Verrines de préférence à toutes les autres. Mais, pour ne parler que de celle qui doit nous occuper ici, je crois utile de reproduire les principaux traits de la belle analyse qu’en a faite un de nos contemporains, dont les compositions fugitives forment, par leur réunion, l’ouvrage de littérature le plus complet et le plus varié.

« De tous les discours de Cicéron, a dit feu Dussault[5], les harangues contre Verrès sont peut-être les plus curieux : le nom de ce préteur romain est devenu proverbe. On a de la peine à se faire une idée des ravages qu’il exerça dans la Sicile ; rien n’était à l’abri de sa rapacité. Il était, par exemple, excessivement dangereux de l’inviter à dîner ; car on ne pouvait se dispenser, en recevant chez soi le magistrat romain, d’étaler un peu son argenterie, et il en considérait chaque pièce avec la plus attentive curiosité. S’il s’en présentait une qui fût de main de maître, il la demandait tout simplement, et il fallait bien la lui donner ; mais, comme les ornemens des vaisselles se montaient et se démontaient alors à volonté, il se contentait souvent de détacher et d’emporter ces ornemens, faisant grâce du reste aux propriétaires. Pendant même qu’il était accusé à Rome par toutes les villes de la Sicile, traduit en justice par le plus redoutable orateur du temps, et au moment où l’on instruisait son procès, ayant été invité chez un de ses amis, qui possédait une argenterie magnifique, on le vit, durant tout le dîner, occupé à prendre entre ses mains, et à considérer d’un œil avide et enflammé, tantôt un vase, tantôt un autre, une aiguière, une coupe, un plat, une amphore, louant le travail, demandant le nom de l’ouvrier d’une voix altérée par le désir. Enfin cette passion furieuse pour les ouvrages de peinture, de sculpture et d’orfèvrerie, fut la cause de sa mort.

« Il eût été difficile de lui donner un département où il pût mieux qu’en Sicile développer ses connaissances et ses lumières. Cette île était très-digne d’un amateur si distingué ; elle regorgeait de chefs-d’œuvre. Les états modernes qui sont les plus riches en monumens des arts, qui possèdent les plus brillantes superfluités et ces précieuses bagatelles dont les nations civilisées s’enorgueillissent, sont bien pauvres en comparaison de l’ancienne Italie et de l’ancienne Grèce. Notre luxe moderne n’est qu’indigence et mesquinerie auprès du luxe antique ; la seule maison de Verrès renfermait plus de monumens et de chefs-d’œuvre que tous nos museum. Les Romains luttèrent quelque temps contre cette séduction des arts de la Grèce, auxquels ils furent étrangers pendant plusieurs siècles. D’abord ils les méprisèrent réellement ; ensuite ils affectèrent de les mépriser : mais il leur fallut enfin courber la tête sous le joug éclatant du luxe ; et la Grèce industrieuse, savante et polie, soumit par l’admiration ces vainqueurs ignorans, sauvages et farouches, qui l’avaient conquise par la force. Fidèle aux anciennes maximes de la république, Cicéron, dans le discours De signis, ne parle des arts et des ouvrages des artistes les plus fameux qu’avec une sorte de dédain ; il fait même quelquefois semblant de ne pas trop savoir les noms des plus célèbres statuaires, il répète souvent, et avec une espèce d’affectation, qu’il se connaît fort peu en peinture et en sculpture ; il se pare, pour ainsi dire, de cette ignorance ; il paraît regarder le goût des arts comme indigne des Romains, et les plus beaux chefs-d’œuvre comme des jouets d’enfans, bons pour amuser la légèreté et la frivolité des Grecs, dont il exprime presque toujours le nom par un diminutif, mais peu faits pour fixer l’attention, l’estime et les vœux d’une ame romaine.

« Il entrait sans doute autant d’orgueil que de politique dans ces principes sévères, que Rome étalait avec tant de fierté. Les Romains sentaient combien ils étaient inférieurs aux Grecs dans l’exercice des arts. Moins favorisés de la nature, ils désespéraient de pouvoir jamais atteindre à la gloire que la Grèce s’était acquise par les productions immortelles de tant d’heureux génies ; nés pour conquérir le monde, ils abandonnaient aux Grecs, avec une hauteur dédaigneuse, le soin de l’embellir, de le charmer et de l’éclairer ; ils prenaient pour eux la part de la domination, et semblaient vouloir laisser aux autres celle des talens de la main et de l’esprit comme une faible compensation dans ce partage des destinées. Mais ils se raidissaient en vain contre une force d’autant plus entraînante, qu’elle agit sans violence ; et Cicéron, malgré le mépris qu’il affecte pour les arts dans ses discours contre Verrès, finit par avoir de très-belles statues et de très-beaux tableaux dans les nombreuses et magnifiques maisons de campagne où il allait se délasser de ses travaux et déposer le faste de son austérité romaine.

« En général, il règne dans ses discours un ton plus propre encore à rendre Verrès ridicule qu’à faire sentir tout ce que ses attentats avaient d’odieux et d’horrible. L’orateur s’est même permis quelques plaisanteries, qu’on lui a peut-être trop reprochées. Cicéron ne haïssait pas le calembour, et il a joué beaucoup sur le nom de Verrès, qui signifie porc... Cicéron voulait avoir trop d’esprit. Il est vrai que la personne de Verrès prêtait assez au ridicule : c’était un de ces gros hommes surchargés d’embonpoint, en qui le poids du physique semble étouffer la délicatesse du sentiment moral. Comme il avait voulu enlever une énorme statue d’Hercule, que ses gens avaient à peine ébranlée sur sa base, Cicéron appelle. cela le treizième des travaux d’Hercule ; et, jouant toujours sur le nom de Verrès, il le compare au sanglier d’Érymanthe. Ailleurs il le nomme le balai de la Sicile, parce que le mot Verrès a quelque rapport avec celui de verriculum, qui signifie balai. L’orateur romain, malgré ses belles périodes, était rieur, et ne négligeait pas l’occasion de faire une pointe.

« Cette Verrine De signis n’est pas celui de ses discours qui présente le plus de difficultés à son traducteur ; elle est presque toute composée de narrations qu’on pourrait en quelque façon détacher les unes des autres, et l’on sait qu’en général il est plus aisé de saisir les tours et le style propres aux récits que d’atteindre aux grandes figures, à l’expression animée, périodique et harmonieuse des développemens oratoires. Mais elle offre aussi un écueil assez difficile à éviter. Cicéron, comme on vient de le voir, prend tous les tons dans cette harangue, et parcourt, pour ainsi dire, toute l’échelle des styles en conservant à chacun son caractère essentiel, tantôt fleuri, tantôt sublime, souvent simple, quelquefois familier. Cette familiarité peut être un piège pour un traducteur, parce que cette nuance n’en est pas facile à attraper, etc…. »

La quatrième Verrine n’a pas d’exorde. L’orateur, entrant de suite en matière, annonce son sujet par une proposition générale ; puis il retrace successivement chacun des vols dont le préteur s’est rendu coupable. « Ce discours, comme l’a dit un traducteur[6], ne contient donc qu’une suite de narrations indépendantes les unes des autres, ayant toutes leur exorde, leur confirmation et leur péroraison. » Ces narrations sont au nombre de onze : 1o Vol fait à Heius de Messine (du chap. II au chap. XII) ; 2o — à Philarque de Centorbe (XII, XIII) ; 3o vols faits à Pamphile, à Dioclès et à Diodore de Lilybée, etc. (du XIV au XXI) ; 4o vols faits à divers (XXII, XXIII) ; 5o — à Archagate d’Halonce et à quelques autres (du XXIII au XXVI) ; 6o— au roi Antiochus (du XXVII au XXXII) ; 7o vol de la Diane de Ségeste (du XXXIII au XXXIX) ; 8o vol du Mercure de Tyndare (du XXXIX au XLII) ; 9o vols nocturnes (du XLII au XLVII) ; 10° vol de la Cérès d’Enna (du XLVIII au LI) ; 11° vols dans Syracuse (du LII ad finem). « Toutes ces narrations, dit le même traducteur, « ont le degré de perfection dont elles sont susceptibles ; chacune a « son caractère propre, et le ton de couleur qui lui convient. C’est « une galerie où tout est heureusement diversifié. » Enfin, pour apprécier dignement cette Verrine et celle De suppliciis, on ne saurait mieux faire que de leur appliquer plus particulièrement ce que Cicéron lui-même (Orator, ch. XXIX) a dit de toutes les Verrines : qu’il y avait fait entrer tous les genres d’éloquence : Quod igitur in accusationis quinque libris non reperitur genus ?

Il est inutile de rappeler que ce discours n’a pas été prononcé plus que les trois précédens. — Parmi les principaux traducteurs de cette Verrine et de celle qui suit, nous citerons Clément, de Wailly, Truffer et Gueroult l’aîné.

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SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS
LIVRE QUATRIÈME.
DES STATUES.
NEUVIÈME DISCOURS.


xx[7] I. JE viens maintenant à ce que Verrès appelle son goût : les amis de cet homme disent sa maladie et sa fureur ; les Siciliens, son brigandage. Pour moi, je ne sais de quel terme me servir. Je vais exposer la chose : c’est à vous, juges, de l’apprécier sans vous embarrasser du mot. Commencez par en prendre une idée générale, peut-être alors ne vous sera-t-il pas difficile de trouver le mot propre.

Je nie que dans la Sicile entière, dans cette province si riche, si ancienne, où se trouvaient tant de villes, tant de maisons si opulentes, il y ait eu un seul vase d’argent, un seul vase de Corinthe ou de Délos, une seule pierre précieuse, une seule perle, un seul ouvrage en or ou en ivoire, une seule statue d’airain, de marbre ou d’ivoire ; je nie qu’il y ait eu un seul tableau, une seule tapisserie que Verrès n’ait recherché, qu’il n’ait examiné, et, quand l’objet lui a plu, qu’il n’ait enlevé. Cette proposition, juges, vous paraît forte ; mais veuillez, je vous prie, en peser tous les termes. Ce n’est point pour entasser des mots, ni pour exagérer l’accusation que j’énumère ici tant de choses à la fois. Quand je dis qu’il n’a laissé dans toute la province aucun des objets que je viens d’indiquer, sachez que je dis ce qui est en langage vulgaire(1), et non point en style d’accusateur. Je vais m’expliquer d’une manière plus positive encore. J’affirme que Verrès n’a rien laissé dans les maisons des particuliers, ni dans les villes ; rien dans les lieux publics, ni dans les temples ; rien chez les Siciliens, ni chez les citoyens romains ; en un mot, tout ce qui a pu frapper ses regards, ou exciter ses désirs, fût-ce une propriété particulière ou publique, profane ou sacrée, il n’a rien laissé dans toute la Sicile.

Par où puis-je mieux commencer que par cette ville qui fut l’unique objet de votre tendre prédilection, Verrès, et toutes vos délices ? Ne dois-je pas de préférence choisir ceux qui furent vos panégyristes ? On concevra plus aisément de quelle manière vous avez traité ceux qui vous haïssent, qui vous accusent, qui vous poursuivent, lorsqu’on verra que, chez vos chers Mamertins, vous avez commis les plus horribles brigandages.

II. C. Heius est, de tous les Mamertins, le plus riche en raretés de tout genre ; quiconque a vu Messine en conviendra avec moi. Sa maison est la première de la ville, ou du moins la plus connue. Il n’y en a point qui soit plus généreusement ouverte à nos concitoyens, ni où ils reçoivent un accueil plus hospitalier. Cette maison, avant l’arrivée de Verrès, était si bien ornée, qu’elle était devenue l’ornement de la ville ; car, si Messine est remarquable par sa situation, par ses remparts et par son port, elle est d’ailleurs absolument dépourvue des objets qui ont tant de charmes pour Verrès. Heius avait dans l’intérieur de sa maison un oratoire (2) décoré avec la magnificence convenable, antique monument que lui avaient légué ses ancêtres. On y remarquait quatre statues renommées comme autant de chefs-d’œuvre, et vraiment faites pour charmer, je ne dis pas seulement un homme d’esprit, un fin connaisseur comme Verrès, mais des hommes ignorans, grossiers comme nous ; c’est ainsi qu’il nous appelle. L’une était un Cupidon de marbre, ouvrage de Praxitèle (3) : car, en recueillant des informations sur l’accusé, j’ai appris jusqu’aux noms des artistes. C’est le même, si je ne me trompe, à qui l’on doit cet autre Cupidon qui attire tant de curieux à Thespies (4), où d’ailleurs rien n’appelle les étrangers. Aussi lorsque Mummius enleva de cette ville les Thespiades que nous voyons près du temple de la Félicité, ainsi que d’autres monumens profanes, il ne toucha point à ce Cupidon de marbre parce qu’il était consacré.

xx III. Pour revenir à l’oratoire d’Heius, il s’y trouvait donc un Cupidon en marbre. Vis-à-vis était un Hercule en bronze d’un travail admirable. On l’attribuait, je crois, à Myron ; oui, je ne me trompe pas, à Myron (5). Deux petits autels dressés devant ces divinités annonçaient assez la sainteté du lieu. On y voyait encore deux statues d’airain, de grandeur médiocre il est vrai, mais d’une beauté parfaite. Elles avaient les traits et le costume de vierges, qui, relevant leurs bras sur leurs têtes à la manière des jeunes Athéniennes, soutenaient des corbeilles sacrées. Aussi les appelait-on Canéphores (6). Mais l’artiste, quel était son nom ? Son nom ! vous m’en faites souvenir, c’était, dit-on, Polyclète (7). Dès qu’un de nos concitoyens arrivait à Messine, il s’empressait d’aller voir ces chefs-d’œuvre. L’oratoire était ouvert en tout temps aux curieux ; et la maison d’Heius ne faisait pas moins d’honneur à la ville qu’au propriétaire.

C. Claudius, dont l’édilité fut (8), comme on sait, marquée par tant de magnificence, emprunta ce Cupidon pour tout le temps que le forum resta décoré par ses soins en l’honneur des dieux immortels et du peuple romain. Hôte des Heius, patron des Mamertins, s’il les trouva disposés à lui prêter ce chef-d’œuvre, il ne se montra pas moins exact à le leur rendre. Naguère encore, juges, nous avons vu des magistrats également distingués par leur naissance, que dis-je, naguère, mais tout récemment, tout à l’heure encore nous venons de les voir décorer le forum et les basiliques (9), non pas avec les dépouilles de nos provinces et les vols des concussionnaires (10), mais avec des ornemens confiés par des amis, prêtés par des hôtes, et ces statues, ces ornemens précieux, ils les ont rendus fidèlement à leurs propriétaires. Ce n’est pas eux qui, après avoir, sous prétexte de leur édilité, enlevé ces objets aux villes alliées pour quatre jours, les ont fait transporter dans leurs palais et dans leurs maisons de campagne. Mais les statues dont j’ai parlé, Heius se les est vu toutes enlever de son oratoire par Verrès. Oui, juges, Verrès, je le répète, n’en a laissé aucune, excepté cependant une vieille figure en bois, qui représentait, je crois, la Bonne Fortune (11). Sans doute il dédaigna de l’avoir dans sa maison.

xx IV. Ô justice des dieux et des hommes ! quel attentat ! quelle cause monstrueuse ! quelle impudence ! Ces statues, avant le jour où vous osâtes les enlever, il n’est aucun de nos commandans venus à Messine qui n’ait voulu les voir ; parmi tant de préteurs, de consuls envoyés en Sicile, et pendant la paix, et pendant la guerre, tous de caractères différens, je ne parle point de ceux qui furent intègres, désintéressés, scrupuleux, mais bien des plus cupides, des plus audacieux, aucun n’a été pourtant assez hardi, aucun n’a présumé assez de sa puissance ou des privilèges de sa noblesse pour oser demander, enlever ou toucher à rien de ce que renfermait cet oratoire. Et Verrès emportera tout ce qu’il y a de beau, en quelque lieu qu’il le trouve ! Nul autre que lui n’en aura désormais la possession, et tant de maisons opulentes iront s’engloutir dans la maison de cet homme ! Ainsi tous ses prédécesseurs n’avaient épargné tant de chefs-d’œuvre que pour que Verrès vînt s’en emparer ! Ainsi C.Claudius Pulcher ne les avait rendus que pour que Verrès pût les emporter ! Mais ce Cupidon ne demandait pas l’infâme demeure d’un débauché, ni une école de prostitution : il se trouvait bien dans cet oratoire héréditaire ; il savait qu’Heius l’avait reçu de ses ancêtres parmi les objets sacrés dépendant de leur succession ; il n’était point jaloux d’appartenir à l’héritier d’une courtisane (12).

Mais pourquoi cette sortie véhémente ? D’un seul mot Verrès va me confondre. J’ai acheté, dit-il. Dieux immortels ! l’admirable moyen de défense ! un marchand avec le pouvoir militaire et les faisceaux, voilà donc ce que nous avons envoyé dans une de nos provinces, pour que, statues, tableaux, argent, or, ivoire, perles, tout fût acheté par lui, et qu’il ne laissât rien à personne ! Car, je le vois, à toutes mes attaques il va opposer ce rempart : J’ai acheté. Mais, d’abord, quand, me prêtant à vos désirs, je conviendrais avec vous que vous avez acheté, puisque, sur tout cet article, c’est la seule défense que vous prétendiez employer, je vous le demande, quelle idée vous êtes-vous formée des tribunaux de Rome, si vous avez pensé qu’on souffrirait impunément qu’un préteur, un général ait acheté tant d’objets si précieux, que dis-je, tout ce qui pouvait avoir quelque prix, dans toute l’étendue de sa province ?

V. Admirez, juges, la sollicitude de nos ancêtres qui, bien qu’ils fussent loin de soupçonner de pareils excès, prévoyaient néanmoins jusqu’aux moindres abus. Ils n’imaginaient pas qu’aucun Romain envoyé dans une province, comme préteur ou comme lieutenant, fût assez déraisonnable pour y acheter de l’argenterie, l’état en fournissait (13) ; des meubles, les lois y avaient pourvu ; mais un esclave, la chose leur parut possible : il n’y a personne qui n’en ait besoin, et l’état n’en fournit point. Ils décrétèrent donc que nul n’achèterait d’esclave qu’en remplacement d’un esclave mort (14). Mort à Rome ? point du tout, sur le lieu même ; car leur intention n’était pas qu’un préteur s’occupât de monter sa maison dans son département, mais seulement qu’il y pût réparer la perte des objets qui sont d’un usage indispensable. Et pourquoi tant de précautions pour nous empêcher de rien acheter dans nos provinces ? Juges, en voici la raison : c’est qu’ils pensaient qu’il y a extorsion, et non point achat, toutes les fois que le vendeur n’est pas libre de vendre à son gré ; ils sentaient que, si dans les provinces un homme revêtu à la fois de l’autorité militaire et civile avait la volonté et le pouvoir de tout acheter chez ses administrés, il arriverait que chaque magistrat enlèverait tout ce qui serait à sa convenance, fût-ce à vendre ou non, et cela au prix qu’il voudrait. Ou médira : Ne traitez donc pas Verrès avec cette rigueur ; ne jugez pas sa conduite d’après les principes sévères de nos aïeux ; passez-lui tous ses achats, pourvu qu’il ait acheté de bonne foi, qu’il n’y ait eu de sa part ni abus de pouvoir, ni violence, ni injustice. Eh bien ! j’y consens. Si Heius a voulu vendre quelques-unes des statues dont je parle, s’il les a vendues au prix qu’il l’estimait, je ne demande plus pourquoi vous avez acheté.

VI. Que nous faut-il faire ? est-il ici besoin d’argumenter beaucoup sur un fait de cette nature ? Le point essentiel, je crois, est d’examiner si Heius avait des dettes, s’il a fait une vente à l’enchère, et dans ce cas s’il se trouvait tellement dépourvu de numéraire, tellement à l’étroit, tellement pressé par les circonstances, qu’il fût obligé de spolier son oratoire, de vendre les dieux de ses pères. Mais je vois qu’il n’a point fait de vente à l’encan ; qu’il n’a jamais vendu que les produits de ses terres ; que non seulement il n’a point et n’a jamais eu de dettes, mais qu’il a toujours eu et qu’il a encore beaucoup d’argent comptant. Mais enfin sa situation eût-elle été tout autre, il n’aurait point vendu des monumens qui étaient depuis tant d’années dans sa maison et dans l’oratoire de ses ancêtres. Si l’on m’objecte qu’il n’a pu résister à la grandeur du prix qu’on lui a offert, il n’est point vraisemblable qu’un homme aussi riche, aussi plein d’honneur ait sacrifié sa religion, et les monumens de ses pères pour de l’argent. Fort bien ; mais quelquefois on se laisse entraîner bien loin de ses principes par l’appât d’une forte somme. Voyons donc quelle est cette somme qui a pu déterminer le désintéressé, l’opulent Heius, à oublier ce qu’il devait à son honneur, à sa famille, à sa religion. Voici, je crois, ce que par votre ordre il a porté sur son livre de compte : Toutes ces statues de Praxitèle, de Myron, de Polyclète, ont été vendues à Verrès six mille cinq cents sesterces (15). Oui, lisez les registres d’Heius. Registres d’Heius. J’aime à voir ces fameux artistes que les connaisseurs élèvent jusqu’au ciel, rabaissés à ce point par l’estimation de Verrès. Un Cupidon de Praxitèle, seize cents sesterces (16). Assurément c’est de là qu’est venu ce proverbe : J’aime mieux acheter que demander.

xx VII. On va me dire : Mais vous mettez donc un bien haut prix à toutes ces futilités ? Je ne prends ici pour base de mon estimation, ni l’idée que j’en ai, ni l’usage que j’en puis faire. Mais je crois, juges, que vous devez priser ces objets en raison de la valeur qu’y attachent ceux qui en sont curieux ; en raison de ce qu’on les paie ordinairement, de ce qu’on les paierait dans une vente publique et non forcée, enfin de ce qu’ils valent aux yeux de Verrès. Jamais assurément, s’il n’eût estimé ce Cupidon que quatre cents deniers (17), il ne se serait exposé pour une semblable bagatelle aux propos du public et à de si honteux reproches. Qui de vous ignore à quel prix montent les objets de ce genre ? N’avons-nous pas vu dans une enchère vendre une statue d’airain assez petite, cent vingt mille sesterces (18) ? Si je voulais nommer certaines personnes qui les ont payés, et ce même prix et plus cher encore, la chose me serait facile ; car ce sont des objets de fantaisie dont le prix se mesure au désir de les avoir : le prix n’a point de bornes quand la passion n’en a pas. Il est donc évident que de la part d’Heius, ni la volonté, ni l’embarras de ses affaires, ni la grandeur de la somme n’ont pu le déterminera vendre ses statues ; il est évident que, dans cet achat simulé, vous avez employé la force, les menaces, le pouvoir et les faisceaux, pour enlever, pour arracher ces monumens à un homme que le peuple romain n’avait pas seulement soumis à votre autorité, mais qu’il avait confié à votre protection, ainsi que le reste de nos alliés.

Quel avantage pour moi, juges, si vous pouviez entendre le fait que je dénonce, confirmé par Heius lui-même ! Rien sans doute ne serait plus à désirer, mais il ne faut pas demander l’impossible. Heius est de Messine. Messine, d’après une délibération publique, a seule envoyé une députation pour faire l’éloge de Verrès. Abhorré du reste des Siciliens, il n’a pour amis que les Mamertins. La députation, chargée de faire son apologie, a pour chef Heius, comme le plus considérable de sa ville, et peut-être aussi pour que tout occupé de sa mission publique, il garde le silence sur des injures qui lui sont personnelles. Toutes ces circonstances, juges, étaient pour moi connues, appréciées ; je m’en suis rapporté cependant à la bonne foi d’Heius. Je l’ai fait comparaître dans la première action, et quel risque pouvais-je courir ? qu’aurait pu répondre Heius, quand il aurait manqué de probité et démenti son caractère ? que ces statues étaient dans sa maison, et non dans celle de Verrès ? pouvait-il rien avancer de semblable ? En le supposant l’homme le plus vil, le menteur le plus impudent, tout ce qu’il aurait pu dire, c’était qu’il les avait mises en vente, et qu’il en avait retiré le prix qu’il voulait. Mais cet homme qui tient par sa naissance le premier rang parmi ses concitoyens, qui d’ailleurs est jaloux de vous donner une idée avantageuse de sa religion et de son honnêteté, a commencé par déclarer qu’il louait Verrès au nom de sa ville, parce que tel était l’objet de sa mission : puis il a ajouté que ses statues n’avaient point été à vendre, et que, s’il avait été le maître d’agir à sa volonté, nulle offre n aurait pu le déterminer à vendre des monumens que ses ancêtres lui avaient transmis et légués avec cet oratoire

VIII. Que faites-vous sur ce banc, Verrès ? quel espoir vous retient ? direz-vous encore que Centorbe, Catane, Enna, Halèse, Tyndare, Agyrone, en un mot, toutes les villes de la Sicile se sont coalisées pour vous perdre, pour vous accabler ? Voilà votre seconde patrie, car ainsi vous appelez Messine ; la voilà qui vous attaque à son tour. Oui, dis-je, votre chère Messine, la complice de vos crimes, la confidente de vos débauches, la receleuse de vos rapines et de vos larcins. Vous voyez ici le plus considéré de ses habitans, le député envoyé pour la cause qui vous occupe, le chef de ceux qui doivent faire votre apologie. Il vous loue au nom de sa ville, parce qu’il en a reçu la mission et l’ordre exprès : et cependant, lorsqu’il fut interrogé au sujet du Cybée (19), vous ne l’avez pas oublié, juges, sa réponse fut que ce navire avait été construit dans les chantiers de la ville, aux frais de la ville, sous les ordres d’un sénateur chargé par la ville d’en surveiller la construction. Aujourd’hui c’est comme particulier qu’il a recours à votre justice ; c’est pour lui-même qu’il implore la loi qui protège les propriétés publiques et particulières de nos alliés ; et quoiqu’elle ait pour objet toute espèce de restitutions, il déclare ne point réclamer l’argent qui lui a été volé ; ce n’est point cette perte qu’il regrette : les objets du culte de ses ancêtres, voilà ce qu’il revendique ; les pénates héréditaires de sa famille, voilà, Verrès, ce qu’il vous redemande. Quoi ! vous n’avez donc ni pudeur, ni religion, ni crainte des hommes ! Vous avez logé dans la maison d’Heius ; vous l’avez vu offrir presque tous les jours, dans son oratoire, de pieux hommages aux dieux de sa famille. Encore une fois, il est peu sensible à la perte de son argent ; il ne redemande point ce qui n’était que pour la décoration. Gardez les Canéphores, mais rendez-moi les images de mes dieux. Et parce qu’il a parlé, parce qu’un allié, un ami du peuple romain a profité de l’occasion pour vous faire entendre avec modération une plainte trop légitime, parce qu’il s’est montré fidèle à sa religion, et en redemandant les dieux de ses pères, et en respectant dans sa déposition la foi du serment, sachez, juges, qu’un des membres de la députation, le même qui avait été chargé par la ville de présider à la construction du vaisseau, a été renvoyé par Verrès à Messine, pour engager son sénat à flétrir Heius par un décret.

IX. Homme insensé ! que vous êtes-vous flatté d’obtenir ? Ignoriez-vous l’estime et le respect qu’avaient pour lui ses concitoyens ? Mais je suppose que l’on eût souscrit à votre demande ; je suppose que les Mamertins eussent prononcé contre Heius une peine infamante, de quel poids, dites-moi, seraient les éloges décernés par des hommes capables de punir un témoin pour avoir dit la vérité ? Et d’ailleurs que signifie une apologie, lorsqu’on ne peut interroger le panégyriste, sans qu’il devienne accusateur ? Quoi donc ! tous vos apologistes ne sont-ils pas mes témoins ? Heius en est un ; il vous a porté un coup terrible. Je ferai comparaître les autres : ils tairont volontiers sans doute tout ce qu’ils pourront ; mais ils avoueront, en dépit d’eux-mêmes, ce qu’il est impossible de dissimuler. Nieront-ils qu’un très-gros bâtiment de transport ait été construit pour Verrès à Messine ? Qu’ils le nient, s’ils l’osent ! Nieront-ils qu’un sénateur de Messine a présidé à la construction de ce vaisseau au nom de la ville ? Plût aux dieux qu’ils pussent le nier ! J’ai d’autres questions encore que je réserve pour le moment même, afin qu’ils n’aient pas le loisir de méditer et de concerter leurs dépositions parjures.

Au surplus, je consens que cet éloge vous soit compté (20). Ayez pour vous le suffrage protecteur d’une ville à qui l’honneur défendrait de venir à votre aide, si elle le pouvait, et qui ne le pourrait pas, quand même elle le voudrait ; de ces Mamertins, dont un si grand nombre ont personnellement essuyé de votre part tant d’injustices et d’outrages, qui voient dans leurs murs tant de familles à jamais déshonorées par vos débauches et par vos adultères. Vous avez, dites-vous, rendu des services à leur cité. Oui, mais au détriment de la république et du reste de la province. Les Mamertins étaient tenus de vendre au peuple romain soixante mille boisseaux de froment, et ils l’avaient toujours fait. Seul vous les avez déchargés de cette redevance. Par là, la république s’est trouvée lésée ; car c’était une atteinte portée à ses droits de souveraineté sur une ville ; par là, les Siciliens ont souffert un dommage, puisque cette fourniture de grains n’a pas été retranchée du total dont ils sont redevables, mais déversée sur deux villes franches, Halèse et Centorbe, que vous avez ainsi, Verrès, taxées l’une et l’autre au delà de leurs moyens. Vous deviez exiger des Mamertins un vaisseau, suivant leur traité fait avec nous : vous les avez exemptés de cette redevance durant les trois années de votre magistrature. Pendant tout ce temps-là, vous ne leur avez pas non plus demandé un soldat. Vous avez fait comme les pirates : ennemis communs de toutes les nations, ils ne laissent pas cependant de se choisir quelques amis qu’ils épargnent, qu’ils enrichissent même d’une partie de leur butin, donnant la préférence aux places dont la situation favorise leurs desseins, et où leurs vaisseaux sont souvent dans le cas et même dans la nécessité de relâcher.

X. Cette Phaselis, que prit Servilius (21), n’était pas, dans l’origine, un repaire de Ciliciens et de pirates : une colonie de Lyciens, peuple sorti de la Grèce, était venue s’y établir. Mais telle est sa position sur un promontoire qui s’avance dans la mer, que les corsaires de Cilicie, au sortir de leurs ports comme au retour de leurs courses, se trouvaient souvent contraints d’y aborder. En conséquence ils se l’attachèrent, d’abord par des intérêts de commerce, et bientôt par un pacte d’alliance. Messine, avant l’arrivée de Verrès, ne méritait aucun reproche ; elle était même l’ennemie des méchans. Ce fut elle qui arrêta les équipages de C.Caton (22), lequel avait été consul : il était cependant l’un de nos citoyens les plus illustres et les plus puissans. Mais son titre de consulaire n’empêcha point sa condamnation. Oui, Caïus Caton, petit-fils de deux grands hommes, de Paul-Emile et de Caton le Censeur, neveu, par sa mère, de Scipion l’Africain, fut condamné ; les tribunaux, et alors ils étaient sévères, prononcèrent contre lui une amende de dix-huit mille sesterces (23). Voilà pourtant l’homme contre lequel les Mamertins firent éclater leur colère, eux qui tant de fois ont dépensé, pour un seul repas offert à Timarchide, beaucoup plus que ne purent valoir les condamnations prononcées contre Caton !

xx Messine, pour ce détestable brigand, pour ce corsaire sicilien, est devenue une autre Phaselis : c’est là que toutes les dépouilles de la province étaient transportées et mises en dépôt chez les habitans. Tout ce qu’il avait intérêt de dérober aux recherches était par eux recelé, caché à tous les regards ; par eux il embarquait sans bruit tout ce qu’il voulait, et le faisait exporter furtivement. Enfin cet immense vaisseau, destiné à envoyer en Italie toutes ses rapines, a été construit et équipé dans leur ville. Pour tous ces bons offices, il les a tenus quittes de contributions, de corvées, de service militaire, en un mot de toute charge publique ; pendant trois ans ils ont été les seuls, je ne dis pas dans la Sicile, mais, si je ne me trompe, dans le monde entier, à cette époque, qui se soient vus dispensés, affranchis, libres de toute contribution, de toute contrainte, de toute redevance. Mais aussi c’est à Messine que furent instituées ces fameuses Verrea (24) ; c’est là aussi qu’eut lieu ce festin où Verrès se fit amener de force Sextus Cominius, où, sans pouvoir l’atteindre, il lui lança une coupe à la tête, où, serrant à la gorge, il le fit jeter hors de la salle, mettre le aux fers, et enfermer dans un noir cachot ; c’est là aussi que fut dressée cette croix où, sous les yeux étonnés de mille spectateurs, il attacha un citoyen romain ; cette croix qu’il n’eût jamais osé planter qu’au milieu d’une population associée à tous ses crimes, à tous ses brigandages.

XI. Et c’est pour parler en apologistes que vous osez vous présenter ici, Mamertins ! À quel titre ? est-ce au nom de la considération dont vous devez jouir auprès du sénat ou auprès du peuple romain ? Est-il une ville, je ne dis pas seulement dans nos provinces, mais chez les nations les plus lointaines, quelque puissante, quelque libre, ou, si vous voulez, quelque peu civilisée, quelque barbare qu’elle puisse être ; est-il un seul roi qui ne s’empresse de recevoir un sénateur du peuple romain, et de lui offrir les soins de l’hospitalité ? Cet hommage, ce n’est pas à l’individu qu’ils le rendent, mais d’abord au peuple romain, dont les bienfaits nous font parvenir à ce haut rang (25) ; puis ensuite à la dignité de l’ordre sénatorial ; car si cet illustre corps cessait d’imposer le respect à nos alliés et aux nations étrangères, que deviendraient la considération et la majesté de notre empire ? Les Mamertins ne m’ont fait à moi aucune espèce d’invitation publique : quand je dis à moi, peu importe (26) ; mais j’étais sénateur du peuple romain ; ne pas m’inviter n’était-ce pas refuser le tribut d’une déférence légitime, je ne dis pas à un individu, mais au premier ordre de l’état ? car, pour ce qui est de moi, je pouvais disposer de l’opulente et vaste maison de Cn. Pompeius Basiliscus, où, quand même vous m’auriez invité, j’aurais pris mon logement. J’avais encore la maison des Parcennius, qui portent aussi le nom de Pompée (27), maison très-honorable, où Lucius, mon frère (28), trouva des hôtes si empressés à le recevoir. Il n’a pas tenu à vous, Mamertins, qu’un sénateur du peuple romain n’ait point trouvé de logement dans vos murs, et qu’il n’ait passé la nuit au milieu de la place publique. Non, jamais, avant vous, aucune ville n’avait tenu une semblable conduite.

Mais, me dites-vous, vous vouliez traduire notre ami devant les tribunaux. Eh quoi ! ce que je puis faire comme individu vous fournira-t-il prétexte pour manquer aux égards dus à un sénateur ? Il sera temps pour nous, juges, de nous plaindre de cet affront, si jamais il est question de vous, Mamertins, dans cette assemblée auguste, qui ne s’est encore vue méprisée que par vous seuls. Mais, pour ne parler ici que du peuple romain, de quel front avez-vous osé vous présenter devant lui ? Avez-vous auparavant arraché cette croix encore dégouttante du sang d’un citoyen romain (29), cette croix plantée près de votre port, à l’entrée de votre ville ? Quoi ! vous ne l’avez point précipitée dans les abîmes de la mer ! vous n’avez point purifié cette place avant de porter vos pas dans Rome, et de paraître devant cette assemblée ! Oui, c’est à Messine, dans un pays allié de Rome, en paix avec elle, que s’est élevé ce monument de la cruauté de Verrès. Avait-il donc choisi votre ville pour que tous ceux qui arriveraient d’Italie vissent l’instrument du supplice d’un citoyen romain avant qu’un ami du peuple romain pût s’offrir à leurs regards. Cette croix, vous l’étalez aux yeux des habitans de Rhège, dont vous enviez le droit de cité qu’ils tiennent de nous ; vous la montrez aussi aux citoyens romains domiciliés dans vos remparts, afin qu’ils apprennent à n’être plus si fiers de leurs privilèges, et à vous dédaigner moins, en voyant les droits des citoyens immolés sur un infâme gibet.

XII. Je reviens aux statues que vous avez, dites-vous, achetées. Et ces tapis si connus dans toute la Sicile sous le nom d’Attaliques (30), avez-vous oublié de les acheter à ce même Heius ? Vous pouviez les acheter tout comme les statues : où donc est cet article ? Sans doute vous avez voulu épargner des écritures ? Mais non, juges, dans son imprévoyance, il ne s’est pas avisé de ce soin ; il a pensé qu’on s’apercevrait moins du vol d’un garde-meuble que de la spoliation d’un oratoire. Et comment s’y est-il pris pour enlever ces tapisseries ? Je ne puis vous donner là-dessus des renseignemens plus positifs que ceux que vous a donnés Heius lui-même. Lorsque je lui demandai si quelque autre partie de son mobilier n’était pas tombée dans les mains de Verrès, il me répondit que Verrès lui avait fait dire de lui envoyer ses tapisseries à Agrigente. Je lui demandai s’il les avait envoyées ; il répondit, comme il ne pouvait s’en dispenser, que, docile à l’ordre du préteur, il les avait envoyées. Je le priai de me dire si elles étaient arrivées à Agrigente ; il dit qu’elles y étaient arrivées. Je lui demandai enfin si elles étaient revenues chez lui. — Pas encore, répliqua-t-il. Cette réponse fit rire le peuple, en excitant un murmure général parmi vous.

Comment ne vous est-il pas venu dans l’esprit, Verrès, d’engager Heius à écrire sur son livre de comptes qu’il vous les avait vendues six mille cinq cents sesterces ? Avez-vous craint de vous endetter en payant six mille cinq cents sesterces ce que vous auriez pu revendre deux cent mille (31) ? Croyez-moi, la chose en valait bien la peine ; vous auriez d’ailleurs un moyen de défense : personne ne songerait à vous chicaner sur la valeur de ces objets, si seulement vous pouviez prouver que vous en avez fait l’achat : votre conduite aux yeux de chacun serait pleinement justifiée ; mais aujourd’hui, le moyen de vous débarrasser de ces tapisseries ? vous n’en avez aucun.

Et ces colliers (32) d’un travail admirable, que l’on dit avoir appartenu au roi Hiéron, et dont Philarque, ce riche et noble citoyen de Centorbe, était possesseur, les lui avez-vous enlevés, ou bien vous les a-t-il vendus ? Pendant mon séjour en Sicile, voici ce que j’ai entendu raconter à Centorbe et dans toute la province ; car il n’était bruit que de cette affaire. Tout le monde disait qu’à Centorbe vous aviez volé les colliers de Philarque, comme à Palerme ceux d’Ariste, comme à Tyndaris ceux de Cratippe ; et ces objets n’avaient pas moins de prix. Certes, si Philarque vous les eût vendus, vous ne vous seriez pas engagé à les restituer au moment où vous fûtes traduit en justice ; mais depuis, ayant reconnu que le vol était public, vous fîtes réflexion que si vous les rendiez, vous en auriez d’autant moins, et que le fait n’en serait pas moins constant. En conséquence, vous vous êtes abstenu de les rendre. Philarque a déclaré dans sa déposition que, sachant votre maladie, comme vos amis l’appellent, il s’était décidé à vous donner le change au sujet de ces colliers. Mandé par vous, il avait répondu qu’il ne les avait pas ; qu’effectivement il les avait mis en dépôt chez un tiers, pour que vous ne les trouvassiez pas ; mais que, grâce à votre excessive sagacité, vous pûtes les voir là où ils étaient en dépôt, par l’indiscrétion de la personne même qui en était chargée ; qu’alors Philarque se trouvant pris, il lui fut impossible de soutenir la négative, et que les colliers lui furent enlevés malgré lui et sans indemnité.

XIII. Mais comment Verrès parvenait-il à découvrir tous ces objets ? Il n’est pas indifférent de vous le faire connaître, juges. Il y avait à Cibyre (33) deux frères nommés Tlépolème et Hiéron ; l’un, je crois, était modeleur en cire, et l’autre peintre. Tous deux étaient, si je ne me trompe, soupçonnés par leurs concitoyens d’avoir pillé le temple d’Apollon. Craignant les condamnations des tribunaux et la sévérité des lois, ils s’enfuirent de leur pays. Ils avaient été à même de connaître la passion de Verrès pour les ouvrages de leur art dans un voyage qu’il avait fait à Cibyre avec de fausses obligations, ainsi que des témoins vous l’ont appris. Forcés de quitter leur pays, ces deux exilés se réfugièrent auprès de lui en Asie, où il se trouvait alors. Depuis ce temps, il les a toujours eus à sa suite, et dans tous les brigandages qui signalèrent sa lieutenance, leur active industrie et leurs avis lui furent d’une grande utilité. Ce sont eux dont il est question sur les registres de Q. Tadius (34), lorsqu’il dit avoir, par son ordre, donné tant à des peintres grecs. Comme Verrès les connaissait parfaitement, ayant mis souvent leurs talens à l'épreuve, il les emmena avec lui en Sicile ; à peine y furent-ils arrivés, bons dieux ! on les eût pris pour deux limiers (35) ; toujours ils étaient à la piste, rien ne leur échappait, rien ne pouvait les mettre en défaut : menaces, promesses, esclaves, enfans, amis, ennemis, tout leur servait de moyen, tout agent leur était bon pour arriver à quelque découverte. Un objet leur plaisait-il, il fallait s’en dessaisir ; et ceux dont Verrès demandait à voir l’argenterie ne formaient qu’un vœu, c’était que Hiéron et Tlépolème ne la trouvassent pas de leur goût.

XIV. Le fait que je vais vous citer, juges, est, j’en fais serment, de la plus exacte vérité. C’est, je m’en souviens, Pamphile de Lilybée, mon hôte et mon ami, qui me l’a raconté. Verrès lui ayant pris d’autorité une aiguière, ouvrage de Boëthus (36), d’un très-beau travail et d’un poids considérable, il était rentré chez lui fort triste et fort troublé de la perte d’un vase si précieux, qui lui venait de son père et de ses ancêtres, et dont il avait coutume de se servir aux jours de fêtes, ainsi que pour célébrer l’arrivée de ses hôtes. J’étais, dit-il, assis chez moi, et livré à mon chagrin : tout à coup entre un esclave de Vénus ; il me commande d’apporter sans délai mes vases ciselés au préteur. Je fus effrayé, j’en avais quatre ; de peur d’un plus grand mal, je les fais prendre aussitôt, et porter avec moi chez le préteur. Lorsque j’arrivai, celui-ci reposait, les deux Cybirates se promenaient. Dès qu’ils m’aperçurent : Et vos vases, Pamphile, où sont-ils ? Je les montre d’un air fort mécontent, ils les trouvent fort beaux. Je leur dis, en soupirant, qu’il ne me resterait plus rien qui fût de quelque prix, s’il fallait qu’on m’enlevât encore ces vases. En me voyant si ému, combien, dirent-ils, nous donnerez-vous pour qu’on ne vous les prenne pas ? Bref, ils demandent deux cents sesterces, je promets d’en donner cent (37). Cependant le préteur appelle ; il demande les coupes. Alors ils déclarent au préteur qu’ils avaient cru, sur des ouï-dire, que les coupes de Pamphile avaient quelque valeur, mais que c’étaient deux misérables pièces indignes de figurer parmi la vaisselle de Verrès. Le préteur prononce qu’il est du même avis. En conséquence, Pamphile emporte ses vases, tout parfaits qu’ils sont. Pour moi, je l’avoue, bien que jusqu’alors j’eusse regardé comme un faible mérite d’être connaisseur en bagatelles de ce genre, je ne concevais pas qu’un pareil goût pût se rencontrer dans un être que je savais d’ailleurs n’avoir rien qui ressemblât à un homme.

xx XV. Je compris désormais qu’il s’était attaché les deux frères de Cybirates afin de mieux voler, en faisant agir tout à la fois et leurs yeux et ses mains. Il est néanmoins si jaloux de ce beau renom de connaisseur en ce genre, que dernièrement (voyez jusqu’où va son extravagance), lorsque son affaire avait été remise au surlendemain, et que tout le monde le regardait comme condamné et mort civilement, il était allé le matin, pendant la célébration des jeux du cirque, chez L. Sisenna (38), un de nos plus illustres citoyens, dans un moment où les tables étaient dressées, l’argenterie étalée sur les buffets, et la maison remplie de citoyens de la première distinction, comme cela doit être chez un homme aussi considéré que Sisenna ; il s’approcha de l’argenterie, se mit à examiner, à considérer à loisir chacune des pièces les unes après les autres. Les uns admiraient la maladresse avec laquelle, dans le cours d’un procès pour fait de cupidité, il prenait comme à tâche de fortifier tous les soupçons ; les autres ne concevaient pas cette étrange apathie qui, à la veille d’un jugement, après que tant de témoins avaient déposé contre lui, lui permettait encore de s’occuper de ces bagatelles. De leur côté, les esclaves de Sisenna, qui avaient entendu parler de tout ce qu’on imputait à Verrès, eurent soin de ne pas le perdre de vue, et de veiller de près à l’argenterie.

Le talent d’un juge éclairé consiste à tirer des inductions des moindres circonstances, pour découvrir dans chacun quelle est sa passion dominante, et de quels excès elle peut le rendre capable. Or, si un homme accusé légalement, renvoyé à trois jours pour le prononcé de sa sentence, déjà condamné, sinon de fait, du moins par l’opinion publique, n’a pu s’abstenir, au milieu d’une très-nombreuse assemblée, de toucher à l’argenterie de Sisenna, de l’examiner pièce à pièce, croira-t-on que, dans une province où il était préteur, il ait pu être assez maître de lui pour ne pas convoiter et prendre l’argenterie des Siciliens ?

XVI. Mais terminons cette digression, pour retourner à Lilybée. Gendre de ce même Pamphile à qui Verrès avait dérobé une aiguière, Dioclès, surnommé Popillius, avait laissé toute sa vaisselle exposée sur ses buffets : Verrès l’emporta. Qu’il dise qu’il l’a achetée ; car ici le vol est si considérable, que je ne doute pas qu’il ne l’ait inscrite sur ses registres à titre d’acquisition. En effet, Timarchide fut chargé d’estimer cette vaisselle ; mais comment l’a-t-il fait ? au plus bas prix qu’on ait jamais estimé ces légères pièces d’argenterie qui se donnent aux histrions (39). Mais c’est trop perdre de temps : pourquoi parler encore de vos achats ? pourquoi vous demander si vous avez acheté ou non, et comment et combien vous avez payé ? Un seul mot suffira pour trancher la difficulté : produisez-nous un registre qui porte ce que vous avez acquis d’argenterie dans la Sicile, de qui et pour combien vous l’avez payée. Eh bien ! répondez donc. Je le vois, j’ai eu tort de vous demander vos registres ; ils devraient être entre mes mains, ce serait à moi de les produire. Mais vous dites que vous n’en avez point tenu pendant ces années-là. Donnez au moins les renseignemens que je réclame sur ce qui concerne l’argenterie ; pour le reste, nous verrons. — Je n’ai rien écrit, je ne puis rien produire. — Quel parti prendre ? que voulez-vous que fassent les juges ? Votre maison, même avant votre préture, était remplie de statues de la plus grande beauté ; un grand nombre étaient placées dans vos maisons de campagne, beaucoup déposées chez vos amis, beaucoup aussi avaient été distribuées, données par vous, et cependant vos registres ne portent aucun achat. Depuis lors, toute l’argenterie des Siciliens a disparu, aucun d’eux n’a rien conservé qu’il puisse être jaloux de posséder. On répond par cette absurde supposition, que le préteur a tout acheté ; et ses registres ne viennent pas davantage à l’appui de cette défense. Si vous en présentez quelqu’un, on n’y voit spécifié ni les objets que vous possédez, ni comment vous les avez acquis. D’un autre côté, pour l’époque où vous dites avoir fait le plus d’achats, vous ne produisez absolument aucun registre. Ne devez-vous pas nécessairement être condamné, d’après les registres que vous produisez, comme d’après ceux que vous ne produisez pas ?

xx XVII. C’est encore à Lilybée que vous avez pris à M. Cœlius, chevalier romain, jeune homme très-distingué, tous les vases qu’il vous a plu de choisir dans son argenterie ; là que vous n’avez pas craint d’enlever tout le mobilier de C. Cacurius, connu pour son activité, son expérience dans les affaires, et surtout fort en crédit. Et cette grande et magnifique table en bois de citre (40), que possédait Q. Lutatius Diodorus, fait citoyen romain par Sylla sur la recommandation de Catulus, vous l’avez emportée ; il n’est personne à Lilybée qui ne le sache. Je ne vous reproche point d’avoir dépouillé un homme tout-à-fait digne de vous être comparé pour sa conduite, Apollonius de Drépane, fils de Nicon, et qui aujourd’hui porte le nom d’Aulus Clodius. Vous avez fait main basse sur toute sa belle argenterie ; mais je ne parle point de ce vol ; lui-même ne pense pas que vous lui ayez fait aucun tort : il se croyait perdu, et déjà n’avait plus qu’à se mettre la corde au cou, lorsque vous vîntes à son aide, en consentant à partager avec lui les patrimoines enlevés à des pupilles de Drépane. Je vous sais bon gré d’avoir volé cet homme ; non, vous n’avez jamais rien fait de mieux, je le dis franchement (41). Mais pour Lyson, qui tient le premier rang dans Lilybée, et chez qui vous avez logé, il ne fallait pas lui prendre sa statue d’Apollon. Vous direz l'avoir achetée ; je le sais : mille sesterces (42) je pense. J’en produirai même la preuve écrite ; mais je n’en dirai pas moins qu’il ne fallait pas agir ainsi. Et le pupille de Marcellus, le jeune Heius de Lilybée, à qui vous aviez déjà enlevé une grosse somme, direz-vous lui avoir acheté, ou conviendrez-vous lui avoir volé deux gondoles d’argent ornées de reliefs rapportés (43) ?

Mais à quoi bon rappeler tous ces délits secondaires, qui ne prouvent autre chose que la rapacité de Verrès, et les pertes de ceux qui en ont été les victimes ? Écoutez, je vous prie, juges, un fait qui fait moins ressortir son avarice et sa cupidité qu’une démence portée jusqu’à la fureur.

xx XVIII. Diodore de Malte est un des témoins qui ont déposé devant vous. Depuis nombre d’années il demeure à Lilybée. Dans sa patrie, il jouissait de la considération due à sa naissance ; dans son pays d’adoption, il a mérité par ses vertus l’estime et l’amitié de tous. Verrès apprit que Diodore possédait de très-beaux vases façonnés au tour, entre autres deux coupes dites Thériclées, de la main de Mentor (44), et qui passaient pour des chefs-d’œuvre. À peine lui en eut-on parlé, que, brûlant de les examiner et de les prendre, il fit venir Diodore, et les lui demanda. Celui-ci, qui n’était pas fâché de garder ses coupes, répondit qu’elles n’étaient point à Lilybée, qu’il les avait laissées à Malte, chez un parent. Aussitôt Verrès dépêche à Malte des agens sûrs, il mande à plusieurs habitans de lui chercher les deux vases, il prie Diodore de lui donner une lettre pour son parent : le temps lui paraît d’une longueur insupportable, tant il lui tarde de les voir. Cependant Diodore, homme économe et vigilant, jaloux surtout de conserver son bien, écrit à son parent de répondre aux émissaires de Verrès qu’il venait d’envoyer ces coupes à Lilybée. Lui-même s’éloigne, aimant mieux s’absenter quelque temps de sa maison que de se voir enlever, en restant chez lui, de pareils chefs-d’œuvre. À la nouvelle de ce départ, il s’opéra un tel bouleversement dans la tête du préteur, que tout le monde le crut, non pas seulement fou, mais furieux. Parce qu’il n’avait pu voler les vases de Diodore, il criait sans cesse que celui-ci lui avait emporté des vases du plus grand prix ; il menaçait Diodore, il vociférait publiquement contre lui ; on vit même des larmes couler de ses yeux. Nous lisons dans la fable qu’à la vue d’un collier d’or, et, si je ne me trompe, enrichi de pierreries, Eriphyle fut saisie d’une si violente tentation, que, pour l’obtenir, elle trahit et sacrifia son époux. Voilà l’image de la cupidité de Verrès ; elle est même plus furieuse et plus déraisonnable encore ; car enfin ce qu’Eriphyle désirait, elle l’avait vu : mais sa convoitise à lui s’allumait, non par la vue des objets, mais sur des ouï-dire.

xx XIX. Il fait chercher Diodore par toute la province ; mais Diodore avait décampé, non sans emporter ses vases (45). Notre homme, pour le forcer à revenir, imagine cet expédient ou plutôt cette extravagance. Il aposte un de ses limiers pour répandre le bruit qu’un procès criminel va être intenté à Diodore de Malte. D’abord la surprise fut générale : Diodore accusé ! un homme si paisible, si peu fait pour être soupçonné, je ne dis pas d’un crime, mais même de la faute la plus légère ! Bientôt on reconnut que toute cette intrigue n’avait d’autre motif que ses vases d’argent. Verrès n’hésite point à recevoir la dénonciation, et c’est, je crois, la première qu’il ait admise contre un absent. Il fut dès-lors reconnu dans toute la Sicile, que, pour être traduit en justice, il suffisait d’avoir des vases ciselés qui excitassent la cupidité du préteur, et que l’absence n’était point une garantie contre ses poursuites criminelles. Diodore était à Rome ; vêtu d’habits de deuil, il courait chez ses patrons et chez ses hôtes ; à tous il racontait sa disgrâce. Le père de Verrès écrit à son fils dans les termes les plus énergiques ; ses amis l’avertissent avec la même chaleur de songer à ce qu’il allait faire, qu’il prît garde de se compromettre avec Diodore, que la vérité était connue, qu’on était indigné contre lui, qu’il faisait une folie, enfin que, s’il n’y prenait garde, il n’en faudrait pas davantage pour le perdre. Si dès ce temps Verrès ne respectait déjà plus son père comme l’auteur de ses jours, il avait du moins pour lui les égards qu’on se doit d’homme à homme : d’ailleurs il ne s’était pas encore mis en mesure contre la justice. C’était la première année de sa préture en Sicile, il ne regorgeait pas encore d’argent comme au temps de l’affaire de Sthenius. Il mit donc un frein à sa fureur, moins par honte du crime que par crainte du châtiment ; il n’osa condamner Diodore ; et, en raison de son absence, il le raya de la liste des accusés. Mais Diodore, pendant les trois années de la préture de Verrès, se garda bien de reparaître dans la province, et se tint éloigné de sa maison.

XX. Le reste des Siciliens, ainsi que les citoyens romains établis dans la province, voyant à quels excès Verrès était capable de se laisser entraîner par ses impétueuses fantaisies, avaient pris leur parti avec résignation, convaincus qu’il n’y aurait pour eux aucun moyen de posséder, de conserver dans leurs maisons rien de ce qui pourrait lui plaire. Mais, quand ils surent qu’un vertueux magistrat, attendu par toute la province avec impatience, Q. Arrius, ne lui succéderait pas (46), c’est alors qu’ils comprirent encore mieux l’impossibilité d’avoir une maison assez close, un garde-meuble assez bien fermé, pour que son industrieuse convoitise ne sût l’ouvrir, ne pût y pénétrer. Ce fut alors que Cn. Calidius, chevalier romain non moins opulent que considéré, dont Verrès n’ignorait pas que le fils était à Rome sénateur et juge, se vit enlever par lui de petits chevaux en argent, ouvrage très-renommé et du plus grand prix. Dans quelle méprise je viens de tomber, juges ! c’est un achat, et non pas un vol. Je n’aurais pas dû parler ainsi ; et sur ces petits chevaux, nous l'allons voir se pavaner tout à son aise. Je les ai achetés, je les ai payés, dit-il. Je crois même qu’on produira les registres. — La chose en vaut la peine. Montrez- nous-les donc, vos registres, qu’au moins ils vous justifient sur ce chef d’accusation relatif à Calidius. Mais, si vous les avez achetés, quel motif avait Calidius d’aller se plaindre à Rome ? pourquoi disait-il que, depuis tant d’années qu’il faisait le négoce dans la Sicile, seul vous l’aviez assez peu respecté, assez méprisé, pour le dépouiller comme le dernier des Siciliens ? Pourquoi, s’il vous les avait vendus de plein gré, allait-il dire à tout le monde qu’il revendiquerait contre vous ses vases ? Et vous, comment vous êtes-vous dispensé de les rendre, puisque Cn. Calidius était intimement lié avec L. Sisenna, l’un de vos défenseurs, et que vous avez fait restitution à tous les autres amis de Sisenna ?

Vous ne nierez pas, je pense, qu’un citoyen respectable sans doute, mais qui ne l’emporte pas en considération sur Calidius, L. Cordius, a recouvré, par les mains de Potamon, votre ami, son argenterie, dont vous vous étiez emparé. Il est vrai que ce Cordius vous a rendu plus difficile à l’égard des autres ; car, bien que vous eussiez promis à plusieurs une semblable restitution, depuis qu’il eut déclaré dans sa déposition que vous aviez effectué votre promesse à son égard, vous avez cessé de rendre, parce que vous avez senti que ce serait lâcher votre proie en pure perte, et sans fermer la bouche aux témoins. Tous les préteurs avaient permis à Cn. Calidius d’avoir une argenterie richement travaillée ; il pouvait sans crainte, lorsqu’il invitait un magistrat du quelque personnage éminent, décorer sa table de ces objets d’un luxe domestique. Maints fonctionnaires revêtus de l’autorité ont été reçus dans sa maison : il ne s’en est pas rencontré un seul assez follement avide pour enlever à Calidius une argenterie aussi précieuse que renommée ; nul n’a été assez hardi pour la demander, assez impudent pour exiger qu’on la lui vendît.

En effet, juges, quelle insolence despotique, insupportable ! Un préteur, dans sa province, pourra dire à un homme honorable, riche et vivant avec splendeur : Vendez-moi vos vases ciselés. N’est-ce pas lui dire : Vous n’êtes pas digne de posséder d’aussi belles choses, elles sont faites pour un homme comme moi ? Un homme comme vous, Verrès ! Vous vous croyez donc plus que Calidius ? Je n’établirai point ici entre vous deux, pour la conduite et la réputation, un parallèle qui ne serait pas admissible ; je ne parlerai que du titre sur lequel vous fondez votre prétendue supériorité. Vous avez remis aux distributeurs quatre-vingt mille sesterces pour être proclamé préteur (47) ?  ; vous en avez donné trois cent mille pour acheter le silence d’un accusateur : est-ce donc une raison pour mépriser l’ordre équestre, pour le regarder d’un œil dédaigneux, et pour trouver mauvais qu’une chose qui vous plaisait se trouvât au pouvoir de Calidius plutôt que dans vos mains ?

XXI. C’est le laisser trop long-temps triompher aux dépens de Calidius, et répéter à qui veut l’entendre : J’ai acheté. Avez-vous aussi acheté la cassolette de L. Papirius, chevalier romain d’un mérite distingué, riche et plein d’honneur ? Cependant il a déclaré, dans sa déposition, qu’après lui avoir demandé cette pièce pour l’examiner, Verrès la renvoya dégarnie de tous ses reliefs, apparemment, juges, afin que vous ne pussiez douter que c’est en lui une affaire de goût et non d’avidité, et que dans ces objets il préfère à la richesse de la matière la perfection du travail. Papirius n’est pas le seul envers qui il ait montré cette espèce de désintéressement. Verrès s’est conduit de même pour toutes les cassolettes qui se trouvaient alors en Sicile ; et l’on ne saurait s’imaginer quel en était le nombre et la beauté. Il faut croire que la Sicile, au temps de sa puissance et de sa gloire, était comme le centre des productions de l’art ; car, avant la préture de Verrès, il n’y avait pas de maison un peu aisée qui n’eût au mois en argenterie un grand plat orné de reliefs et d’images de divinités ; une coupe dont se servaient les femmes dans les cérémonies religieuses ; enfin une cassolette (48). Ces pièces étaient dans le goût antique, et d’un travail admirable. De là on peut conjecturer qu’autrefois tous les autres ornemens étaient, en proportion, aussi communs chez les Siciliens ; et que si la fortune leur en avait enlevé une partie, ils avaient du moins conservé ceux que la religion avait consacrés.

Je vous ai dit, juges, qu’il y avait beaucoup de ces objets précieux dans presque toutes les maisons de la Sicile. Aujourd’hui il n’en reste pas un seul ; oui, je le dis avec assurance, pas un seul. Quel monstre, grands dieux ! quel fléau avons-nous envoyé dans cette province ! Ne diriez-vous pas qu’il s’était proposé, non point seulement de satisfaire ses fantaisies et sa propre curiosité, mais d’assouvir, quand il serait de retour à Rome, les goûts extravagans de tout ce que nous avons de gens avides ? Arrivait-il dans une ville, aussitôt ses deux limiers cibyrates étaient lâchés ; ils se mettaient en quête, furetaient partout. S’ils découvraient quelque grand vase, quelque ouvrage de prix, ils le rapportaient, pleins de joie. Quand la chasse était moins heureuse, ils ne laissaient pas de revenir avec quelques menues pièces de même gibier, telles que des plats, des coupes, des cassolettes (49). Figurez-vous les pleurs que répandaient les femmes, les cris lamentables qu’elles faisaient entendre, comme c’est leur usage en pareil cas. Peut-être ces larcins vous semblent-ils de peu d’importance ; mais c’est toujours avec le sentiment d’une vive et poignante douleur que les femmes surtout se voient arracher des mains ces objets révérés dont elles se servent pour leurs sacrifices, qu’elles ont reçus de leurs pères, et qui de tous temps ont appartenu à leur famille.

XXII. Ici, juges, n’attendez pas que je le poursuive de porte en porte, que je vous le montre enlevant un calice à Eschyle de Tyndare, un plat à Thrason de la même ville, un encensoir à Nymphodre d’Agrigente. Quand je ferai paraître les témoins venus de Sicile, il pourra choisir celui qu’il voudra, pour que je l’interroge au sujet des plats, des calices, des encensoirs ; vous verrez qu’il n’y a pas une seule ville, je dis plus, une seule maison un peu opulente, qui ait été à l’abri de ses rapines. Venait-il à un repas, dès qu’il apercevait quelques pièces d’argenterie ciselée, il lui était impossible de retenir ses mains. Cn. Pompeius Philon, autrefois citoyen de Tyndare, l’avait invité à souper dans sa maison de campagne proche de cette ville. Il fit ce que n’osaient les Siciliens : son titre de citoyen romain lui persuada qu’il pourrait impunément servir un plat orné des plus beaux reliefs. Verrès ne l’eut pas plus tôt aperçu, que sans respect pour les dieux pénates et hospitaliers, il ne fit pas difficulté de le prendre sur la table de son hôte. Néanmoins, avec le désintéressement dont je parlais tout à l’heure, il se contenta d’en détacher les ornemens, et rendit généreusement le reste.

N’en a-t-il pas fait autant à Eupolème, un des plus nobles citoyens de Calacte, l’hôte des Lucullus, leur intime ami, et qui, dans ce moment, sert dans l’armée de L. Lucullus ? Verrès dînait chez Eupolème ; celui-ci avait eu la précaution de faire servir sa vaisselle dépouillée de ses ornemens, pour ne pas se voir dépouillé lui-même : seulement deux petites coupes furent mises sur la table avec leurs ciselures. Le préteur, comme s’il eût été le bouffon de la fête, ne voulut point se retirer sans avoir sa gratification ; il se mit donc, à la vue de tous les convives, à détacher ces ornemens.

Je n’entreprendrai point d’énumérer ici tous ses exploits en ce genre ; la chose n’est point nécessaire, et elle serait impossible. Je veux seulement vous offrir un échantillon, un exemple de chaque espèce de vol, qu’il savait diversifier à l’infini ; car, dans tout cela, il n’a point agi en homme qui aurait un jour des comptes à rendre ; mais comme s’il n’eût jamais dû être mis en accusation. Il semblait persuadé que plus il aurait pris, moins il aurait à redouter l’événement d’une condamnation. Aussi, dans ces occasions, ne cherchait-il nullement à se cacher, ni à employer ses amis ou ses agens ; mais il volait publiquement, sur son tribunal, entouré de tout l’appareil de la puissance publique.

XXIII. Dans un voyage qu’il fit à Catane, ville opulente et très-célèbre, il manda le proagore ou premier magistrat, nommé Dionysiarque, et lui ordonna publiquement de rassembler tout ce qu’il y avait d’argenterie dans la ville, et de la lui faire apporter. Philarque de Centorbe, le premier de ses concitoyens par sa naissance, son mérite et ses richesses, ne vous a-t-il pas attesté, sous la foi du serment, que Verrès lui avait donné la même charge, le même ordre, pour la recherche et la saisie de toute l’argenterie qui pouvait se trouver dans cette ville, une des plus grandes et des plus riches de la Sicile ? Agyrone a vu pareillement tous ses vases de Corinthe transportés à Syracuse, par les soins d’Apollodore, à qui Verrès en avait donné l’ordre, et dont vous avez entendu la déposition.

Voici bien le trait le plus curieux. Notre actif et infatigable préteur, passant proche d’Haluntium, ne voulut point se donner la peine de monter jusque dans cette ville, parce qu’elle est située sur une hauteur et d’un accès difficile. Il fait venir Archagathus, personnage très-considéré, non-seulement dans Haluntium, mais dans toute la Sicile, et le charge de lui faire apporter à l’instant, sur le bord de la mer, tout ce qu’il y avait dans la ville d’argenterie ciselée, et même, s’il s’en trouvait, de vases de Corinthe. Archagathus remonte à la ville. Cet homme, d’illustre naissance, et qui désirait conserver l’estime et l’affection de ses concitoyens, était désespéré d’avoir une pareille commission, et ne savait comment s’y prendre. Enfin il signifie la volonté du préteur, et enjoint à chacun de remettre ce qu’il possède. La terreur était au comble ; le tyran ne s’éloignait pas ; couché dans sa litière sur le bord de la mer, au pied de la montagne, il attendait Archagathus et l’argenterie.

xx Figurez-vous le tumulte qui régnait dans la ville : quels cris ! combien de femmes en pleurs ! vous eussiez dit que le cheval de Troie était entré dans la place, et que ses murs étaient pris d’assaut. Ici, des vases qu’on emportait sans leurs étuis ; là, d’autres vases qu’on arrachait aux mains des femmes : on enfonce les portes, on brise les verroux. Quelle autre image se faire de cette scène de désolation ? Si, dans un temps de guerre ou dans une alarme subite, on demande aux particuliers leurs armes, c’est à regret qu’ils les donnent, quoique sachant bien que le salut commun l’exige. Il vous est donc facile d’imaginer que ce ne fut pas sans une vive douleur que les habitans d’Haluntium dégarnirent leurs maisons de leur argenterie pour en faire la proie d’un brigand. Tout lui est donc remis. Les frères de Cibyre sont appelés ; ils rejettent un petit nombre de pièces ; puis, de celles qu’ils jugent assez belles, on détache les reliefs et les ornemens. Les Haluntins, privés de ces vaines superfluités, remportent chez eux leur argenterie débarrassée de tout ornement frivole (50).

XXIV. Jamais, juges, cette province fut-elle mieux balayée ? Détourner quelque portion des deniers publics le plus secrètement possible, c’est ce qu’ont pu faire certains magistrats. On en a vu aussi qui, de temps en temps, portaient une main furtive sur les biens des particuliers ; et pourtant ces coupables étaient toujours condamnés. Et s’il faut vous dire ma pensée, dussé-je ici rabaisser le mérite de cette accusation, je regarde comme de vrais accusateurs ces hommes dont la sagacité sentait de si loin les fripons, et qui, sur de légers indices, pouvaient les suivre à la piste. Mais nous, quelles perquisitions avons-nous à faire à l’égard de Verrès pour découvrir les traces de cette fange dont tout son corps est empreint ? Le beau mérite vraiment d’accuser un homme qui, en passant près d’une ville, fait arrêter un instant sa litière, et, sans aucun détour, mais ouvertement, d’autorité, d’un seul mot, dépouille sans exception chaque maison de toute une ville ! Cependant, afin de pouvoir dire qu’il a acheté, il charge Archagathus de distribuer, pour la forme, quelques pièces de monnaie à ceux dont il avait emporté l’argenterie. Archagathus n’en trouva qu’un petit nombre qui voulussent accepter ; il les paya ; mais ces avances, Verrès ne les lui a pas encore remboursées. Archagathus a eu envie de le poursuivre en paiement à Rome, mais Cn. Lentulus Marcellinus l’en détourna, comme vous avez pu l’entendre par sa déposition. Lisez la déposition d'Archagathus et celle de Lentulus.

N’allez pas croire cependant que ce soit sans intention qu’il ait accumulé cette incroyable quantité d’ornemens. Voyez, juges, quel est son respect pour vous et pour l’opinion du peuple, pour les lois et pour les tribunaux, pour les Siciliens et nos négocians romains témoins de ses rapines. Quand il eut rassemblé tous ces ornemens, et qu’il n’en resta plus un seul chez personne, il ouvrit publiquement un vaste atelier au milieu de Syracuse, dans le palais même des anciens rois. Tous les ouvriers orfèvres et ciseleurs du pays eurent ordre de s’y rendre ; et déjà lui-même en avait un grand nombre à son service. Ayant enrôlé cette multitude prodigieuse de travailleurs, pendant huit mois entiers il ne leur laissa pas manquer d’ouvrage, et pourtant il ne les occupa que sur des vases d’or. Les ciselures qu’il avait détachées des plats et des encensoirs furent, par son ordre, appliquées à des coupes et à des vases de ce métal, et incrustées avec tant d’adresse et de goût, qu’on eût dit qu’elles n’avaient jamais eu d’autre destination. C’était pourtant ainsi que ce préteur, qui s’est vanté d’avoir, par sa vigilance, maintenu la paix en Sicile, passait la plus grande partie du jour assis dans son atelier, en tunique brune et en manteau grec (51).

XXV. Je n’oserais, juges, entrer dans ces détails, si je ne craignais de vous entendre dire que vous en avez plus appris sur Verrès par la voix publique qu’ici par la bouche de son accusateur. Qui en effet n’a ouï parler de cet atelier, et de ces vases d’or, et de son manteau, et de sa tunique brune ? Nommez tel honnête homme que vous voudrez parmi nos Romains établis à Syracuse, je le ferai comparaître ; il ne s’en trouvera pas un qui ne déclare avoir vu, ou du moins avoir entendu tout ce que je viens de vous dire. Ô temps ! ô mœurs ! Le fait que je vais citer n’est pas fort ancien. La plupart d’entre vous, juges, ont connu L. Pison, père de celui que vous avez vu préteur (52). Pendant sa préture en Espagne, où il fut tué, il arriva, je ne sais comment, qu’en faisant des armes, son anneau d’or se brisa. Voulant s’en procurer un autre, il fit venir un orfèvre auprès de son tribunal, dans le forum de Cordoue, et là, il pesa, en présence de tout le monde, une certaine quantité d’or. Il commanda ensuite à cet homme de s’établir sur la place, et de lui faire un anneau sous les yeux de tout le monde. Peut-être sa délicatesse semblera-t-elle outrée ; qu’on la blâme, si l’on veut. Mais à qui devrait-on mieux passer cet excès de probité ? car il était fils de ce L. Pison, qui fut le premier auteur de la loi contre les concussionnaires. Il est ridicule de parler de Verrès après avoir cité Pison l’honnête homme : je ne puis néanmoins m’empêcher de vous faire remarquer le contraste. L’un, en faisant fabriquer assez de vases d’or pour garnir plusieurs buffets, ne s’embarrasse point de ce qu’on en pourra dire, non-seulement en Sicile, mais à Rome, et même devant les tribunaux. L’autre, pour une demi-once d’or, veut que toute l’Espagne sache d’où provient l’anneau du préteur. C’est ainsi qu’ils ont justifié, l’un son nom, l’autre son surnom.

XXVI. Dans l’impossibilité où je suis de me souvenir de toutes ses rapines, encore moins de les retracer dans ce discours, je m’efforce seulement de vous donner une idée sommaire de chaque espèce de vol. Ici, par exemple, l’anneau de Pison m’en a rappelé un qui m’était entièrement échappé (53). A combien d’honnêtes gens croyez-vous que Verrès ait arraché l’anneau d’or qu’ils portaient au doigt ? Jamais il n’y a manqué lorsque la pierre ou la forme d’un anneau lui avait plu. Je vais vous conter un fait incroyable, et pourtant si connu, que lui-même ne le niera pas, je pense. Valentius, un de ses agens, avait reçu une lettre d’Agrigente ; Verrès remarqua par hasard l’empreinte du cachet ; il le trouva beau. D’où vient cette lettre ? dit-il. D’Agrigente, répondit Valentius. Aussitôt il mande à ses correspondans de lui envoyer ce cachet sans aucun retard. L’ordre arrive, et un père de famille, un citoyen romain, L. Titius, voit son anneau détaché de son doigt. Mais chez lui, juges, il est une autre passion qui ne se conçoit pas davantage. Quand il aurait voulu, dans chacune des salles à manger (54) qu’il possède tant à Rome que dans ses maisons de plaisance, placer trente lits bien ornés avec toutes les autres décorations des festins, il ne pourrait jamais y faire entrer ce qu’il a amassé en ce genre ; car il n’est pas de maison opulente dans la Sicile dont il n’ait fait une manufacture à son usage.

Il y a, dans Ségeste, une femme très-riche et d’une grande naissance, nommée Lamia : pendant trois ans, dans sa maison encombrée d’étoffes, l’on a fabriqué des tapis, et tous étaient de couleur pourpre (55). Attale, homme très-opulent, n’a pas eu d’autre occupation à Netum ; Lyson, à Lilybée ; Critolaùs, à Enna ; Æschrion, Cléomène, Théomnaste, à Syracuse ; Archonide, Mégiste, à Élore : la voix me manquerait plus tôt que les noms. On me dira que Verrès fournissait la pourpre, et que la main-d’œuvre seule était au compte de ses amis. J’aime à le croire ; car je ne prétends pas le trouver coupable sur tous les points. Eh ! n’est-ce pas assez, pour que je l’accuse, d’avoir pu fournir cette quantité prodigieuse d’étoffes ; d’avoir voulu emporter avec lui tant de meubles ; d’avoir enfin, et lui-même en convient, imposé pour cette fantaisie tant de travaux à ses amis ? Et ces lits de bronze, ces candélabres d’airain, pour quel autre que pour lui, pendant les trois années de sa préture, en a-t-on fabriqué dans Syracuse ? Il les a payés ; soit. Mais, juges, je vous en ai dit assez sur ce qu’il a fait dans sa province, pour qu’on ne le soupçonne pas de s’être oublié lui-même, ni d’avoir négligé le soin de son ameublement pendant qu’il était revêtu de l’autorité prétorienne.

XXVII. Je vais maintenant parler, non pas d’un larcin, non pas d’un acte d’avarice, non pas d’un trait de cupidité, mais d’un attentat qui me semble réunir tout ce qui peut offenser et le ciel et la terre ; d’un attentat où vous trouverez les dieux immortels outragés, la dignité et l’autorité du peuple romain dégradées, méconnues, l’hospitalité trahie et dépouillée, tous les rois les plus dévoués à notre république, ainsi que les nations soumises aux lois de ces monarques, forcés, par la faute de Verrès, d’abjurer cette fidélité.

Les deux jeunes rois de Syrie, fils du roi Antiochus, sont venus, vous le savez, tout récemment à Rome. L’objet de leur voyage ne concernait point leurs états de Syrie, que personne ne leur contestait (ils les tenaient de leur père et de leurs aïeux), mais bien le royaume d’Égypte, qu’ils prétendaient leur appartenir du chef de Séléné, leur mère (56). Les circonstances où se trouvait la république ayant empêché le sénat de faire droit à leurs réclamations, ils prirent le parti de retourner en Syrie, leur royaume héréditaire. L’un d’eux, nommé Antiochus, voulut passer par la Sicile. En conséquence, il vint à Syracuse. Verrès était alors préteur.

Le préteur regarda cette arrivée comme une excellente aubaine, puisqu’elle mettait en son pouvoir un jeune prince qui apportait avec lui beaucoup d’objets précieux : il l’avait entendu dire ; son avidité seule le lui aurait fait soupçonner. Il lui envoie des présens assez considérables, et surtout des provisions de bouche, tels que vin, huile, et même une assez grande quantité de blé pris sur sa dîme personnelle. Ensuite, il invite le roi lui-même à souper. La salle était richement décorée. Verrès y avait étalé tout ce qu’il possédait de plus beau eu vaisselle d’argent ; et il était bien pourvu : car il n’avait point fait encore fabriquer sa vaisselle d’or. Rien n’avait été négligé pour que le banquet fût somptueux et délicat. Aussi le roi se retira-t-il doublement enchanté de la magnificence de son convive et de l’honorable accueil qu’il en avait reçu. Il invite à son tour le préteur et déploie comme lui toute son opulence. Au milieu d’une superbe argenterie brillaient plusieurs coupes d’or enrichies des plus beaux diamans, tels qu’en ont ordinairement les rois et surtout les monarques syriens. On distinguait, parmi ces vases, une amphore d’une seule pierre avec une anse d’or. Q. Memmius vous en a parlé dans sa déposition : c’est, je crois, un témoin assez compétent et assez digne de foi.

Verrès prend chaque pièce dans ses mains, il loue, il admire. Le roi se félicite qu’un préteur du peuple romain ne soit pas mécontent de son repas. On se retire. Que fait notre homme ? Une seule pensée l’occupe, et l’événement l’a prouvé. Comment pourra-t-il faire sortir de la province le prince entièrement pillé et dépouillé ? Il le fait prier de lui envoyer sa vaisselle, qui, dit-il, lui a paru admirable, et qu’il veut faire voir à ses ciseleurs, le roi, qui ne connaissait pas l’homme, livre tout sans aucune défiance, et même avec plaisir. Verrès lui fait ensuite demander la pierre creusée en forme d’amphore : il veut, dit-il, la considérer à loisir. L’amphore aussi lui est envoyée.

XXVIII. Ce n’est pas tout, juges ; redoublez, je vous prie, d’attention. Le fait que je vais rapporter ne vous est point inconnu ; ce n’est pas la première fois que le peuple romain en aura entendu parler ; les étrangers mêmes ne l’ignorent point ; le bruit s’en est répandu jusqu’aux extrémités de la terre. Les deux rois de Syrie avaient apporté à Rome un candélabre en pierreries extrêmement brillantes, et d’un travail admirable. Ils le destinaient au Capitole (57). L’édifice n’étant point achevé, ils ne purent y placer ce chef-d’œuvre. Ils ne voulaient pas non plus l’exposer dès-lors aux regards du public, afin qu’il parût avec plus d’avantage, lorsqu’à l’ouverture du temple on le verrait placé dans le sanctuaire du très bon, très-grand Jupiter (58), et que son éclatante beauté causât autant de surprise que d’admiration, en frappant pour la première fois les regards. Ils convinrent donc entre eux de le remporter en Syrie, bien résolus aussitôt qu’ils sauraient que la statue de Jupiter aurait été consacrée, d’envoyer par des ambassadeurs ce rare et magnifique présent, avec les autres offrandes dont ils se proposaient d’orner le Capitole. Verrès eut connaissance de ce candélabre, je ne sais par quelle voie ; car le roi voulait le tenir caché : non pas qu’il eût aucune crainte, aucune méfiance ; mais il désirait que les particuliers ne satisfissent pas leur curiosité avant le peuple romain. Le préteur demande au prince le candélabre, le prie avec instance de le lui envoyer : il est impatient, dit-il, de l’examiner ; nul autre que lui ne le verra.

Antiochus avait l’âme d’un jeune homme et d’un roi : il ne soupçonna pas qu’il avait affaire à un brigand. Ses officiers ont ordre d’envelopper le candélabre et de le porter au palais du préteur le plus secrètement possible. Ils arrivent ; les voiles sont enlevés : Ô la belle chose ! s’écrie-t-il, digne du royaume de Syrie ! digne d’être offerte par des rois ! digne du Capitole ! En effet, le candélabre brillait de tout l’éclat que pouvait . répandre l’assemblage des plus riches pierreries ; le travail en était d’ailleurs si varié et si délicat que l’art semblait le disputer à la matière ; enfin les proportions de ce chef-d’œuvre annonçaient clairement qu’il avait été fait, non pour décorer la demeure d’un mortel, mais pour orner le temple le plus auguste de l’univers. Quand les officiers jugèrent que le préteur l’avait suffisamment considéré, ils se disposèrent à le remporter. Verrès leur dit qu’il voulait l’examiner encore, que sa curiosité n’était nullement satisfaite, qu’ils n’avaient qu’à se retirer et à lui laisser le candélabre. Ils obéirent, et revinrent les mains vides retrouver Antiochus.

XXIX. Le prince n’eut d’abord aucune inquiétude, aucune méfiance. Un jour se passe, puis un second, puis un troisième, et d’autres encore, le candélabre ne revient pas. Il fait prier Verrès de vouloir bien le rendre. Celui-ci remet au lendemain. Le prince commence à s’étonner ; nouveau message de sa part ; point de candélabre. Lui-même va trouver Verrès et redemander le dépôt qu’il lui a confié. Admirez, juges, le front du personnage, et son insigne impudence. Verrès savait, et le roi lui-même lui avait dit que ce candélabre devait être placé dans le Capitole ; il savait que l’hommage en était réservé au souverain des dieux et au peuple romain, et il n’en conjure, il n’en presse pas moins vivement Antiochus de le lui donner. Le prince répondit que son respect pour Jupiter Capitolin, et son propre honneur, ne lui permettaient pas de disposer d’un ouvrage dont plusieurs peuples connaissaient déjà la destination. Verrès alors commence à le menacer durement. Voyant que ses menaces ne réussissent pas mieux que ses prières, il lui ordonne de sortir de sa province avant la nuit, prétendant avoir découvert que des pirates syriens allaient fondre sur la Sicile. Que l’on ne croie pas que j’insiste ici sur un fait obscur, et que je fonde mon accusation sur de vagues soupçons. C’est en présence d’une foule de Romains, au milieu de Syracuse, dans le forum de cette capitale, oui, à Syracuse, dans la place publique, qu’Antiochus, les larmes aux yeux, attesta, d’une voix forte, les dieux et les hommes, qu’un candélabre, enrichi de pierreries, voué par lui à l’ornement du Capitole, et qu’il aurait voulu placer lui-même dans le temple le plus auguste, comme un monument et de l’alliance et de l’amitié qui l’unissaient au peuple romain, lui avait été enlevé par Verrès ; qu’il ne regrettait point les autres ouvrages en or et en pierreries dont ce préteur avait fait sa proie ; mais que se voir arracher ce candélabre, c’était un affront sanglant dont il ne pourrait se consoler ; que, bien que de pensée et d’intention son frère et lui l’eussent déjà consacré, néanmoins, en présence de tous les citoyens romains qui l’entendaient, il l’offrait, le donnait, le dédiait et le consacrait (59) de nouveau au très-bon et très-grand Jupiter, et prenait ce dieu lui-même à témoin de ses intentions et de ses pieux sermens.

XXX. Quelle voix, quels poumons, quelle force pourraient exprimer toute l’atrocité de ce forfait ? Antiochus avait passé près de deux années à Rome ; il y avait vécu, sous les yeux de tous les citoyens, entouré d’un appareil et d’une magnificence royale. Non-seulement il est l’ami et l’allié du peuple romain, mais fils, petit-fils, de rois qui furent nos plus fidèles amis (60), et le descendant d’une longue suite de monarques très-illustres ; lui-même enfin règne sur un vaste et puissant empire. Il était venu visiter une province du peuple romain, et il en a été chassé avec ignominie ! Que penseront les nations étrangères ? que diront les rois et leurs sujets, lorsque la renommée, qui publiera votre crime, Verrès, jusques aux régions les plus lointaines, leur apprendra qu’il s’est trouvé un préteur qui, dans sa province, a pu outrager un roi, dépouiller un hôte, chasser un allié, un ami du peuple romain ? Votre nom, juges, et celui de Rome, deviendraient, ne vous y trompez pas, en horreur, en exécration dans toutes les contrées du monde, si vous laissiez un pareil attentat impuni. On croira, et la réputation que se sont faite nos magistrats par leur avarice et leur cupidité, n’a déjà que trop établi cette opinion ; on croira que c’est ici le crime, non pas d’un seul homme, mais de tous ceux qui auront protégé le coupable. Beaucoup de rois, beaucoup de villes libres, beaucoup de particuliers riches et puissans, sont dans l’intention d’orner le Capitole d’une manière qui réponde à la majesté de ce temple et à la gloire de notre empire. S’ils reconnaissent que vous avez puni avec rigueur l’enlèvement frauduleux de cette offrande royale, ils auront lieu de penser que leur zèle et leurs présens vous sont agréables, comme au peuple romain ; mais s’ils apprennent qu’un monarque si illustre, un objet si important, une injure si révoltante, vous ont trouvés indifférens, ils ne seront pas assez dépourvus de raison pour consacrer leurs peines, leurs soins, leurs richesses à vous offrir des présens dont ils seront persuadés que vous ne leur aurez aucune obligation.

XXXI. Ici, Q. Catulus (60*), c’est à vous que je m’adresse ; car je parle de votre auguste et magnifique monument. Ce n’est pas seulement la sévérité d’un juge que vous devez signaler dans cette cause, mais toute l’animosité d’un ennemi, d’un accusateur. Votre gloire personnelle est inséparable de ce temple : oui, par le bienfait du sénat et du peuple romain, votre nom est désormais voué comme lui à l’immortalité. C’est donc pour vous un devoir, pour vous une noble tâche, de faire en sorte que le Capitole, après avoir été reconstruit avec plus de magnificence, soit aussi plus richement décoré qu’il ne l’était auparavant. Il faut que l’incendie qui l’a consumé paraisse avoir été l’effet de la volonté des dieux, non pour détruire le temple du très-bon, très-grand Jupiter, mais pour avertir les mortels d’en élever un autre plus brillant et plus magnifique.

Vous avez, Catulus, entendu Q. Minucius Rufus vous dire qu’il avait logé le roi Antiochus dans sa maison à Syracuse ; qu’il savait que le candélabre avait été porté chez Verrès ; qu’il savait aussi qu’il n’avait pas été rendu. Vous avez entendu, et tous les Romains domiciliés à Syracuse vous diront qu’ils étaient présens lorsque le roi Antiochus dédia et consacra le candélabre à Jupiter très-bon et très-grand. Si vous n’étiez pas juge, et que ce crime vous fût dénoncé, ce serait à vous, non-seulement de le déférer à la justice, mais d’en solliciter le châtiment. Je ne suis donc pas en peine de ce que vous pourrez penser comme juge, puisque, si devant un autre tribunal vous remplissiez le ministère d’accusateur, vous devriez déployer encore plus de chaleur et d’énergie que je ne le fais moi-même.

XXXII. Et vous, juges, concevez-vous rien de plus indigne et de plus intolérable ? Quoi ! Verrès aura donc dans sa maison le candélabre du très-bon et très-grand Jupiter ! Ce chef-d’œuvre tout enrichi d’or et de pierreries, et dont l’éclat resplendissant devait rehausser, embellir le temple du maître des dieux, n’éclairera donc plus que des festins où les convives, plongés dans la débauche, brûlent incessamment de flammes impures. On verra, dans le repaire du plus infâme libertin, les ornemens du Capitole confondus avec les meubles d’une Chélidon ! Quel objet pourra désormais être sacré pour Verrès, et lui paraître digne de respect, lui à qui un pareil attentat n’inspire aucun remords, qui se présente devant la justice sans avoir, comme tous les accusés, la ressource d’invoquer le très-bon, le très-grand Jupiter, et d’implorer son assistance ; lui à qui les dieux redemandent leurs trésors devant un tribunal qui ne fut institué par les mortels que pour la revendication des seuls biens des hommes ? Faut-il s’étonner, après cela, qu’il ait pillé le temple de Minerve à Athènes, celui d’Apollon à Délos, celui de Junon à Samos, et dans Perga celui de Diane ; que toute l’Asie et la Grèce aient vu leurs dieux profanés par un scélérat dont les mains n’ont pas même respecté le Capitole ? Ce temple, que les particuliers se font et se feront toujours honneur d’orner à leurs dépens, Verrès n’a pas voulu qu’il fût décoré par des rois. Après cet attentat sacrilège, rien dans la Sicile n’a pu arrêter son audace impie ; et telle a été sa conduite pendant les trois années de sa préture, qu’on eût pu croire qu’il avait déclaré la guerre aux dieux aussi bien qu’aux hommes.

xx XXXIII. Ségeste est une des plus anciennes villes de la Sicile. On assure qu’elle fut fondée par Énée (61), lorsque, échappé à la ruine de Troie, il aborda sur ces rivages. Aussi les Ségestains se croient-ils unis au peuple romain par les liens du sang encore plus que par cette alliance durable, à laquelle ils ont toujours été fidèles. Cette ville autrefois, dans une guerre qu’elle eut à soutenir en son nom et pour ses seuls intérêts, fut prise et détruite par les Carthaginois, qui transportèrent en Afrique les monumens de la ville vaincue, afin d’en décorer Carthage. On distinguait particulièrement, chez les Ségestains, une Diane d’airain aussi remarquable par l’ancienneté de son culte que par la perfection du travail. Par ce déplacement, cette statue changea seulement de lieu et d’adorateurs : elle conserva les mêmes honneurs ; et son extrême beauté lui fit retrouver, chez un peuple ennemi, le pieux tribut des hommages qu’elle recevait auparavant. Plusieurs siècles après, dans la troisième guerre punique, P. Scipion venait de prendre Carthage (et remarquez ici la probité religieuse du vainqueur, afin que le souvenir glorieux de si beaux exemples de vertu vous inspire une indignation encore plus profonde contre l’incroyable audace de l’accusé), Scipion, dis-je, savait que la Sicile avait été long-temps et à plusieurs reprises mise au pillage par les Carthaginois. Il convoqua tous les Siciliens qui se trouvaient dans son armée, et les invita à faire les plus exactes recherches, s’engageant à donner tous ses soins pour que chaque ville recouvrât ce qui lui avait appartenu. En conséquence les statues enlevées de la ville d’Himère, comme je l’ai déjà dit, furent rendues aux Thermitains (62) ; on fit la même restitution aux habitans de Gela, puis à ceux d’Agrigente, qui, entre autres objets précieux, recouvrèrent ce trop fameux taureau, où Phalaris, le plus cruel tyran qui ait jamais existé, se plaisait, dit-on, à renfermer des hommes tout vivans, pour les torturer par la violence des feux allumés sous les flancs de l’animal. On rapporte que Scipion, en rendant ce taureau aux Agrigentins, leur dit que c’était pour eux l’occasion d’examiner s’il leur était plus avantageux d’être asservis à leurs compatriotes ou de vivre sous la dépendance du peuple romain, puisque le même monument attestait et la cruauté des tyrans siciliens, et la douceur de notre empire.

xx XXXIV. À la même époque, la Diane dont nous parlons fut soigneusement rendue aux Ségestains. Elle fut ramenée en triomphe, et replacée dans son antique sanctuaire, au milieu des acclamations et des transports de toute la population. Sur le piédestal fort élevé qui la soutenait, une inscription en gros caractères portait le nom de Scipion l’africain, et rappelait qu’après la prise de Carthage, il avait rendu la statue. Les habitans l’honoraient d’un culte religieux, tous les étrangers l’allaient voir ; et pendant ma questure ce fut la première chose que les Ségestains s’empressèrent de me montrer. Cette statue, colossale et très-élevée, était revêtue d’une robe flottante ; on distinguait néanmoins en elle les traits délicats et le maintien d’une vierge : un carquois pendait sur ses épaules ; de la main gauche elle tenait son arc, et de la droite un flambeau ardent.

À peine cet ennemi de toute religion, ce ravisseur des choses sacrées, l’eut-il aperçue, on eût dit que la déesse l’avait tout à coup frappé de son flambeau (63), tant il parut enflammé du désir, que dis-je ? de la fureur de la posséder. Il commande aux magistrats de l’enlever du piédestal et de la lui donner, ajoutant que rien au monde ne peut lui être plus agréable. Ceux-ci répondent qu’ils ne le peuvent sans crime ; qu’ici la crainte des lois et des tribunaux les retient, aussi bien que la crainte des dieux. Verrès insiste : sollicitations et menaces, l’espérance et la crainte, il met tout en usage. Plus d’une fois les Ségestains lui opposent le nom de Scipion l’Africain, et cherchent à lui faire entendre que l’objet qu’il demande est un don du peuple romain ; qu’ils n’ont pas le pouvoir de disposer d’un trophée qu’un illustre général, après la prise d’une ville ennemie, avait voulu laisser dans Ségeste, comme un monument des victoires du peuple romain.

Verrès, bien loin de se décourager, réitère chaque jour sa demande avec plus d’instance. Elle est portée au sénat : toute l’assemblée se récrie avec indignation ; et de ce voyage, le premier qu’il fit à Ségeste, il ne remporta qu’un refus positif. Dès ce moment, toutes les fois qu’il s’agissait, soit d’une levée de matelots ou de rameurs, soit d’une contribution en grains, il ne manquait pas de taxer Ségeste plus que toute autre ville, et souvent bien au delà de ses moyens. De plus, il ne cessait de mander ses magistrats, de forcer ses citoyens les plus honorables et les plus distingués de se rendre auprès de lui, les traînant à sa suite dans tous les lieux où il tenait ses assises. À chacun d’eux en particulier, il déclarait qu’il le perdrait ; et il ne parlait de rien moins que de ruiner leur ville de fond en comble. Vaincus enfin par tant de persécutions et de menaces, les Ségestains décrétèrent qu’il fallait obtempérer aux ordres du préteur (64). Ainsi, parmi le deuil et les gémissemens de toute la population, parmi les larmes et les lamentations des femmes et des hommes, on mit à l’adjudication le déplacement de la statue de Diane.

xx XXXV. Pour comprendre, juges, combien le culte de cette déesse était vénéré, apprenez que dans Ségeste il ne se trouva personne, homme libre ou esclave, citoyen ou étranger, qui osât porter la main sur la statue. Sachez qu’on fit venir de Lilybée quelques manœuvres d’extraction barbare qui, n’étant informés ni des faits, ni du culte religieux qu’on rendait à cette Diane, l’enlevèrent du piédestal, après avoir reçu leur salaire. Représentez-vous le concours prodigieux des femmes, au moment où cette image vénérée fut emportée hors de la ville ! Que de larmes répandaient les vieillards, dont plus d’un se ressouvenait du jour (65) où cette même Diane, ramenée de Carthage à Ségeste, avait annoncé, par son retour, la victoire du peuple romain. Que les temps étaient changés ! Alors un général du peuple romain, un héros couvert de gloire, rendit aux Ségestains les dieux de leurs pères qu’il avait reconquis sur une ville ennemie. Maintenant, ils voyaient un préteur de ce même peuple romain, un homme souillé de crimes et d’infamies, enlever, par le sacrilège le plus horrible, à une ville alliée ces mêmes dieux. Qui dans toute la Sicile ne sait que toutes les femmes, toutes les filles de Ségeste, se portèrent en masse sur le passage de la déesse au moment où elle fut emportée hors de la ville ; qu’elles la couvrirent de parfums, de couronnes et de fleurs, et brûlèrent en son honneur l’encens le plus pur ?

Oui, Verrès, si ces démonstrations d’une piété si vive ne purent ébranler votre âme, alors que votre cupidité et votre audace étaient armées du pouvoir, serait-il possible qu’aujourd’hui même encore, au milieu des dangers qui menacent votre existence et celle de vos enfans, le souvenir d’un pareil attentat ne vous inspirât aucun effroi ? Quel mortel voudra vous secourir au mépris des dieux irrités ? Et de quel dieu attendez-vous le secours, âpres avoir profané leur culte et leurs autels ? Quoi ! dans un temps de paix, chez un peuple ami, vous n’avez pas respecté cette Diane qui, successivement témoin de la prise et de l’embrasement des deux villes où elle était placée, deux fois échappa aux flammes et au fer ennemi, qui, transférée loin de son temple par la victoire des Carthaginois, n’avait rien perdu de ses pieux honneurs ; et qui, par la valeur de l’Africain, avait recouvré tout à la fois et son sanctuaire et ses premiers adorateurs. Cependant le crime était consommé et le piédestal restait vide. Mais le nom de l’Africain y était encore gravé. On était indigné, révolté non-seulement de cette profanation des choses saintes, mais de voir que, sans respect pour la gloire de Scipion l’Africain, un C. Verrès eût fait disparaître le monument des exploits de ce grand homme et les trophées de ses victoires. Averti des réflexions que faisaient naître ce piédestal et l’inscription, il se flatta que tout serait oublié s’il faisait disparaître aussi ce piédestal qui attestait son crime. Des entrepreneurs se chargèrent donc de la démolition pour un prix déterminé. Les registres de la ville vous ont été mis sous les yeux lors de la première action ; et vous y avez vu ce que cette opération avait coûté aux Ségestains.

xx XXXVI. C’est à vous, P. Scipion (66), oui, à vous qui tenez un rang si distingué parmi nos jeunes concitoyens, que s’adresse ici ma voix. Je vous requiers, je vous adjure de remplir le devoir que vous imposent votre naissance et votre nom. Pourquoi cet homme qui a porté l’atteinte la plus directe aux titres glorieux de votre famille, trouve-t-il en vous un appui ? Pourquoi voulez-vous prendre sa défense ? Pourquoi faut-il que, moi, j’accomplisse le devoir qui vous était réservé, et me charge de la tâche que vous devriez accomplir ? Cicéron redemande les monumens de Scipion l’Africain, et Scipion défend celui qui les a enlevés. Ainsi, contre la coutume de nos ancêtres, qui prescrit à chacun de veiller à la conservation des monumens de ses pères, de ne pas souffrir même qu’un autre les décore de son nom, vous vous présentez ici pour défendre ce misérable, qui a, je ne dis pas dégradé quelques parties des monumens de Scipion l’Africain, mais qui les a renversés, détruits (67), sans en laisser aucun vestige ! Et qui donc, je vous le demande au nom des dieux immortels, qui donc protégera la mémoire de Scipion, qui n’est plus ? Qui donc conservera les trophées et les monumens de ses victoires, si vous les abandonnez ? Ce sera peu pour vous de souffrir qu’on les enlève : vous irez encore couvrir de votre protection celui qui les a spoliés, dégradés.

Voyez ici les Ségestains, vos cliens, les alliés, les amis du peuple romain : ils vous attestent que Scipion l’Africain, apres la prise de Carthage, fit rendre à leurs ancêtres cette statue de Diane ; qu’elle fut replacée et consacrée de nouveau dans leur ville, au nom de cet illustre général ; que, depuis, Verrès l’a fait déposer et emporter, et qu’il a voulu que le nom de Scipion fût entièrement effacé. Ils vous prient, ils vous conjurent de rendre à leur piété l’objet sacré de leur culte, à votre race le plus beau titre de sa gloire ; de les aider à retirer de la maison d’un brigand cette statue que la valeur de Scipion leur avait fait recouvrer sur l’ennemi.

xx XXXVII. Que pouvez-vous honnêtement leur répondre ? Et eux-mêmes qu’ont-ils de mieux à faire, que de vous implorer, que de réclamer votre appui ? Vous les voyez, vous entendez leurs prières. C’est donc à vous, Scipion, à soutenir l’éclat de votre auguste maison ; vous le pouvez, car on voit réunis en vous tous les dons de la fortune et de la nature. Non, je ne vous ravirai point l’avantage de remplir un si noble devoir ; non, je ne prétends point briller aux dépens de la gloire qui vous appartient. Oui, lorsqu’un P. Scipion, plein de jeunesse et de vertus, vit au milieu de nous, je rougirais de me déclarer le protecteur et le vengeur des monumens de P. Scipion. Si donc vous prenez en main la défense de votre maison attaquée dans sa gloire, non-seulement je garderai le silence sur ces monumens, mais je me féliciterai de voir Scipion l’Africain assez favorisé du destin même après sa mort, pour trouver, parmi ses descendans, un défenseur de sa gloire, sans avoir besoin du secours d’un étranger. Mais si votre amitié pour un scélérat vous arrête, si vous pensez que ce que j’exige de vous n’est point pour vous un devoir, alors j’oserai prendre ici votre place ; alors je me chargerai d’un emploi que je croyais m’être étranger, afin que notre illustre noblesse ne cesse pas de se plaindre que le peuple romain a été, comme il est toujours, disposé à confier les honneurs aux hommes nouveaux pour prix de leurs efforts généreux. Mais doit-on se plaindre que dans une république devenue par la vertu la souveraine de toutes les nations, la vertu soit le titre le plus puissant ? Que d’autres gardent dans leur palais l’image de Scipion l’Africain ; que d’autres se décorent du nom et des titres d’un homme qui n’est plus : moi, je maintiens que s’il fut un grand homme, s’il a si bien mérité du peuple romain, ce n’est pas pour une seule famille, mais pour la république entière, que sa mémoire doit être un dépôt précieux. Oui, je prétends la défendre pour ma part, parce que je suis citoyen d’une ville qu’il a rendue puissante, illustre, immortelle ; j’y prétends d’autant plus que, pour ma part aussi, je pratique, autant qu’il est en moi, les hautes vertus dont il fut le modèle, l’équité, la tempérance, l’activité, la défense des infortunés, la haine des méchans. Cette conformité de sentimens et d’actions ne nous unit peut-être pas l’un et l’autre par des liens moins étroits que la communauté de nom et de race dont vous êtes si fiers.

XXXVIII. Je vous redemande, Verrès, le monument de Scipion l’Africain. Il ne s’agit plus ici de la cause des Siciliens ; non, non, que le tribunal ne s’occupe plus de vos concussions ; oublions les forfaits dont se plaignent les Ségestains ; mais aussi que le piédestal de Scipion l’Africain soit relevé, qu’on y grave le nom de cet invincible capitaine, et que l’admirable statue reprise par lui dans Carthage soit remise en sa place. Ce n’est point le défenseur des Siciliens, ce n’est point votre accusateur, ce ne sont point les Ségestains qui le demandent en ce moment, c’est un citoyen qui s’est imposé la tâche de venger Scipion l’Africain, de défendre et de conserver sa gloire. Je ne crains pas de voir P. Servilius, un de nos juges, désapprouver mon zèle. Lui qui, après avoir exécuté de si grandes choses, se montre jaloux d’en perpétuer le souvenir par des monumens, il veut sans doute les mettre sous la garde, non-seulement de ses descendans, mais de tous les hommes courageux, de tous les bons citoyens, et les soustraire à la rapacité des méchans. Pour vous, Q. Catulus, qui avez élevé le monument le plus auguste et le plus magnifique de l’univers, je ne crains pas que vous désapprouviez que les autres monumens trouvent beaucoup de défenseurs, et que tous les hommes estimables se fassent un devoir de protéger la gloire des grands hommes.

Sans doute les autres brigandages de Verrès me révoltent ; mais je n’y vois que la matière d’une accusation ordinaire. Ici mon cœur est pénétré de la plus vive douleur : non, je ne conçois rien de plus indigne, rien de plus intolérable. Verrès et l’Africain ! quel rapprochement ! Ainsi donc les trophées de Scipion décoreront une maison consacrée à l’adultère, à la débauche, à tous les vices ! Ainsi le monument du plus sage et du plus religieux des hommes, l’image de la chaste Diane, sera placée dans ce réceptacle journalier de prostituées et d’infâmes corrupteurs !

XXXIX. Ce monument de Scipion est-il le seul que vous ayez profané ? N’avez-vous pas enlevé pareillement aux Tyndaritains un Mercure d’un travail admirable, qu’ils tenaient aussi de la bienfaisance de ce grand homme ? Et de quelle manière vous en êtes-vous emparé, grands dieux ! avec quelle audace, quelle tyrannie, quelle impudence ! Dernièrement, juges, vous avez entendu les députés de Tyndaris, hommes pleins d’honneur, et les premiers de leur ville, vous dire que ce Mercure était le principal objet de leur culte ; qu’ils l’honoraient par des fêtes annuelles ; que Scipion, après la prise de Carthage, l’avait donné aux Tyndaritains, non seulement comme un monument de sa victoire, mais comme le gage de leur fidélité et de leur alliance ; et que néanmoins ce don leur avait été ravi par la violence, la scélératesse et la tyrannie. Dès le premier jour de son arrivée dans Tyndaris, dès le premier moment, et comme s’il se fût agi d’une mesure, je ne dis pas utile, mais pressante et indispensable, comme s’il en eût reçu la mission expresse du sénat et l’ordre du peuple romain, il ordonna d’ôter sans délai la statue de sa base, et de la transporter à Messine.

La chose parut révoltante à tous ceux qui étaient présens, les autres la trouvèrent incroyable. Aussi, pour ce premier moment, il n’insista point. Mais à son départ, il chargea de l’exécution de cet ordre le premier magistrat, nommé Sopater, dont vous avez entendu la déposition. Celui-ci refuse ; Verrès le menace en termes énergiques, et part. Sopater fait son rapport au sénat ; on se récrie unanimement. Cependant notre homme revient au bout de quelques jours, et, sans perdre un moment, s’informe de la statue. On lui répond que le sénat défend d’y toucher ; que même il a décrété la peine de mort contre quiconque oserait transgresser cette défense. On fait valoir en même temps le motif de la religion. « Oh ! oui, reprend Verrès, ta religion, ta peine de mort, ton sénat, tout cela ne m’importe guère. C’est fait de toi, songes-y : tu mourras sous les coups de fouet, si la statue ne m’est pas livrée. » Sopater retourne en pleurant au sénat ; il fait connaître la cruelle obstination du préteur et ses menaces. Le sénat, sans répondre à Sopater, se retire interdit et consterné. Sopater, que le préteur envoie chercher, lui rend un compte fidèle, et lui démontre qu’il est impossible de le satisfaire.

XL. Cette explication (car il ne faut omettre aucun trait de son impudence), cette explication avait lieu publiquement, sous les yeux du peuple, le préteur siégeant sur son tribunal. On était au fort de l’hiver : il faisait très-froid, et il tombait une pluie abondante, ainsi que vous l’a dit Sopater. Tout à coup Verrès ordonne à ses licteurs de s’emparer de lui et de le traîner hors du portique où il était lui-même assis, de le jeter dans la place, et de l’y mettre nu de la tête aux pieds. Aussitôt fait que dit, et déjà Sopater est sans vêtement au milieu des licteurs. Tout le monde pensait que le malheureux, malgré son innocence, allait être battu de verges. On fut trompé : Verres battre de verges sans aucun sujet un allié, un ami du peuple romain ! Non, juges, il n’est pas si méchant ; tous les vices ne se trouvent pas réunis en lui seul : jamais il ne fut cruel, et il s’est montré doux et humain dans la manière dont il a traité Sopater. Il y avait dans la place de Tyndaris, ainsi que presque dans toutes les villes de la Sicile, des statues équestres des Marcellus. Verrès choisit de préférence celle de C. Marcellus, à qui non-seulement cette ville, mais la province entière, venaient tout récemment d’être redevables des services les plus importans. C’est là, c’est sur cette statue que Sopater, c’est-à-dire un citoyen d’une illustre famille, un premier magistrat, fut hissé, garrotté (68) par l’ordre de Verrès.

Vous pouvez aisément vous faire une idée de ce qu’il dut souffrir, étant lié tout nu sur le bronze, exposé à la pluie et à la rigueur du froid. Cependant un supplice aussi injurieux, aussi cruel, ne finissait point ; il fallut que le peuple, que toute la multitude soulevée d’indignation et de pitié, forçât le sénat, par ses clameurs, de promettre le Mercure. Tous s’écriaient que les dieux immortels sauraient bien se venger eux-mêmes ; mais qu’en attendant il ne fallait pas laisser périr un innocent. Le sénat en corps se rend auprès de Verrès, et promet ce qu’il désire. Alors Sopater est enfin détaché de la statue de C. Marcellus, déjà roide et presque mort de froid.

XLI. Il me serait impossible, quand je le voudrais, de mettre un certain ordre dans mes accusations : le talent ne suffirait pas ; il faudrait pour cela un art tout particulier. Au premier coup d’œil on ne voit, dans l’affaire du Mercure de Tyndaris, qu’un seul chef d’accusation ; et moi-même je ne vous la présente pas autrement. Cependant il y en a plusieurs ; mais le moyen de les diviser, d’en bien faire la distinction ? Je l’ignore. Il y a concussion, puisque Verrès a volé à nos alliés une statue de grande valeur ; péculat, puisque cette même statue, qu’il a fait enlever d’autorité, appartenait au peuple romain comme faisant partie du butin pris sur nos ennemis, et qu’elle avait été replacée dans Tyndaris au nom d’un de nos généraux ; lèse-majesté, puisque c’est un monument de nos conquêtes et de la gloire de notre empire qu’il a osé abattre et faire disparaître ; sacrilège, puisqu’il a profané ce que la religion a de plus sacré ; barbarie, puisqu’il a fait subir à un innocent, l’allié, l’ami de la république, un supplice jusqu’alors inouï, et que sa cruauté seule pouvait inventer.

Mais il en est un que je ne puis définir ni qualifier ; c’est l’attentat qu’il s’est permis sur la statue de C. Marcellus. Quelle était votre idée, Verrès ? Est-ce parce que Marcellus était le protecteur des Siciliens ? Eh bien ! me direz-vous (69), qu’importe ce titre ? — Devait-il donc être pour ses cliens et ses hôtes une sauve-garde ou un instrument de supplice ? Peut-être vouliez-vous montrer qu’il n’y avait point de patronage qui pût mettre à l’abri de votre tyrannie. Qui ne sait que l’autorité d’un scélérat, alors qu’il est présent, a plus de force que la protection des gens de bien qui sont absens ? Est-ce seulement un trait de cette insolence, de cet orgueil, de cette arrogance qui vous caractérisent ? Vous avez cru apparemment que par vous les Marcellus seraient dépossédés du haut rang qu’ils occupent ; aussi les Marcellus ne sont-ils plus les patrons de la Sicile : Verrès a pris leur place.

xx Quels sont donc en vous les qualités, le mérite éminent (70), qui vous rendent assez vain pour prétendre que la noble clientelle d’une si belle province descende jusqu’à vous, et soit ravie à des patrons si dévoués et si anciens ? Quoi ! homme pervers, sans capacité, sans énergie, pourriez-vous être le patron, je ne dis pas de la Sicile entière, mais du dernier des Siciliens, vous qui de la statue de Marcellus avez fait un chevalet pour les cliens de sa maison, vous par qui le monument de sa gloire est devenu un instrument de supplice pour ceux qui lui avaient rendu cet hommage ! Sur ce pied-là, quel devait être, dans votre pensée, le sort de vos statues ? prévoyiez-vous alors ce qui leur est arrivé ? Car enfin cette statue que les Tyndaritains avaient érigée à Verrès à côté des Marcellus, et même sur un piédestal plus élevé, qu’est-elle devenue, juges ? Ils ont couru l’abattre dès qu’ils ont su qu’il avait un successeur.

xx XLII. Ainsi la fortune des Siciliens a voulu que Caïus Marcellus fût un de vos juges, afin que celui dont la statue servait sous votre préture à tenir les Siciliens garrottés, nous vît à son tour livrer Verrès à la justice, enlacé de toutes parts, et sans nul moyen d’échapper. N’avait-il pas d’abord prétendu que ce Mercure avait été vendu par les Tyndaritains à C. Marcellus Éserninus (71) ? Il se flattait que Marcellus, pour l’obliger, appuierait son mensonge. Je n’ai jamais pu croire, juges, qu’un jeune homme d’une famille si illustre, protecteur-né de la Sicile, consentirait à se charger d’un pareil crime ; cependant j’avais, à tout événement, combiné mes mesures de manière que, s’il se rencontrait quelqu’un qui voulût prendre sur lui le délit et ses conséquences, cette manœuvre ne pût lui réussir. Les témoins que j’ai amenés, et les pièces que je me suis procurées, ne laissent aucun doute à cet égard.

Les registres publics de Tyndaris en font foi. Le Mercure a été transporté à Messine aux dépens de la ville. On y voit ce qu’il en a coûté. On y voit que cette opération s’est faite sous les yeux de Polea, nommé par le sénat pour y présider. — Où donc est ce Polea ? — Le voici ; c’est un de mes témoins. Par ordre du premier magistrat Sopater. — Quel est ce Sopater ? — Celui qui fut garrotté sur la statue. — Et où est-il ? — C’est encore un de mes témoins, juges ; vous l’avez vu, vous avez entendu sa déposition. Le gymniasarque Démocrite, comme ayant l’intendance de cette partie, a fait enlever la statue de sa base. — Mais peut-être avançons-nous légèrement ce fait. — Non, citoyens ; lui-même est ici présent. Il dépose que dernièrement à Rome Verrès a promis aux députés de Tyndaris de leur rendre la statue, s’ils consentaient à supprimer ce chef d’accusation, et à lui garantir qu’ils ne parleraient pas de ce fait dans le procès. La même chose vous a été dite par Zosippe et par Hismenias, personnages très-distingués, et qui tiennent le premier rang à Tyndaris.

xx XLIII. Eh quoi ! dans Agrigente, un autre monument de l’Africain, une très-belle statue d’Apollon, portant le nom de Myron, gravé sur la cuisse en très petits caractères d’argent, n’a-t-elle pas été enlevée d’un temple d’Esculape en grande vénération ? Ce vol, commis en secret, juges, par quelques bandits auxquels Verrès confia la conduite et l’exécution de cette entreprise sacrilège, souleva d’indignation toute la ville. D’un seul coup, en effet, les Agrigentins avaient à regretter un présent de Scipion l’Africain, l’objet de leur culte, l’ornement de leur ville, le monument de nos victoires, le gage de leur alliance avec Rome. Leurs premiers magistrats donnèrent ordre aux questeurs et aux édiles de veiller pendant la nuit à la garde des temples. Comme Agrigente compte une population immense et courageuse, et que les citoyens romains, pleins d’énergie, de résolution et d’honneur, que fixent dans cette ville des intérêts commerciaux, vivent en parfaite intelligence avec les habitans, Verrès n’osait prendre ni demander ouvertement ce qui avait excité sa convoitise.

Dans Agrigente encore est un temple assez voisin de la place, et singulièrement célèbre par le pieux concours des adorateurs. On y remarque une statue d’Hercule, la plus belle, pourrais-je dire, que j’aie vue, si toutefois l’obligation où je me suis trouvé de voir passer sous mes yeux tant de chefs-d’œuvre en ce genre pouvait me donner le droit d’en juger. La dévotion des Agrigentins pour leur Hercule va si loin, qu’ils lui ont usé le menton et la bouche (72) à force de joindre des baisers à leurs hommages dans les prières et les actions de grâces qu’ils lui adressent. Verrès était à Agrigente. Tout à coup, au milieu d’une nuit obscure, des esclaves armés, ayant Timarchide à leur tête, viennent assaillir le temple. Sentinelles, gardiens, tous crient au secours. D’abord ils se mettent en défense, et tâchent de résister. Vains efforts ! ils sont repoussés à coups de bâtons et de massues ; on arrache les barres, on enfonce les portes, on se met à démolir la statue, on l’ébranle avec des leviers. Cependant, aux cris des sentinelles, le bruit s’est répandu dans toute la ville que les dieux de la patrie sont assiégés, non par des ennemis, non par des pirates brusquement débarqués, mais par une troupe d’esclaves fugitifs en armes sortis de la maison du préteur, et faisant partie de sa suite.

Tous les habitans d’Agrigente, sans en excepter les vieillards et les infirmes, réveillés, dans cette nuit fatale, par cette triste nouvelle, se levèrent aussitôt, et saisirent la première arme que le hasard jeta sous leur main. En un moment on vit toute la population accourir vers le temple. Depuis plus d’une heure un grand nombre d’hommes travaillaient à déposer la statue, sans que néanmoins elle parût le moindrement ébranlée. Les uns s’efforçaient de la soulever avec des leviers, les autres de l’entraîner avec des cordes attachées à tous les membres. Les Agrigentins arrivent tout à coup : une grêle de pierres tombe sur la troupe sacrilège, et l’on voit fuir les soldats de notre illustre général. Toutefois ils emportent deux petites statues, afin, sans doute, de ne pas retourner les mains vides vers ce ravisseur des choses sacrées. Quelque mal qu’éprouvent les Siciliens, ils ne laissent jamais échapper l’occasion d’un bon mot. Désormais, disaient-ils, ce terrible verrat doit être compté parmi les travaux d’Hercule aussi bien que le fameux sanglier d’Érymanthe.

XLIV. Cet exemple de vigueur, donné par les Agrigentins, fut, peu de temps après, imité par les habitans d’Assore, nos braves et fidèles alliés, mais dont la ville n’est pas, à beaucoup près, aussi grande ni aussi célèbre qu’Agrigente. Le fleuve Chrysas traverse leur territoire ; ils en ont fait un dieu ; c’est même le principal objet de leur culte. Son temple (73) est dans un champ qui borde le grand chemin d’Assore à Enna. Sa statue, en marbre, est un vrai chef-d’œuvre. Verrès l’aurait bien demandée aux habitans d’Assore ; mais, connaissant leur extrême dévotion, il n’osa ; et Tlépolème avec lliéron furent par lui chargés de l’entreprise. Ils arrivent au milieu de la nuit avec une escorte bien armée. Les portes sont enfoncées. Heureusement les gardiens et les officiers du temple s’en aperçoivent à temps : le signal connu de tous les environs est donné par eux. Au bruit de la trompette, on accourt de toutes les campagnes ; Tlépolème est chassé, mis en fuite ; et de cette tentative sur le temple de Chrysas, une figure de bronze fort petite fut le seul objet qu’on eut à regretter.

La mère des dieux a un temple dans la ville d’Enguinum. Ici, juges, je me vois forcé, non-seulement de passer rapidement sur chaque fait, mais d’en omettre un grand nombre, pour en venir à des vols de la même espèce plus importans et plus dignes d’un tel scélérat. Dans le temple dont je parle, des cuirasses, des casques d’airain fabriqués à Corinthe, de grandes urnes ciselées dans le même goût et avec la même perfection, avaient été placés par P. Scipion, ce modèle de toutes les vertus ; il y avait aussi fait graver son nom. Qu’est-il besoin de répéter les mêmes détails et les mêmes plaintes ? Sachez, juges, que Verrès a tout enlevé. Non, ce temple si respecté ne présente plus rien que les traces de son sacrilège et le souvenir de P. Scipion. Les dépouilles de nos ennemis, les monumens de nos généraux, les décorations et les ornemens de nos temples ont désormais perdu ces beaux titres, pour faire partie du mobilier de Verrès et pour servir à son usage.

Vous seul apparemment avez du goût pour les vases de Corinthe ; vous seul savez apprécier la composition de ce métal et la délicatesse du dessin. À tout cela Scipion n’entendait rien, quoiqu’il réunît la supériorité des talens à celle des lumières. Mais vous, homme sans instruction, sans politesse, sans lettres et sans génie, vous êtes le connaisseur, le juge par excellence ! Prenez garde cependant que ce ne soit pas seulement pour le désintéressement, mais même par son goût comme amateur, que ce grand homme l’emporte sur vous et sur les connaisseurs de votre espèce. Car enfin c’était parce qu’il savait apprécier la beauté de ces ouvrages, qu’il ne les croyait pas faits pour servir au luxe des particuliers, mais pour décorer les temples et les villes, afin que la postérité les reçût comme des monumens consacrés par la religion.

XLV. Écoutez, juges, un trait véritablement inouï de sa cupidité, de sa démence, de son audace à profaner les choses saintes, sur lesquelles il fut toujours défendu, non-seulement de porter les mains, mais jusqu’à ses pensées. Cérès a dans Catane un petit temple où elle n’est pas moins vénérée qu’elle ne l’est à Rome et dans une infinité d’autres lieux, pour ne pas dire dans l’univers entier. Au fond du sanctuaire était une image de la déesse, extrêmement ancienne. Les hommes n’en connaissaient pas la forme, ils en ignoraient même l’existence ; car l’entrée de cet oratoire leur est interdite. Ce sont des femmes mariées et de jeunes vierges qui célèbrent les saints mystères. Eh bien ! juges, cette statue, les esclaves de Verrès l’enlevèrent furtivement au milieu de la nuit, malgré la sainteté du lieu et sa vénérable antiquité. Le lendemain, les prêtresses de Cérès, et particulièrement les gardiennes du temple, toutes respectables par leur âge, par leur naissance et leur vertu, dénoncèrent le fait aux magistrats. Tout le monde fut révolté de cet attentat non moins impie que déplorable. Verrès lui-même est épouvanté des conséquences. Afin d’écarter de lui le soupçon, il charge un de ses hôtes de trouver quelque malheureux à qui le crime pût être imputé, et de prendre ses mesures pour que la condamnation de ce dernier le mît à l’abri de toute poursuite. Le jour même ses désirs sont accomplis. Dès que Verrès est parti de Catane, un esclave est traduit en justice. On présente l’accusation ; des témoins subornés déposent contre lui, et le sénat en corps instruit l’affaire suivant les lois du pays. Les prêtresses sont appelées ; dans un interrogatoire secret on leur demande ce qu’elles pensent de l’enlèvement de la statue et des circonstances du vol. Elles répondent qu’on a vu dans le temple des esclaves du préteur. Déjà la chose n’était pas douteuse, la déposition des prêtresses la rend évidente. On va aux opinions, et, d’une voix unanime, l’esclave est déclaré innocent, pour laisser à votre équité, juges, le soin de condamner aussi d’une voix unanime le vrai coupable. Car enfin que prétendez-vous, Verrès ? que pouvez-vous espérer ? que pouvez-vous attendre ? et quel secours prétendez-vous obtenir des dieux et des hommes ? Quoi ! vous avez osé envoyer des esclaves piller un temple où des hommes libres n’avaient pas le droit d’entrer, même pour y faire entendre leurs prières ! Vous avez eu la témérité de porter la main sur des objets sacrés, dont la religion vous commandait de détourner vos regards ! On ne dira pas que vos yeux ont été séduits lorsque vous commîtes une impiété si criminelle, si exécrable ; car vous avez convoité ce que vous n’aviez pas vu ; oui, votre cœur a désiré ce que vos yeux n’avaient point encore aperçu : un simple ouï-dire a pu allumer dans votre âme une passion si furieuse, que, ni la crainte, ni la religion, ni la puissance des dieux, ni l’opinion des hommes, n’ont été capables de la modérer. Et qui donc vous avait si bien instruit ? Quelque honnête homme apparemment, et d’une autorité non suspecte. Comment cela, puisque nul homme n’a pu vous parler de cette statue ? C’est donc une femme qui vous a révélé l’existence de ce gage mystérieux, les hommes n’ayant jamais pu ni le voir ni le connaître. Or, je vous le demande, juges, quelle idée pouvez-vous avoir d’une telle femme ? Que penser de sa vertu, quand elle s’entretient avec Verrès ; de sa piété, quand elle lui indique les moyens de spolier un temple saint ? Ces mystères exigent la chasteté la plus pure dans les vierges et les épouses qui les célèbrent. Faut-il s’étonner que cet infâme ait fait servir à leur profanation l’adultère et la débauche ?

XLVI. Est-ce donc la seule chose, dont, sur un simple ouï-dire, il ait voulu s’emparer, même sans l’avoir vue ? Il y en a mille autres ; et parmi une foule de traits, je choisirai le pillage d’un temple très-célèbre et très-ancien. Vous avez entendu ce que les témoins ont dit sur ce fait dans la première action ; je vais vous le rappeler : continuez-moi, je vous prie, toute votre attention.

Malte est séparée de la Sicile par un détroit assez large et d’un trajet périlleux. Dans cette île est une ville du même nom, où jamais Verrès n’a mis le pied, quoique pendant trois ans il en ait fait une fabrique d’habillemens à l’usage des femmes. Non loin de la ville, sur un promontoire, s’élève un ancien temple de Junon, tellement vénéré, que, non-seulement durant les guerres puniques, alors que tant de flottes ou combattirent ou stationnèrent dans ces parages, mais même de nos jours, que ces côtes sont infestées d’une multitude de pirates, il est resté toujours inviolable et à l’abri de toute insulte. On rapporte même qu’une flotte de Masinissa ayant abordé aux environs de ce temple, l’amiral y prit des dents d’ivoire d’une grandeur prodigieuse, et, de retour en Afrique, les présenta au roi. Masinissa reçut d’abord cette offrande avec plaisir ; mais, dès qu’il sut d’où venaient ces dents, il les fit à l’instant reporter, par des hommes de confiance, sur une galère à cinq rangs de rameurs. En conséquence on y grava en caractères puniques « que le « roi Masinissa les avait d’abord acceptées, faute de con « naître leur sainte destination ; que, mieux instruit, il « s’était hâté de les remettre. » On voyait encore dans ce temple beaucoup d’ouvrages en ivoire, entre autres des Victoires dans le goût antique et d’un travail parfait. Abrégeons. Il ne fallut qu’un seul message, dont Verrès chargea des esclaves de Vénus envoyés à cet effet, pour que, d’un seul coup, tous ces objets fussent enlevés et mis en son pouvoir.

XLVII. Dieux immortels ! quel est donc l’homme que j’accuse, que je poursuis au nom des lois devant les tribunaux, et de l’existence duquel vos bulletins vont décider ? Les députés de Malte déclarent, au nom de leurs concitoyens, que le temple de Junon a été spolié par lui, que Verrès n’a rien laissé dans cette demeure sainte et révérée ; qu’un lieu où des flottes ennemies ont souvent abordé, où les pirates hivernent presque tous les ans, un lieu que nul brigand avant lui n’avait profané, nul ennemi n’avait insulté, lui seul l’a tellement dépouillé, qu’il n’y reste absolument rien. Encore une fois, voyez-vous dans cet homme un accusé ; en moi un accusateur ; dans cette affaire un jugement à porter ? Ici les crimes sont avérés ; il ne s’agit plus de simples soupçons : des dieux enlevés, des temples saccagés, des villes dévastées, voilà ce que vous avez sous les yeux. Pour lui, nul moyen de nier, nul moyen de se justifier. Il n’est pas un seul fait sur lequel, moi, je ne le confonde, les témoins ne le convainquent, ses propres aveux ne l’accablent. De toutes parts le jour de l’évidence éclaire ses attentats ; et cependant il demeure ici, et il fait tout bas avec moi l’énumération de ses crimes.

Mais c’est trop m’arrêter sur une seule espèce de crime. Je sens, juges, qu’il est temps de prévenir le dégoût et l’ennui : j’omettrai donc beaucoup de faits. Renouvelez seulement toute votre attention pour ce qui me reste à dire, je vous en conjure au nom des dieux immortels, de ces mêmes dieux dont j’ai pour objet de venger le culte outragé. Je vais mettre sous vos yeux une action qui a soulevé la province entière. Peut-être trouverez-vous que je reprends les choses d’un peu loin ; mais, si je remonte jusqu’à l’origine du culte établi en Sicile, daignez m’excuser ; l’importance du fait ne me permet pas de passer légèrement sur un sacrilège si horrible.

XLVIII. Une vieille tradition, appuyée sur les écrits et les monumens les plus anciens de la Grèce, nous apprend que la Sicile entière est consacrée à Cérès et à Proserpine. Cette opinion est aussi celle de tous les peuples, et les Siciliens, particulièrement, en sont si persuadés, qu’il semble que ce soit chez eux un sentiment intime, une idée innée ; car ils croient non-seulement que ces déesses ont reçu le jour dans leur île, mais que c’est chez eux qu’on a récolté les premiers grains ; et que Libera, qu’ils appellent aussi Proserpine, fut enlevée dans les bois d’Enna. Ce lieu est regardé par eux comme le cœur de la Sicile, parce qu’il est situé au centre de l’île. Ils disent que Cérès, voulant aller à la recherche de sa fille, alluma des torches aux feux du mont Etna, et que, portant ces flambeaux à la main, elle parcourut toutes les contrées de l’univers.

Enna, qui fut, dit-on, le théâtre de ces évènemens, est située sur une hauteur dont le sommet, qui domine toutes les collines d’alentour, forme un vaste plateau bien nivelé et rafraîchi par des sources qui ne tarissent jamais. Autour de la ville, qui se montre au loin comme inaccessible et détachée de la montagne, sont des lacs et des bosquets où les fleurs les plus belles se renouvellent dans toutes les saisons. Tout en ces lieux semble attester le rapt célèbre que tant de fois on nous a raconté dans notre enfance. On y voit à quelque distance une caverne ouverte vers le nord, et d’une profondeur immense, par où l’on prétend que le dieu des enfers s’enfonça tout à coup, monté sur un char, pour enlever la jeune déesse, qu’il conduisit non loin de Syracuse ; là il disparut soudain avec elle dans les entrailles de la terre, et à cette place se forma soudain un lac, où les Syracusains, hommes et femmes, vont encore tous les ans célébrer en foule une fête solennelle.

XLIX. L’ancienneté de cette tradition, ces lieux, où l’on retrouve quelques traces, et peut-être même le berceau de ces deux divinités, inspirent à tous les habitans, à toutes les villes de la Sicile, la dévotion la plus fervente pour la Cérès d’Enna. De fréquens prodiges attestent la présence et le pouvoir de cette déesse ; et plus d’une fois on l’a vue, dans des circonstances critiques, donner elle-même des marques signalées de sa protection. Enfin l’on peut dire que, non-seulement elle aime cette île, mais qu’elle se plaît à l’habiter et à veiller elle-même à sa sûreté.

Ce ne sont pas les Siciliens seuls, mais tous les peuples, toutes les nations, qui rendent à la Cérès d’Enna un culte particulier. Si l’on court avec tant d’empressement pour se faire initier aux mystères que les Athéniens célèbrent en son honneur, parce que, dit-on, dans sa course errante, elle visita leur pays et leur apporta le blé, quelle vénération doit avoir pour Cérès un peuple chez lequel tout démontre qu’elle a pris naissance et inventé l’agriculture! Aussi, du temps de nos pères, sous le consulat de P. Mucius et de L. Calpurnius (75), dans ces jours de sang et de calamités, où, après le meurtre de Tiberius Gracchus, des prodiges menaçans firent craindre les plus grands malheurs, on consulta les livres sibyllins, et l’on y trouva que l’on devait apaiser l’ancienne Cérès. Alors des prêtres furent choisis dans l’auguste collège des décemvirs, et, quoique la déesse eût dans notre ville un très-beau et très-magnifique temple, ils ne laissèrent pas d’être envoyés à Enna. Car telles étaient alors la sainteté et l’ancienneté de son culte, qu’en partant pour cette ville, on croyait aller visiter, non le temple de Cérès, mais la déesse elle-même.

Je ne fatiguerai pas plus long-temps votre attention, car je crains de ne m’être déjà que trop écarté des formes judiciaires et du style ordinaire d’un plaidoyer. Je dis donc que C. Verrès a fait enlever de son temple et de la résidence qu’elle avait choisie, cette même Cérès, la plus ancienne et la plus révérée que l’on connaisse, celle qui est la source primitive du culte reçu chez tous les peuples de l’univers. Vous tous qui avez fait le voyage d’Enna, vous avez remarqué, dans deux temples différens, deux statues de marbre, l’une de Cérès et l’autre de Proserpine. Elles sont colossales et fort belles, quoique assez modernes. Il y en avait une autre en bronze, d’une grandeur médiocre, mais d’un travail admirable, représentant Cérès avec des flambeaux. Elle était très-ancienne, la plus ancienne même de toutes celles qui sont dans ce sanctuaire ; Verrès s’en est emparé, et cependant ce vol ne l’a pas satisfait. Vis-à-vis le temple, dans une place découverte et très-spacieuse, s’élèvent deux statues, l’une de la déesse et l’autre de Triptolème, également belles et colossales. Leur beauté les mettait en danger ; mais, grâce à la double difficulté du déplacement et du transport, leur grandeur les sauva. Dans la main droite de Cérès, était une Victoire admirablement travaillée. Par ordre de Verrès, elle fut arrachée à la statue et emportée chez lui.

L. Quel sentiment doit lui faire éprouver la récapitulation de ses crimes, lorsque moi-même je ne puis les retracer sans que mon cœur se trouble, sans que je frémisse de tout mon corps. Je me représente la sainteté du temple, du lieu, du culte qu’il a profané ; oui, il est encore présent à mon esprit ce jour où, comme j’entrais dans Enna, je vis les prêtresses de Cérès s’avancer au devant de moi, la tête ornée de bandelettes et couronnée de verveine. Je vois encore la foule des citoyens accourir de toutes parts ; je les entends encore, pendant que je parlais, m’interrompre par leurs pleurs, par leurs gémissemens : il semblait que toute la ville fût plongée dans le deuil le plus cruel. Ce n’étaient ni les exactions tyranniques du préteur dans la perception de la dîme, ni le pillage de leurs biens, ni l’iniquité de ses jugemens, ni la brutalité de ses passions, ni les violences et les outrages dont il les avait tant de fois accablés, qui faisaient le sujet de leurs plaintes ; c’était la divinité de Cérès, l’ancienneté de son culte, la sainteté de son temple, qu’ils voulaient voir venger par le supplice du plus scélérat et du plus audacieux des hommes. Ils disaient qu’à ce prix ils souffriraient, ils abandonneraient tout le reste ; mais ce sacrilège les avait si profondément affligés, que Verrès leur semblait un autre Pluton revenu dans Enna, non plus pour enlever Proserpine, mais Cérès elle-même. En effet, Enna ne paraît pas tant une ville que le temple de cette auguste déesse. Les habitans sont persuadés qu’elle réside au milieu de leurs remparts, et je vois moins en eux les citoyens d’Enna que les ministres, les prêtres, les pontifes de Cérès.

Et dans Enna vous avez eu la témérité d’enlever Cérès ! dans Enna vous avez entrepris d’arracher de la main de Cérès l’image de la Victoire, ravissant ainsi une déesse des bras d’une autre déesse ! Oui, vous n’avez point respecté ces images, que n’ont osé ni profaner ni même toucher des hommes habitués au crime, étrangers à tout sentiment de religion. En effet, sous le consulat de P. Popillius et de P. Rupilius, des esclaves fugitifs, des barbares armés contre nous, furent en possession de cette ville ; mais ils étaient bien moins esclaves de leurs maîtres que vous de vos passions ; ils étaient bien moins rebelles à la servitude que vous aux lois et à la justice ; ils étaient moins barbares par leur langage et leur patrie que vous par votre caractère et par vos mœurs ; bien moins armés contre les hommes que vous contre les dieux immortels. Quelle indulgence peut donc attendre un brigand qui s’est montré plus vil que des esclaves, plus téméraire que des rebelles, plus impie, plus brutal que des barbares, plus cruel que des ennemis acharnés ?

LI. Vous avez entendu Théodore, Numinius et Nicasion, députés d’Enna, vous dire, au nom de leur ville, que leurs concitoyens les avait chargés de se rendre auprès de Verrès, et de lui redemander leurs statues de Cérès et de la Victoire. S’il consentait à les rendre, les habitans d’Enna, fidèles à la pratique constante de leur ville, devaient, malgré toutes les vexations que la Sicile pouvait reprocher à Verrès, s’abstenir de déposer contre lui, et suivre en cela l’exemple de leurs ancêtres. Si au contraire il refusait de restituer, ils avaient ordre de se joindre aux autres accusateurs, de dénoncer aux juges ses injustices envers eux, et de se plaindre particulièrement de ses attentats sacrilèges. Ils se sont plaints, juges ; mais, au nom des dieux immortels, n’allez pas ici vous montrer indifférens, froids, insoucians : il s’agit des injures faites à nos alliés, il s’agit de l’autorité des lois, il s’agit de l’honneur et de l’équité des tribunaux. Ces intérêts sont grands sans doute, mais il en est un plus grand encore. Telle est la vénération des Siciliens pour Cérès, le sacrilège dont je parle a tellement frappé leur imagination, que toutes leurs calamités, ou publiques ou particulières, ils les attribuent à cet acte sacrilège de Verrès.

xx Vous avez entendu Centorbe, Agyrone, Catane, Herbite, Enna et beaucoup d’autres villes vous attester, par l’organe de leurs députés, la situation déplorable de leurs territoires, la fuite des laboureurs, la solitude et la désolation de leurs champs, incultes, abandonnés. Quoiqu’il faille en accuser les vexations multipliées de Verrès, néanmoins, dans l’opinion des Siciliens, une seule cause a produit tous ces maux ; ils sont persuadés que c’est parce que Céres a été outragée que tous les dons de Céres ont péri dans leurs champs. Guérissez les plaies faites à la religion de vos alliés, ou plutôt conservez la vôtre. Cette religion ne vous est point étrangère ; et quand elle le serait, quand vous refuseriez de l’adopter, vous n’en devriez pas moins la maintenir, en punissant le profanateur. Mais puisqu’il s’agit d’un culte commun à tous les peuples, d’un culte que nos pères ont emprunté aux nations étrangères, et qu’ils pratiquèrent avec une dévotion constante, d’un culte qu’ils ont eu soin de distinguer en l’appelant le culte grec, parce qu’en effet il a pris naissance dans la Grèce, pourrions-nous, quand nous le voudrions, montrer une coupable indifférence ?

xx LII. Il est encore une ville, la plus belle et la plus riche de toutes les cités de la province, Syracuse, dont je dois vous retracer la spoliation. Ce tableau terminera enfin cette trop longue énumération de crimes. Il n’est peut-être aucun de vous, juges, qui n’ait souvent entendu raconter, ou qui n’ait même lu quelquefois dans nos annales comment Syracuse fut prise par M. Marcellus. Comparez, je vous prie, le gouvernement de Verrès, au sein de la paix, avec cette expédition guerrière ; comparez l’arrivée du préteur avec la victoire du général, la cohorte impure du premier avec l’armée invincible du second, les violences tyranniques de l’un avec la modération de l’autre, et vous verrez, dans le conquérant de Syracuse, un fondateur ; un destructeur (76) dans le magistrat à qui Syracuse paisible et florissante avait été confiée.

Je passe sous silence beaucoup de faits qui trouveront leur place ailleurs, ou dont j’ai déjà parlé dans les différentes parties de cette plaidoirie. Je ne dirai point que la place publique de Syracuse, où pas une goutte de sang ne fut répandue à l’entrée de Marcellus, a, depuis l’arrivée de Verrès, regorgé de celui d’une infinité de Siciliens innocens ; que le port de Syracuse, où jamais n’avaient pénétré nos flottes ni celles des Carthaginois, a été ouvert, sous sa préture, à un misérable brigantin de Cilicie et à d’autres pirates ; je ne rappellerai pas non plus que des jeunes gens nobles, de chastes épouses, ont subi de sa part de flétrissans outrages, que, dans la prise de leur ville, leur avaient épargnés, malgré les usages de la guerre et les droits de la victoire, la fureur et la licence du soldat ennemi. Je vais, dis-je, passer sous silence tous les excès dont pendant trois ans il a comblé la mesure ; je ne parlerai que des crimes qui ont rapport à ceux dont je m’occupe en ce moment.

Syracuse est la plus grande des villes grecques et la plus belle de toutes les cités ; vous l’avez souvent entendu dire, juges, et c’est la vérité : car, outre que sa position la rend très-forte et de difficile accès, elle présente, soit du côté de la terre, soit du côté de la mer, l’aspect le plus imposant. Ses deux ports sont renfermés dans son enceinte, presqu’au milieu de ses maisons, et sous les yeux des habitans ; bien que l’un et l’autre ait son entrée particulière, leurs eaux vont affluer au même bassin, qui les unit. C’est ce qui forme la partie qu’on nomme l’île, et qui, séparée du continent par un petit bras de mer, y communique par un pont qui la joint au reste de la ville.

LIII. Syracuse est si vaste, qu’elle semble composée de quatre villes (77), qui toutes sont considérables. La première est l’île dont je viens de parler, située entre les deux ports, et se prolongeant jusqu’à l’entrée de l’un et de l’autre. Là, se trouve cet ancien palais d’Hiéron, où nos préteurs font leur résidence. On y voit aussi un grand nombre de temples, mais deux surtout l’emportent sur les autres : l’un est consacré à Diane, l’autre à Minerve, et il était, avant l’arrivée de Verrès, richement décoré. À l’extrémité de l’île, est une fontaine d’eau douce, que l’on nomme Aréthuse ; son bassin, d’une étendue immense, est très-poissonneux : les vagues l’inonderaient, s’il n’était séparé de la mer par une forte jetée construite en pierres.

La seconde ville, enclose dans les murs de Syracuse, porte le nom d’Achradine. On y remarque une place très-étendue, de superbes portiques, un très-beau prytanée, un vaste palais pour le sénat, un magnifique temple de Jupiter Olympien. Le reste de la ville se compose d’une rue fort large, qui la traverse tout entière, laquelle est coupée de plusieurs rues transversales, qui ne sont bordées que de maisons particulières. La troisième ville a été appelée Tyché, parce qu’il s’y trouvait autrefois un temple de la Fortune. Elle renferme un vaste gymnase et un grand nombre d’édifices religieux : c’est le quartier le plus vivant et le mieux peuplé. La quatrième ville se nomme la Ville-Neuve ; elle a été bâtie la dernière. On voit à l’extrémité un théâtre spacieux, ainsi que deux temples d’une belle architecture, dédiés l’un à Cérès, l’autre à Proserpine ; enfin une statue d’Apollon surnommé Téménitès, très-belle et très-grande (78), que Verrès n’aurait pas manqué d’enlever si le transport en eût été possible[8].

xx LIV. Je reviens maintenant à Marcellus, et vous reconnaîtrez que ce n’est pas sans motif que je suis entré dans tous ces détails. Entré de vive force dans cette superbe ville à la tête de ses troupes, il ne crut pas que la gloire du peuple romain fût intéressée à la destruction, à l’anéantissement de tant de chefs-dœuvre dont on ne pouvait craindre aucun danger : aussi épargna-t-il les édifices publics et particuliers, sacrés et profanes, avec autant de soin que s’il fût venu à la tête de son armée pour les défendre et non pour les conquérir. Quant aux ornemens de la ville, il sut concilier les droits de la victoire et ceux de l’humanité. Si la victoire l’autorisait à envoyer à Rome beaucoup d’objets qui pouvaient l’embellir, l’humanité lui défendait de dépouiller entièrement une ville qu’il s’était estimé heureux de sauver. Dans cette répartition de chefs-d’œuvre, Marcellus, au nom de sa victoire, n’en réclama pas plus, pour le peuple romain, que son humanité n’en réserva pour les Syracusains. Ceux qu’il fit transporter à Rome, nous les voyons encore auprès du temple de l’Honneur et de la Vertu (79), ainsi qu’en d’autres lieux. Du reste, il ne plaça rien dans ses maisons, ni dans ses jardins, à Rome ou à la campagne : il pensait que, s’il n’emportait pas dans sa demeure les monumens qui devaient orner la ville, sa maison en deviendrait elle-même le plus bel ornement. Quant à Syracuse, il y laissa un grand nombre d’objets précieux ; aucun dieu ne fut profané, il ne porta la main sur aucun. Rapprochez maintenant la conduite de Verrès, non pour comparer l’homme à l’homme, ce serait faire injure aux mânes d’un héros, mais pour opposer la paix à la guerre, les lois à la force, l’autorité tutélaire de la justice aux armes d’un ennemi, l’arrivée d’un paisible cortège à l’entrée triomphante d’une armée.

xx LV. Un temple de Minerve est dans l’île, comme je l’ai déjà dit. Marcellus s’abstint d’y toucher, et le laissa rempli de tous ses ornemens. Verrès l’a spolié, ravagé, non comme un ennemi qui, même dans la guerre, aurait respecté la religion et le droit des gens, mais comme un barbare pirate qui ne se plaît qu’à détruire. Un combat de cavalerie, livré par le roi Agathocle (80), y était admirablement représenté ; et une suite de tableaux semblables couvraient les parois intérieures du temple. Syracuse ne possédait pas de peintures plus vantées, et qui parussent plus dignes d’attirer les regards du voyageur. Quoique la victoire de Marcellus eût rendu tous ces objets profanes (81), néanmoins, par scrupule de religion, il s’abstint d’y porter la main. Mais Verrès, pour qui une longue paix et la fidélité constante des Syracusains devaient rendre à ces tableaux leur caractère inviolable et sacré, Verrès les a tous emportés : ces murailles dont les décorations avaient subsisté tant de siècles, échappé à tant de guerres, il les a laissées nues et dégradées.

Marcellus, qui avait fait vœu d’ériger deux temples dans Rome s’il prenait Syracuse, ne voulut pas faire servir à leur décoration les objets précieux qu’il avait conquis. Verrès, qui n’a point comme Marcellus fait de vœu à l’Honneur ni à la Vertu, mais à Vénus et à Cupidon, a mis au pillage le temple de Minerve. Le premier s’était fait scrupule de doter des dieux avec les dépouilles d’autres dieux ; le second a transporté les ornemens de la chaste Minerve dans une maison de débauche. Il a, de plus, enlevé du même temple vingt-sept tableaux d’une rare beauté, parmi lesquels se trouvaient les portraits des rois et des tyrans de la Sicile, qui ne charmaient pas moins les yeux par le mérite de la peinture, que par la ressemblance des personnages dont ils rappelaient les traits et le souvenir. Voyez combien ce tyran a été pour les Syracusains plus exécrable qu’aucun des tyrans qui l’avaient précédé ! Ceux-ci, du moins, se plurent à décorer les temples des dieux immortels ; mais lui n’a pas craint d’enlever les images des dieux et les ornemens de leurs temples.

xx LVI. Et les portes de ce même temple de Minerve, faut-il vous en parler ? Je crains que ceux qui ne les ont pas vues ne me soupçonnent d’en exagérer la beauté. Cependant je ne suis pas homme à m’exposer, en parlant avec passion, à ce que nombre de citoyens du premier rang, et même plusieurs de nos juges, qui ont fait le voyage de Syracuse et vu ces portes, puissent me convaincre d’inexactitude et de mensonge. Je puis affirmer en toute vérité, juges, que jamais il n’y a eu dans aucun temple de portes plus magnifiques et plus artistement incrustées d’or et d’ivoire. On ne saurait croire combien d’auteurs grecs en ont décrit la beauté. Peut-être y a-t-il de l’excès dans leur admiration et dans leurs éloges ; j’en conviens ; mais enfin il est plus honorable pour notre république qu’un de nos généraux ait, durant la guerre, laissé aux Syracusains les objets de leur admiration, que de voir un de nos préteurs les leur ravir au sein de la paix. Sur ces portes, on voyait des sujets historiques représentés en ivoire avec un art infini. Verrès les a tous fait détacher. Il a fait également enlever une superbe tête de Gorgone (82) avec sa chevelure de serpens. Toutefois, il a montré dans cette occasion qu’il n’était pas seulement séduit par la beauté du travail, mais encore par la richesse de la matière ; car il ne s’est pas fait scrupule d’arracher tous les clous d’or attachés à ces portes, et il y en avait beaucoup, qui même étaient fort grands : ici ce n’était pas leur beauté, mais leur poids qui pouvait lui plaire. Enfin, il n’a laissé ces portes qu’après les avoir mises en état de ne plus servir qu’à la fermeture du temple dont jadis elles étaient le plus bel ornement.

A-t-il fait grâce à certaines piques de jonc (83) ? J’ai remarqué votre surprise lorsque les témoins ont déposé sur ce larcin ; et en effet, il s’agissait d’un objet tel, que c’était bien assez de l’avoir vu une fois. Ces piques, qui ne sont point faites de la main des hommes, n’avaient rien de beau dans la forme ; seulement elles étaient d’une hauteur extraordinaire ; mais, je le répète, c’était assez d’en avoir entendu parler, c’était trop de les voir plus d’une fois. Cependant, Verrès, cette chétive proie a excité votre convoitise.

xx LVII. Du moins la Sapho que vous avez enlevée du Prytanée vous fournit une excellente excuse, et l’on doit presque vous pardonner, vous passer ce vol. Ce chef-d’œuvre de Silanion (84), d’un goût si exquis, d’un travail si parfait, était trop beau pour un particulier, et même pour un peuple, quand il existait un aussi fin connaisseur, un amateur aussi éclairé que Verrès. Nul assurément ne peut lui contester la préférence. Nous, qui ne sommes pas comme lui les enfans gâtés de la Fortune, il ne nous est pas donné de savourer de pareilles jouissances. Quelqu’un de nous est-il curieux de voir quelque belle production de ce genre ? Qu’il aille au temple de la Félicité, au monument de Catulus, au portique de Metellus (85) ; qu’il trouve moyen de se faire admettre dans le Tusculum (86) de quelqu’un de ces heureux mortels ; qu’il arrête ses regards sur les décorations du forum, quand ce grand amateur voudra bien prêter aux édiles quelques-uns de ses morceaux précieux. Verrès seul aura donc chez lui toutes ces belles choses ! Verrès aura ses maisons de ville et de campagne remplies, encombrées des ornemens de vos villes et de vos temples ! Tolèrerez-vous plus long-temps, juges, les goûts et les fantaisies de ce vil artisan, qui, par sa nature, par son éducation, par la tournure de son esprit et de son corps, semble plutôt fait pour porter des statues que pour en posséder (86*).

Combien l’enlèvement de cette Sapho n’a-t-il pas laissé de regrets ! Je ne saurais l’exprimer. Outre qu’elle était du plus beau travail, on lisait sur le piédestal une inscription très-connue en langue grecque ; et ce savant profond, ce Grec, ce juge si délicat des ouvrages de l’art, cet homme qui seul sait toutes choses, l’eût certainement fait disparaître s’il avait su un mot de grec ; car cette inscription, restée seule sur un piédestal vide, annonce à la fois et l’existence de la statue et son enlèvement.

Que dire de cette image d’Apollon (87), aussi parfaite que sainte et révérée ? Ne l’avez-vous pas enlevée du temple d’Esculape, où, par sa beauté autant que par son caractère sacré, elle attirait un concours perpétuel d’adorateurs ? Et la statue d’Aristée, consacrée dans le temple de Bacchus, n’a-t-elle pas été par votre ordre publiquement emportée ? Et ce magnifique et vénérable simulacre de Jupiter Imperator, que les Grecs appellent Ourios (88), ne l’avez-vous pas été ravir dans son sanctuaire ? Et cette admirable tête en marbre de Paros, qu’on allait voir en foule dans le temple de Proserpine, avez-vous hésité à la prendre ? Et cependant cet Apollon était, avec Esculape, honoré, chaque année, chez les Syracusains, par des sacrifices solennels ; cet Aristée, à qui les Grecs attribuent l’invention de l’huile (89), était adoré dans le même temple que Bacchus, père de la Joie.

xx LVIII. Quant à Jupiter Imperator, avec quelle vénération pensez-vous qu’il était adoré dans son temple ? Vous pouvez, juges, vous en faire une idée, si vous voulez bien vous rappeler quel tribut d’adoration reçut une statue de la même forme et de la même espèce, que Flamininus emporta de la Macédoine, et qu’il plaça dans le Capitole. Dans le monde entier, on connaissait trois statues de Jupiter Imperator, toutes trois dans le même genre et d’une égale beauté. L’une est celle de Macédoine, que nous voyons ici, la seconde est à l’entrée du Pont-Euxin, et la troisième était à Syracuse avant la préture de Verrès. Si Flamininus enleva la première de son temple, ce fut pour la placer dans le Capitole, c’est-à-dire dans la demeure terrestre de Jupiter. A l’égard de celle qui est à l’entrée du Pont-Euxin, quoique tant de flottes armées en guerre soient sorties de ces parages, ou bien y aient pénétré, cette statue, toujours respectée, s’y est conservée jusqu’à nos jours sans recevoir aucune atteinte. Mais celle de Syracuse, que M. Marcellus, vainqueur et armé, vit sans y toucher, qu’il crut devoir céder à la religion des peuples, cette image à laquelle les habitans de Syracuse, citoyens ou domiciliés, rendaient un culte particulier, que les étrangers s’empressaient non-seulement d’aller voir, mais d’adorer, Verrès l’a enlevée du temple de Jupiter.

J’aime à vous rappeler le nom de Marcellus. Sachez, juges, que le séjour de Verrès à Syracuse a coûté plus de dieux à cette ville que la victoire de Marcellus ne lui a fait perdre de citoyens. On dit même que ce héros fit chercher l’illustre Archimède, cet homme supérieur par son génie et par son savoir ; mais, apprenant qu’il venait d’être tué, il en ressentit un vif chagrin. Quant à Verrès, toutes les recherches qu’il a fait faire ont eu pour but, non de conserver, mais de piller.

xx LIX. Il est encore d’autres larcins qui vous paraîtraient de trop peu d’importance, si j’en parlais en ce moment. Je les passerai donc sous silence. Je ne dirai pas qu’il a enlevé dans tous les temples de Syracuse et leurs tables Delphiques (90) en marbre, et de très-belles coupes d’airain, et une immense quantité de vases de Corinthe. Aussi les mystagogues (91), ainsi l’on appelle ceux qui mènent les étrangers voir ce qu’il y a de curieux, font présentement un métier tout nouveau. Autrefois ils montraient les choses mêmes, aujourd’hui ils montrent la place qu’elles occupaient. Eh quoi ! pensez-vous que cette spoliation ait médiocrement affecté les Syracusains ? Non, juges, il n’en est pas ainsi. Tous les hommes en général sont attachés à leur culte, tous se font un devoir d’honorer et de conserver soigneusement les dieux de leurs pères ; mais les Grecs, particulièrement, se passionnent, avec excès peut-être, pour tout ce qui est ornement, objet d’art, statue, tableau. La vivacité de leurs plaintes fait assez connaître à quel point furent cruelles pour eux ces pertes, qui peut-être nous sembleraient légères et peu dignes de nous occuper. Croyez-moi, juges, on vous l’a déjà dit, et je vous le répète, de toutes les injustices, de toutes les vexations que nos alliés et les nations étrangères ont éprouvées dans ces dernières années, aucune n’a plus chagriné les Grecs, et ne leur cause plus de peine encore que cette spoliation de leurs temples et de leurs villes.

Vainement Verrès nous opposera-t-il sa réponse banale : « J’ai acheté. » Juges, daignez m’en croire, jamais peuple de l’Asie ou de la Grèce ne vendit volontairement une seule statue, un seul tableau, aucun ornement de sa ville. Vous n’irez pas vous persuader sans doute que, depuis que les tribunaux, à Rome, ont cessé de rendre une exacte justice, les Grecs soient devenus assez indifférens pour trafiquer de ces chefs-d’œuvre, que, non-seulement ils ne vendaient pas avant ce relâchement des tribunaux, mais qu’ils recherchaient pour en faire l’acquisition. Vous ne le croirez pas ; autant vaudrait s’imaginer qu’après que les L. Crassus, les Q. Scévola, les C. Claudius, ces hommes si puissans, dont nous avons admiré la magnificence pendant leur édilité, ne purent obtenir des Grecs ces objets par le commerce, cette voie ait été ouverte aux édiles depuis la corruption de nos tribunaux.

xx LX. Sachez, juges, que les villes se trouvent plus cruellement lésées par ces achats prétendus et simulés, que par des vols clandestins ou effectués ouvertement et avec violence. C’est pour elles le comble de l’infamie de porter sur leurs registres que leurs habitans ont, moyennant une somme, et une modique somme, vendu et aliéné des objets qu’ils tenaient de leurs ancêtres. On ne saurait, je le répète, se figurer combien les Grecs attachent d’importance à toutes ces choses, qui pour nous ont si peu de prix. Aussi nos ancêtres les laissaient-ils volontiers aux villes alliées, pour que, sous notre empire, elles conservassent toute leur opulence et leur splendeur. Ils permettaient même aux peuples qui n’étaient que leurs tributaires de garder ces curiosités à nos yeux si frivoles, et pour eux si précieuses, afin qu’ils y trouvassent une consolation et un amusement dans leur esclavage.

Et quelle somme pensez-vous que demanderaient les habitans de Rhegium, aujourd’hui citoyens romains, pour se laisser enlever leur Vénus de marbre ? Et les Tarentins, pour se dessaisir de leur taureau enlevant Europe, du satyre qui se voit dans leur temple de Vesta, et de tant d’autres chefs-d’œuvre ? Quels trésors ne sacrifieraient pas les Thespiens pour le Cupidon (92) qui seul attire les étrangers dans leur ville ? les Cnidiens, pour leur Vénus de marbre ? Cos, pour son tableau de cette déesse ? Ephèse, pour son Alexandre ? Cyzique, pour son Ajax ou sa Médée ? Rhodes, pour son Ialysus ? Les Athéniens enfin, pour leur Bacchus de marbre, le portrait de leur Paralus (92*), et leur génisse en bronze, ouvrage de Myron ? Il serait trop long et bien peu nécessaire d’énumérer ici tout ce que la Grèce et l’Asie offrent de curieux dans chacune de leurs villes. Ce que j’en ai cité n’est que pour vous faire concevoir la douleur inexprimable de ceux qui voient dépouiller leur patrie de ces ornemens.

xx LXI Mais laissons là les autres peuples, et revenons aux Syracusains. Lorsque j’arrivai chez eux, je crus d’abord, comme je l’avais entendu dire à Rome par les amis de l’accusé, que l’héritage d’Heraclius (93) avait concilié à Verrès l’affection des Syracusains, comme il s’était fait aimer des Mamertins en les associant à toutes ses rapines et à ses brigandages. Je craignais en même temps, si je voulais compulser les registres publics, de me voir traversé par le crédit de ces femmes également remarquables par leur beauté et par leur naissance, au gré desquelles Verres avait géré sa préture pendant trois ans, et même par la lâche condescendance de leurs trop complaisans maris (94).

Je ne voyais donc à Syracuse que les citoyens romains ; je consultais leurs livres de comptes, j’y reconnaissais les traces de ses iniquités. Lorsque je me sentais fatigué de ce travail long et pénible, je reprenais, pour me délasser, les fameux registres de Carpinatius, où, de concert avec les plus respectables des chevaliers romains qui sont établis à Syracuse, je trouvais l’explication de ces fréquens Verrutius (95) dont je vous ai dit le secret. Quant aux Syracusains, je n’attendais de leur part aucun éclaircissement, donné soit au nom de leur cité, soit individuellement ; je ne songeais pas même à en demander. Pendant que ces pensées m’occupaient, je vois tout à coup se présenter à moi ce même Heraclius, qui était alors le premier magistrat de Syracuse, homme distingué par sa noblesse, et qui avait été prêtre de Jupiter, ce qui, chez les Syracusains, est la dignité la plus honorable. Il m’invite, ainsi que mon parent Lucius, à vouloir bien nous rendre à leur sénat. L’assemblée, disait-il, était nombreuse ; et c’était au nom du corps entier qu’il nous faisait cette invitation. Nous hésitâmes d’abord ; mais bientôt nous jugeâmes que nous ne devions pas refuser de nous rendre à cette assemblée.

xx LXII. Nous allons donc au sénat. On se lève pour nous faire honneur (96) : sur l’invitation du magistrat nous prenons place. Diodore Timarchide prit la parole : c’était le premier de la compagnie par son âge, sa considération personnelle, et, autant que j’en ai pu juger, par son expérience. Voici à peu près la substance de son discours. Il dit que le sénat et le peuple de Syracuse étaient vivement affligés de voir que, tandis que j’avais, dans les autres villes de la Sicile, informé le sénat et le peuple de ce que je me proposais de faire pour leur avantage et pour leur sûreté ; tandis que j’avais reçu de toutes des instructions, des députés, des preuves écrites et des certificats, je n’eusse pas accordé à leur ville la même faveur. Je répondis que, lorsque les députés de toutes les villes de la Sicile étaient venus à Rome implorer mon assistance et me prier de me charger des intérêts de toute la province, je n’avais vu dans le nombre aucun député syracusain ; et que d’ailleurs, je ne m’aviserais pas de demander qu’on décrétât rien contre Verrès dans une salle où je voyais sa statue toute brillante d’or.

A peine eus-je prononcé ces mots, je m’aperçus que le souvenir et la vue de cette statue faisait gémir toute l’assemblée ; d’où je compris que, dans cette enceinte, ce monument était un tribut payé à la scélératesse, et non point un hommage de gratitude. Alors chacun se mit à me détailler à l’envi les vols dont je viens de vous entretenir. Tous me dirent que leur ville avait été pillée, leurs temples dévastés ; que, quant à la succession d’Heraclius, si Verrès l’avait ostensiblement adjugée au profit de leur gymnase, il ne s’en était pas moins approprié la majeure partie ; qu’après tout, on ne devait pas attendre beaucoup d’affection pour les athlètes de la part d’un homme qui avait enlevé jusqu’au dieu que l’huile a pour inventeur (97) ; qu’enfin la statue de Verrès n’avait été érigée ni aux dépens, ni au nom de la ville ; mais qu’elle était l’ouvrage de ceux qui avaient eu part avec lui au pillage de la succession ; que ces mêmes hommes avaient composé la députation de Syracuse, eux, les ministres de sa tyrannie, les complices de ses vols, les confidens de ses turpitudes ; qu’ainsi je ne devais pas m’étonner qu’ils se fussent séparés des députés chargés des vœux et des intérêts de la Sicile.

xx LXIII. Dès que j’eus reconnu que leur ressentiment égalait, s’il ne surpassait même celui des autres Siciliens, je leur fis part de mes dispositions à leur égard ; je leur développai mon plan et mes moyens d’exécution. Je les exhortai à ne point trahir la cause et les intérêts communs, et à rétracter le panégyrique que les menaces leur avaient, disaient-ils, arraché peu de jours auparavant. Écoutez, juges, ce que firent les Syracusains, c’est-à-dire les cliens et les amis du préteur. D’abord ils m’apportent leurs registres, qu’ils tenaient enfermés dans l’endroit le plus caché de leur trésor, et me les mettent sous les yeux. J’y vois l’état exact de tous les objets que je vous ai dit avoir été soustraits par Verrès, et de bien d’autres dont je n’ai pu vous parler. Voici la teneur de cet état : « Attendu que telle ou telle chose a disparu du temple de Minerve, telle autre du temple de Jupiter, telle autre encore du temple de Bacchus ; et qu’en rendant leurs comptes aux termes de la loi, chacun des hommes préposés à la garde de ces objets qu’ils devaient représenter, avaient demandé à n’être point inquiétés pour ceux qui ne se retrouvaient pas, tous ont été déchargés et affranchis de toute responsabilité. » Je fis apposer sur les registres le sceau de la ville, et ne manquai pas de les emporter.

Quant au panégyrique, voici comment ils m’expliquèrent la chose. Verrès, quelque temps avant mon arrivée, leur avait écrit pour demander qu’on lui décernât cet éloge. D’abord ils ne tinrent compte de sa requête ; plus tard quelques-uns de ses amis leur ayant représenté qu’il fallait lui donner cette satisfaction, un cri général et des huées avaient fait justice de la proposition. Enfin, au moment où j’allais arriver, les Syracusains avaient reçu de celui qui administre aujourd’hui la province, l’ordre de rendre le décret demandé. Le décret fut porté, mais de manière que ce panégyrique devait plutôt tourner contre l’accusé que lui servir. C’est ce que je vais vous expliquer, juges, comme eux-mêmes l’ont fait devant moi.

xx LXIV. À Syracuse, lorsqu’une proposition est faite dans le sénat, chacun est libre de donner son avis : nul n’est invité nominativement à prendre la parole. Cependant il est d’usage que ceux qui l’emportent par l’âge ou par la dignité opinent les premiers ; les autres leur cèdent volontiers cet honneur. S’il arrive que tout le monde garde le silence, le sort détermine l’ordre de la parole. D’après l’usage, on avait donc proposé au sénat de décréter l’éloge de Verrès. Plusieurs membres, d’abord pour gagner du temps, interrompent les opinans ; ils observent que Sex. Peducéus, qui avait si bien mérité de Syracuse et de toute la province, s’étant trouvé, quelque temps auparavant, menacé d’une accusation, leur sénat avait voulu décréter son éloge pour ses nombreux et importans services ; mais que Verrès s’y était opposé ; que, bien que Peducéus n’eût plus besoin de cette apologie, il serait injuste de ne pas prendre d’abord un arrêté si conforme à leurs intentions passées, sauf à voter ensuite le décret qu’on leur imposait alors.

Tous, par acclamation, applaudissent à cette proposition. La délibération s’ouvre au sujet de Peducéus : chacun, suivant son âge et sa dignité, donne son opinion. Vous en voyez la preuve dans le sénatus-consulte ; car les avis des principaux opinans s’y trouvent relatés. Lisez. Sur la proposition faite en faveur de Sextus Peducéus. Suivent les noms des premiers opinans, puis la teneur du décret. La délibération se porte ensuite sur Verrès. Lisez, je vous prie, le procès-verbal. Sur la proposition faite en faveur de C. Verrès. Poursuivez. Personne ne se levant pour donner son avis. Eh bien ? On lire au sort. Et pourquoi ? Il ne s’est donc trouvé aucun membre pour faire spontanément l’éloge de votre préture, pour embrasser votre défense dans le péril qui vous menaçait ? Cependant on était sûr de gagner les bonnes grâces du préteur actuel. Quoi ! parmi vos convives, vos conseillers, vos complices, vos associés qui se trouvaient là, personne n’a osé hasarder un seul mot ! Quoi ! dans un sénat où figuraient votre statue et celle de votre fils tout nu, personne ne s’est senti touché de compassion par cette image d’un enfant dont la nudité rappelait le déplorable état de la province !

On me fit encore remarquer que l’éloge décerné par ce sénatus-consulte était conçu de manière à ce que chacun pût y voir, non une apologie, mais une vraie dérision, une satire indirecte de l’infâme et désastreuse préture de Verrès. Effectivement en voici les termes : Considérant qu’il n’a fait battre personne de verges ; c’est vous avertir, juges, qu’il a fait périr sous la hache les hommes les plus nobles et les plus vertueux : Qu’il a gouverné la province avec vigilance ; lui, dont toutes les veilles ont été consacrées à la débauche et à l’adultère. Vient encore un autre article, conçu de manière à ce que l’accusé ne puisse le mettre en avant, et dont l’accusateur ne saurait trop se prévaloir : Considérant que Verrès a empêché les pirates de s’approcher de la Sicile ; or l’on sait qu’il les a laissé pénétrer jusque par-delà l’île de Syracuse. Après que j’eus recueilli tous ces renseignemens de la bouche même des sénateurs, nous sortîmes de l’assemblée, mon parent et moi, pour ne point les gêner par notre présence, en cas qu’ils eussent à rendre quelque décret.

xx LXV. Deux décrets sont en effet rendus sur-le-champ. Par le premier, Lucius, mon parent, est proclamé l’hôte des Syracusains, en reconnaissance de ce qu’il leur avait montré les mêmes sentimens que je leur avais toujours témoignés. Non-seulement cette décision fut consignée sur leurs registres, mais ils nous en remirent une copie gravée sur l’airain. Il faut en convenir, Verrès, vos Syracusains, dont vous parlez sans cesse, ont pour vous une bien vive tendresse ; eux qui, pour former avec votre accusateur une étroite liaison, ne trouvent pas de motif plus légitime que son titre d’accusateur et ses informations contre vous. Par le second décret, rendu sans dicussion et presqu’à l’unanimité, on prononça la radiation du décret portant l’éloge de C. Verrès.

L’assemblée allait se séparer, et même cette décision était déjà transcrite sur les registres, lorsque l’on en appela au préteur. — Mais qui forma cet appel ? Un magistrat ? — Non. — Un sénateur ? — Pas davantage. — Un Syracusain ? — Point du tout. — Qui donc ? — Un ancien questeur de Verrès, Césetius (98). Ô démarche ridicule ! Mais voyez aussi dans quel abandon, dans quelle position désespérée se trouve Verrès, ainsi délaissé par les magistrats siciliens. Pour empêcher des Siciliens de rendre contre lui un sénatus-consulte, et d’user du privilège de statuer selon leurs lois et leurs usages, il ne trouve pas un ami, pas un hôte, pas un Sicilien ; et c’est son questeur qui en appelle au préteur. Qui jamais a rien vu, rien entendu de semblable ? Le préteur, en homme équitable et sage, ordonne au sénat de lever la séance. De toutes parts on accourt auprès de moi ; d’abord les sénateurs s’écrient qu’on leur ravit leurs droits et leur liberté. Le peuple comble le sénat d’éloges et de remercîmens ; les citoyens romains ne veulent point me quitter. Ma plus grande affaire, ce jour-là, fut d’empêcher la multitude de se jeter sur l’appelant. Nous nous présentons devant le tribunal du préteur, que sans doute on n’accusera point de prononcer légèrement et sans réflexion ses arrêts ; car, avant que j’eusse dit un mot, il se leva de son siège, et disparut. Il était presque nuit lorsque nous quittâmes le forum.

xx LXVI. Le lendemain matin, je requiers le préteur d’autoriser les Syracusains à me remettre le sénatus-consulte qu’ils avaient rendu la veille. Il refuse, et me dit que j’ai commis une action indigne en prenant la parole dans un sénat grec ; et que surtout avoir parlé grec à des Grecs (99) est un crime impardonnable. Je répondis à l’homme comme je pus, comme je voulus, comme je devais. Entre autres choses, je lui dis, s’il m’en souvient, que, par un contraste bien remarquable entre lui et le vainqueur des Numides, le grand, le véritable Metellus, qui ne voulut pas appuyer de son témoignage L. Lucullus (100), son beau-frère, avec qui il vivait en parfait accord ; on le voyait, lui, l’héritier de ce beau nom, employer la violence et les menaces pour extorquer aux villes des éloges en faveur d’un homme qui lui était tout-à-fait étranger.

Lorsque j’eus compris que les dernières lettres qu’il avait reçues, lettres non de recommandation, mais de change, l’avaient entièrement gagné, j’allai, d’après le conseil des Syracusains, m’emparer des registres où tous les faits étaient consignés. Mais voici bien une nouvelle contrariété, une autre querelle ; car il ne faut pas croire que Verrès soit dans Syracuse sans hôtes et sans amis, ni absolument dépourvu de secours et d’appuis. Un certain Théomnaste s’avisa de me prendre des mains le registre. C’est une espèce de fou ridicule, que les Syracusains ont surnommé Théoracte (101) ; il est si fou, que les enfans le suivent dans les rues, et il ne peut ouvrir la bouche sans exciter des éclats de rire. Sa folie, assez gaie pour les autres, ne laissa pas d’être pour moi très-inquiétante. La bouche écumante, les yeux étincelans, il criait d’une voix effroyable que je lui faisais violence. Nous arrivons, ainsi groupés, devant le tribunal du préteur.

Là je demande qu’il me soit permis de sceller le registre et de l’emporter. Théomnaste s’y oppose ; il prétend que le sénatus-consulte est nul, puisqu’on en a fait appel au préteur ; il soutient qu’il ne doit pas m’être remis. Je fais lecture de la loi qui m’autorise à me faire remettre tous registres et pièces. Mon homme insiste avec emportement : Nos lois, dit-il, ne le regardent pas. Le préteur, en magistrat éclairé, prononce qu’il ne consent point que j’emporte à Rome un sénatus-consulte qui n’est pas ratifié. Enfin, si je n’eusse pris avec le préteur un ton menaçant, si je ne lui eusse cité la clause expresse de la loi et la peine qu’elle prononce, le registre n’aurait pas été mis à ma disposition. Alors notre fou, qui avait tonné d’une manière si terrible contre moi, voyant qu’il n’avait rien obtenu, me remit, apparemment pour faire sa paix avec moi, un petit cahier où étaient consignés tous les vols de Verrès dans Syracuse ; mais je les connaissais ; d’autres personnes m’en avaient déjà donné la liste.

xx LXVII. Que les Mamertins vous louent maintenant ; j’y consens, puisque seuls dans une province si peuplée ils s’intéressent à votre salut ; qu’ils vous louent, mais que Heius, chef de la députation, soit présent ; qu’ils vous louent, mais qu’à mes questions ils soient prêts à répondre. Or, pour ne pas les surprendre, voici ce que je leur demanderai : Doivent-ils un vaisseau au peuple romain ? Ils en conviendront. — L’ont-ils fourni durant la préture de C. Verrès ? Ils répondront négativement. — Ont-ils fait construire aux frais de leur ville un grand vaisseau de charge qui fut donné à Verrès ? Ils ne pourront le nier. — Verrès a-t-il levé chez eux du blé pour l’envoyer au peuple romain, comme ont fait ses prédécesseurs ? Ils répondront négativement. — Qu’ont-ils fourni de soldats et de rameurs pendant trois ans ? Aucun, répondront-ils. Ils ne pourront nier que Messine n’ait été comme la receleuse de tous les vols, de tout le butin de Verrès ; ils avoueront que nombre de vaisseaux ont transporté nombre d’effets hors de leur ville, et qu’enfin le grand navire donné à Verrès par les Mamertins est, avec le préteur, sorti très-chargé de leur port.

Encore une fois demeurez content de cette apologie des Mamertins. Quant à Syracuse, nous voyons que les sentimens de cette ville pour vous répondent aux égards que vous avez eus pour elle, puisqu’elle n’a pas hésité à abolir ces honteuses Verrea instituées sous votre nom. Convenait-il en effet d’associer au culte des dieux celui qui avait enlevé leurs statues ? On serait assurément trop bien fondé à blâmer les Syracusains si, après avoir retranché de leurs fastes la fête la plus auguste et des jeux solennels en mémoire du jour où Marcellus était entré dans leur ville, ils célébraient aussi une fête en l’honneur de Verrès, c’est-à-dire de l’homme qui leur a ravi tout ce que leur avait laissé cette journée désastreuse ? Mais remarquez, juges, l’impudente et folle présomption du personnage. Non content d’avoir employé l’argent d’Heraclius à l’institution de ces Verrea si honteuses et si ridicules, il prononça l’abolition des jeux consacrés à Marcellus. C’était vouloir que les Syracusains offrissent chaque année des sacrifices en l’honneur de celui qui venait de leur ravir leur culte antique et les dieux de leurs pères, et qu’en même temps ils supprimassent les fêtes en l’honneur d’une famille par qui toutes leurs autres fêtes leur avaient été rendues.
NOTES
DU LIVRE IV DE LA SECONDE ACTION CONTRE VERRES.

I. (1). En langage vulgaire. — Latine me scitote loqui ; mot à mot, je vous le dis en bon latin, tout comme notre La Fontaine a dit :

Notre ennemi, c’est notre maître ;
Je vous le dis en bon françois.

II. (2). Un oratoire. — Sacrarium désigne un endroit, soit dans un temple, soit dans une maison, où l’on met les choses saintes. Il se prend aussi pour un lieu consacré, pour une chapelle domestique, où étaient les dieux tutélaires de la patrie et de chaque famille.

(3). Praxitèle, un des premiers sculpteurs de la Grèce, florissait vers l’an 362 avant Jésus-Christ. On peut voir, sur cet artiste, Pline (liv. VII, ch. 38 ; liv. XXXIV, ch. 8 ; liv. XXXVI, ch. 5), et Quintilien, au dernier livre, De l’institution de l’orateur (ch. XII). « On estime, dit ce rhéteur, que Praxitèle est, avec Lysippe, celui qui a le mieux copié la nature. »

(4). Thespies, ville de la Béotie. — Les Romains donnaient aux Muses le nom de Thespiadæ, parce qu’on leur rendait de grands honneurs dans cette ville.

III. (5). Myron, célèbre sculpteur, florissait l’an 433 avant Jésus-Christ, un siècle avant Praxitèle. Il porta la sculpture à un très-haut degré de perfection, et donna à ses statues de l’aisance et de la grâce. (Voyez Pline, liv. XXXIV, ch. 8 ; Quintilien, ibid.)

(6). Canéphores. Il y avait à Athènes des vierges consacrées au service de Cérès, qui, les jours de fête, portaient (φέρω) sur leurs têtes, dans des corbeilles (ϰἀνης), les offrandes destinées à la déesse.

(7). Vous m’y faites songer, c’est Polyclète. Quintilien (liv. IX, ch. 2, Des figures de mots) fait, sur ce passage de Cicéron, la réflexion suivante : « Quelquefois aussi on affecte fort bien d’ignorer certaines choses ; par exemple : De qui disait-on qu’étaient ces statues ? Mais de qui encore ? Vous m’en faites souvenir, c’est de Polyclète. Ce qui sert à plus d’une fin ; car souvent un orateur paraît avoir une vue, et il en a une autre, comme Cicéron en cet endroit. En effet, en reprochant à Verrès la fureur qu’il avait pour les statues et pour les tableaux, il a soin qu’à force d’en parler, on ne lui impute pas la même maladie. Polyclète, contemporain de Périclès, florissait vers l’an 490 avant J.-C. Le naturel, la correction, la grâce, distinguent les ouvrages sortis de ses mains ; mais son ciseau manquait d’énergie. « En effet, dit Quintilien, il a représenté les hommes avec des grâces infinies, et mieux qu’ils ne sont mais il n’a pas tout-à-fait atteint la majesté des dieux. L’âge robuste étonnait ses savantes mains : c’est pourquoi il n’a guère exprimé que la tendre jeunesse. » Pline cite de lui une petite statue, appelée le Doryphore ; c’était un jeune athlète portant une épée : « Toutes les proportions, dit-il, en étaient si heureusement exprimées, que cet ouvrage servait de modèle aux plus habiles ; et, pour cela, ils avaient appelé cette statue Κανὠν, la Règle. » (Liv. XXVII, ch. 8.)

(8). C. Claudius, dont l’édilité. C’est à tort que Manuce le confond avec C. Claudius Pulcher, qui fut collègue de Perpenna dans le consulat, l’an de Rome 624, et l’aïeul de P. Clodius, l’ennemi de Cicéron. Celui dont il est question ici était l’oncle de ce même P. Clodius, et Cicéron en a déjà parlé dans la première Action, liv. II. {Voyez chap. XLIX et note 83.) — On sait qu’un des devoirs des édiles curules consistait à donner des jeux au peuple, à leurs frais ; et, pour décorer le cirque dans ces solennités, ils empruntaient des tableaux et des statues, soit à leurs amis, soit aux provinces ou villes alliées.

(9). Les basiliques. C’étaient de magnifiques édifices qui entouraient le forum, et sous les portiques desquels les centumvirs rendaient la justice.

(10). Et les vols des concussionnaires. Ce trait porte sur Hortensius, Metellus et d’autres qui, pour décorer le forum, empruntaient de Verrès les ornemens dont il avait dépouillé la Sicile. (Voyez la seconde Action, liv. I, ch. XXII et note 95.)

(11). La Bonne Fortune. Jeu de mots qui signifie à la fois la divinité que les Romains invoquaient sous le nom de Bonne Fortune, Fortune favorable ; puis fortune légitimement acquise. C’est dans ce dernier sens que le mot est pris à la fin de la phrase ; il a le premier sens au commencement.

(Note de M. Gueroult.)

IV. (12). A l’héritier d’une courtisane. Verrès avait été institué héritier par la courtisaneChélidon. (Voy. la seconde Action, liv. I, ch. 40.)

V. (13). L’état en fournissait. Les préteurs et proconsuls romains ne recevaient pas d’appointemens ; mais l’état fournissait abondamment aux dépenses et à l’entretien de leurs maisons. (Voyez, sur ce point, le Discours contre Pison, ch. XXXV.)

(14). D’un esclave décédé. On lit dans Athénée (liv. II) que Scipion Emilien ne voulut pas user du bénéfice de cette loi. Lorsqu’il se rendit en Afrique pour y régler la succession de Masinissa, un des cinq esclaves qu’il menait avec lui, étant venu à mourir, il écrivit à Rome pour qu’on en achetât un autre.

VI. (15). Six mille cinq cents sesterces, 1,329 fr. 25 c.

(16). Seize cents sesterces, 327 fr. 20 c.

VIL (17). Quatre cents deniers, 294 fr. 80 c.

(18). Cent vingt mille sesterces, 24,540 fr.

VIII. (19). Du Cybée. Ce mot vient du grec ϰύϐος, qui veut dire cube. On avait probablement donné ce nom au vaisseau dont il s’agit ici, parce qu’il était extrêmement large.

IX. (20). Que cet éloge vous soit compté. Tout préteur ou proconsul accusé devait produire en sa faveur le témoignage de dix villes.

X. (21). Phaselis, ville de la Lycie. Strabon (liv. XIV) dit qu’elle était défendue par le pirate Zenicetus, lorsque Servilius vint pour s’en emparer. Zenicetus se précipita dans les flammes avec tous ses compagnons, dès qu’il vit le général romain maître des alentours de la place. — Que prit Servilius. (Voyez, sur Servilius, la note 84 de la troisième Verrine, seconde Action.)

(22). C. Caton. (Voyez le chap. LXXX et la note 72 du discours précédent.)

(23). Dix-huit mille sesterces, 3,681 fr.

(24). Ces fameuses Verrea. (Voyez, sur ces fêtes, la seconde Verrine, ch. XX, seconde Action, et le ch. LXVIII ci-après.)

XI. (25). Dont les bienfaits nous font parvenir à ce haut rang. Le peuple ne nommait pas les sénateurs, mais accordait les magistratures, qui donnaient ensuite le droit de faire partie du sénat.

(26). Quand je dis à moi, peu importe. Au sujet de ce passage, Desmeuniers, toujours enclin à critiquer notre orateur, s’exprime ainsi : « On a observé d’une manière très-ingénieuse que Cicéron se vantait de tout, comme s’il avait été un homme médiocre…. »

(27). Qui portent aussi le nom de Pompée. Les étrangers qui, par le crédit de quelque magistrat romain, avaient obtenu le titre de citoyen romain, portaient le nom de leur patron.

(28). Lucius, mon frère. Cicéron n’avait qu’un frère, Quintus Cicéron. Lucius était fils de Lucius Cicéron, oncle paternel de l’orateur. Mais, chez les Romains, on appelait frères les enfans des frères. Frater noster, cognatione patruelis, amore germanus. (De finibus, V, 1.) Lucius était homme de lettres et fort attaché à son cousin. On peut voir dans les Lettres à Atticus (I, 5) combien Cicéron l’estimait, et quels regrets lui causa la perte de ce parent.

(29). D’un citoyen romain. Gavius ; il en sera parlé dans la Verrine De suppliciis.

XII. (30). Ces tapis si connus dans toute la Sicile sous le nom d’Attaliques. C’étaient des tapis à grands personnages en laine et en or. Les premiers avaient pour inventeur Attale I, roi de Pergame. (Plin., VIII, 8.)

(31). Six mille cinq cents sesterces, 0,000 fr Deux cent mille, 0,000 fr.

(32). Ces colliers. Aux explications que nous avons données sur le mot phalera dans la note 73 du discours précédent, nous ajouterons ici cette citation de Silius Italicus, qui semble les confirmer :

Phaleris hic pectora fulget ;
Hic torque aurato circumdat bellica corda.

XIII. (33). À Cibyre, ville de la Pisidie, dépendant de la province de Cilicie.

(34). De Q. Tadius, questeur de Dolabella en Cilicie. (Voyez le premier livre de la seconde Action, ch. XLIX.)

(35). Pour deux limiers. Expression d’autant plus juste, que, par une heureuse analogie, les chiens de Cibyre étaient renommés pour la chasse.

XIV. (36). Boethus, célèbre sculpteur carthaginois. (Voyez. Pline, Iiv. XXXIII, ch. 12, et XXXIV, ch. 8.)

(37). Deux cents sesterces, 40 fr. 90 c. La somme paraît bien modique : aussi des commentateurs pensent qu’ici le chiffre est altéré.

XV. (38). L. Sisenna, un des défenseurs de Verrès. (Voyez, sur ce personnage, le chap. XLV et la note 78 bis de la seconde Action, liv. II, t. VII de notre Cicéron.’

XVI. (39). Ces légères pièces d’argenterie qui se donnent aux histrions. Les grands de Rome, pour égayer certains repas, faisaient venir des histrions, qu’on récompensait d’abord par de petites couronnes, corollariis. Mais le luxe croissant dans la suite, on leur donna quelques menues pièces du service. (Voyez, sur ce mot corollarium, les notes 44 et 70 de la troisième Verrine, et le ch. XXII ci-après.)

XVII. (40). En bois de citre. Les anciens entendaient par le mot citre un arbre de l’espèce du cèdre ou du cyprès, qui croissait dans la Mauritanie, vers le mont Atlas. Le bois était veiné, très dur, et presque indestructible. Pline (XIII, 15) explique assez en détail quelles sont les beautés et les défauts des veines de ce bois. Théophraste, qui écrivait vers l’an 440 de Rome, avait fait une mention honorable du citre. Il avait parlé de temples anciens dont la charpente et les toits, formés de ce bois, s’étaient maintenus depuis des siècles sans aucune altération.... Les tables de citre étaient rondes, et portées par un seul pied d’ivoire, qui représentait quelque animal, une panthère, un lion, etc. (Juvénal, XI, 120.) C’était un des objets de luxe les plus coûteux. Martial (XIV, 89) nous le fait connaître par ces deux vers :

Accipe felices, Atlantica munera, silvas ;
Aurea qui dederit dona, minora dabit.

(Note de Gueroult l’aîné.)

(41). Vous n’avez jamais rien fait de mieux. Quintilien (Iiv. IX, ch. 2, Des figures de sens) cite ce passage comme un modèle de cette ironie qui s’appuie sur des contre-vérités. Il est, dit-il en substance, une espèce d’ironie qui consiste à convenir d’un point qui est même contre nous. C’est aussi dans cet esprit, ajoute le rhéteur, que nous louons quelquefois des choses qui ne sont nullement louables, comme fait Cicéron au sujet du crime que l’on faisait à Verrès d’avoir pillé la maison d’un certain Apollonius de Drépane.

(42). Mille sesterces, 204 fr. 50 c.

(43). Ornes de reliefs rapportés. — Emblema, du grec ίμϐάλλω, qui veut dire injicere, jeter dedans, insérer. Cicéron l’emploie dans le même sens que les Grecs, qui se servaient de ce mot pour exprimer des ouvrages de marqueterie et toute espèce d’ornemens appliqués aux vases, et qu’on pouvait en séparer.

XVIII. (44). Deux coupes dites Thériclées. Thériclès, célèbre artiste de Corinthe, qui vivait l’an 430 avant Jésus-Christ, faisait des ouvrages d’une terre noire sur laquelle il appliquait un vernis de son invention, qu’on trouvait admirable. On imita depuis sa manière ; et tous les vases qu’on faisait dans ce genre, quelle qu’en fût la matière, étaient appelés, de son nom, Thériclées. — De la main de Mentor, célèbre graveur. Pline en parle au liv. XXXIII, chap. 11 et 12 de son Histoire naturelle.

XIX. (45). Non sans emporter ses vases. On sent que Cicéron joue ici sur les mots. Vasa colligere se dit au figuré d’une armée qui décampe avec la précaution d’emporter ses bagages ; et c’est à quoi l’orateur fait allusion.

XX. (46). Q. Arrius ne lui succéderait pas. Il fut envoyé contre Spartacus, et périt en le combattant.

(47). Quatre-vingt mille sesterces, 16,360 fr. — Pour être proclamé préteur. Les suffrages des tribus s’achetaient alors à Rome. Cependant les candidats avaient la précaution de ne pas distribuer l’argent eux-mêmes. Des hommes connus, dans chaque tribu, sous le nom de distributeurs, divisores, se chargeaient de répandre ces largesses illégales. — Trois cent mille, pour acheter le silence d’un accusateur. Lorsqu’un magistrat avait été nommé, chacun de ses compétiteurs pouvait attaquer l’élection ; et, s’il parvenait à prouver que le citoyen élu était coupable de brigue, l’élection était annulée, et l’accusateur était substitué à celui qu’il avait fait condamner. Voilà pourquoi Verrès, qui n’avait fait distribuer au peuple que quatre-vingt mille sesterces, en donne trois cent mille (61,350 fr.) à celui qui se disposait à l’accuser.

(48). Un grand plat.... une coupe.... une cassolette. — Patella, un plat pour offrir sur l’autel les viandes des sacrifices ; patera, une coupe pour les libations ; thuribulum, une cassolette pour les parfums. Nous n’avons pas traduit par encensoir, parce qu’il est certain que cet instrument, avec lequel on agite les parfums devant l’autel, n’était pas connu des anciens.

XXI. (49). Quelques menues pièces du même gibier, etc. Il y a ici un jeu de mots impossible à rendre. Lepuscula, qui veut dire futilité d’agrément, venant de lepos, a une coïncidence avec lepus, lièvre ; mot qui continue indirectement la métaphore, après que Cicéron a parlé des deux Cibyrates comme de deux limiers, Cibyratici canes.

XXIII. (50). De tout ornement frivole. Tous ces ornemens sont comme autant de petites ordures que Verrès a soin de balayer. Voici donc le fameux everriculum, et cette autre allusion que fait Cicéron au nom de Verrès. Mais qu’on lise attentivement ce morceau, et l’on n’y trouvera autre chose que de misérables jeux de mots. Par la manière dont il parle de ceux qui précédemment ont accusé les concussionnaires de la Sicile, il écarte naturellement l’idée que lui-même pourrait bien accuser Verrès sur de légers soupçons, sans avoir au moins les preuves les plus péremptoires.

XXIV. (50). Et en manteau grec. La tunique était une espèce d’habillement plus court et moins ample que la toge ; elle descendait aux genoux. Il n’y avait que les femmes et les hommes efféminés qui portassent une tunique pendante jusqu’aux talons. Ceux qui n’avaient pas le moyen d’avoir une toge ne portaient que la tunique. Horace (Epist., I, 7, 64) :

Vulteium mane Philippus,
Vilia vendentem tunicato scruta popello,
Occupat.

Mais un homme de quelque distinction n’aurait osé paraître sans toge. Aussi l’orateur reproche avec raison au magistrat l’indécence de son vêtement.

La couleur brune était affectée au petit peuple, parce qu’elle entraînait moins de dépense. Tous les autres citoyens portaient la tunique et la toge blanches.

On nommait pallium un manteau assez semblable aux nôtres, mais un peu plus long. C’était un habillement propre aux Grecs. Les Romains se seraient crus déshonorés en portant l’habit des autres nations. On avait fait un crime à Scipion l’Africain de s’être montré en Sicile vêtu à la manière des Grecs.
(Note de Gueroult l’aîné.)

XXV. (52). L. Pison. L. Calpurnius Pison, tribun l’an de R. 605, sous le consulat de Man. Manilius et de L. Marcius Censorinus, avait porté une loi contre les concussionnaires. (Voyez ci-dessus, chap. LXXXIV de la troisième Verrine, et la note 78.) Son fils, dont il s’agit ici, fut tué en Espagne l’an 643, environ quarante-un ans avant le procès de Verrès.

XXVI. (53). Qui m’était entièrement échappé. Cette forme est appelée par Quintilien éthopée ; elle consiste à dire une chose seulement par occasion. (Instit., liv. IX, ch. 2, Des figures de sens.)

(54). Des salles à manger. Il y a dans le texte conclavia. Il faudrait, ce semble, triclinia ; mais, pour Verrès, les salles à manger servaient aussi à d’autres plaisirs. Il souillait également et le lit et la table. Conclave était la partie la plus secrète, la mieux fermée de la maison : c’était le sanctuaire de l’hymen, et Verrès en avait fait comme un lieu public de ses débauches.

(55). De couleur pourpre. Mot à mot, en pourpre conchylienne. (Voyez Pline, liv. XXI, ch. 22.)

XXVII. (56). Du chef de Séléné, leur mère. Cléopâtre Séléné, fille de Ptolémée VII Physcon ou Évergète II, épousa en premières noces Ptolémée Soter II (117 ans av. J.-C, 638 de Rome), de qui elle fut séparée pour devenir femme d’Antiochus Grypus, roi de Syrie, dont elle eut les deux jeunes princes dont il est ici question. Ptolémée VIII Soter II étant mort sans enfans (81 av. J.-C), Ptolémée Lathyre lui succéda, et ne laissa qu’une fille qui fut reconnue pour reine. Mais le dictateur Sylla nomma roi d’Égypte Alexandre II, neveu de Lathyre (77 av. J.-C). Sa conduite le rendit odieux aux Égyptiens. Les troubles survenus dans le pays donnèrent à Séléné l’idée de prétendre à la couronne. Ses deux fils, Antiochus et Seleucus, vinrent à Rome pour solliciter le sénat et en obtenir quelques secours ; mais les circonstances n’étaient pas favorables. Rome avait alors deux ennemis redoutables à combattre, Sertorius en Espagne, et Mithridate en Asie. Les jeunes princes n’obtinrent que des promesses qu’on ne put exécuter. Ils repartirent pour leurs états, après deux ans de séjour à Rome. [Voyez les notes du discours sur la loi Agraire.)

XXVIII. (57). Ils le destinaient au Capitole, qui fut voué par Tarquin l’Ancien, bâti par Tarquin le Superbe, et consacré par le consul Horatius Pulvillus l’an de Rome 250. Le Capitole ayant été brûlé dans la guerre civile de Marius et de Sylla, ce dictateur le fit rebâtir, et Q. Catulus fut chargé de présider à cette reconstruction.

(58). Du très-bon et très-grand Jupiter. — Jupiter, optimus maximus. Les Romains faisaient de la bonté le premier attribut de Jupiter. Cicéron, dans son discours Pro domo sua (cap. XLVII, rend ainsi compte de cette double épithète donnée à Jupiter exclusivement à tous les dieux : Quem propter beneficia populus romanus optimum, propter vim maximum nominavit.

XXIX. (59). Le consacrait. On lit dans le texte dare, donare, dicare, consecrare : les trois premiers mots étaient les termes dont on se servait pour offrir une chose aux dieux. On trouve sur d’anciennes médailles trois D. Ils signifient dedit, donavit, dicavit. Antiochus ajoute consecrare. S’il y avait eu d’autres mots, il ne les aurait pas oubliés, afin de rendre la consécration plus formelle.

XXX. (60). Fils, petit-fils de rois qui furent nos plus fidèles amis. Leur père était Antiochus Grypus, leur aïeul Demetrius II Nicator.

XXXI. (60*). . Q. Catulus. {Voyez ci-dessus la note 57.)

XXXIII. (61). Fondée par Énée. Virgile, qui saisit tous les traits que la tradition avait consacrés sur cette ville, donne à Énée un compagnon né à Ségeste.

(62). Rendues aux Thermitains. Nous voyons (in Verr., II, 35) pourquoi ces statues furent portées chez les Thermitains : Himera deleta, etc. Les Thermitains étaient les descendans et les héritiers des anciens habitans d’Himère.

XXXIV. (63). Frappé de son flambeau. Ici l’orateur fait allusion à l’opinion populaire qui attribuait à Diane, sous le nom de Lune, le pouvoir de rendre fous ceux qu’elle touchait dans sa colère.

(64). Obtempérer aux ordres du préteur. Pour ménager les Ségestains, Cicéron s’abstient de dire explicitement qu’ils ont livré leur déesse. Tous les rhéteurs ont cité ce passage comme un exemple de ces détours ingénieux que l’on prend pour éviter de dire une chose trop odieuse.

XXXV. (65). Plus d’un se ressouvenait du jour. Carthage avait été prise l’an de Rome 609 ; et Verres, préteur l’an 678. Il pouvait se trouver quelques vieillards qui, dans leur enfance, avaient vu ce jour si heureux pour Ségeste, et qui datait alors de soixante-neuf ans.

XXXVI. (66). P. Scipion. Il s’agit ici de P. Cornelius Scipion Nasica, entré par adoption dans la maison des Metellus, et qui est connu dans l’histoire sous le nom de Metellus Scipion.

(67). Qui les a renversés, détruits. Il y a dans le texte obstrusit, et ce mot a fort embarrassé des commentateurs, qui ont prétendu y substituer un autre mot. Il est ici par hypallage. Monumenta nomini suo obtrudere est pour nomen suum obtrudere monumentis.

XL. (68). Hissé et garrotté. Divaricari. Mot à mot, être attaché les jambes écartées, et comme à cheval.

XLI. (69). Eh bien ! qu’importe ? me dites-vous. Des traducteurs interprètent ces mots quid tum ? quo id spectat ? comme étant une réflexion de l’orateur. Nous avons suivi le sens indiqué par Desjardins, et adopté par Truffer. Ce membre de phrase n’est pas rendu dans l’édition de M. Le Clerc.

(70). Les qualités imposantes. Dignitas ne signifie pas dignité, mais ce qui rend digne de quelque chose. On a dit de Caton : Repulsam consulatus passus habuit dignitatem consularem.

XLII. (71). C. Marcellus Æserninus. Ce Marcellus n’est pas le C. Marcellus qui était du nombre des juges : celui-ci s’appelait Æserninus d’ÆjEsernia, ville du Samnium, où il était né.

(72). Ils lui ont usé le menton et la bouche.

…. Tum, portas propter, ahena
Signa mamis dextras ostenilunt attenuari
Saepe salutantuuj tactil, praeterque nieantum.

Lucret., lib. I, v. 317.

XLIV. (73). Son temple. Fazelli (De reb. Sicul., decad. I, lib. 10) prétend qu’il restait encore, vers 1550, trois grands arcs et neuf portes du temple de Chrysas.

XLV. (74). Cérès est adorée à Catane. — Voyez Lactance (Divininst., liv. 11.)

XLIX. (75). Sous le consulat de P. Mucius et de L. Calpurnius. P. Mucius Scévola, L. Calpurnius Piso, l’an de Rome 621.

LII. (76). Un destructeur. Cicéron, dans son livre De l’Orateur, ne craint pas de faire lui-même l’éloge de ce morceau. Nos etiam, dit-il, in hoc genere frequentes, ut illa sunt in quarto accusationis : conferte hanc pacem, etc.

LIII. (77). Quatre villes. On pourrait, d’après Strabon, en ajouter une cinquième, appelée l’Épipole.

(78). Apollon, surnommé Téménitès. — Téménitès, de τέμενος, bois, ou même espace libre consacré à quelque dieu. Il y avait non loin de Syracuse un lieu de cette espèce, où l’on bâtit un temple à Apollon, surnommé pour cette raison Téménitès.

LIV. (79). De l’Honneur et de la Vertu. C’étaient deux temples dont, par un emblème admirable, l’un, celui de la Vertu, servait d’entrée à celui de la Victoire.

LV. (80). Le roi Agathocle. Ce prince, dont il reste des médailles, régna de l’an 319 à l’an 289. Il précéda Hiéron II de quatorze années.

(81). Tous ces objets profanes. Lorsqu’on s’était emparé d’une ville, les temples, les statues, en un mot toutes les choses sacrées devenaient profanes ; elles étaient censées tomber en esclavage.

LVI. (82). Une superbe tête de Gorgone. On voit, d’après ce passage, comme dans le chapitre suivant, que les anciens avaient souvent coutume de faire la tête des statues de manière à ce que le reste du corps pût s’enlever pour en mettre une autre sur le même corps. (Voyez encore Suétone, in Caligula, ch. XXII.)

(83). A certaines piques de jonc. Malgré l’opinion de M. Gueroult l’aîné, qui veut qu’il y ait ici fraxineas hastas, piques de frêne, je me tiens au sens proposé par Verburge et adopté par Truffer. La question me semble avoir été résolue d’avance par Cicéron lui-même ; car il ajoute immédiatement après que ce n’est point un ouvrage des hommes, in quibus neque manu factum quidquam : d’où l’on doit conclure qu’il s’agit ici d’une production naturelle, d’une sorte d’herbe, ou même de roseau, qui devenait assez haute, assez grosse et assez dure pour tenir lieu de piques. Ces tiges de jonc avaient vraisemblablement été conservées à cause de leur grandeur extraordinaire et comme objet de curiosité. Truffer observe que Le Beau, dont il avait suivi les leçons au collège de France, n’interprétait pas autrement ce passage[9].

LVII. (84). Silanion, célèbre statuaire qui, selon Pline, n’avait reçu de leçons de personne (ch. XXXIV, n° 8).

(85). Au temple de la Félicité, bâti par le consul L. Licinius Lucullus. (plin., liv. XXXV, ch. 12.) On y voyait de superbes statues d’airain, ouvrage de Praxitèle ; on y admirait surtout celles de Vénus et des Muses. — Au monument de Catulus. Le Capitole. — Au portique de Metellus. Metellus-le-Macédonique éleva ces portiques vers l’an 547, et les orna de plusieurs statues équestres représentant des guerriers macédoniens, et faites par Lysippe.

(86). Dans le Tusculum. La plupart des grands de Rome avaient leurs maisons de campagne sur les rians coteaux de Tusculum.

(86*). Que pour en porter. Ce mot rappelle celui de Phocion sur un mauvais général. « Charès est l’homme qu’il nous faut, disaient les Athéniens. — Oui, reprit Phocion, pour porter le bagage. »

(87). D’Apollon. Il y a dans le texte signum Pæanis. Ce dieu était surnommé ainsi, quand on le considérait comme présidant à la médecine, d’une certaine herbe nommée pæon.

(88). Ourios, c’est-à-dire protecteur des limites. Les Romains n’avaient pas adopté cette dénomination pour ce Jupiter, parce que Q. Flamininus, dans la guerre de Macédoine, crut ou supposa que ce dieu avait conduit les légions romaines à la victoire ; ce qui fit donner à ce dieu le nom d’imperator, qui a si peu de rapport avec celui d’Ourios. Peut-être les Romains, qui alors savaient assez mal le grec, avaient-ils confondu ὃυριος avec ϰυριος, maitre.

(89). Inventeur de l’huile. Il faut citer sur ce passage les éclaircissemens que M. V. Le Clerc a donnés dans la note 39 du livre III, chap. 18 du traité De la nature des dieux. « Dans les Miscellaneæ Observationes, dit notre savant collègue, imprimées à Amsterdam (t. III, p. 172), on a relevé la contradiction qui se trouve entre ce passage et un autre de Cicéron (in Verr., IV, 57), où il fait Aristée fils de Bacchus : erreur manifeste, puisque ce dieu a eu pour tuteur Aristée, comme on le voit dans Diodore de Sicile. Mais je ne doute pas que, dans la phrase des Verrines, Liberi filius ne soit une interpolation provenue des mots suivans, una cum Libero patre consecratus. Un lecteur, qui ne savait pas ce que veut dire Libero patre, aura cru voir ici que Bacchus était père d’Aristée, et en aura fait l’observation à la marge de son exemplaire. La lecture du passage entier rend cette conjecture vraisemblable. Mais il est inutile, malgré l’opinion d’Ernesti, adoptée par Wyttenbach (Biblioth. critic, t. 1, part. 2, p. 17), d’effacer encore, ut Græci ferunt. L’abbé Fraguier, dans son Mémoire sur la Galerie de Verrès (Acad. des Inscriptions, 1718), nomme Aristée fils d’Apollon et de Cyrène, comme tous les mythologues ; et, quoiqu’il eût sous les yeux ces mots Liberi filius, il n’en dit rien. M. Creuzer n’en parle pas non plus. » De ces observations, il résulte que la traduction de M. Gueroult l’aîné et celle de Truffer sont fautives en cet endroit. Tous deux ont traduit l’interpolation du copiste, et n’ont pas fait attention au passage précité : Aristeus, qui olivæ dicitur inventor, Apollinis filius. — Pater, adressé aux dieux, exprime aussi souvent la protection que la paternité.

LIX. (90). Leurs tables delphiques. De la même forme que les trépieds de Delphes. (pline, liv. XXXIV, ch. 3 ; Martial, liv. XII, Épig. 67 ; Inscriptions de Gruter, p. III5.)

(91). Les mystagogues. De μύστης, initié aux choses saintes, et d’ἂγω, je conduis.

LX. (92). Le Cupidon. Ouvrage de Praxitèle. (Voyez ci-dessus, ch. II. — Pausanias, liv. I, ch. 20 ; liv. IX, ch. 27.) Cette statue fut transportée à Rome, où elle périt dans un incendie.

(92*). De leur Paralus. Héros athénien qui construisit le premier un vaisseau. De là la galère sacrée fut appelée de son nom Paralus.

LXI. (93). L’héritage d’Heraclius. (Voyez, pour les détails de cette affaire, la seconde Verrine, seconde Action, ch. XIV et suiv.)

(94). De leurs trop complaisans maris. Lentitudo. Ce mot, dit Graevius, s’applique particulièrement à ceux qui ferment les yeux complaisamment sur les infidélités de leurs épouses. De là ce vers d’Ovide :

Lentus es, et pateris nullo patienda marito.

(95). De Carpinatius… Ces fréquens Verrutius. (Voyez la seconde Verrine, seconde Action, ch. LXX à LXXVIII.)

LXII. (96). On se lève pour nous faire honneur. Ces détails tiennent à la cause. Quoi qu’en aient dit certains critiques, il importe de savoir comment l’accusateur de Verrès a été reçu dans un sénat dont celui-ci faisait valoir les témoignages en sa faveur.

LXIII. Qui a l’huile pour inventeur. Plaisanterie assez froide qui rappelle celle que Cicéron a déjà faite sur le même sujet. (Voyez la troisième Verrine, seconde Action, ch. XXII, et note 47.)

LXV. (98). Un ancien questeur de Verrès, Cesetius. « Dans la plupart des anciennes éditions, dit M. Gueroult l’aîné, on lit Cæcilius, Mais, si cet homme avait été Cécilius, l’orateur n’aurait pas manqué de lui reprocher cette conduite dans son premier discours, intitulé Divinatio. » M. Gueroult n’a pas fait attention que tous ces faits avaient eu lieu après l’incident de la Divinatio. (Voyez la note 10 du chapitre IV de la seconde Verrine de la seconde Action.)

LXVI. (99). Parlé grec à des Grecs. La fierté romaine ne permettait pas à leurs magistrats de faire usage d’une langue étrangère dans l’exercice de leurs fonctions. Les préteurs se servaient d’interprètes, bien qu’ils connussent la langue des peuples qu’ils gouvernaient. Or, dans cette circonstance, Cicéron ne procédait pas comme magistrat, mais comme un citoyen chargé de la cause des Siciliens.

(100). L. Lucullus. Le père du vainqueur de Mithridate et de Tigrane.

(101). Théomnaste veut dire qui se souvient des dieux ; de Θὲοϛ, Dieu, et de μνἧμη. Théoracte vient de Θὲοϛ, et de ρήσσω, frapper. Divino furore correptus.

lorsqu’il s’y attendait le moins : « Heureux, dit Lactance, de ce « qu’avant son trépas les dieux du paganisme lui eussent accordé « la consolation de voir la fin déplorable de Cicéron, son ancien « ennemi et son accusateur. » (De Origine erroris, lib. II.)

C. D.
SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS.

LIVRE CINQUIÈME.
DES SUPPLICES.
DIXIÈME DISCOURS.


I. Personne, je le vois, juges, personne ne doute que C. Verrès n’ait dépouillé très-ouvertement dans la Sicile tous les lieux sacrés et profanes, tous les édifices publics et particuliers, et que, sans scrupule comme sans nul déguisement, il ne se soit livré à tous les genres de larcins et de brigandages. Cependant on m’annonce un moyen de défense imposant, glorieux, et que je ne pourrai combattre, juges, avant d’y avoir long-temps réfléchi. On établit comme point fondamental que, grâce à la valeur et à la vigilance extraordinaire de son préteur, notre province de Sicile a, dans les conjonctures les plus difficiles et les plus effrayantes, été mise à l’abri des entreprises des esclaves fugitifs et des périls de la guerre.

Que faire, juges ? que va devenir mon plan d’accusation, et de quel côté diriger mes attaques ? Partout on m’opposera, comme un rempart inexpugnable, le titre de grand général. Je connais ce lieu commun ; je sais sur quel point Hortensius va déployer ton t e son éloquence. Les dangers de la guerre, les malheurs de la république, la disette de généraux, voilà ce qu’il va faire valoir. Ensuite il vous conjurera, que dis-je ? fier de ce moyen (1), il vous commandera de ne pas souffrir que, sur la déposition des Siciliens, un si grand capitaine soit enlevé au peuple romain ; il vous défendra de laisser flétrir par des imputations d’avarice la gloire acquise par les armes.

Je ne puis le dissimuler, juges ; je crains que Verrès, à la faveur de ses rares talens militaires, n’obtienne l’impunité de tous ses méfaits ; car je me rappelle combien, dans la cause de Man. Aquillius, fut puissante et victorieuse l’éloquence de Marc-Antoine (2). Cet orateur, aussi adroit que pathétique, arrivé à la fin de son plaidoyer, saisit Aquillius, et, le plaçant sous les yeux de l’assemblée, déchira la tunique dont sa poitrine était couverte, pour que le peuple romain et les juges contemplassent ses nobles cicatrices ; mais ce fut surtout en montrant une blessure que ce guerrier avait reçue à la tête, du chef même des rebelles, qu’il déploya toute son éloquence. Enfin il sut émouvoir les juges au point de leur faire craindre qu’un homme que la fortune avait arraché tant de fois au glaive des ennemis, bien qu’il fût si prodigue de sa vie, ne parût avoir échappé à tant de dangers que pour servir de victime à la cruauté des tribunaux, et non pour la gloire du peuple romain. C’est le même plan, le même moyen de défense qu’on prépare aujourd’hui ; c’est au même succès que l’on prétend. Que Verrès soit un voleur, un sacrilège ; qu’il soit le plus infâme, le plus scélérat des hommes ; on vous l’accorde : mais c’est un général habile, heureux ; et l’on doit, à ce titre, le conserver pour les dangers de la république.

II. Je ne veux point, Verrès, en agir avec vous à la rigueur ; je ne dirai pas, et je devrais peut-être m’en tenir à ce seul point, que l’objet de la cause étant déterminé par la loi, il faut que vous nous appreniez, non pas vos exploits militaires, mais si vos mains ont respecté l’argent qui ne vous appartenait pas. Non, je le répète, ce n’est pas ainsi que je procéderai. Seulement je vous demanderai, comme vous me paraissez le désirer, de quel genre sont vos exploits guerriers, et quelle en est l’importance ?

Direz-vous que la Sicile a été délivrée par votre courage de la guerre des fugitifs (3) ? Voilà sans doute un magnifique éloge, un beau titre de gloire. Toutefois de quelle guerre parlez-vous ? car depuis celle qui fut terminée par Man. Aquillius, nous savons qu’il n’y a eu en Sicile aucune guerre des esclaves. Mais il y en avait une en Italie. Je l’avoue, et même elle a été vive et sanglante. Est-ce de cette guerre que vous prétendez vous faire un titre de gloire ? Vous voulez donc partager l’honneur de la victoire avec M. Crassus et Cn. Pompée (4) ? Je vous crois bien assez d’impudence pour oser le prétendre. Apparemment vous avez empêché les fugitifs de passer d’Italie en Sicile ? Où ? quand ? de quel côté ? Fut-ce lorsqu’ils voulurent traverser le détroit ? Était-ce avec une flotte ou sur des vaisseaux qu’ils voulurent tenter le passage ? Pour nous, jamais nous n’en avons entendu parler. Tout ce que nous savons, c’est que le courage et la prudence de Crassus ne permirent pas aux fugitifs de rassembler des radeaux pour traverser le détroit de Messine. Aurait-il fallu prendre tant de peine pour déjouer cette tentative, si l’on avait cru la Sicile en état de les repousser ?

III. Mais la guerre était en Italie, presqu’aux portes de la Sicile, et la Sicile en a été préservée. Qu’y trouvez-vous de surprenant ? Lorsqu’elle se faisait en Sicile, et c’est bien la même distance, l’Italie ne s’en est nullement ressentie. Pourquoi nous alléguer la proximité des lieux ? Veut-on dire que le passage était facile à l’ennemi, ou que la contagion de l’exemple pouvait gagner les esprits ? Un trajet par mer est-il donc praticable sans vaisseaux ? Ces ennemis dont vous dites que la Sicile était si proche, il leur aurait été plus facile de gagner par terre l’Océan que d’aborder au cap Pélore (5).

Quant à la contagion de la guerre servile, pourquoi vous vantez-vous à cet égard plus que les gouverneurs des autres provinces ? Est-ce parce qu’il y avait déjà eu en Sicile des révoltes d’esclaves ? Mais, par cette raison même, votre province était plus en sûreté ; car depuis le départ de Man. Aquillius, tous les préteurs avaient expressément défendu aux esclaves, quels qu’ils fussent, de porter aucune arme offensive. Voici un fait qui n’est pas nouveau, et que peut-être aucun de vous n’ignore, juges, parce qu’il offre un exemple remarquable de sévérité. Lorsque L. Domitius était préteur en Sicile (6), on lui apporta un sanglier d’une grosseur monstrueuse. Il voulut savoir qui l’avait tué. Ayant appris que c’était un berger, il le fit venir. Cet homme s’empressa d’accourir ; il s’attendait à des éloges et à une récompense. Domitius lui demanda comment il avait terrassé une si énorme bête. L’esclave répondit que c’était avec un épieu. À l’instant il fut mis en croix. Ce jugement paraîtra sans doute cruel : je ne prétends ni le blâmer ni le justifier ; j’observerai seulement que Domitius aima mieux être taxé de cruauté pour avoir puni, que de faiblesse pour n’avoir pas exécuté la loi (7).

xx IV. C’est grâce à ces règlemens établis pour la Sicile, que, dans un temps où la guerre des fugitifs embrasait toute l’Italie, C. Norbanus (8), qui n’était ni très-actif ni très-ferme, put maintenir dans cette province la plus parfaite tranquillité. Rien d’ailleurs de plus aisé pour la Sicile que de se garantir elle-même d’une guerre intestine. En effet, comme nos commerçans et les Siciliens vivent dans une parfaite union, fondée sur des relations habituelles d’affaires et d’amitié ; qu’ainsi la situation particulière de ceux-ci doit leur faire trouver d’immenses avantages dans la paix ; que d’ailleurs ils chérissent la domination romaine au point qu’ils ne voudraient nullement y porter atteinte, encore moins passer sous d’autres lois ; enfin, que les ordonnances des préteurs et la police des maîtres sont d’accord pour empêcher toute insurrection de la part des esclaves, nous n’avons lieu de redouter qu’aucun trouble domestique naisse dans le sein de cette province.

Quoi donc ! les esclaves n’ont-ils, pendant la préture de Verrès, fait aucun mouvement en Sicile ? N’a-t-on pas quelque complot à leur imputer ? Aucun du moins qui soit parvenu à la connaissance du sénat et du peuple romain, et au sujet duquel Verrès ait officiellement écrit à Rome. Cependant il se peut que, dans quelques bagnes d’esclaves, il y ait eu un commencement d’insurrection. Oui, j’en ai l’idée ; et ce soupçon est fondé moins sur quelque évènement connu que sur les actes et les décrets de l’accusé. Voyez combien je suis loin d’apporter dans cette cause les dispositions d’un ennemi. Il est un fait dont Verrès a désiré que vous fussiez instruits, et dont vous n’avez jamais entendu parler ; c’est moi qui vais vous l’apprendre et vous le révéler. Dans le canton de Triocale (9), qui fut autrefois au pouvoir des fugitifs, les esclaves d’un Sicilien nommé Léonidas furent soupçonnés de conspiration. Le préteur en fut averti. Aussitôt, comme il le devait, il fait arrêter et conduire à Lilybée ceux qu’on lui avait dénoncés. Leur maître fut assigné, le procès s’instruisit ; ils furent condamnés.

V. Qu’arriva-t-il ensuite ? Devinez. Vous vous attendez peut-être à quelque escroquerie (10), à quelque vol à force ouverte. Ne croyez pas qu’on ait toujours les mêmes faits à produire. Dans les alarmes d’une guerre imminente, peut-on songer à voler ? Je ne sais si, dans cette circonstance, il en a trouvé l’occasion ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il l’a négligée. Cependant il pouvait tirer quelques écus de Léonidas quand il le somma de comparaître. Il y avait aussi, pour que la cause fût remise, quelque marché à faire, et ce n’aurait pas été le premier. C’était encore une bonne aubaine que d’absoudre les accusés. J’en conviens ; mais ces malheureux une fois condamnés, il n’y avait plus moyen de rien extorquer. Il faut absolument qu’on les mène à la mort, car Verrès a pour témoins et les membres du tribunal, et les pièces du procès, et Lilybée, et tant d’honorables citoyens romains domiciliés dans cette ville opulente. Non, il n’y a pas moyen d’éluder ; l’exécution est indispensable. Les voilà donc conduits sur la place, les voilà attachés au poteau.

Il me paraît, juges, que vous êtes impatiens d’apprendre le dénouement de cette scène ; car cet homme n’a jamais rien fait sans quelque vue d’intérêt et de rapine Ici la chose est-elle possible ? Quelque moyen s’offre-t-il à sa cupidité ? Eh bien ! attendez-vous à l’action la plus révoltante que vous pourrez imaginer, et ce que je vais vous dire surpassera votre attente. Ces esclaves convaincus, condamnés pour fait de conspiration, livrés à l’exécuteur, liés au poteau fatal, sont tout à coup, en présence de plusieurs milliers de spectateurs, détachés et remis à Léonidas, leur maître. Insensé ! que pouvez-vous dire, si ce n’est ce dont je ne veux pas m’enquérir, bien que, dans un attentat de cette nature, je devrais vous le demander, quoique la chose ne soit pas douteuse ; et même, si l’on pouvait en douter, direz-vous ce que vous avez reçu, combien et de quelle manière ? Je vous fais grâce de toutes ces questions ; je vous épargne la peine de me répondre. Je ne crains point qu’on persuade jamais à personne qu’un attentat dont nul autre que vous n’aurait pu se rendre coupable à quelque prix que ce fût, vous, Verrès, vous soyez décidé à le commettre gratuitement. Mais je ne parle point ici de vos talens pour le vol et le brigandage ; c’est votre mérite militaire que je vais examiner.

xx VI Que dites-vous, gardien vigilant, valeureux défenseur de la Sicile ? Des esclaves ont voulu prendre les armes et allumer la guerre dans votre province : vous en avez eu la preuve ; vous les avez condamnés, de l’avis de votre conseil : déjà, voués au supplice institué par nos ancêtres, ils étaient attachés au poteau ; et vous avez osé les soustraire au coup fatal, et les mettre en liberté ! Sans doute cette croix que vous aviez fait dresser pour des esclaves condamnés, vous la réserviez pour des citoyens romains qui n’avaient pas été jugés. On voit des états, penchant vers leur ruine, recourir, quand ils ont perdu toute ressource et toute espérance, à des moyens extrêmes, et qui ne font qu’accélérer leur perte. Alors les condamnés sont réhabilités (11), les détenus remis en liberté, les bannis rappelés, et les jugemens annulés. A de tels symptômes, qui ne reconnaît que la chute d’un gouvernement est inévitable, et qu’il ne lui reste plus aucun espoir de salut ?

Cependant, si quelquefois on a pris ces mesures extrêmes, elles n’avaient d’autre but que d’affranchir du supplice ou de l’exil des citoyens illustres ou populaires. Ce n’était point au reste par leurs juges eux-mêmes qu’ils étaient délivrés ; ce n’était pas non plus immédiatement après la sentence ; enfin ils n’avaient point été condamnés pour des crimes qui missent en danger la fortune et la vie de tous les citoyens. Mais ici nous voyons un attentat jusqu’alors inouï, un attentat si extraordinaire, que son auteur, plus que le fait lui-même, le rend croyable. Ce sont des esclaves que celui-même qui les a jugés, a soustraits tout à coup au glaive de la loi ; et ces esclaves avaient été condamnés pour un crime que tous les hommes libres devraient payer de leur tête et de leur sang.

Ô l’admirable général ! Non, ce n’est plus au brave Man. Aquillius, c’est aux Paul-Emile, aux Scipions, aux Marius qu’il faut le comparer. Quelle prévoyance au milieu des alarmes et des dangers de sa province ! À peine s’est-il aperçu qu’en Sicile les esclaves sentaient leurs esprits s’échauffer au bruit de la guerre allumée par les esclaves en Italie, comme il sait contenir leur audace par la terreur ! Il ordonne d’arrêter les séditieux : qui ne tremblerait pas ? Il cite les maîtres devant son tribunal : quoi de plus effrayant pour des esclaves ? Il prononce la culpabilité des prévenus (12) ; il paraît vouloir, avec le sang et les tortures d’un petit nombre d’individus, éteindre l’incendie qui menace. Déjà sont préparés les fouets, les feux, tous les instrumens de mort destinés à punir les condamnés et à intimider les autres, puis enfin la torture et la croix. Eh bien ! tous ces supplices ? Ils en furent délivrés ! Qui doute que les esclaves n’aient été glacés d’épouvante quand ils ont vu que le préteur pouvait se montrer assez accommodant pour que des brigands, convaincus par lui-même de conspiration, rachetassent de lui leur vie, et cela par l’entremise du bourreau ? Eh quoi ! n’est-ce pas ainsi que vous en avez agi envers Aristodame d’Apollonie et Léonte de Mégare (12*)  ?

VII. Que dis-je ? ce mouvement des esclaves, ces soupçons de guerre si soudainement conçus, ont-ils redoublé votre vigilance et vos soins pour la sûreté de votre province ; ou plutôt ne vous ont-ils pas fourni un nouveau prétexte de gains et de rapines ? Eumenidas d’Halicye, homme honorable et distingué par sa naissance, a pour régir ses domaines un fermier qui, à votre instigation, s’est vu menacé d’une accusation. Son maître ne l’a tiré d’affaire qu’en vous donnant soixante mille sesterces ; et lui-même naguère a déclaré, sur la foi du serment, comment la chose s’était passée. Vous avez pareillement extorqué cent mille sesterces à C. Matrinius, chevalier romain, tout absent qu’il était ; car il se trouvait alors à Rome. Et pourquoi ? Vous avez dit que ses pâtres et ses fermiers vous étaient devenus suspects. Le fait a été certifié par L. Flavius, qui vous a compté la somme comme intendant de C. Matrinius ; il l’a été par Matrinius lui-même ; il le sera par un témoin de la plus haute distinction, le censeur Cn. Lentulus, qui, plein d’estime pour Matrinius, vous a écrit et fait écrire en sa faveur dès le commencement de l’affaire.

Votre conduite envers un citoyen de Panorme, Apollonius (13), fils de Dioclès, et surnommé Geminus, peut-elle être passée sous silence ? Quoi de plus connu dans toute la Sicile ? quoi de plus révoltant, de plus avéré ? À peine Verrès était-il entré dans Panorme, que, montant sur son tribunal, il lance un mandat contre Apollonius, et ordonne qu’il soit amené à la vue de la foule immense qui courait la place. Cet ordre excite un murmure confus : on s’étonnait qu’Apollonius, avec tout son argent, eût échappé si long-temps à l’avidité du préteur. Il faut, disait-on, que Verrès ait réfléchi, qu’il ait imaginé quelque nouveau prétexte ; car ce n’est assurément pas sans dessein qu’un riche propriétaire se voit cité si brusquement. On attendait le dénouement avec impatience, lorsque soudain Apollonius, hors d’haleine, accourt avec son fils adolescent ; car son père, accablé de vieillesse, était retenu au lit depuis long-temps. Le préteur lui nomme un esclave qu’il prétend être l’inspecteur de ses troupeaux. C’est, dit-il, un conspirateur ; il a soulevé plusieurs bagnes d’esclaves. Or l’esclave en question n’existait point dans l’habitation. N’importe ; il faut le livrer sur-le-champ. Apollonius proteste qu’il n’a chez lui aucun esclave de ce nom. — Qu’on arrache cet homme du tribunal, qu’on le jette dans un cachot. On entraîne le malheureux : lui de crier qu’il n’a rien fait, qu’il est innocent, qu’il n’a que des billets à sa disposition, que, pour le moment, il n’a point d’argent comptant. Comme il parlait ainsi au milieu d’une foule innombrable, de manière à faire comprendre à tous que c’était pour n’avoir pas donné d’argent qu’on le traitait avec tant d’indignité ; oui, je le répète, comme il criait de toutes ses forces qu’il n’avait pas d’argent, ce fut alors qu’on le chargea de fers.

VIII. Remarquez combien est conséquente (14) la conduite du préteur, de ce préteur qu’on ne se borne pas à défendre comme un magistrat ordinaire, mais qu’on vante comme un général accompli. Dans un temps où l’on craignait une insurrection de la part des esclaves, il sévissait contre les maîtres sans les avoir jugés, et faisait grâce aux esclaves qu’il avait condamnés. Un riche propriétaire qui aurait perdu sa fortune si les fugitifs avaient allumé la guerre en Sicile, Apollonius, sous prétexte d’une guerre préparée par les fugitifs, s’est vu mettre aux fers, sans avoir pu rien dire pour sa défense ; et des esclaves que lui-même, d’accord avec son conseil, avait déclarés coupables de s’être concertés pour faire la guerre, Verrès, sans reprendre les avis de son conseil, de son propre mouvement, les a tous acquittés.

Mais si Apollonius avait commis quelque faute qui en effet méritât d’être punie, ferais-je un crime au préteur de l’avoir jugé trop sévèrement ? Non ; je ne serai pas si rigoureux ; non, je n’irai point, ainsi que les accusateurs le font d’ordinaire, calomnier la clémence et la taxer de faiblesse ; je ne chercherai point, Verrès, à vous rendre odieux, en présentant un acte de sévérité comme un trait de barbarie. Non, je respecterai vos arrêts, je maintiendrai votre autorité autant que vous le voudrez. Mais, lorsqu’il vous plaira d’annuler vos propres actes, ne trouvez point mauvais que je n’en tienne aucun compte ; car alors j’aurai le droit de prétendre que celui qui a prononcé lui-même sa condamnation, doit être, à plus forte raison, condamné par les juges que leur serment oblige à ne consulter que l’équité dans leurs sentences.

Je ne défendrai point la cause d’Apollonius, quoiqu’il soit mon hôte et mon ami, de peur d’être accusé de m’élever contre vos décisions ; je ne dirai rien de sa frugalité, de sa probité, de son activité ; je n’insisterai pas sur une observation que j’ai déjà faite ; c’est que sa fortune consistant en esclaves, en troupeaux, en métairies, en obligations, personne n’était plus intéressé que lui à ce qu’il n’y eût en Sicile aucune insurrection, aucune espèce de guerre ; je ne dirai pas qu’Apollonius, eût-il été coupable, un homme si considéré dans une ville qui jouit elle-même d’une si haute considération, ne devait pas être puni avec tant de rigueur, sans avoir été entendu. Je ne chercherai pas à exciter contre vous l’indignation publique, en rappelant que, lorsqu’un citoyen de ce caractère était plongé dans un cachot, dans les ténèbres, dans la fange, dans les immondices, vos ordres tyranniques ne permirent ni à son père déjà courbé sous le poids des ans, ni à son fils encore dans la fleur de l’âge, d’aller le consoler du moins par leur présence ; je ne dirai pas même que toutes les fois que vous êtes venu à Panorme dans le cours de cette année, et pendant les six premiers mois de l’année suivante, car la captivité d’Apollonius n’a pas duré moins long-temps, le sénat de Panorme s’est présenté devant vous en habits de deuil, avec les magistrats et les ministres de la religion ’5, pour vous prier, vous conjurer de mettre enfin un terme aux souffrances de leur concitoyen malheureux et innocent. Je n’entrerai point dans tous ces détails, qui, si je voulais les retracer, ne permettraient à personne de douter, Verrès, que, par votre cruauté envers les autres, vous vous êtes fermé dès long-temps tout accès à la commisération des juges.

IX. Oui, je vous fais grâce de tous ces détails : aussi bien je prévois ce que m’opposera Hortensius. Il avouera que ni la vieillesse du père, ni l’âge tendre du fils, ni les larmes de l’un et de l’autre, n’ont prévalu dans l’esprit de Verrès sur l’intérêt et le salut de sa province. Il dira que, sans la terreur et la sévérité, il est impossible de gouverner ; il demandera pourquoi les faisceaux sont portés devant les préteurs, pourquoi on leur a donné des haches, pourquoi l’on a bâti des prisons, pourquoi nos ancêtres ont décerné tant de supplices contre les coupables ? Lorsqu’il aura fait toutes ces questions d’une voix imposante et sévère, moi aussi je lui demanderai pourquoi ce même Apollonius a vu tout à coup, grâce au même Verrès, sans aucun nouvel incident, sans aucune justification, sans aucune procédure, arriver le moment de son élargissement ? xx Une telle conduite, je ne crains pas de l’affirmer, fait naître de si graves soupçons, que, renonçant à toute argumentation, je m’en rapporte à la sagacité des juges, pour qu’ils décident eux-mêmes combien ce nouveau genre de brigandage est criminel, infâme et révoltant, et quel champ vaste, quelle carrière immense il ouvre à la rapacité.

En effet, que de vexations n’a-t-il pas fait subir à Apollonius ? Quelques mots suffiront, juges, pour vous en donner une idée ; ensuite vous évaluerez ce qu’a dû produire à Verrès cet infâme trafic. Vous trouverez que tant d’iniquités n’ont été réunies contre un homme aussi riche que pour faire craindre à tous les autres le même traitement, et pour leur mettre sous les yeux les dangers qui les menacent. D’abord nous avons une accusation soudaine, capitale, et de nature à soulever les haines. Établissez, si vous pouvez, à quel prix on a pu s’en racheter, et combien de gens ont payé pour n’en être pas atteints. Viennent ensuite un procès criminel sans accusateurs, une sentence rendue sans assesseurs, une condamnation sans défense. Mettez un prix à chacune de ces vexations, et songez que si Apollonius en a été la victime, d’autres, et certes le nombre en est grand, n’ont pu s’en préserver qu’à force d’argent. Représentez-vous enfin les ténèbres, les chaînes, là prison, le secret, le supplice de ne voir ni les auteurs de ses jours ni ses enfans, de ne plus respirer un air libre, et d’être privé de la lumière commune à tous les hommes. Tous ces maux, qu’on rachèterait au prix de sa vie, je ne saurais les évaluer en argent. Toutes ces atrocités, Apollonius s’en est racheté, bien tard il est vrai, lorsque le chagrin et les souffrances l’avaient déjà presque anéanti ; mais du moins il a appris à ses concitoyens à se mettre d’avance en garde contre la cupidité et la scélératesse du préteur : car vous ne croyez pas, sans doute, qu’un homme très-opulent ait été choisi sans aucun motif d’intérêt pour devenir l’objet d’une accusation si peu vraisemblable ; que, sans un pareil motif, il ait tout à coup été mis hors de prison ; ou qu’enfin Verrès ait voulu seulement essayer sur Apollonius un nouveau genre de brigandage, et non effrayer par son exemple tous les riches habitans de la Sicile.

X. Je désire bien, juges, que Verrès vienne au secours de ma mémoire, si, dans le tableau de sa gloire militaire, quelque trait a pu m’échapper. Il me semble que j’ai rappelé tous ses exploits dans la guerre dont les esclaves furent soupçonnés d’avoir eu l’idée ; du moins je n’ai rien omis volontairement. Maintenant que sa prévoyance, son activité, sa vigilance, son zèle pour la sûreté et la défense de sa province vous sont bien connus, il est essentiel, puisqu’on distingue plusieurs classes de généraux, que vous sachiez à laquelle appartient celui dont nous parlons. Oui, dans un siècle où nous avons si peu de grands capitaines, il est important que le mérite d’un capitaine de ce mérite ne reste pas plus long-temps ignoré. Ce n’est, juges, ni la prudence de Q. Maximus, ni l’activité du premier Africain, ni l’admirable sagesse du second, ni la tactique et la discipline sévère de Paul-Emile, ni l’impétuosité et la bravoure de Marius : le mérite de notre général est d’un autre genre ; et vous allez juger s’il n’est pas bien important de le conserver à la république.

La fatigue des marches est peut-être ce qu’il y a de plus pénible dans la guerre ; elle est inévitable surtout en Sicile. Apprenez, juges, combien il a su se les rendre faciles, et même agréables, par sa prévoyance et ses profondes combinaisons. D’abord il s’était occupé de l’hiver. Pour s’assurer un abri contre la rigueur du froid, la violence des tempêtes et le débordement des rivières, voilà l’expédient qu’il a imaginé. Il avait établi sa résidence à Syracuse, et vous savez que cette ville est située dans un si heureux climat, sous un ciel si pur et si serein, que l’on ne cite pas un seul jour, sans même excepter les jours d’orage, où le soleil ne se montre (16) , au moins pour quelques momens. C’était là que notre grand général vivait pendant les mois d’hiver, mais de telle façon qu’il n’était pas facile de le voir, je ne dis pas seulement hors de son palais, mais hors de son lit. Les courtes journées de cette saison se consumaient en festins, et ses longues nuits en débauches de toute espèce. Quand le printemps commençait, et pour lui cette saison ne s’annonçait point par le retour du zéphyr ou par le lever de quelque signe céleste ; ce n’était que lorsqu’il avait vu les roses s’épanouir que le printemps lui semblait commencer : alors il s’exposait à la fatigue, et dans ses marches il se montrait tellement actif, infatigable, que personne ne le rencontra jamais à cheval.

XI. À l’exemple des rois de Bithynie, mollement étendu dans une litière (17) à huit porteurs, il reposait sur des coussins d’étoffe transparente et remplis de roses de Malte. Une guirlande lui ceignait la tête, une autre se repliait autour de son cou. Un sachet à la main, il savourait le parfum des roses, qui s’exhalait à travers les mailles de ce léger tissu. Parvenu au terme de sa marche, lorsqu’il était arrivé dans une ville, cette même litière le déposait jusque dans sa chambre à coucher. Là se rendaient les magistrats de la province et les chevaliers romains, ainsi que beaucoup de témoins vous l’ont déclaré sur la foi du serment. On venait lui rapporter à huis clos les affaires en litige, et un instant après la sentence était rendue publique. Quand il avait passé quelques momens, non pas à rendre, mais à vendre la justice, il croyait que le reste du jour appartenait de droit à Vénus et à Bacchus.

Je ne dois pas, je pense, oublier une précaution singulièrement ingénieuse de ce grand capitaine. Sachez donc qu’il n’y avait en Sicile aucune des villes de guerre où les préteurs sont dans l’usage de séjourner et de tenir leurs assises, aucune absolument, dans laquelle quelque femme de bonne maison ne fût mise en réserve pour servir à ses plaisirs. Ce n’est pas qu’il n’en vînt plusieurs prendre part publiquement à ses orgies ; mais celles qui conservaient encore quelque pudeur ne se rendaient chez lui qu’à certaines heures, pour éviter les regards et la foule. Ces repas ne se faisaient remarquer ni par ce silence qui annonce la présence de nos préteurs et de nos généraux, ni par ce ton de décence qu’on voit régner d’ordinaire à la table de nos magistrats ; c’étaient des vociférations, c’était un conflit de bruyans quolibets : quelquefois même des paroles on en venait aux coups, et l’on voyait un véritable combat. Car ce préteur exact et scrupuleux, qui n’avait jamais obéi aux lois du peuple romain, se montrait rigide observateur des lois établies, la coupe à la main, (18). Aussi arrivait-il souvent à la fin du repas que plusieurs convives étaient emportés de la salle couverts de blessures, d’autres laissés pour morts, la plupart étendus sans connaissance, et presque sans vie. À ce spectacle, on aurait cru voir, non la table du préteur, mais une autre plaine de Cannes que la débauche aurait jonchée de morts.

XII. Vers la fin de l’été, saison que les préteurs de la Sicile sont dans l’usage de consacrer à leurs tournées, parce qu’ils croient devoir choisir, pour visiter la province, le moment où les blés sont dans les aires, parce qu’alors les esclaves sont rassemblés, que l’on peut s’assurer de leur nombre, juger de leurs travaux d’après la récolte, et que d’ailleurs la saison est favorable ; dans ce temps, je le répète, où tous les autres préteurs parcourent les pays, ce général, d’une espèce toute nouvelle, allait se cantonner dans un poste qui est le plus bel endroit de Syracuse, vers la pointe de l’île, près de l’entrée du port, à l’endroit même où les flots de la haute mer commencent à se replier vers le rivage pour former le golfe ; il faisait dresser des tentes formées du tissu le plus fin. C’était là que du palais prétorial, ancienne résidence du roi Hiéron, il se dérobait à tous les regards. Nul ne pouvait pénétrer dans cette retraite, à moins d’être le compagnon ou le ministre de ses débauches. Là se rassemblaient toutes les femmes avec lesquelles il entretenait un commerce habituel, et le nombre en était incroyable à Syracuse ; là se rendaient aussi tous les hommes qu’il jugeait dignes de son amitié, dignes de partager sa table et ses plaisirs. C’est au milieu d’une telle société que vivait son fils, déjà dans l’âge des passions, sans doute afin que, si la nature l’avait formé sur un autre modèle que son père, l’habitude et l’éducation le forçassent à lui ressembler. Là aussi fut introduite la courtisane Tertia, que Verrès avait enlevée adroitement à un musicien de Rhodes. Il paraît qu’elle causa dans le camp les plus grands troubles. C’était pour l’épouse du Syracusain Cléomène et pour celle d’Eschrion (19), toutes deux nobles et de bonne maison, un cruel sujet de dépit de voir la fille du mime Isidore admise dans leur société. Mais notre moderne Annibal (20), qui n’admettait dans son camp que la supériorité du mérite, et non celle de la naissance, a pris cette Tertia en si grande affection, qu’il l’emmena avec lui quand il quitta la province.

XIII. C’est ainsi que Verrès passait toute la saison, en manteau de pourpre, en tunique flottante, à table, au milieu de ses femmes ; et le public était loin de se plaindre. On souffrait sans peine que le préteur ne parût point dans le forum ; qu’il n’y eût ni audiences, ni jugemens rendus ; que tout le rivage retentît du chant de ses maîtresses et du son des instrumens, tandis qu’un profond silence régnait dans les tribunaux. Oui, juges, on était loin de s’en plaindre ; car ce n’étaient ni les lois, ni la justice, qu’on voyait absentes du forum (21), mais la violence, la cruauté et les déprédations.

Voilà donc, Hortensius, celui que vous défendez comme un grand général, celui dont vous vous efforcez de couvrir les larcins, les rapines, la cupidité, la cruauté, l’insolence despotique, la scélératesse, l’audace, par l’éclat des exploits et le titre pompeux de grand capitaine ! Sans doute je dois craindre ici que vous ne terminiez votre défense en renouvelant la scène pathétique d’Antoine ; que vous n’alliez produire Verrès devant l’assemblée, lui découvrir la poitrine, étaler sous les yeux du peuple romain les blessures que lui ont imprimées les morsures passionnées de ses maîtresses et les traces honteuses de ses débauches.

Fassent les dieux que vous osiez parler de ses services, de ses exploits guerriers ! On connaîtra toutes les peccadilles de ses anciennes campagnes (22) ; on verra ce qu’il a fait, non-seulement lorsqu’il commandait en chef, mais lorsqu’il n’était que simple soldat ; on se rappellera ses premières armes, ce temps où il s’esquivait du forum, non pas, comme il s’en vante, pour aller livrer des assauts, mais pour en soutenira (23) ; on n’oubliera pas le camp du joueur de Plaisance où, malgré son assiduité, il se vit privé de sa paie (24) ; on saura tout ce que lui ont coûté ses premiers débuts dans le service, et comment il est venu à bout de réparer tant de pertes par le trafic qu’il faisait de sa jeunesse. Plus tard, lorsqu’il se fut endurci à force de souffrir l’infamie, et de satisfaire non point ses passions, mais celles des autres, dieux ! quel homme il devint ! que de places, que de barrières élevées par la pudeur tombèrent devant sa vigueur et son audace ! Mais qu’ai-je besoin de publier ces turpitudes ? Dois-je, pour révéler sa honte, flétrir ceux qui l’ont partagée ? Loin de moi cet affligeant tableau ! Non, juges, je ne vous décrirai point ses anciennes prouesses. Seulement, parmi les faits récens, j’en choisirai deux, qui, sans compromettre aucune famille, suffiront pour vous donner une idée de tous les autres. Le premier est si notoire, si public, que, de tous les habitans de nos villes municipales qui vinrent pour quelque procès à Rome sous le consulat de L. Lucullus et de M. Cotta, aucun, quelque peu clairvoyant qu’il fût, n’a été sans savoir que le préteur de Rome ne prononçait point d’arrêt sans avoir reçu l’assentiment et pris l’ordre de la courtisane Chélidon. Le second fait, c’est qu’après être sorti de nos murs en costume de général, après avoir prononcé les vœux solennels pour le succès de son administration et pour la prospérité de la république, Verrès, au mépris des lois, au mépris des auspices (25), au mépris de tout ce que le ciel et la terre ont de plus sacré, rentrait chaque nuit en litière dans Rome, rappelé par sa passion adultère auprès d’un femme qui, l’épouse d’un seul, se donnait à tout le monde.

XIV. Dieux immortels ! combien les hommes diffèrent entre eux de principes et d’intentions ! Puissent les sentimens qui m’animent, puissent mes espérances obtenir votre approbation, juges, et celle de tous mes concitoyens, s’il est vrai que le peuple romain ne m’a confié encore aucune magistrature que je n’aie pris en l’acceptant l’engagement sacré d’en remplir les devoirs. Quand je fus nommé questeur, je vis dans cette dignité, non un bienfait, mais un dépôt dont il me fallait rendre compte. Tant qu’a duré mon administration en Sicile, je me suis persuadé que tout le monde avait les yeux fixés sur moi (26) ; toujours j’ai pensé que ma personne et ma questure étaient en spectacle à l’univers ; et, dans cette conviction, je me suis refusé non-seulement tout ce qui peut flatter les passions désordonnées, mais jusqu’aux douceurs dont la nature semble faire un besoin.

Aujourd’hui que je suis édile désigné, j’envisage toute l’étendue des devoirs que m’a imposés le peuple romain ; je vois qu’il me faut célébrer avec la plus grande pompe des jeux solennels en l’honneur de Cérès (27), de Bacchus et de Proserpine (28) ; rendre par une fête auguste la déesse Flore (29) propice au peuple romain, et surtout à l’ordre des plébéiens ; faire représenter avec l’appareil le plus imposant et le plus religieux, au nom de Jupiter, de Junon et de Minerve, nos jeux les plus antiques, et qui les premiers ont été appelés Romains (30) ; veiller à l’entretien des temples ; étendre mes soins sur toute la police de Rome. Je sais que, pour récompense de ces importantes et pénibles fonctions, on m’accorde le droit d’opiner un des premiers dans le sénat (31), de porter la robe prétexte, de m’asseoir sur une chaise curule (32), et de transmettre avec mes images un nom illustre (33) à la postérité. Telles sont, juges, les prérogatives que je dois mériter. Veuillent les dieux m’être favorables, comme il est vrai que, quelque doux qu’il soit pour moi de m’en voir honoré par le peuple romain, elles ne me causent pas moins de plaisir que d’inquiétude, et me font redoubler d’efforts pour que l'édilité paraisse ne pas m’avoir été donnée au hasard, et bien parce qu’il fallait qu’elle tombât sur quelqu’un, mais déférée avec la sagacité convenable, par l’estime motivée du peuple romain, à celui qui en était vraiment digne.

XV. Verrès, vous avez été proclamé préteur, n’importe par quel moyen. Je veux bien passer sous silence certaines circonstances de votre élection : mais enfin vous avez été proclamé préteur ; et la voix du crieur public, qui tant de fois prononça que les centuries des vieillards et des jeunes gens (34) vous déféraient cet honneur, n’a pu réveiller votre inertie, ni vous faire comprendre qu’une partie de la république était déposée entre vos mains, et que cette année-là, du moins, vous deviez vous abstenir de paraître dans la maison d’une prostituée. Le sort vous ayant assigné le département de la justice, vous n’avez jamais réfléchi à l’importance du ministère, à la grandeur du fardeau qui vous étaient imposés ; quand même vous auriez pu sortir de votre léthargie, vous n’avez pas pensé qu’un emploi difficile à gérer, même pour le plus sage et le plus intègre des hommes, se trouvait, en votre personne, dévolu à l’être le plus pervers et le plus inepte. Aussi, pendant votre préture, non-seulement vous n’avez pas voulu que la Chélidon fût expulsée de votre maison, mais vous avez transporté votre préture dans le domicile même de cette courtisane.

Vous fûtes ensuite envoyé en Sicile. Là il ne vous est jamais entré dans l’esprit que les faisceaux, les haches, le pouvoir militaire, tout l’appareil enfin du pouvoir, ne vous avaient pas été donnés pour employer l’autorité publique à la ruine de la justice, des mœurs et de l’honneur, pour faire votre proie de toutes les propriétés privées, pour qu’il n’y eût personne dont la fortune fût assurée, personne dont la maison fût fermée, personne dont la vie fût préservée, personne dont la chasteté fût respectée, toutes les fois que vos passions fougueuses et votre audace voudraient y porter atteinte. Telle a été votre conduite, que, poursuivi de toutes parts, il ne vous reste plus d’autre refuge que la guerre des esclaves ; mais déjà vous reconnaissez que cette guerre, bien loin d’être pour vous un moyen de défense, prête de plus fortes armes à votre accusateur ; à moins peut-être que vous ne citiez ces fugitifs qui furent les derniers restes de la guerre italique, et l’échauffourée de Temsa (35). La fortune, il est vrai, en les amenant près de cette ville, vous avait fourni une belle occasion d’étouffer le mal dans sa naissance, si vous aviez eu quelque courage et quelque activité ; mais tel on vous a toujours vu, tel vous fûtes encore dans cette circonstance.

XVI. Les députés de Valence (36) s’étant rendus auprès de vous, M. Marius, homme éloquent et d’une naissance distinguée, vous pria, au nom de ses concitoyens, de vous mettre à leur tête, en votre qualité de préteur et de général, pour exterminer cette poignée d’ennemis. Non-seulement vous n’eûtes aucun égard à. ses instances, mais vous restâtes sur le rivage, à la vue de tout le monde, avec cette Tertia que vous traîniez à votre suite. Quant aux députés de Valence, ce municipe illustre et respectable, qui venaient vous entretenir d’un objet si important, ils ne reçurent de vous aucune réponse ; vous n’avez pas même quitté, pour les recevoir, votre manteau ni votre tunique brune. Or, quelle idée, juges, pouvez-vous vous former de ce qu’il a pu faire et lors de son départ pour sa province, et pendant le séjour qu’il y a fait, quand vous le voyez, au moment de rentrer dans Rome, non point en triomphateur, mais en accusé, ne pas même éviter un scandale qui ne lui procurait aucun plaisir ?

Oh ! qu’ils furent bien inspirés par les dieux ces murmures du sénat assemblé dans le temple de Bellone (37) ?  ! Vous vous en souvenez, juges. La nuit approchait, et l’on venait d’apprendre la malheureuse affaire de Temsa. Comme il ne se trouvait à Rome aucun général qu’on pût y envoyer, un des membres représenta que Verrès n’était pas loin de cette place. Quelle huée universelle ! avec quelle indignation s’exprimèrent les chefs du sénat ! Vous ne l’avez pas oublié, juges ; et cet homme, convaincu de tant de crimes par un si grand nombre de témoignages, ose compter sur les suffrages de ceux qui, même avant l’instruction du procès, l’ont condamné publiquement d’une voix unanime !

XVII. Eh bien ! soit, me dira-t-on, la guerre des esclaves, ou, si vous le voulez, la crainte qu’on pouvait en avoir, n’a point été pour Verrès un titre de gloire. Il n’y a point eu de guerre de cette espèce en Sicile ; la province n’en a pas été même menacée ; il n’a été pris aucune mesure pour la prévenir. Mais la guerre des pirates ! C’est là qu’il a su tenir en mer une flotte parfaitement équipée, et signaler une activité toute particulière : aussi l’on peut dire que, sous sa préture, la province a été admirablement défendue. Parlons donc de la guerre des pirates (38) et de la flotte sicilienne. Je puis, juges, assurer d’avance que, dans cette seule partie de son administration, vous le trouverez coupable des crimes les plus révoltans, avarice, lèse-majesté, fureur, débauche, cruauté. Je vais faire passer rapidement tous ses attentats sous vos yeux. Continuez-moi, je vous prie, votre attention.

Et d’abord, dans l’administration de la marine, il s’est proposé moins la défense de la province que d’amasser de l’argent, sous prétexte d’équiper une flotte. Tous vos prédécesseurs n’avaient jamais manqué d’exiger des villes de la Sicile un vaisseau de guerre et un certain nombre de matelots et de soldats ; et vous n’avez rien exigé de la grande et opulente Messine. Combien les Mamertins vous ont-ils donné secrètement pour cette faveur ? On le verra dans la suite ; nous consulterons leurs registres et la déposition de leurs témoins. Mais le Cybée, ce beau, ce riche vaisseau, aussi grand qu’une trirème, construit publiquement aux frais de cette cité, à la vue de toute la Sicile, le magistrat et le sénat de Messine vous l’ont, je le soutiens, donné et livré en toute propriété. Ce navire, chargé des dépouilles de la Sicile, dont lui-même faisait partie, quitta la province en même temps que Verrès, et prit terre à Vélie (39). Il portait un grand nombre d’objets que le préteur n’avait pas voulu envoyer d’avance à Rome avec ses autres vols, parce que c’était ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. J’ai vu, il n’y a pas long-temps, ce navire dans le port de Vélie ; mille autres l’ont vu comme moi ; il est de la plus grande beauté et parfaitement équipé. Il semblait à tous ceux qui le regardaient, que, pour appareiller vers la terre d’exil, il n’attendait que le moment de la fuite de son maître.

XVIII. À cela quelle réponse allez-vous me faire, à moins de dire une chose que vous ne pourrez prouver, mais qu’il faut bien que vous alléguiez dans un procès de concussion : Que ce vaisseau a été construit à vos dépens ? Osez du moins le soutenir, puisque vous ne pouvez vous en dispenser. Et vous, Hortensius, n’appréhendez pas que je demande de quel droit un sénateur s’est permis de faire construire un vaisseau (40). Elles sont bien vieilles, et, pour me servir de votre expression, elles sont mortes les lois qui le défendent. Elle n’est plus notre république telle qu’elle était jadis. Ils ne sont plus ces tribunaux sévères où l’accusateur se croyait bien terrible quand il disait : « Quel besoin aviez-vous d’un vaisseau, puisque, si les affaires publiques vous obligeaient de vous déplacer, le gouvernement vous fournissait une escadre pour votre sûreté, et que vous ne pouviez vous éloigner de votre province pour des intérêts particuliers, ni rien faire transporter d’un pays où tout achat d’immeubles, toute espèce de trafic vous étaient interdits ? »

Et d’ailleurs de quel droit avez-vous acquis, lorsque la loi vous le défendait ? Un tel grief aurait pu avoir quelque importance dans un temps où notre république conservait ses vertus et sa sévérité antiques. Aujourd’hui, non seulement je ne me prévaudrai pas de ce délit, je ne vous en ferai pas même un reproche. Mais enfin avez-vous pu espérer que, sans encourir l’infamie, la vindicte des lois et l’indignation publique, vous pourriez vous faire construire un vaisseau de charge à la vue de tous, dans l’endroit le plus fréquenté de la province soumise à votre pouvoir ? Qu’ont pu dire et penser ceux qui en ont été témoins, ou qui l’ont appris par le bruit public : Que vous ramèneriez ce navire en Italie sans chargement, qu’il vous servirait, quand vous seriez de retour, à faire le commerce maritime ? Personne ne pouvait non plus supposer qu’ayant des terres sur nos côtes, vous destinassiez ce bâtiment à transporter vos récoltes. Vous avez donc voulu que, dans tous les entretiens, on dît hautement que vous faisiez construire un vaisseau pour emporter avec vous une riche partie des dépouilles de la Sicile, et pour revenir ensuite y charger en plusieurs voyages le butin que vous aviez laissé. Eh bien ! si vous prouvez que c’est de votre argent que ce vaisseau a été construit, je vous fais grâce de toutes mes réflexions. Mais, ô le plus insensé des hommes ! ne comprenez-vous pas que, dans la première action, les Mamertins, vos panégyristes, vous ont enlevé cette ressource ? Car cet Heius, le premier citoyen de leur ville, le chef de la députation envoyée ici pour faire votre éloge, Heius n’a-t-il pas déclaré que le vaisseau a été construit pour vous aux dépens de la ville, et sous la direction d’un sénateur chargé par elle de surveiller les ouvriers ? Mais il fallait des matériaux ; les habitans de Rhegium l’ont dit, et vous ne pouvez le nier. Comme Messine n’en a pas, ce fut Rhegium qui les fournit, d’après votre ordre.

XIX. Si les matériaux et la main d’œuvre ne vous ont coûté qu’un ordre, de grâce indiquez-nous donc l’objet de la dépense que vous prétendez avoir faite. Mais les registres des Mamertins ne portent rien à cet égard. D’abord je crois qu’il est très-possible qu’ils n’aient rien tiré du trésor ; leur gouvernement a pu, comme le firent nos ancêtres pour la construction du Capitole, mettre en réquisition les charpentiers et les manœuvres, et les faire travailler sans aucun salaire (41); ensuite je conjecture, d’après leurs livres de comptes (et c’est une chose que je rendrai évidente à l’audition des témoins), que des sommes considérables ont été délivrées à Verrès pour des entreprises supposées, et qui n’ont jamais été exécutées. D’ailleurs il n’est pas étonnant que les Mamertins, ayant trouvé en lui un bienfaiteur si généreux (40) et un ami plus zélé pour leurs intérêts que pour ceux du peuple romain, ils n’aient point voulu le compromettre par leurs registres. Enfin, si du silence de leurs registres on doit conclure que les Mamertins ne vous ont point donné d’argent, pourquoi n’en conclurait-on point aussi que le vaisseau ne vous a rien coûté, parce que vous ne pouvez produire aucun écrit qui constate de votre part aucun achat de matériaux, aucun marché de construction ?

Mais si vous n’avez point exigé de vaisseau des Mamertins, c’est qu’ils sont nos confédérés. Puissent les dieux vous entendre ! Nous avons donc enfin un digne élève des Féciaux (43), un modèle de religion, un scrupuleux observateur de la foi des traités ! Oui, que tous les préteurs qui vous ont précédé soient livrés aux Mamertins ; il le faut, puisqu’ils ont exigé d’eux un vaisseau, sans respect contre la teneur des traités. Homme saint et religieux ! pourquoi en avez-vous exigé un des Taurominiens, qui sont aussi nos confédérés ? Comment nous ferez-vous croire, le droit des deux peuples étant le même, que l’argent ne soit pour rien dans la différence que vous avez mise dans le traitement de l’un et de l’autre ? Et si je démontre que tels sont nos traités avec ces deux peuples, qu’une clause expresse dispense les Taurominiens de fournir un vaisseau, qu’il est spécifié formellement, dans ces mêmes conventions, que les Mamertins y sont obligés ; et que cependant Verrès, au mépris de ces traités, a imposé aux Taurominiens cette contribution, dont il a déchargé les Mamertins, qui pourra douter que le Cybée n’ait été pour ceux-ci un titre plus puissant que le traité d’alliance en faveur des Taurominiens ? Traité D’alliance Des Mamertins Et Des Taurominiens Avec Le Peuple Romain.

XX. Par cette exemption, qu’il vous plaît d’appeler un bienfait, et qui n’est évidemment que le résultat d’un trafic odieux, vous avez porté atteinte à la majesté de la république, sacrifié des subsides dus au peuple romain, diminué des ressources que la valeur et la sagesse de nos ancêtres lui avaient ménagées ; vous avez attenté à la souveraineté, aux prérogatives des alliés, à la sainteté des traités. Ceux qui, d’après une convention expresse, auraient dû, si nous l’avions exigé, envoyer, à leurs frais et risques, un vaisseau tout armé, tout équipé, jusqu’aux extrémités de l’Océan, ont acheté de vous, au mépris de ces traités et de notre souveraineté, la dispense de naviguer dans le détroit, devant leurs foyers et leurs maisons, et de défendre leur port et leurs propres murailles.

À quels travaux, à quelles corvées, à quelle taxe pensez-vous, juges, que les Mamertins ne se fussent point soumis, quand ils traitèrent avec nous, pour qu’on ne stipulât pas qu’ils nous fourniraient une trirème, s’ils avaient eu quelque moyen d’y faire consentir nos ancêtres ? Car l’obligation n’était pas seulement onéreuse pour eux, elle entachait leur traité d’alliance avec nous d’un caractère de servitude. Et cette dispense, qu’ils ne purent obtenir de nos ancêtres, par leur traité d’alliance, lorsque leurs services étaient encore récens, qu’aucun article n’avait encore été réglé, et que le peuple romain n’éprouvait aucun besoin pressant, aujourd’hui ces mêmes Mamertins, sans avoir rendu aucun nouveau service, après un si long temps, quand chaque année notre droit de souveraineté a été consacré par l’exécution de cette clause, et que nous nous montrons si jaloux de la maintenir, enfin dans des conjonctures où nous avons un extrême besoin de vaisseaux, cette dispense, dis-je, ils l’ont obtenue de Verrès pour une somme d’argent ! Mais ce n’est pas la seule exemption dont ils jouissent ; car quels matelots, quels soldats, pendant les trois années de votre préture, ont-ils fournis pour le service de la flotte et des garnisons ?

XXI. Enfin, lorsqu’un sénatus-consulte et la loi Terentia-Cassia (44) vous ordonnaient de faire proportionnellement des achats de blé dans toutes les villes de la Sicile, n’avez-vous pas encore exempté les Mamertins de cette contribution générale et légère ? Vous prétendrez qu’ils ne doivent pas de blé. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce à dire qu’ils soient dispensés de nous en vendre : car il ne s’agit pas ici du blé exigé à titre d’impôt, mais bien à titre d’achat ? Ainsi, grâce à vos règlemens et à votre interprétation de la loi, les Mamertins n’étaient pas même tenus d’ouvrir leurs marchés au peuple romain, pour lui fournir des vivres.

Mais, selon vous, quelle ville y était donc obligée ? Le bail des censeurs (45) a déterminé la redevance de ceux qui font valoir les terres domaniales (46). Pourquoi avoir exigé d’eux des redevances d’un autre genre ? Les laboureurs, assujétis à la dîme par la loi d’Hiéron, doivent-ils autre chose que la dîme ? Pourquoi les avoir taxés pour la part du blé qu’ils sont tenus de nous vendre ? Les villes franches (47) ne doivent rien assurément, et cependant vous ne vous êtes pas contenté de les imposer, vous leur avez demandé plus qu’elles ne pouvaient donner, en les surchargeant des soixante mille boisseaux dont vous avez exempté les Mamertins. Je ne dis pas que vous ayez eu tort d’exiger des autres villes leur redevance ; mais les Mamertins, dont les obligations étaient les mêmes, et que tous vos prédécesseurs avaient forcés de les remplir comme les autres, en leur payant néanmoins leur fourniture argent comptant, conformément à la loi et au sénatus-consulte, les Mamertins, dis-je, ont été dispensés par vous de leur contribution ; et c’est là ce que je vous reproche. Ce n’est pas tout : pour rendre cette faveur à jamais durable (48), Verrès délibéra dans son conseil sur les droits des Mamertins, et, après avoir recueilli les opinions, il prononça que leur ville ne fournirait pas de blé.

Écoutez le décret de ce préteur mercenaire, tel qu’il est porté sur ses registres, et admirez-en la dignité dans la forme, et l’équité pour le fond. Greffier, lisez le journal de Verrès. Extrait Du Journal. « C’est volontiers, dit-il, que je fais cette remise ; » et il consigne ce mot. En effet, si vous n’aviez pas ajouté ce volontiers, nous aurions pu nous imaginer que c’était malgré vous que vous gagniez de l’argent. De l’avis de notre conseil. Vous avez entendu, juges, la liste des membres de ce conseil respectable. À mesure qu’on vous les nommait, n’avez-vous pas cru qu’il était question, non du conseil d’un préteur, mais des complices, mais de la bande du plus exécrable brigand ?

Voilà donc les interprètes des traités, les médiateurs des alliances, les garans de la sainteté des sermens ! Jamais il ne s’était fait aucun achat de blé en Sicile que les Mamertins n’y fussent compris pour leur contingent avant que Verrès ne se fût donné ce rare, ce merveilleux conseil, pour se faire autoriser à recevoir l’argent de cette ville, et à ne point démentir son caractère. Aussi son décret a-t-il eu toute la force et toute l’autorité que méritait la décision d’un homme qui avait vendu cette exemption à ceux dont il aurait dû acheter le blé. L. Metellus ne lui a pas plus tôt succédé, que, faisant revivre les édits de Sacerdos et de Peducéus, il a taxé les Mamertins conformément aux règlemens et aux registres de ces deux magistrats. Ils comprirent alors qu’ils ne pouvaient conserver plus long-temps un privilège qu’ils avaient acheté d’un mauvais garant.

XXII. Dites-nous donc, vous qui voulez vous faire passer pour le plus religieux observateur des traités, dites-nous pourquoi vous avez exigé une contribution de blé des ïaurominiens et des Nétiniens, qui sont aussi nos confédérés ? Les Nétiniens ne s’étaient cependant pas oubliés : dès que vous eûtes prononcé que vous faisiez volontiers la remise aux Mamertins, ils vinrent vous trouver, et vous représentèrent que les conditions de leur traité leur donnaient les mêmes droits. La cause étant la même, votre décision ne pouvait être différente. Aussi prononçâtes-vous que les Nétiniens ne devaient pas fournir de blé, et cependant vous les y avez obligés. Lisez les registres du préteur, et particulièrement les articles de ses ordonnances concernant le blé exigé et le froment acheté. Ordonnance de Verrès concernant le blé exigé et le blé acheté. Que pouvons-nous penser d’une contradiction si manifeste et si honteuse ? Ne sommes-nous pas forcés d’en conclure ou que les Nétiniens ne lui ont pas délivré la somme qu’il leur avait demandée, ou qu’il a voulu que les Mamertins sentissent combien ils étaient heureux d’avoir si bien placé leur argent et leurs présens, puisque d’autres, avec les mêmes droits, n’avaient pas obtenu la même faveur ?

Et il osera encore se prévaloir de l’éloge des Mamertins ! Qui de vous, juges, ne voit quelles armes terribles cet éloge même fournit contre lui ? D’abord, lorsqu’un accusé ne peut produire devant les tribunaux le témoignage favorable des villes, il est plus honorable pour lui de n’en présenter aucun que de ne pas compléter le nombre prescrit par l’usage (49). Or, de tant de villes dans la Sicile où vous avez commandé pendant trois ans, la plupart vous accusent ; quelques unes, et ce sont les moins considérables, se taisent, retenues par la crainte ; une seule vous loue : que faut-il en conclure ? Que vous sentez combien des louanges méritées vous seraient avantageuses, mais que vous avez gouverné votre province de manière à renoncer nécessairement à cette ressource.

Ensuite, et je l’ai déjà dit, que penser de l’éloge d’une députation dont les chefs ont déclaré que leur ville vous a fait à ses frais construire un vaisseau, et qu’eux-mêmes se sont vus individuellement dépouillés (50) de tout ce qui leur appartenait ? Enfin, lorsque, seuls de tous les Siciliens, les Mamertins se montrent vos apologistes, que font-ils autre chose que rendre témoignage de toutes les faveurs que vous leur avez prodiguées aux dépens de la république ? Est-il en Italie une colonie, quelque privilégiée qu’elle soit ; est-il un seul municipe (51), de quelques exemptions qu’il jouisse, qui, de nos jours, ait été aussi généralement affranchi de toute redevance que la ville de Messine pendant les trois années de votre préture ? Seuls, tant qu’il a été préteur, les Mamertins n’ont point rempli les conditions de leur traité ; seuls ils n’ont payé aucun impôt, seuls ils ont eu le privilège de ne rien donner au peuple romain : aussi n’ont-ils rien refusé à Verrès.

XXIII. Mais, pour en revenir à la flotte, dont nous nous sommes éloignés trop long-temps, vous avez reçu des Mamertins un vaisseau, au mépris des lois. Au mépris des traités, vous les avez dispensés de fournir celui qu’ils devaient. Ainsi, vous vous êtes rendu doublement prévaricateur à l’égard d’une seule ville ; d’abord en lui faisant une remise illégale, puis en acceptant un présent illicite. Vous deviez exiger d’elle un vaisseau pour faire la guerre aux pirates, et non pas pour le charger du fruit de vos pirateries ; pour empêcher la province d’être dépouillée, et non pour enlever les dépouilles de la province. Non-seulement les Mamertins vous ont ouvert leur ville afin que de toutes parts vous y transportassiez vos rapines, ils vous ont encore donné un vaisseau pour les emporter. Oui, c’est dans leur ville que vous avez déposé votre proie ; ce sont eux qui ont vu et gardé vos larcins, eux qui les ont recelés, eux qui vous en ont facilité le transport. Aussi, lorsque vous eûtes perdu notre flotte par votre avarice et par votre lâcheté, n’osâtes-vous exiger des Mamertins leurs contributions, quoique la province se trouvât presque sans marine, et qu’elle fût réduite à une telle détresse, que, si vous l’aviez demandée, vous l’auriez sans doute obtenue. Mais vous n’aviez plus le droit d’ordonner, ni la ressource de prier, depuis qu’au lieu de s’acquitter envers le peuple romain en lui fournissant une trirème, ils avaient fait présent du Cybée au préteur. Tel fut le prix de la souveraineté du peuple romain, de nos subsides, de nos droits, consacrés par l’usage et par les traités ! Vous savez, juges, comment les importans subsides d’une grande cité ont été perdus pour l’état, et vendus au profit de Verrès. Apprenez maintenant un nouveau genre de brigandage, dont l’invention lui appartient.

XXIV. Il était d’usage que les fonds nécessaires pour les vivres, la paie des soldats, et pour d’autres dépenses de cette nature, fussent remis par chaque ville au capitaine de son vaisseau. Ce commandant se gardait bien d’en rien distraire, de peur de s’exposer aux plaintes de l’équipage ; il était d’ailleurs tenu de rendre compte à ses concitoyens ; et dans toute cette affaire il n’en était que pour sa peine et pour sa responsabilité. Cet usage, je l’ai dit, s’était toujours observé non-seulement en Sicile, mais dans toutes nos autres provinces. Il en était de même pour la solde et l’entretien des alliés et des Latins, quand nous les employions comme auxiliaires (52). Verrès est le premier, depuis la fondation de l’empire, qui ait voulu que cet argent lui fût remis par les villes, et qui se soit permis d’en donner la disposition à qui bon lui semblait. On voit clairement pourquoi vous avez changé, le premier, une coutume aussi ancienne que générale ; pourquoi vous avez renoncé à l’avantage si précieux de n’encourir aucune responsabilité de deniers publics ; pourquoi vous vous êtes chargé d’une administration embarrassante et pénible, et qui ne peut exposer qu’à des reproches et à des soupçons. Et calculez, juges, combien d’autres profits il a dû tirer de cette seule branche d’administration maritime ! Recevoir de l’argent des villes pour les dispenser de fournir des matelots, vendre des congés à prix fixe aux matelots enrôlés, s’approprier leur solde après leur licenciement, enfin ne point payer celle qui était due aux autres. Ces faits, vous allez en trouver la preuve dans les dépositions des villes. Greffier, lisez. Dépositions des villes.

XXV. Quel homme, grands dieux ! quelle impudence ! quelle audace ! Non-seulement taxer les villes en raison du nombre de soldats, mais exiger, comme un prix fixe, six cents sesterces (53) pour le congé de chaque matelot ! Tous ceux qui les avaient payés étaient quittes de tout service pendant la campagne, et ce que le préteur avait reçu pour subvenir à leur solde et à leur nourriture tournait à son profit : d’où il suit qu’il faisait un double gain sur chaque matelot licencié. Il faut ajouter que c’était pendant les incursions des pirates, au milieu des alarmes de sa province, que cet homme extravagant commettait si ouvertement ces infamies à la vue de toute la province et à la connaissance des pirates eux-mêmes. Ainsi, grâce à son insatiable avarice, ce qu’on appelait la flotte sicilienne n’était réellement qu’un ramas de navires sans équipage, instrument de piraterie pour le préteur, et non de crainte pour les pirates. Cependant P. Césetius et P. Tadius (54), qui tenaient la mer avec dix bâtimens ainsi mal équipés, amenèrent, plutôt qu’ils ne prirent, un corsaire tellement chargé de butin, que, s’ils ne s’en étaient pas emparés, il aurait coulé à fond. Ils y trouvèrent des jeunes gens de la plus belle figure, de l’argenterie, du numéraire, des étoffes précieuses. Ce fut, je le répète, non pas la seule prise, mais la seule rencontre que fit notre flotte dans les eaux de Mégaris, non loin de Syracuse. Dès que la nouvelle en fut portée à Verrès, quoiqu’il reposât sur le rivage, plongé dans l’ivresse et entouré de ses femmes, il se leva tout aussitôt, et, sans perdre de temps, il dépêcha plusieurs de ses gardes à son questeur et à son lieutenant, avec ordre de lui représenter tout le butin bien entier et sans rien détourner.

Le navire entre dans le port de Syracuse. Tout le monde est dans l’attente : on croit que les prisonniers vont être exécutés. Lui qui dans cette affaire voyait, non pas une capture de brigands, mais une proie bonne à garder, ne déclare ennemis que les vieillards et les gens, difformes. Quant à ceux qui avaient de la figure, de la jeunesse et des talens, il les met tous de côté. Il en donne quelques-uns à ses secrétaires, à son fils et à ceux de sa suite, et envoie les musiciens à Rome, pour en gratifier un de ses amis. Toute la nuit se passe à décharger le bâtiment. Quant au capitaine des pirates, personne ne l’a vu ; et pourtant il importaitvd’en faire un exemple. Aujourd’hui encore tout le monde est persuadé, et vous devez vousmêmes le conjecturer, juges, que le préteur avait secrètement reçu des pirates une somme pour sauver leur capitaine.

XXVI. Cette conjecture n’est point hasardée, et ne peut être bon juge celui sur qui de telles probabilités ne font aucune impression. Le personnage vous est connu, et vous savez ce qui s’est toujours pratiqué en pareille occasion. Avec quel empressement, lorsqu’on a pris un chef de brigands ou d’ennemis, ne l’expose-t-on pas aux regards de la multitude ! Dans une ville aussi peuplée que Syracuse, je n’ai trouvé personne qui m’ait dit avoir vu ce capitaine de corsaires, quoique, suivant l’usage, il n’y ait eu personne qui ne soit accouru, qui n’ait cherché des yeux ce prisonnier, personne qui ne fût impatient de le voir. Par quelle étrange fatalité cet homme a-t-il pu rester si bien caché, qu’il n’a été possible à qui que ce soit de l’entrevoir seulement, même par hasard ? Il y avait à Syracuse une foule de marins qui cent fois avaient entendu nommer ce forban. La crainte qu’il leur avait inspirée, et la haine qu’ils lui portaient, les rendaient impatiens de repaître leurs yeux, de réjouir leur cœur du spectacle de ses tortures et de sa mort. Eh bien ! aucun d’eux n’est parvenu à le voir.

P. Servilius (55) a pris lui seul plus de chefs de pirates que tous les généraux qui l’avaient précédé. À qui jamais refusa-t-il le plaisir de voir ses prisonniers ? Au contraire, partout où il passait, il offrait aux avides regards de la multitude le spectacle agréable de ces captifs enchaînés. Aussi l’on accourait en foule, je ne dis pas seulement des places fortes qui se trouvaient sur son passage, mais de tous les pays circonvoisins. D’où vient que ce triomphe a été pour le peuple romain le plus flatteur et le plus intéressant de tous ? C’est qu’il n’y a rien de plus doux que la victoire, et qu’il n’est pas de gage de victoire plus certain que de voir enfin chargés de chaînes et conduits au supplice (56) des ennemis qui souvent ont causé nos alarmes.

Pourquoi n’avez-vous pas suivi cet exemple ? Pourquoi ce pirate a-t-il été dérobé à tous les yeux, comme si l’on n’avait pu le regarder sans crime ? Pourquoi ne l’avez-vous pas fait exécuter ? Dans quel dessein l’avez-vous soustrait au supplice ? Avez-vous jamais entendu parler en Sicile d’un capitaine de pirates qu’on ait fait prisonnier, sans que sa tête soit tombée sous la hache ? Appuyez-vous d’une seule autorité ; citez un seul exemple. Sans doute vous le conserviez vivant pour en orner votre triomphe, pour qu’il précédât votre char ! En effet, après que vous aviez fait perdre au peuple romain une de ses plus belles flottes, après la désolation de votre province, il ne restait plus qu’à vous décerner le triomphe naval.

XXVII. Mais, je le veux, vous avez mieux aimé, par un usage tout nouveau, tenir dans les fers un chef de pirates, que de le livrer au supplice, à l’exemple de tous vos prédécesseurs. Mais dans quelle prison ? entre les mains de qui ? et de quelle manière a-t-il été gardé ? Vous avez tous entendu parler, juges, des Carrières de Syracuse (57) ; la plupart de vous les ont vues. C’est un vaste et magnifique ouvrage des rois et des tyrans. Elles ont été tout entières creusées dans le roc, à force de bras ; la profondeur en est vraiment prodigieuse. On ne peut, en fait de prison, rien construire, rien imaginer qui soit aussi exactement fermé, rien dont la garde soit si forte et si sûre. C’est dans ces Carrières que l’on amène, même des autres villes de la Sicile, les prisonniers d’état dont on veut s’assurer. Comme Verrès y avait jeté un grand nombre de citoyens romains, et que d’ailleurs il y avait fait jeter les autres pirates, il sentit que, s’il mettait avec eux l’individu qu’il voulait faire passer pour leur capitaine, il se trouverait dans les Carrières un grand nombre de détenus qui ne manqueraient pas de demander leur véritable chef. Aussi, quelque forte, quelque sûre que fût cette prison, il n’osa pas l’y renfermer. Syracuse même lui devint suspecte tout entière. Il prit le parti d’éloigner l’homme. Où l’envoya-t-il ? À Lilybée peut-être. Il n’avait donc pas une si grande peur des gens de mer. Point du tout, juges. À Panorme donc ? Passe encore, bien qu’il eût mieux valu choisir Syracuse pour le lieu de son supplice ou du moins de sa prison, puisque ce brigand avait été pris dans les eaux de cette ville. Mais non, ce n’est point encore à Panorme. Où donc ? Où ? Devinez. Chez le peuple le moins exposé aux incursions des pirates, le moins à portée de les connaître, le plus étranger aux intérêts maritimes et à la navigation, chez les habitans de Centorbe, qui, placés au milieu des terres et uniquement occupés d’agriculture, n’avaient jamais eu à craindre les pirates, mais qui, pendant votre administration, Verrès, avaient tremblé mille fois au nom d’Apronius, ce chef de vos écumeurs de terre. Comme si le préteur eût voulu que personne n’ignorât qu’il avait pris toutes ses mesures afin que son faux corsaire se prêtât volontiers à se donner pour ce qu’il n’était pas, il enjoignit aux habitans de Centorbe de le bien nourrir, et de lui procurer libéralement toutes les douceurs et toutes les commodités qu’il pouvait désirer.

XXVIII. Cependant les Syracusains, gens d’esprit et de bon sens, capables d’apprécier non-seulement ce qui était sous leurs yeux, mais de deviner ce qu’on leur cachait, tenaient journellement compte des pirates dont la hache faisait tomber la tête, et jugeaient de la quantité qu’il devait y en avoir par la grandeur du bâtiment et le nombre de ses rames. D’un autre côté, Verrès avait mis à part ceux qui avaient des talens et de la figure. Il prévit que si, conformément à l’usage, il faisait exécuter les autres tous ensemble, un cri général s’élèverait quand le peuple reconnaîtrait que plus de la moitié avaient été soustraits à la vindicte publique : il prit donc le parti de les envoyer à la mort les uns après les autres. Malgré ces précautions, il n’y eut, parmi les nombreux habitans de Syracuse, personne qui ne connût assez exactement le nombre des pirates, pour ne pas s’apercevoir qu’il en manquait beaucoup ; et chacun demanda, exigea hautement leur supplice. Que fit cet homme abominable ? À la place des pirates qu’il s’était réservés, et c’était le plus grand nombre, il substitua les citoyens romains dont il avait auparavant rempli la prison. À l’entendre, c’étaient ou des soldats de Sertorius qui, fuyant de l’Espagne, étaient venus descendre en Sicile, ou d’autres individus qui, naviguant pour le commerce ou pour tout autre motif, étaient tombés au pouvoir des pirates, et s’étaient associés volontairement à ces brigands : il prétendait en avoir la preuve. Des citoyens romains furent donc conduits au fatal poteau : les uns la tête voilée, pour qu’on ne les reconnût pas ; les autres, quoiqu’ils fussent en effet reconnus par une infinité de citoyens romains, qui prirent leur défense, n’en furent pas moins exécutés. Toutefois je parlerai de leur mort cruelle, de leurs horribles souffrances, lorsque je traiterai cet odieux sujet ; et si, au milieu des plaintes que je ferai retentir contre la barbarie de Verrès et contre le meurtre exécrable de tant de citoyens romains, mes forces et même ma vie venaient à m’abandonner, je serais heureux et fier d’une telle destinée. Voilà donc cette belle expédition, cette éclatante victoire ! Un brigantin capturé sur les pirates, leur chef mis en liberté ; des musiciens envoyés à Rome ; plusieurs jeunes hommes doués d’une belle figure et de quelque talent, conduits dans la maison du préteur ; puis, à leur place et en nombre pareil, des citoyens romains torturés, suppliciés comme des ennemis ; enfin toutes les étoffes, tout l’or, tout l’argent provenant de cette prise, saisis et détournés à son profit.

XXIX. Voyez comme il s’est enlacé lui-même dans la première action ! Après un silence de dix jours, il s’éleva tout à coup contre le témoignage de M. Annius, personnage fort distingué, qui avait déclaré qu’un citoyen romain avait péri sous la hache, et non point le chef des pirates. Ce fut sans doute le sentiment du remords et la noire fureur où le plongeait le souvenir de tant d’actes tyranniques, qui firent sortir Verrès de son apathie. Il dit que, se doutant bien qu’on l’accuserait d’avoir reçu de l’argent pour ne point envoyer au supplice le véritable chef de pirates, il ne lui avait pas fait trancher la tête ; il ajouta qu’il avait deux chefs de corsaires dans sa maison.

Ô clémence ! ou plutôt ô patience incroyable du peuple romain ! un citoyen romain a péri sous la hache ; c’est un chevalier romain, c’est Annius qui l’atteste, et vous gardez le silence ! Il atteste que ce n’est pas le chef des pirates, vous en convenez ! Des cris de deuil et d’indignation éclatent contre vous. Cependant le peuple romain s’abstient de vous punir sur l’heure, il modère ses premiers transports, et remet le soin de sa vengeance à la sévérité des juges. Comment saviez-vous qu’on vous accuserait ? pourquoi le saviez-vous ? pourquoi en aviez-vous le soupçon ? Vous n’aviez point d’ennemis, et quand même vous en auriez eu, certes vous vous étiez comporté de manière à redouter peu les rigueurs de la justice. Est-ce qu’en effet, comme il est ordinaire aux coupables, le témoignage de votre conscience vous rendait soupçonneux et timide ? Quoi donc ! l’appareil de la puissance ne vous empêchait pas d’envisager avec effroi la perspective d’une accusation et d’un jugement ! Maintenant que vous n’êtes qu’un accusé convaincu par tant de témoins, vous osez douter de votre condamnation ! Vous appréhendiez, dites-vous, d’être accusé d’avoir livré au supplice un innocent à la place du chef des pirates. Eh bien ! pensiez-vous qu’il fût bien utile à votre justification d’attendre que vous fussiez traduit en justice et forcé par mes instances réitérées, pour représenter après un si long temps votre prétendu pirate devant des gens qui ne l’ont jamais connu ? Ne valait-il pas mieux le faire décapiter au moment de son arrestation, à Syracuse, sous les yeux de ceux dont il était connu, en présence de toute la Sicile ? Voyez quelle différence entre les deux partis à prendre : alors vous n’aviez nul reproche à craindre ; aujourd’hui vous n’avez point d’excuse. Aussi tous les généraux ont-ils pris le premier parti : nul autre avant vous, nul autre, excepté vous, n’a donné l’exemple du contraire. Vous avez garde chez vous un pirate vivant : combien de temps ? Tant qu’a duré votre préture. Dans quel dessein ? par quel motif ? d’après quel exemple ? pourquoi si long-temps ? Pourquoi, je le répète, des citoyens romains, prisonniers des pirates, ont-ils eu sur-le-champ la tête tranchée, tandis que vous avez laissé si long-temps des pirates jouir de l’existence ?

Mais, je le veux, vous fûtes libre d’agir ainsi tant qu’a duré votre préture ; mais aujourd’hui, rentré dans la vie privée, accusé et presque condamné, avez-vous encore le droit de retenir chez vous, dans une maison particulière, ces chefs de pirates ? Ce n’est ni un mois, ni deux mois, mais une année ou peu s’en faut, que, depuis le moment de leur capture, ils ont habité votre maison. Ils y seraient encore sans moi, je veux dire sans Man. Acilius Glabrion (58), qui, sur ma requête, a ordonné qu’ils fussent représentés et déposés dans la prison publique.

xx XXX. Quelle loi, quel usage, quel exemple, autorisaient votre conduite ? Un simple particulier, le premier venu, aura donc le privilège de receler dans sa maison l’ennemi le plus acharné du peuple romain, ou plutôt l’ennemi commun de tous les pays, de toutes les nations ?

Eh quoi ! si la veille du jour où je vous forçai d’avouer qu’après avoir fait exécuter des citoyens romains, vous laissiez vivre un chef de pirates, et qu’il habitait votre demeure ; si, dis-je, la veille de ce jour cet homme s’était évadé, et qu’il eût pu ramasser contre le peuple romain une troupe de brigands, qu’auriez-vous à nous dire ? — Il demeurait chez moi, je mettais tous mes soins à le conserver sain et sauf pour le moment de mon procès, afin que sa présence me servît a confondre plus sûrement mes accusateurs. — Ainsi donc, répondrais-je, c’est aux dépens de la sûreté publique que vous assurez votre sûreté personnelle. Pour livrer au bourreau nos ennemis vaincus, c’est votre intérêt privé, et non celui du peuple romain, que vous consultez. Ainsi l’ennemi du peuple romain demeurera à la discrétion d’un particulier. Les triomphateurs laissent vivre quelque temps les chefs ennemis, pour les enchaîner à leur char, et pour offrir au peuple romain le spectacle le plus agréable et le plus beau fruit de leur victoire ; mais au moment où le char se détourne du forum pour monter vers le Capitole, ils les font conduire dans la prison, et le même jour voit finir l’autorité des vainqueurs et la vie des vaincus.

Qui pourrait, d’après cela, révoquer en doute que, vous attendant, comme vous-même l’avez dit, à subir une accusation, vous n’auriez eu garde de ne point faire exécuter ce corsaire, au lieu de le laisser vivre, au risque évident de vous perdre ? Car enfin s’il était mort, à qui, je vous demande, l’auriez-vous persuadé, vous, qui dites avoir craint ce jugement ? Un fait constant, c’est qu’à Syracuse personne n’a pu voir ce pirate, quoique tout le monde l’eût cherché. Personne ne doutait que vous ne l’eussiez relâché, après en avoir été bien payé ; l’on disait publiquement que vous lui aviez substitué un individu, afin de le produire à sa place. Vous êtes même convenu que vous appréhendiez depuis long-temps cette accusation. Si donc vous veniez nous dire : il est mort, qui voudrait vous en croire ? Aujourd’hui que vous produisez un individu que personne ne connaît, prétendez-vous qu’on vous en croie davantage ?

Et s’il s’était enfui, s’il avait brisé ses fers, comme Nicon, ce fameux pirate (59), que P. Servilius prit une seconde fois avec autant de bonheur que la première ? Mais voici le fait : si le véritable chef de pirates avait eu une bonne fois la tête tranchée, vous n’auriez point touché le prix de sa rançon : si l’individu que vous avez mis à sa place était mort ou avait pris la fuite, il ne vous aurait pas été difficile de lui en substituer un autre.

Je me suis plus étendu que je ne voulais sur ce capitaine de pirates, et cependant je n’ai pas encore fait valoir mes plus puissans moyens. Je n’ai pas voulu anticiper sur ce qui me reste à faire à cet égard ; ce n’est pas ici le lieu : il est un autre tribunal (60), une autre loi, que je me propose d’invoquer.

xx XXXI. Riche d’une si belle capture, de tant d’esclaves, d’argenterie, d’étoffes, notre homme ne se montra pas plus diligent à équiper la flotte, à rassembler les soldats, à pourvoir à leur entretien, quoique de pareils soins, en assurant la tranquillité de la province, eussent pu lui procurer à lui-même un nouveau butin. On touchait à la fin de l’été, saison durant laquelle les autres préteurs ne manquaient jamais de parcourir la Sicile, de se montrer en tous lieux, et même de se mettre en mer pour donner la chasse aux pirates, qui inspiraient alors tant de craintes. Mais Verrès, uniquement occupé de ses aises et de ses plaisirs, ne se trouva pas assez bien dans l’ancien palais d’Hiéron, devenu la résidence des préteurs. Ainsi que je l’ai dit, suivant son usage durant les chaleurs, il fit dresser des tentes du tissu le plus fin sur cette partie du rivage qui est dans l’île de Syracuse, derrière la fontaine d’Aréthuse, à l’entrée du port, dans un lieu délicieux et tout-à-fait à l’abri des regards indiscrets. C’est là que, durant soixante jours d’été, on a vu le préteur du peuple romain, le gardien, le défenseur d’une importante province, passer sa vie dans des festins, avec des femmes dissolues, sans autres hommes que lui et son fils encore adolescent : pourquoi n’ai-je pas dit sans hommes ? car cette exception leur fait trop d’honneur. Seulement l’affranchi Timarchide était parfois admis. Ces femmes étaient mariées et de nobles familles, excepté une fille du comédien Isidore, que Verrès, épris d’amour pour elle, avait enlevée à un joueur de flûte rhodien. Quant aux autres, c’était une Pippa, épouse du Syracusain Eschrion, fameuse dans toute la Sicile par une infinité de chansons sur son intrigue galante avec le préteur ; c’était une Nicé, dont on vante la beauté, et qui est la femme du Syracusain Cléomène. Son mari l’aimait éperdument ; mais il n’avait ni le pouvoir ni le courage de traverser les amours de celui qui l’avait enchaîné par tant de libéralités et de faveurs. Toutefois Verrès, malgré l’impudence que vous lui connaissez, sentait bien que, sans une sorte de scrupule et de contrainte, le mari étant à Syracuse, il ne pouvait garder la femme auprès de lui durant tant de jours dans sa volupteuse retraite. Il imagina donc un expédient singulier. Il dépouilla son lieutenant du commandement de la flotte, pour le donner à Cléomène ; oui, juges, la flotte du peuple romain, c’est Cléomène, un Syracusain, qui va la commander ; ainsi le veut, ainsi l’ordonne Verrès. Son but était non-seulement d’éloigner un mari en l’envoyant sur mer, mais de lui rendre son éloignement agréable, en lui donnant une mission honorable et lucrative. Pour sa part, le préteur se ménageait la facilité de vivre avec la femme, non pas plus librement qu’auparavant (car ses passions ont-elles jamais connu la contrainte ? ), mais sans aucune apparence de gêne, en écartant Cleomène, moins comme mari que comme rival. Le vaisseau amiral de nos amis et de nos alliés est donc placé sous les ordres du Syracusain Cléomène.

XXXII. Est-ce la voix d’un accusateur ou l’accent de la plainte qui doit ici d’abord se faire entendre (61) ? Le pouvoir d’un lieutenant, les attributions d’un questeur, l’autorité du préteur, confiés aux mains d’un Sicilien ! Si la table et les femmes occupaient tous vos momens, Verrès, où étaient vos lieutenans, où étaient vos questeurs ? Pourquoi receviez-vous ce blé estimé par vous à un si haut prix ? Que faisiez-vous et de ces mulets, et de ces tentes, et de tant et de si brillans avantages accordés aux magistrats et à leurs lieutenans par le sénat et le peuple romains ? Qu’étaient devenus vos préfets et vos tribuns ? S’il ne se trouvait en Sicile aucun citoyen romain digne de cet emploi, ne trouviez-vous personne en état de le remplir dans des cités qui toujours s’étaient montrées les amies fidèles du peuple romain ? N’aviez-vous pas et Ségeste et Centorbe, que leurs services, leur loyauté, leur ancienneté, et leur affinité même avec nous (61*) rendent si dignes d’être comptées parmi les villes romaines ? Et ces deux cités, grands dieux ! ont vu leurs soldats, leurs vaisseaux, leurs capitaines, subordonnés par Verrès aux ordres d’un Syracusain ! N’est-ce pas à la fois méconnaître les droits d’une glorieuse hiérarchie et ceux de la justice ! Quelle guerre avons-nous faite en Sicile où nous n’ayons eu Centorbe pour alliée, et Syracuse pour ennemie ? Ici mon dessein n’est pas d’humilier cette ville, je ne veux que rappeler la mémoire de faits anciens. Mais enfin, quand un de nos plus illustres et de nos plus grands généraux, M. Marcellus, soumit par sa valeur Syracuse, que conserva sa clémence, il défendit à tout Syracusain d’habiter la partie de cette cité qu’on appelle l’île. Aujourd’hui encore nul Syracusain ne peut habiter ce quartier. Comme c’est un poste où une poignée de soldats pourrait se maintenir, le vainqueur ne voulut point y laisser des hommes dont la fidélité ne fût pas à toute épreuve. D’ailleurs, c’est de ce côté qu’abordent les vaisseaux ; et il ne crut pas devoir confier cette barrière importante à ceux qui si long-temps l’avaient tenue fermée à nos légions.

Voyez, Verrès, quelle différence entre vos caprices et la prudence de nos ancêtres, entre votre extravagance, votre emportement et les précautions de leur sagesse : ils interdirent aux Syracusains l’accès même du rivage ; vous leur avez livré l’empire de la mer : ils ne voulurent point qu’aucun Syracusain habitât un lieu où des vaisseaux pouvaient aborder ; vous avez voulu que nos vaisseaux, que dis-je ? notre flotte fût sous les ordres d’un Syracusain. Ceux que nos pères avaient exclus d’une partie de leur ville, ont reçu de vous une partie de notre empire ; et les alliés qui s’étaient réunis avec nous pour ranger les Syracusains sous nos lois, ont été forcés par vous de se ranger sous les lois des Syracusains.

xx XXXIII. Déjà Cléomène a quitté le port, monté sur la galère de Centorbe, à quatre rangs de rames. À sa suite venaient le vaisseau de Ségeste, puis celui deTyhdaris, d’Herbite, d’Héraclée, d’Apollonie, d’Haluntium : flotte magnifique en apparence, mais faible en réalité ; les congés, comme nous l’avons dit, l’avaient dégarnie de combattans et de rameurs. L’infatigable préteur eut le plaisir de la voir voguer sous ses yeux et sous ses ordres aussi long-temps qu’elle en mit à côtoyer le théâtre infâme de ses orgies. Invisible depuis plusieurs jours, il apparut quelques instans aux yeux des matelots. C’est en manteau de pourpre, en tunique flottante, en sandales, qu’appuyé nonchalamment sur une de ses maîtresses (62), un préteur du peuple romain se montra sur le rivage. Déjà plus d’une fois une foule de Siciliens et de citoyens romains l’avaient vu dans cet accoutrement.

Quand la flotte eut un peu gagné la haute mer, elle vint, le cinquième jour, relâcher à Pachynum (63). Les matelots mouraient de faim : des palmiers sauvages croissent en abondance en cet endroit, comme dans presque toute la Sicile : ces malheureux en arrachèrent les racines pour soutenir leur existence. Cléomène, qui croyait devoir représenter Verrès par son luxe et par son immoralité, aussi bien que par l’autorité dont il était revêtu, fit comme lui dresser une tente sur le rivage ; et comme lui il passait toutes ses journées à boire à longs traits.

XXXIV. Tout à coup, Cléomène étant ivre et tous les autres mourant de faim, on annonce que des corsaires sont au port d’Odyssée ; c’est le nom de ce lieu. Notre flotte était à Pachynum. Comme il y avait des troupes dans le fort, ou que du moins il devait y en avoir, Cléomène se flatta qu’avec les soldats qu’il en pourrait tirer, il compléterait le nombre de ses matelots et de ses rameurs ; mais l’avarice de Verrès n’avait pas moins dégarni les forts que les flottes. On ne trouva dans la place que très-peu d’hommes : presque tous avaient obtenu leur congé. Cléomène, en brave amiral, fait appareiller le vaisseau de Centorbe, redresser les mâts, déployer les voiles, couper les câbles ; et, dans le même temps, il donne aux autres vaisseaux le signal et l’exemple de la fuite. Le navire marchait avec une vitesse incroyable, grâce à son excellente voilure ; car, pendant la préture de Verrès, il n’a pas été possible de savoir le chemin que pouvait faire un vaisseau à l’aide de rames. Cependant le vaisseau de Centorbe, par considération pour Cléomène, n’avait pas été entièrement dégarni de rameurs et de soldats. Il était déjà bien loin et hors de vue, que les autres travaillaient encore à se mettre en mouvement.

Le courage ne manquait pas au reste de la flotte. Malgré leur petit nombre, tous ceux qui la montaient voulaient combattre, quoi qu’il pût arriver ; tous le demandaient à grands cris ; et, puisque la faim leur avait laissé quelque reste de force et de vie, c’était du moins sous le fer ennemi qu’ils voulaient le perdre. Si Cléomène ne s’était pas enfui avec tant de précipitation, la résistance n’aurait pas été impossible. Son vaisseau, le seul qui fût ponté, était d’assez haut bord pour servir de rempart à toute l’escadre ; dans un combat contre des corsaires, il aurait paru comme une citadelle au milieu de leurs chétifs brigantins (63*). Mais, dénués de tout, abandonnés par leur chef, les Siciliens cédèrent à la nécessité, et le suivirent.

Tous voguaient donc vers Élore (64), ainsi que Cléomène, moins pour éviter le choc de l’ennemi que pour suivre leur amiral. Celui qui restait le plus en arrière se trouva le plus en danger ; aussi le dernier navire fut-il le premier que les pirates attaquèrent. Le vaisseau d’Haluntium tomba d’abord en leur pouvoir. Il était commandé par Philarque, citoyen très-considéré dans leur ville, et que, depuis, les Locriens (65) ont racheté aux dépens de leur trésor. C’est lui qui, dans la première action, vous a développé tous les détails de cette affaire. Le vaisseau d’Apollonie fut pris le second ; son capitaine, nommé Anthropinus, perdit la vie. xx XXXV. Cependant Cléomène avait atteint le rivage d’Elore ; déjà de son vaisseau il s’était élancé à terre, laissant cet immense navire flotter à la merci des vague ?. Les autres capitaines, voyant l’amiral à terre, et ne pouvant d’ailleurs ni se défendre ni gagner le large, poussent leur vaisseau vers la côte, et rejoignent Cléomène. Héracléon, le chef des pirates, a, contre son attente, remporté une victoire due, non pas à son courage, mais à l’avarice et à la lâcheté de Verres. Maître ainsi d’une des plus belles flottes du peuple romain, poussée et jetée sur le rivage, il fit, à l’entrée de la nuit, mettre le feu à tous les bâtimens, qui furent réduits en cendres.

Ô moment désastreux, horrible pour la Sicile ! ô malheur déplorable et funeste à tant de têtes innocentes ! ô scélératesse profonde ! ô infamie sans exemple ! Dans la même nuit, au même instant, un préteur brûlait des feux les plus impurs, et les flammes allumées par les pirates dévoraient (66) une flotte du peuple romain ! La fatale nouvelle arrive tout à coup dans Syracuse, au milieu de la nuit. On court au palais du préteur, où des femmes venaient de le ramener d’un splendide festin, au bruit harmonieux des voix et des instrumens. Cléomène, malgré les ténèbres, n’ose se montrer en public ; il s’enferme dans sa maison, mais sans y trouver sa femme, qui du moins aurait pu lui offrir quelque consolation dans sa digrâce. Notre admirable général avait établi dans son palais une discipline tellement sévère, que, dans une circonstance si grave, dans une crise si terrible, personne n’avait la permission de pénétrer jusqu’à lui, personne n’osait ni troubler son sommeil ni le déranger s’il veillait encore. Cependant l’alarme est répandue partout, toute la ville est sur pied. Ce n’étaient point ici des feux allumés au haut d’une tour, qui, selon la coutume, annonçaient l’arrivée des corsaires, c’était la flamme même de nos vaisseaux incendiés qui publiait et la perte qu’on venait de faire et le péril qui menaçait encore.

XXXVI. On cherche le préteur ; et, lorsqu’on apprend qu’il n’est informé de rien, on se précipite avec impétuosité vers son palais ; on s’y attroupe en poussant de grands cris. Il se réveille enfin, se fait raconter par Timarchide tout ce qui s’est passé, et endosse l’habit de guerre. Le jour commençait à paraître. Il s’avance au milieu de la foule, encore appesanti par le vin, le sommeil et la débauche. Il est partout accueilli par des clameurs furieuses ; et l’image du péril qu’il avait couru à Lampsaque (67) se retrace devant ses yeux. Le danger présent lui paraissait encore plus grand, parce que la haine était aussi vive et l’attroupement beaucoup plus nombreux. On lui rappelle ses débauches sur le bord de la mer (68) ; on cite par leurs noms ses maîtresses ; on lui demande à lui-même ce qu’il est devenu, ce qu’il a fait depuis tant de jours qu’il s’est rendu invisible. On voulait qu’il livrât ce Cléomène, dont il avait fait un amiral. Peu s’en fallut que la vengeance exercée à Utique contre Hadrianus (69) ne se renouvelât à Syracuse, et que deux préteurs corrompus ne trouvassent leur tombeau dans deux provinces différentes. Mais les circonstances et l’approche des pirates continrent la multitude ; et le peuple n’oublia pas ce qu’il se devait à lui-même et à la réputation d’une cité où résident tant de citoyens romains dont s’honorent et la province et la république.

Les Syracusains s’animent à leur propre défense ; le préteur, immobile, est à peine éveillé. Ils prennent les armes, et remplissent le forum, ainsi que l’île, qui forme un des principaux quartiers de la ville. Les pirates, qui ne passèrent que cette nuit au promontoire d’Élore, laissent les débris de notre flotte encore fumans sur la côte, et s’approchent de Syracuse. Sans doute ils avaient entendu dire qu’il n’y avait rien de plus beau que les remparts et le port de cette ville, et ils étaient persuadés que, s’ils ne les voyaient pas pendant la préture de Verrès, jamais il ne leur serait possible de les voir.

XXXVII. Ils se présentent d’abord devant la partie du rivage où Verrès avait fait dresser des tentes pour y établir durant l’été son camp de plaisance ; ils le trouvent évacué. Ne doutant pas que le préteur ne se fût retiré avec armes et bagages, ils entrent hardiment dans le port. Quand je dis le port, je dois m’expliquer plus clairement pour ceux qui ne connaissent pas les lieux ; je veux dire qu’ils entrent dans la ville, et jusque dans le cœur de la ville ; car à Syracuse ce n’est point le port qui couvre la place, mais la place qui ferme le port, en sorte que la mer, au lieu de baigner le dehors et l’extrémité des murs, pénètre bien avant dans l’intérieur de la cité.

C’est là que, vous étant préteur, le chef de pirates Héracléon, avec quatre misérables brigantins, a vogué impunément au gré de ses désirs. Dieux immortels ! l’autorité, les faisceaux, la souveraineté du peuple romain, étaient dans Syracuse, et un corsaire s’est avancé jusqu’au forum, il a côtoyé tous les quais d’une ville dont les flottes redoutables des Carthaginois, alors maîtres de la mer, ne purent jamais approcher, en dépit de tous leurs efforts dans maintes expéditions ! Que dis-je ? nos forces navales, invincibles jusqu’à votre préture, Verrès, n’ont pas moins vainement tenté de franchir cette barrière, au milieu de tant de guerres puniques et siciliennes. Telle est en effet la nature du lieu, qu’avant de voir un vaisseau ennemi dans leur port, les Syracusains verraient plus tôt une armée victorieuse dans leurs remparts, dans leur cité, dans leur forum. Vous étiez préteur, et des barques de pirates ont vogué librement dans une enceinte dont, de mémoire d’homme, la seule flotte athénienne, composée de trois cents voiles et d’innombrables équipages, avait forcé l’entrée ; encore trouva-t-elle sa défaite dans ce port même ! Oui, c’est là que cette ville célèbre vit pour la première fois sa puissance vaincue, affaiblie, humiliée ; c’est dans ce port que sa renommée, sa prépondérance, sa gloire, firent un commun naufrage (70).

XXXVIII. Un pirate aura pénétré là où il ne pouvait arriver sans laisser, non-seulement à côté de lui, mais derrière lui, une grande partie de la ville ! Il aura fait le tour de l’île dans toute son étendue ; de cette île qui, séparée du reste de la ville par la mer et par ses murailles, forme pour ainsi dire une autre cité dans Syracuse ; de cette île où nos ancêtres ont, comme je l’ai dit, défendu qu’aucun Syracusain établît sa demeure (71), parce qu’ils étaient persuadés que ceux qui occuperaient cette partie de la ville seraient aussi les maîtres du port. Mais quelle était la contenance des pirates pendant cette promenade ? Les racines de palmiers sauvages, qu’ils avaient trouvées dans nos vaisseaux, ils les jetaient sur le rivage, afin que tout le monde connût et la criminelle avarice du préteur et la détresse de la Sicile. Des soldats siciliens, des fils de laboureurs, de jeunes hommes dont les pères, à force de travaux, recueillaient assez de grains pour en fournir, non-seulement au peuple romain, mais à l’Italie entière ; des hommes nés dans cette île de Cérès, qui vit, dit-on, mûrir les premières moissons, avaient été trouvés réduits à ces alimens dont leurs ancêtres, par l’invention de l’agriculture, ont appris aux autres peuples à ne plus faire usage ! Vous étiez préteur, et des soldats siciliens avaient pour toute nourriture des racines de palmier, alors que des brigands se nourrissaient du froment de la Sicile ! Ô spectacle douloureux, à jamais déplorable ! la gloire de Rome et le nom du peuple romain ont, sous les yeux d’une multitude immense, été en butte à la risée des plus vils ennemis ! Un pirate, sur un misérable esquif, dans le port de Syracuse, s’est promené en triomphateur d’une flotte romaine, tandis que ses rameurs faisaient jaillir l’onde écumante jusque dans les yeux du plus inepte et du plus lâche des préteurs !

Après que les pirates furent sortis du port, non qu’ils éprouvassent la moindre crainte , mais parce que leur curiosité se trouvait satisfaite, on se mit à raisonner sur la cause d’un si grand désastre. Chacun disait, répétait hautement que, puisqu’on avait licencié une partie des soldats et des matelots, puisqu’on avait laissé ceux qui restaient périr de faim et de misère, tandis que le préteur passait les jours entiers à s’enivrer avec des courtisanes, on devait peu s’étonner d’un affront aussi sanglant, aussi désastreux. Ces reproches, ces imputations injurieuses pour Verrès, étaient confirmés dans les sociétés par les capitaines qui s’étaient retirés à Syracuse depuis la destruction de la flotte. Chacun d’eux nommait les hommes, de son bord qui avaient eu des congés. La chose était évidente ; il ne s’agissait point ici de simples inductions : la cupidité de Verrès était prouvée par des témoins irrécusables.

XXXIX. Notre homme est averti que, dans le forum et dans toutes les réunions, on passe la journée entière à questionner les capitaines sur la manière dont la flotte a été perdue ; que ceux-ci répondent et démontrent à qui veut les entendre que c’est aux congés des rameurs, au manque de vivres, à la lâcheté de Cléomène et à sa fuite, que ce malheur doit être attribué. Sachant qu’on tenait ces propos, voici l’expédient qu’il imagina : il avait prévu long-temps à l’avance qu’il serait traduit devant les tribunaux ; lui-même vous l’a dit, juges, dans la première action ; vous l’avez entendu. Il sentit qu’avec des témoins comme ces capitaines, il lui serait impossible de. ne point succomber. Il prit donc un parti absurde à la vérité, mais qui du moins ne blessait point l’humanité.

Cléomène et les capitaines reçoivent l’ordre de passer chez lui. Ils s’y rendent. Le préteur se plaint des propos qu’ils ont tenus sur son compte ; il les prie de s’en abstenir désormais, et de vouloir bien dire qu’ils avaient eu chacun sur leur bord autant de matelots qu’il en fallait, et qu’il n’y avait point eu de congés délivrés. Tous se montrent disposés à faire ce qu’il désire. Sans perdre un moment, il fait entrer ses amis, et demande devant eux à chaque capitaine combien il avait de matelots. Ceux-ci répondent conformément à la recommandation qui venait de leur être faite. Il dresse acte de leur déclaration, et, en homme prévoyant, le fait sceller du cachet de ses amis, comptant que, dans le cas d’une accusation, il pourrait, au besoin, user de cette pièce justificative. Il est à croire que ses conseillers lui firent sentir le ridicule de cette démarche, et l’avertirent qu’elle ne lui serait d’aucune utilité ; que même cet excès de précaution de la part d’un préteur ne pouvait qu’aggraver les soupçons. Déjà il avait employé plusieurs fois ce misérable expédient, et même il lui arrivait souvent de faire inscrire ou biffer officiellement ce qu’il voulait sur les registres publics ; mais il reconnaît enfin que de pareilles pièces ne peuvent lui servir, aujourd’hui que des actes, des témoins, des autorités irrécusables mettent ses crimes en évidence.

XL. Quand il vit que son procès-verbal ne lui serait d’aucun secours, il prit son parti, je ne dis pas en magistrat inique, ce qui serait du moins supportable, mais en tyran atroce et forcené. Il se persuada que, pour atténuer une inculpation dont il pensait bien qu’il ne pourrait entièrement se justifier, il fallait faire mourir tous les capitaines témoins de son crime. Mais une réflexion l’arrêtait : que faire de Cléomène ? comment punir ceux à qui j’ai ordonné d’obéir, et absoudre celui que j’ai chargé de commander ? comment envoyer au supplice des hommes qui ont suivi Cléomène, et faire grâce à Cléomène qui leur a enjoint de le suivre dans sa fuite ? comment user de rigueur envers des officiers qui n’avaient que des vaisseaux dégarnis, sans défense, et traiter avec indulgence celui dont la galère, à peu près suffisamment garnie, paraît avoir été la seule qui fût capable de résistance ? Que Cléomène périsse avec les autres. Mais la foi jurée ! et nos sermens mutuels ! et nos mains si tendrement unies ! et nos embrassemens (72) ! et cette tente sous laquelle nous avons fait ensemble le service de Vénus sur ce rivage consacré à nos plaisirs ! Il jugea donc impossible de ne pas sauver Cléomène. Il fait appeler Cléomène, lui dit qu’il a résolu de sévir contre tous les capitaines ; que, dans la situation périlleuse où il se trouve, son intérêt le veut, l’exige. Vous seul serez épargné, et, dût-on m’accuser d’inconséquence, je prendrai sur moi toute la faute, plutôt que d’être cruel à votre égard, ou de laisser vivre tant de témoins qui me perdraient. Cléomène lui rend grâces ; il approuve fort sa résolution, assure qu’il n’y a pas d’autre parti à prendre. Cependant il lui soumet une réflexion qui lui avait échappé ; c’est que Phalargue de Centorbe ne pouvait être envoyé comme les autres au supplice, attendu que ce capitaine était avec lui sur la galère de cette ville. Quoi donc ! s’écrie Verrès, je laisserai vivre un jeune homme d’une famille si distinguée, citoyen d’une ville si importante, pour qu’il dépose contre moi ! — Oui, pour le moment, dit Cléomène, puisqu’il le faut ; nous chercherons plus tard quelque moyen de nous en débarrasser.

XLI. Ce plan conçu et arrêté, Verrès sort brusquement du palais prétorien, ne respirant que le crime, la fureur et la cruauté. Il arrive au forum. Les capitaines sont mandés ; comme ils ne craignaient rien, ne soupçonnaient rien, tous viennent avec empressement. Ces malheureux, tout innocens qu’ils sont, se voient, d’après son ordre, chargés de fers. Ils réclament la justice du préteur (73) ; ils demandent ce qu’ils ont fait pour être ainsi traités. C’est, répond-il, pour a voir livré la flotte aux pirates. Le peuple se récrie, et s’étonne que Verrès soit assez impudent, assez audacieux, pour attribuer à autrui un désastre dont son avarice était la seule cause ; que, soupçonné lui-même d’être l’associé des brigands, il accuse les autres d’être leur complice ; enfin qu’il ne s’avise de cette accusation que quinze jours après la destruction de la flotte. Cependant tous les yeux cherchaient Cléomène, non pas que cet homme, de quelque manière qu’il se fût comporté, parût mériter qu’on le punît ; et véritablement que pouvait-il faire ? car je ne sais point accuser sans de justes raisons. Que pouvait-il faire, je le répète, avec des vaisseaux que l’avarice de Verrès avait dégarnis de leurs équipages ?. Bientôt on le voit s’asseoir à côté du préteur, et, selon son habitude, lui parler familièrement à l’oreille. Alors l’indignation devient générale, en voyant les plus honorables citoyens, investis de la confiance de leurs villes, chargés de chaînes, tandis que Cléomène, par cela même qu’il est le complice des turpitudes et des infamies du préteur, continue à vivre dans sa familiarité. Cependant on aposte, pour accuser les capitaines, Névius Turpion (74), qui, sous la préture de C. Sacerdos, avait été condamné pour ses méfaits. Ce personnage, bien digne en effet de servir l’audace de Verrès, était déjà connu comme son émissaire et son agent pour les dîmes, pour les accusations capitales, enfin pour toutes les vexations de ce genre.

XLII. On voit venir à Syracuse les pères et les proches parens de ces jeunes infortunés, à la première nouvelle du danger qui les menace. Ils voient leurs enfans courbés sous le poids des fers, et destinés à payer de leurs têtes l’avarice du préteur ; ils se présentent, ils les défendent, ils les justifient ; oui, Verrès, ils réclament, implorent votre justice, comme si vous possédiez, comme si vous aviez jamais connu cette vertu. Un père était devant vous, Dexion de Tyndaris, distingué par sa naissance, lui qui vous avait reçu dans sa maison, et que vous appeliez votre hôte. En voyant à vos pieds cet homme, que tous ces titres, que son malheur recommandaient à votre intérêt, ses larmes, sa vieillesse, le nom, les droits de l’hospitalité, ne purent donc rappeler un moment votre ame perverse à quelque sentiment d’humanité ? Mais pourquoi réclamer les droits de l’hospitalité ? ont-ils quelque pouvoir sur une bête féroce ? Quand on sait que, non content d’avoir pillé, sans y rien laisser, la maison de Sthenius de Thermes, son hôte, dans le temps même qu’il y logeait, Verrès suscita contre lui, en son absence, une accusation capitale, le condamna à mort sans avoir été entendu (75), peut-on demander qu’un pareil être connaisse les droits et les devoirs de l’hospitalité ? Est-ce d’un homme, d’un homme cruel que nous parlons ici, ou d’un monstre nourri de sang ? Les larmes d’un père qui vous implorait pour son fils innocent n’ont pu vous émouvoir ! Vous aviez laissé votre père à Rome, votre fils était auprès de vous, et la présence de ce fils n’a point réveillé dans votre cœur les douces émotions de la nature ! et l’éloignement de votre père n’a pas rendu plus touchans pour vous les accens de la tendresse paternelle !

Aristée, votre hôte, le fils de Dexion, était chargé de fers ! pourquoi ? — Il avait livré la flotte. — Comment ? — Il avait abandonné l’armée. — Mais Cléomène ? — Il s’était comporté en lâche. — Et pourtant vous aviez récompensé sa valeur d’une couronne d’or ? — Il avait licencié les matelots. — Mais vous aviez reçu l’argent de tous les congés ? Un autre père, Eubulide d’Herbite, très-distingué parmi les siens par son mérite et sa naissance, eut l’imprudence, en défendant son fils, d’inculper Cléomène : peu s’en fallut qu’on ne le dépouillât de ses vêtemens pour le battre de verges. Mais enfin que dire ? comment se justifier ? — Je ne veux point qu’on parle de Cléomène. — Ma cause m’y oblige. — Tu mourras, si tu le nommes. Or, l’on sait que Verrès n’a jamais fait de petites menaces. — Mais il n’y avait pas de rameurs. — Oh ! vous accusez le préteur ! qu’on m’abatte cette tête.— S’il n’est permis de parler ni du préteur, ni de son substitut dans une affaire qui roule tout entière sur ces deux hommes, à quoi donc faut-il s’attendre ?

XLIII. Heraclius de Ségeste fut également mis en cause. Sa famille était la plus illustre de cette ville. Daignez m’écouter, juges, avec la sensibilité qui vous caractérise ; ce seul trait vous fera connaître à quelles injustices, à quelles persécutions furent exposés nos alliés. Apprenez donc qu’Heraclius fut impliqué dans le procès, quoiqu’une ophthalmie très-grave l’eût empêché de s’embarquer, quoiqu’il fût resté à Syracuse avec l’autorisation de son commandant et par congé. Celui-là, bien certainement, ne livra pas la flotte ; il n’a pas fui lâchement, il n’a pas abandonné l’armée. S’il en eût été autrement, on aurait noté son absence coupable au moment où la flotte partit de Syracuse. Il fut cependant mis en cause comme un coupable pris en flagrant délit, bien que la calomnie ne pût même inventer contre lui un prétexte d’accusation.

Parmi ces capitaines, se trouvait un citoyen d’Héraclée, nommé Furius (car nombre de Siciliens portent des noms latins). Cet officier était connu seulement de ses concitoyens pendant sa vie ; sa mort l’a rendu célèbre par toute la Sicile. Animé d’un courage indomptable, non-seulement il brava le préteur (sûr de mourir, qu’avait-il à ménager ? ), mais en présence de la mort, sous les yeux de sa tendre mère, qui, baignée de larmes, passait les jours et les nuits dans son cachot, il écrivit son apologie. Dans toute la Sicile, il n’est pas un seul homme qui n’en ait une copie, pas un seul qui ne l’ait lue, pas un seul qui n’y trouve la preuve de votre scélératesse et de votre barbarie. On y voit le nombre des matelots que sa ville avait fournis, le nombre et le prix des congés qui ont été délivrés, le nombre des marins qui étaient restés sur son bord. Ces détails, Furius les donne également pour tous les autres vaisseaux ; et, lorsqu’il osa les dénoncer devant votre tribunal, on lui frappa les yeux à coups de verges. Mais, si près de la mort, cet homme courageux pouvait braver la douleur : d’une voix forte il répétait ces mots qui sont écrits dans son Mémoire : « C’est le comble de l’indignité que les caresses d’une femme impudique aient eu plus de pouvoir sur vous pour sauver Cléomène, que les larmes d’une mère pour obtenir la vie de son fils. » Je vois encore dans cette apologie une prédiction qui vous regarde, juges ; et si le peuple romain vous a bien connus, juges, ce n’est pas en vain qu’il l’aura faite en mourant : « Verrès, disait-il, peut faire mourir les témoins ; mais leur sang n’effacera point ses crimes. Du fond des enfers, ma voix se fera entendre avec plus de force à des juges intègres, que si je paraissais vivant à leur tribunal. Vivant, je ne pourrais prouver que ton avarice ; mais la mort cruelle que tu vas me faire subir déposera de ta scélératesse, de ton audace, de ta cruauté. » Furius ajoutait ces admirables paroles : « Quand le jour de la justice arrivera pour toi, Verrès, tu ne verras pas seulement une foule de témoins déposer contre toi, mais, envoyées par les dieux Mânes, les Euménides vengeresses de l’innocence (76), les Furies qui poursuivent le crime, présideront à ta condamnation. Quant à moi, je vois sans effroi le coup fatal ; j’ai déjà vu le tranchant de tes haches, le visage et le bras de Sestius, ton bourreau, lorsqu’en présence de tant de Romains il faisait, par ton ordre, tomber les têtes de tes concitoyens. » Que vous dirai-je enfin, juges ? cette liberté que vous aviez donnée à vos alliés, Furius en usa dans toute sa plénitude, au milieu des tourmens d’un supplice réservé aux esclaves.

XLIV. Verrès les condamne tous, de l’avis de son conseil ; mais, dans une cause de cette importance, qui intéressait tant d’hommes et de citoyens, il n’avait appelé auprès de lui ni son préteur P. Vettius, ni P. Cervius, son lieutenant, homme du plus grand mérite, et que, depuis, il a le premier récusé pour juge dans le procès qui nous occupe, par la raison même que, pendant sa préture, il avait été revêtu de la lieutenance en Sicile. Il les condamna donc tous, après avoir pris l’avis de tous les brigands qui composaient sa suite. Représentez-vous la consternation des Siciliens, de ces alliés si anciens et si fidèles, que nos ancêtres ont comblés de tant de bienfaits : il n’y en avait pas un seul qui ne tremblât pour sa fortune et pour sa vie. Comment la clémence du peuple romain, la douceur de son gouvernement, s’étaient-elles changées en un excès de cruauté et de barbarie ? Quoi ! tant de malheureux condamnés tous en masse, et sans être convaincus d’aucun délit ! un magistrat prévaricateur qui cherche ainsi la justification de ses vols dans la mort si peu méritée de tant d’innocens ! Il semble impossible, juges, de rien ajouter à tant de scélératesse, de démence, de cruauté, et l’on a raison de le croire ; car, si l’on veut comparer Verrès à tous les autres scélérats, combien il les a tous laissés loin derrière lui !

Mais c’est avec lui-même qu’il dispute de crimes : toujours il s’étudie à surpasser son dernier forfait par un nouvel attentat. Je vous ai dit que Cléomène avait fait excepter de la condamnation Phalargue de Centorbe, parce qu’il montait avec lui le vaisseau amiral. Cependant, comme ce jeune homme avait montré quelque crainte en voyant que sa cause était la même que celle de tant d’innocentes victimes, Timarchide alla le trouver ; il lui dit qu’il n’avait rien à craindre de la hache, mais que les verges pourraient l’atteindre, qu’il y prît garde. Qu’arriva-t-il ? Ce jeune homme vous a déclaré, et vous l’avez entendu, qu’il eut si peur des verges, qu’il compta une somme d’argent à Timarchide.

Mais ce sont là des bagatelles, quand il s’agit d’un pareil accusé. Le capitaine d’une ville célèbre s’est racheté du fouet à prix d’argent ; rien n’est plus naturel : un autre a payé pour n’être point condamné ; c’est ce qui se voit tous les jours (77). Non, le peuple romain ne veut pas voir intenter à Verres des accusations rebattues (78) ; ce sont des horreurs nouvelles, des attentats inouïs qu’il attend de lui ; car il pense que ce n’est pas sur un préteur de la Sicile que vous allez aujourd’hui prononcer, mais sur le plus abominable des tyrans.

XLV. Les condamnés sont enfermés dans la prison. Le jour de leur supplice est fixé : on le commence dans la personne de leurs parens, déjà si malheureux. On les empêche d’arriver jusqu’à leurs fils ; on les empêche de leur porter de la nourriture et des vêtemens. Ces malheureux pères que vous voyez devant vous, juges, restaient étendus sur le seuil de la prison. Les mères éplorées passaient les nuits auprès du guichet fatal qui les privait des derniers embrassemens de leurs fils ; elles demandaient pour toute faveur qu’il leur fût permis de recueillir le dernier soupir de ces chers enfans. À la porte veillait l’inexorable geolier, le bourreau du préteur, la mort et la terreur des alliéset des citoyens, le licteur Sestius (79), qui levait une taxe sur chaque gémissement, sur chaque douleur. — Pour entrer, disait-il, vous me donnerez tant (80), tant pour introduire ici des alimens. Personne ne s’y refusait. — Et vous, combien me donnerez-vous pour que je fasse mourir votre fils d’un seul coup ? combien pour qu’il ne souffre pas long-temps ? combien pour qu’il ne soit pas frappé plusieurs fois ? combien pour que je l’expédie sans qu’il le sente, sans qu’il s’en aperçoive ? Et ces affreux services, il fallait encore les payer au licteur !

Ô douleur amère, intolérable ! affreuse, étrange destinée ! Des pères, des mères, obligés d’acheter, non pas la vie de leurs enfans, mais pour eux une mort plus prompte. Que dis-je ? ces jeunes condamnés transigeaient eux-mêmes avec Sestius pour qu’il leur tranchât la vie d’un seul coup ! Des fils demandaient à leurs pères, comme un dernier bienfait, qu’ils donnassent de l’argent au licteur, pour qu’il abrégeât leur supplice ! Que d’horribles tourmens imaginés contre les pères et contre les familles ! qu’ils sont multipliés ! Mais si du moins la mort en était le terme ! Il n’en sera pas ainsi. La cruauté peut-elle donc aller encore au delà ? Elle en trouvera le moyen. Lorsque leurs fils seront tombés sous la hache, lorsqu’ils auront perdu la vie, leurs cadavres seront jetés aux bêtes féroces. Si cette idée révolte le cœur d’un père, qu’il achète avec de l’or le droit d’ensevelir son fils.

Un Ségestain distingué par sa naissance, Onasus, vous a déclaré qu’il avait compté une somme considérable à Timarchide pour la sépulture d’Heraclius, capitaine de navire. Ici vous ne pouvez dire, Verrès : Mais ces gens-là sont des pères irrités d’avoir perdu leurs fils. — C’est un homme du premier rang, un homme très-considéré qui parle, et ce n’est point de son fils qu’il parle. Est-il d’ailleurs un Syracusain qui, à cette époque, n’ait entendu raconter, qui n’ait su que ces marchés pour la sépulture se traitaient entre Timarchide et les condamnés encore vivans ? Ne conversaient-ils pas publiquement avec Timarchide ; et les parens de tous n’étaient-ils pas présens à ces conventions ? Ne faisait-on pas prix pour les funérailles d’hommes encore pleins de vie ? Les préliminaires ainsi réglés, et toutes difficultés levées, les victimes sont conduites sur la place, on les attache au poteau.

XLVI. Quel autre que vous eut alors le cœur assez dur, assez impitoyable, assez farouche, pour n’être pas touché de leur jeunesse, de leur naissance, de leur affreuse destinée ? Y eut-il un seul homme qui ne fondît en larmes, un seul qui ne vît dans leur calamité, non pas une infortune qui leur fût personnelle, mais la destruction, mais le glaive de la mort suspendu sur toutes les têtes ? La hache frappe ; tous gémissent, et votre joie éclate; vous triomphez, vous vous applaudissez d’avoir anéanti les témoins de votre avarice. Vous vous trompiez, Verrès ; oui, vous vous trompiez cruellement, en croyant effacer dans le sang de l’innocence la trace de vos brigandages et de vos infamies. Aveuglé par la folie, vous couriez à votre perte, lorsque vous pensiez que votre cruauté ferait disparaître les plaies faites par votre avarice. Les témoins de vos crimes ne sont plus, mais leurs parens vivent ; ils vivent, pour vous punir et pour les venger. Que dis-je ? plusieurs de ces capitaines respirent encore ; les voilà, ils sont devant vous. La fortune n’a soustrait tant d’innocens au supplice, que pour qu’ils assistassent à votre condamnation.

Voyez Philargue d’Halunce, qui, pour n’avoir pas fui avec Cléomène, fut accablé par les pirates, et devint leur prisonnier : du moins son malheur le sauva. Si les corsaires ne l’eussent pris, il serait tombé au pouvoir du bourreau de nos alliés. Il dépose des congés vendus aux matelots, de la disette de vivres, de la fuite de Cléomène. Voici également Phalargue de Centorbe, né au premier rang dans une des premières villes de la Sicile. Sa déposition est la même ; elle ne diffère dans aucune circonstance.

Au nom des dieux immortels, juges ! qui vous retient encore sur vos sièges ? quels peuvent être vos sentimens en écoutant ces horreurs ? Ma raison s’est-elle égarée ? suis-je trop sensible à cette grande calamité, trop indigné du désastre de nos alliés ? Est-ce que les tourmens affreux, est-ce que le désespoir de tant d’innocens ne vous pénètrent pas d’une douleur aussi profonde ? Pour moi, lorsque je dis que le capitaine d’Herbite, que celui d’Héraclée, ont été frappés de la hache, je crois avoir encore présent à mes yeux leur épouvantable supplice.

XLVII. Ainsi les habitans de ces cantons, les laboureurs de ces champs qui, fécondés par leurs sueurs et par leurs travaux, fournissent tous les ans au peuple romain de si abondantes moissons ; des hommes élevés et nourris par leurs pères dans l’espoir de vivre sous l’abri protecteur de notre puissance et de notre justice, étaient donc réservés à l’atroce tyrannie de ce monstre, à sa hache homicide ! Quand je songe au sort du capitaine de Tyndaris et de celui de Ségeste, les privilèges et les services de leurs villes se retracent à ma pensée. Ces villes, que Scipion l’Africain avait cru devoir orner des plus riches dépouilles de nos ennemis, ont donc vu l’exécrable Verrès leur enlever, non-seulement ces honorables décorations, mais leurs plus nobles citoyens ! Que les Tyndaritains se fassent maintenant gloire de répéter : « Nous n’étions pas des dix-sept peuples de la Sicile (81). Dans toutes les guerres puniques et siciliennes, nous nous sommes montrés constamment fidèles et dévoués au peuple romain. Toujours le peuple romain a trouvé chez nous les subsides de la guerre et les heureux fruits de la paix. » Il faut en convenir, ces titres les ont merveilleusement servis sous l’administration de ce tyran !

« Scipion, leur répondrait Verrès, Scipion conduisit vos marins contre Carthage ; aujourd’hui Cléomène conduit contre les pirates vos marins presque sans équipages. Scipion l’Africain partageait avec vous les dépouilles des ennemis et les trophées de sa gloire ; moi je vous dépouillerai, et quand j’aurai fait de votre vaisseau la proie des corsaires, vous serez traités en ennemis. » Et cette affinité qui nous unit aux Ségestains, cette affinité non-seulement fondée sur des monumens et consacrée par la tradition, mais resserrée et fortifiée par tant de services, quel avantage en ont-ils recueilli sous sa préture ? Hélas ! un jeune homme de la plus haute naissance, un fils irréprochable, s’est vu enlevé à son père, arraché des bras d’une mère éplorée, pour être livré aux mains du bourreau Sestius. Cette ville, à qui nos ancêtres accordèrent un territoire si étendu et si fertile ; cette ville, qu’ils ont affranchie de toute contribution, malgré les droits que lui donnaient auprès de vous les titres sacrés de l’affinité, de la fidélité, de l’alliance la plus antique, n’a pas même eu le crédit d’obtenir la vie d’un de ses citoyens les plus honorables et les plus vertueux.

XLVIII. Quel sera désormais le sort de nos alliés (82) ! De qui imploreront-ils le secours ? Quelle espérance enfin pourra les attacher à la vie, si vous les abandonnez ? Viendront-ils au sénat demander le châtiment de Verrès ? ni l’usage ni les attributions du sénat ne le permettent. Auront-ils recours au peuple romain ? le peuple s’excusera facilement ; il dira qu’il existe une loi protectrice des alliés ; que c’est vous, juges, qu’il a chargés de la faire exécuter et d’en poursuivre les infracteurs. Ce tribunal est donc leur seul asile ; c’est leur port, leur forteresse ; c’est l’autel qu’ils doivent embrasser. Ils ne s’y présentent pas, comme ils l’ont fait tant de fois, pour redemander leurs propriétés ; non, ils ne réclament point aujourd’hui l’argent, l’or, les étoffes, les esclaves, ni les décorations de leurs villes et de leurs temples. Ils craignent, dans leur simplicité, que ces rapines ne soient tolérées, peut-être même autorisées par le peuple romain. Depuis bien des années, en effet, nous souffrons, et nous voyons en silence quelques individus absorber l’or de toutes les nations ; et nous paraissons d’autant mieux y consentir et le permettre, qu’aucun de ces déprédateurs ne se cache, aucun ne se met en peine de voiler du moins sa cupidité. Rome, si magnifique et si richement décorée, n’offre pas une statue, pas un tableau qui ne soit le fruit de ses victoires ; mais les maisons de plaisance de ces déprédateurs sont ornées et remplies des dépouilles les plus précieuses de nos plus fidèles alliés. Où pensez-vous que soient les trésors de tant de nations aujourd’hui réduites à l’indigence ? Athènes, Pergame, Cyzique, Milet, Chios, Samos, et l’Asie, et l’Achaïe, et la Grèce, et la Sicile, ne sont-elles pas comme englouties dans un petit nombre de maisons de plaisance ? Mais ces richesses, je le répète, vos alliés y renoncent, et s’abstiennent de les réclamer : c’est assez pour eux d’avoir mérité, par leurs services et leur fidélité, d’être à l’abri de toute spoliation autorisée par le peuple romain. Du reste, si jadis il leur était difficile de se défendre contre la cupidité de quelques scélérats, du moins ils pouvaient en quelque sorte y suffire : aujourd’hui il ne leur reste ni le moyen d’y résister ni celui de la satisfaire. Aussi ne s’inquiètent-ils nullement de leurs intérêts pécuniaires ; ils ne sollicitent du tribunal aucune restitution ; ils abandonnent l’objet de la cause ; ils en font un entier sacrifice. C’est dans cet état de dénuement qu’ils se présentent à vous. Voyez, voyez, juges, ces lambeaux souillés de fange qui couvrent nos alliés !

XLIX. Sthenius de Thermes, que voici présent, les cheveux épars et en vêtemens de deuil, a vu sa maison entièrement spoliée ; et cependant, Verrès, il ne parle point de vos brigandages : la seule chose qu’il redemande, c’est lui-même, c’est sa propre conservation : car votre scélératesse et vos fureurs l’ont tout-à-fait banni d’une patrie où ses vertus et ses services l’avaient placé au premier rang. Et Dexion, il ne vient pas non plus réclamer ce que vous avez pris soit à la ville de Tyndaris, soit à lui-même ; mais son fils, unique gage de sa tendresse ; son fils innocent et vertueux, voilà ce qu’il réclame. Ce ne sont point les restitutions et dommages qui vous seront imposés qu’il veut emporter avec lui, mais bien votre condamnation capitale, comme une consolation pour les mânes de son fils (83). Enfin Eubulide, que vous voyez courbé sous le poids des années, n’a pas entrepris, au terme de sa vie, un si long et si pénible voyage pour recueillir quelques débris de sa fortune, mais pour que ses yeux, qui ont vu la tête sanglante de son fils, deviennent enfin témoins de votre supplice.

Si L. Metellus l’eût permis, juges, et les mères, et les femmes, et les sœurs de ces déplorables victimes seraient ici présentes. L’une d’elles, lorsque j’arrivai de nuit à Héraclée, l’une d’elles vint au devant de moi, à la lueur d’un grand nombre de flambeaux, accompagnée de toutes les respectables matrones de cette ville. Je l’ai vue prosternée à mes pieds ; elle m’appelait son sauveur, et vous, Verrès, son bourreau. Mon fils ! mon fils ! s’écriait elle, comme si j’avais pu lui rendre son fils, et le rappeler des enfers. Partout les vieillards et les enfans sollicitaient le secours de mon zèle, tous imploraient et votre justice et votre humanité.

Voilà, juges, voilà les plaintes que la Sicile m’a recommandé surtout de vous faire entendre. Ce sont les larmes de cette province, et non un vain désir de gloire, qui m’ont conduit devant vous. J’ai voulu qu’une injuste condamnation, la prison, les chaînes, les verges, les haches, les tortures de nos alliés, le sang de l’innocence, la sépulture des morts, la douleur des pères et le deuil des familles, ne pussent être désormais pour nos magistrats l’objet d’un exécrable trafic. Si les Siciliens sont délivrés de cette crainte par la condamnation du coupable, si j’obtiens de vous un jugement sévère qui dissipe leurs alarmes, j’aurai satisfait à mon devoir, et rempli le vœu de ceux qui m’ont confié ce grand intérêt.

L. Ainsi, Verrès, s’il se trouve un orateur qui entreprenne de justifier votre expédition navale, que, dans son plaidoyer, il abandonne les lieux communs étrangers à la cause ; qu’il ne dise pas que je vous impute les torts de la fortune, que je vous fais un crime d’avoir été malheureux, que je vous reproche la perte d’une flotte, lorsque tant de braves généraux ont été trahis sur l’un et l’autre élémens par les hasards de la guerre. Non, je ne vous rends point responsable des torts de la fortune. Il est inutile que vous retraciez les désastres des autres généraux, il est inutile que vous rassembliez les débris de leurs naufrages. Je dis que les vaisseaux étaient sans équipage ; que la plupart des rameurs et des matelots avaient eu leur congé ; que tous ceux qui restaient ont été réduits à se nourrir de racines de palmier ; qu’un Sicilien a commandé une flotte du peuple romain ; que nos plus fidèles alliés, nos amis les plus constans, ont été soumis aux ordres d’un Syracusain ; que, pendant toute cette expédition, et plusieurs jours auparavant, vous êtes resté sur le rivage avec d’infâmes courtisanes, plongées comme vous dans l’ivresse. Voilà ce que je dis, et sur tous ces faits je produis des preuves et des témoins.

Est-ce là insulter à votre malheur ? est-ce là vous ôter la ressource d’accuser la fortune ? est-ce là vous attribuer, vous reprocher les hasards de la guerre ? Après tout, pour ne point s’entendre imputer les coups de la fortune, il faut du moins avoir bravé son inconstance, il faut s’être exposé à ses caprices. Mais la fortune n’a point eu de part à votre désastre. C’est sur le champ de bataille, et non pas à table, que l’on tente le sort des armes, que l’on en court les dangers. Ici nous pouvons dire que c’est de Vénus et non point de Mars que vous avez éprouvé les caprices. Si l’on ne doit pas vous imputer les torts de la fortune, pourquoi n’a-t-elle pas été à vos jeux un titre à l’indulgence lorsque vous avez jugé des hommes innocens ?

Dispensez-vous aussi de répondre que, pour vous accuser et pour vous rendre odieux, je me prévaux d’une peine établie par nos ancêtres, et que vous avez appliquée en faisant décapiter des coupables. Ce n’est point sur le genre du supplice que porte mon accusation ; je ne prétends pas qu’il ne faille jamais se servir de la hache ; je ne dis pas qu’on doive ôter à la discipline militaire le frein de la terreur, au commandement la sévérité, à la lâcheté l’opprobre du châtiment. J’avoue que très-souvent nos alliés, très-souvent même nos concitoyens et nos soldats, ont subi les châtimens les plus rigoureux. Ainsi vous pouvez encore vous épargner l’emploi de ce moyen.

LI. Oui, la faute n’en est point aux capitaines, mais à vous seul, Verrès ; je le démontre. Oui, vous avez vendu des congés aux soldats et aux rameurs ; ce fait, tous les capitaines qui ont échappé à vos fureurs l’attestent ; ce fait, la commune de Netum, notre alliée, l’atteste ; ce fait, Herbite, Amestra, Enna, Agyrone, Tyndaris, l’attestent ; ce fait, votre témoin, votre général, votre hôte, Cléomène enfin, l’atteste. Il déclare avoir pris terre à Pachynum, pour tirer des soldats de la garnison, afin de les distribuer sur ses vaisseaux, ce qu’il n’aurait pas fait sans doute si les équipages avaient été au complet ; car, lorsqu’un vaisseau est monté comme il doit l’être de rameurs et de soldats, il est impossible d’y admettre, non pas quelques hommes, mais un seul homme de plus. Je dis en outre que les marins qui restaient à bord ont manqué de tout, et que peu s’en est fallu qu’ils ne soient morts de misère et de faim. Je dis que tous les capitaines étaient innocens, ou que si quelqu’un devait être inculpé, ce devait être celui qui avait le meilleur vaisseau, le plus de matelots et le commandement en chef ; ou enfin, que si tous ont manqué à leur devoir, Cléomène n’a pas dû assister comme spectateur à la mort et aux tortures de ses complices. Je dis enfin que leur supplice, eût-il été juste, on ne pouvait sans crime lever une taxe sur les larmes, sur la douleur, sur le coup de la mort, sur les funérailles et la sépulture.

Si donc vous voulez me répondre, dites que la flotte était bien équipée et bien armée, qu’il n’y manquait pas un soldat, qu’aucun banc n’était dégarni, que les rameurs avaient des vivres en abondance, que les capitaines ont menti, que tant de communes respectables ont menti, que la Sicile entière a menti ; que Cléomène est un fourbe d’avoir déclaré être descendu au fort de Pachynum pour y prendre des troupes ; que ce n’est pas de troupes, mais de courage que les capitaines ont manqué ; qu’ils ont abandonné Cléomène au moment où ce général combattait vaillamment, et que personne n’a reçu d’argent pour la sépulture. Si c’est là ce que vous dites, je vous confondrai ; si vous dites autre chose, vous ne m’aurez pas répondu.

LII. Oserez-vous dire encore : « Ce juge est mon ami intime, cet autre est l’ami de mon père ? » Non, Verrès, plus on a de rapport avec vous, plus on doit rougir des accusations qui pèsent sur vous. L’ami de votre père ! Ah ! si votre père lui-même était votre juge (84), au nom des dieux, que pourrait-il faire, lorsqu’il vous dirait : « Tu étais préteur dans une province du peuple romain, et, lorsque tu avais à soutenir une guerre maritime, tu as, durant trois années de suite, dispensé les Mamertins de fournir le vaisseau qu’en vertu de leur traité ils devaient à la république ; et ces mêmes Mamertins t’ont donné un très grand navire de charge, construit aux frais de leur ville, pour ton usage particulier. Tu as mis les villes à contribution, sous prétexte d’équiper une flotte ; tu as licencié les matelots pour de l’argent ; ton questeur et ton lieutenant avaient pris un vaisseau sur les pirates, tu as soustrait leur capitaine à tous les regards, tu as fait périr sous la hache des hommes qu’on disait citoyens romains, et que beaucoup de personnes ont reconnus pour tels ; tu as osé receler des pirates dans ta maison ; c’est de ta maison que tu as fait sortir aujourd’hui leur chef pour comparaître devant les juges. Dans une province si belle, au milieu de nos plus fidèles alliés, sous les yeux des plus honorables citoyens romains, tandis que tout le monde était en crainte et la Sicile en péril, tu as passé plusieurs jours de suite mollement couché sur le rivage, et entièrement livré aux plaisirs de la table. Pendant ces longues orgies, nul n’a pu t’aborder dans ton palais, ni te voir au forum. C’était à ces festins qu’on voyait s’asseoir à tes côtés les épouses de nos alliés et de nos amis ; et parmi ces femmes dissolues tu plaçais ton fils, mon petit-fils, à peine sorti de l’enfance, afin que, dans un âge si faible, si facile à corrompre, il eût devant les yeux l’exemple des déréglemens de son père. Tu étais préteur, et tu marchais au milieu de la province en tunique et en manteau de pourpre ! Pour faciliter tes impudiques amours, tu as ôté le commandement de la flotte au lieutenant du peuple romain, pour en revêtir un Syracusain ; tes soldats ont manqué de vivres, ils ont manqué de blé au sein de la Sicile ! Grâce à ton incontinence, à ton avarice, des brigands ont pris, ont incendié une flotte du peuple romain. Un port où, depuis la fondation de Syracuse, nul ennemi n’avait pu pénétrer, a vu pour la première fois des pirates voguer librement dans ses eaux ; et tu étais préteur ! Loin de dissimuler ces affronts, de les ensevelir dans le silence, de les effacer, s’il était possible, de la mémoire des hommes, tu as, sans aucune forme juridique, arraché de braves capitaines des bras de leurs pères, qui étaient tes hôtes, pour les traîner à la mort et les livrer aux tortures. En vain, dans leur désespoir, ces malheureux parens, tout en larmes, te suppliaient au nom de ton père ; ton cœur ne s’est point ému ; tu t’es baigné avec délices dans le sang de l’innocence. Que dis-je ? le sang a été pour toi une source de lucre ! » Si votre père, Verres, vous parlait ainsi, pourriez-vous lui demander grâce ? pourriez-vous espérer son pardon ?

LIII. J’en ai fait assez pour les Siciliens (85), assez pour mon devoir, assez pour mes obligations, pour le ministère confié à mes soins, et accepté par mon zèle. Il me reste à plaider une autre cause, que je ne me suis pas engagé à défendre, mais que j’entreprends par une conviction intime. On n’est pas venu me la confier ; un sentiment naturel, et qui soulève toutes les puissances de mon âme, me porte à m’en charger ; car elle a pour objet, non le salut des alliés, mais celui des citoyens romains, c’est-à-dire la vie, le sang de tous tant que nous sommes. Ici, n’attendez pas que je multiplie les preuves, comme si les faits pouvaient être douteux. Ce que je dirai du supplice de nos concitoyens sera si évident, si notoire, que je pourrais appeler en témoignage la Sicile entière ; car cette frénésie, qui est la compagne inséparable de la scélératesse et de l’audace, avait tellement bouleversé l’âme forcenée de ce monstre, l’avait frappé d’une démence si complète, que les châtimens réservés à des esclaves convaincus de crimes, jamais il n’hésitait à les infliger à des citoyens romains, en pleine assemblée, sous les yeux de tout un peuple. Qu’est-il besoin de faire l’énumération de tous ceux qui ont été battus de verges pendant sa préture ? nul n’en fut exempt ; aussi le bras du licteur se portait sur eux de lui-même, comme par habitude, et sans attendre que Verrès en eût donné le signal.

LIV. Pouvez-vous nier que, dans le forum de Lilybée, en présence d’une très-nombreuse assemblée, C. Servilius, citoyen romain, ancien négociant de Panorme, fut, devant votre tribunal, si cruellement frappé de verges et de fouets, qu’il tomba mourant à vos pieds ? Niez, Verrès, ce premier fait, si vous l’osez : il n’y a personne à Lilybée qui ne l’ait vu, personne dans toute la Sicile qui ne l’ait su. Oui, je le répète, un citoyen romain est tombé à vos pieds sous les coups de vos licteurs. Et pour quelle raison, dieux immortels ! Mais je fais injure à la cause commune, aux droits de cité, en demandant pour quel motif Servilius a éprouvé un traitement si barbare, comme si quelque motif pouvait justifier un tel attentat contre un citoyen romain ! Pardonnez-le-moi, juges ; ce sera le seul attentat de cette espèce dont je rechercherai le motif. Qu’avait donc fait Servilius ? Il s’était expliqué un peu librement sur la perversité de Verres et sur sa vie infâme. Aussitôt Verrès le fait citer par un esclave de Vénus à comparaître à Lilybée. Servilius obéit. Quoiqu’il n’existât contre lui ni action ni demande, le préteur veut qu’il consigne deux mille sesterces (86), qui resteront au profit du premier licteur, s’il ne se disculpe point d’avoir dit que Verres s’était enrichi de rapines. En même temps il déclare que l’affaire sera jugée par des commissaires tirés de sa suite. Servilius les récuse ; et, puisque personne ne l’accuse, il supplie le préteur de ne point le livrer à des juges qui ne pourraient être sans partialité. Comme il insistait avec beaucoup de chaleur, les six licteurs (87) l’entourent, hommes très-robustes et très-exercés à battre les gens. Ils le frappent à coups redoublés. Ce n’est pas assez. Le premier licteur, Sestius, dont j’ai parlé souvent, retourne son faisceau, et lui en assène avec force des coups sur le visage. Le malheureux avait la bouche et les yeux pleins de sang ; il tombe ; les bourreaux le voient étendu sur la terre, et ils ne continuent pas moins de lui meurtrir les flancs, afin de lui arracher la promesse de consigner. Dans cet état horrible, on l’emporte comme mort ; bientôt après il n’était plus. Cependant notre pieux adorateur de Vénus, l’aimable et galant Verrès, fit prendre sur les biens de Servilius de quoi faire un Cupidon d’argent massif, qu’il plaça dans le temple de la déesse ; car c’était toujours aux dépens des honnêtes gens qu’il acquittait les vœux de ses orgies nocturnes.

LV. Mais à quoi bon rappeler en détail les supplices d’autres citoyens romains, plutôt que de vous les présenter en masse dans un même tableau ? pourquoi ne pas dire : Cette prison, que le plus cruel des tyrans, que l’impitoyable Denys avait fait construire à Syracuse, et qu’on nomme les Carrières, fut, pendant la préture de Verrès, le domicile des citoyens romains. Malheur à qui lui déplaisait, à qui lui avait blessé la vue ! il était à l’instant jeté dans les Carrières. Juges, votre indignation éclate, et déjà vous l’avez signalée lorsque, dans les premiers débats, vous entendîtes, sur ces faits, la déposition des témoins. Vous pensez que les droits de la liberté doivent être sacrés, non pas seulement à Rome, dans ces murs où résident les tribuns du peuple et tous les autres magistrats ; où nous voyons ce forum entouré de tribunaux ; où l’autorité du sénat et la majesté du peuple romain commandent le respect ; mais en quelque contrée de la terre, chez quelque peuple que les droits d’un Romain soient violés, vous regardez cette offense comme un attentat à la liberté, à l’honneur, à la souveraineté de la république.

C’est dans une prison destinée aux étrangers, aux malfaiteurs, aux criminels, dans la prison des pirates et des ennemis de la patrie, que vous avez osé, Verrès, enfermer un si grand nombre de citoyens romains ! Quoi ! n’avez-vous jamais songé aux tribunaux, aux comices, à cette foule immense, qui dans ce moment jette sur vous des regards courroucés, menaçans ; à la majesté du peuple romain, que vous outragiez en son absence ? Le spectacle imposant de cette foule qui vous environne aujourd’hui n’a donc jamais arrêté vos yeux ni votre pensée ? vous comptiez donc ne plus jamais reparaître devant vos concitoyens, ne jamais vous montrer dans le forum, où se rassemble le peuple romain, ne retomber jamais ici sous le pouvoir des lois et des tribunaux ?

LVI. Mais pourquoi cette fureur de répandre le sang ? quel motif l’excitait à tant de crimes ? Aucun autre, juges, que de mettre en pratique un système de brigandage extraordinaire et nouveau. Les poètes nous représentent des brigands postés à l’entrée des golfes (88), sur des promontoires ou sur des roches escarpées, afin de massacrer les navigateurs jetés sur leurs côtes. Ainsi Verrès, de toutes les parties de la Sicile, promenait au loin sur la mer ses avides regards. Dès qu’un vaisseau arrivait de l’Asie, de la Syrie, de Tyr, d’Alexandrie, ou de quelque autre lieu, ses agens s’en emparaient ; à l’instant tout l’équipage était jeté pêle-mêle dans les carrières.— Et la cargaison, les marchandises ? — On les portait au palais du préteur. Ainsi, après tant de siècles (89), la Sicile se retrouvait en proie à la rage, non pas d’un autre Denys, d’un second Phalaris, car cette île fut long-temps féconde en tyrans féroces ; mais d’un monstre de la nature de ceux qui, dans les siècles antiques, avaient ravagé cette malheureuse contrée. Non, je ne crois point que Charybde et Scylla aient été dans leur détroit plus terribles aux nautonniers. Verrès se faisait d’autant plus redouter, qu’il avait autour de sa personne des chiens (90) beaucoup plus nombreux et bien autrement robustes. Nouveau Cyclope, mais cent fois plus malfaisant que le premier, il occupait l’île entière. L’autre, du moins, n’occupait que l’Etna et la partie de la Sicile qui environne cette montagne.

De quel prétexte enfin colorait-il son affreuse cruauté ? Du même que son défenseur ne manquera pas d’alléguer. Tous ceux qui abordaient en Sicile avec quelques richesses, étaient, à l’entendre, des soldats de Sertorius échappés de Dianium (91). En vain, pour se mettre à l’abri du péril, ils présentaient, ceux-ci de la pourpre de Tyr, ceux-là de l’encens, des essences, des étoffes de fin ; plusieurs des pierreries et des perles ; quelques-uns des vins grecs ou des esclaves achetés en Asie, afin que, par les objets de leur commerce, on pût juger des lieux d’où ils venaient. Ils n’avaient pas prévu que les preuves mêmes qu’ils donnaient de leur innocence seraient la cause de leur danger ; car Verrès prétendait que ces marchandises provenaient de leur association avec les pirates. En conséquence, il les envoyait aux carrières. Quant aux vaisseaux et à la cargaison, il avait bien soin de les mettre en réserve.

LVII. D’après ce monstrueux système, lorsque la prison se trouvait encombrée de commerçans, il employait le moyen que vous a signalé L. Suetius, chevalier romain des plus distingués, et tous les témoins vous l’attesteront également : il faisait décapiter ces citoyens romains dans la prison, au mépris de toutes les lois. Ils avaient beau crier : Je suis citoyen romain (92) ce cri puissant, qui pour tant d’autres fut souvent un titre d’assistance et de salut aux extrémités de la terre et parmi les nations les plus barbares, ne servait qu’à accélérer leur supplice, et à rendre leur mort plus affreuse. Ici, Verrès, que prétendez-vous me répondre ? Que j’en impose, que j’invente, que j’exagère ? Oserez-vous le dire, même par l’organe de vos défenseurs ? Greffier, lisez ce registre des Syracusains, qu’il garde si précieusement, comme une pièce rédigée au gré de ses désirs. Qu’on lise le journal de la prison, où sont consignés avec exactitude et le jour de l’entrée de chaque détenu, et celui de sa mort ou de son exécution. Registre des Syracusains.

Juges, vous voyez des Romains jetés pêle-mêle dans les carrières ; vous voyez vos concitoyens entassés en foule dans le plus horrible gouffre. Cherchez maintenant les traces de leur sortie ; il n’en existe aucune. Tous sont-ils morts naturellement ? Quand Verrès pourrait le dire, on ne le croirait pas ; et une telle réponse ne le justifierait nullement. Mais on lit dans ces registres une expression que cet homme, aussi peu capable d’attention qu’il est ignorant, n’a pu ni remarquer ni comprendre : έδιϰώθησαν, dit-il ; et ce mot, dans la langue des Siciliens, signifie qu’ils ont été exécutés à mort (93).

LVIII. Si quelque roi, quelque république ou quelque nation étrangère, s’était permis un pareil attentat envers un citoyen romain, la république n’en tirerait-elle pas vengeance ? n’en demanderait-elle pas raison les armes à la main ? enfin pourrions-nous souffrir qu’un si grand outrage fait au nom romain demeurât impuni ? Que de guerres sanglantes n’ont pas entreprises nos ancêtres, parce qu’ils avaient appris que des citoyens romains avaient été insultés, des navigateurs emprisonnés, des négocians dépouillés ? Je ne me plains point ici de la détention de ceux dont je parle ; leur spoliation même, je la tolère : mais qu’après s’être vu enlever leurs vaisseaux, leurs esclaves, leurs marchandises, des négocians aient été mis dans les fers, des citoyens romains aient été assassinés dans un cachot, voilà le crime que je dénonce.

Si je parlais devant des Scythes, et non pas ici, en présence de tant de citoyens romains, devant l’élite des sénateurs, dans le forum du peuple romain, je pourrais me flatter d’attendrir l’âme de ces barbares au simple récit de tant de cruautés inouïes exercées sur des citoyens romains : car telle est la majesté de cet empire, tel est le profond respect des autres nations pour le nom romain, qu’on ne peut concevoir qu’il existe un mortel assez audacieux pour exercer la prérogative d’une semblable cruauté envers nos concitoyens. Puis-je donc me persuader, Verrès, qu’il soit pour vous aucun espoir de salut, qu’il vous reste aucun refuge, quand je vous vois dans l’impossibilité d’échapper à la sévérité de vos juges, quand je vous vois en butte à la haine publique ? Si, ce que je crois impossible, vous parvenez à vous dégager des filets qui vous enlacent, si vous pouvez vous échapper par quelque moyen que je ne puis prévoir, ce ne sera que pour retomber dans un précipice bien autrement dangereux ; et là, pour vous frapper, pour vous accabler, j’aurai l’avantage du lieu (94). Oui, juges, quand j’admettrais en faveur de l’accusé les prétextes qu’il allègue pour sa défense, ils ne lui seraient pas moins funestes que l’accusation fondée que je lui intente. Car enfin que dit-il ? Que ce sont des déserteurs venant d’Espagne, qu’il a fait arrêter et livrer au supplice. Mais qui vous l’a permis ? de quel droit l’avez-vous fait ? quel autre en a fait autant ? et de qui en avez-vous reçu le pouvoir ? Notre forum et nos basiliques sont remplis de ces déserteurs ; nous les y voyons, et nous n’en sommes point blessés. Quelque idée qu’on se forme des dissensions civiles, qu’on les regarde comme un effet de la folie humaine ou comme un arrêt du destin, comme une punition des dieux, ce n’est pas du moins en sortir trop malheureusement que de pouvoir conserver la vie aux citoyens que les armes ont épargnés (95). Mais Verrès, traître à son consul, questeur transfuge (96), voleur des deniers publics, s’est arrogé dans la république un pouvoir si absolu, que des hommes à qui le sénat, à qui le peuple romain, à qui tous les magistrats avaient permis de se montrer librement dans le forum, dans les comices, dans Rome, enfin dans toute l’étendue de l’empire, ont trouvé devant lui la mort, une mort cruelle, affreuse, en quelque lieu de la Sicile que le hasard les fît aborder. Cn. Pompée, le plus illustre, le plus vaillant de nos généraux, vit, après la mort de Perpenna (97), plusieurs soldats de Sertorius se réfugier sous ses étendards : quel empressement n’a-t-il pas mis à ce que tous fussent épargnés, accueillis ? à quel citoyen suppliant sa main victorieuse n’offrit-elle pas le gage et l’assurance de son salut ? Eh bien ! celui auprès duquel ils trouvaient ainsi un refuge assuré, était celui même contre lequel ils avaient porté les armes. Auprès de vous, Verrès, dont aucun monument n’atteste les services, ils n’ont trouvé que la mort et des tortures. Voyez combien vous est avantageux le plan de défense que vous avez imaginé !

LIX. J’aime mieux, oui certes j’aime mieux que le tribunal, que le peuple romain, en croient votre apologie que mon accusation ; j’aime mieux, je le répète, que l’on voie en vous le persécuteur et l’ennemi de ces hommes amnistiés, que celui des négocians et des navigateurs ; car mon accusation ne suppose de votre part que l’excès d’une monstrueuse avarice, au lieu que votre apologie décèle une espèce de rage, une frénésie atroce, une cruauté sans exemple, je dirais presque une proscription nouvelle.

Mais je ne puis profiter d’un si grand avantage ; non, juges, je ne puis en profiter. Vous voyez ici tous les habitans de Pouzzoles (98). Une foule de négocians, riches et honorables, sont accourus pour entendre votre arrêt. Ils déposent, les uns que leurs associés, les autres que leurs affranchis, ont été, par ses ordres, spoliés, chargés de fers, égorgés dans la prison, ou frappés de la hache du bourreau. Ici remarquez, Verrès, combien je vous traite favorablement. Lorsque je produirai P. Granius, qui déclarera que ses affranchis ont eu par votre ordre la tête tranchée, qui vous redemandera son vaisseau et ses marchandises, réfutez-le, si vous le pouvez ; j’abandonnerai ce témoin, je vous appuierai même ; je vous seconderai de mon mieux. Démontrez-nous que ces condamnés avaient servi dans l’armée de Sertorius, qu’ils fuyaient de Dianium lorsqu’ils furent jetés sur les côtes de la Sicile : non, rien ne me ferait plus de plaisir que de vous voir en donner la preuve ; car il n’y a point de forfait qui soit digne d’un plus grand supplice. Je ferai comparaître une seconde fois L. Flavius, chevalier romain, si vous le voulez ; et, puisque dans les premiers débats, votre insigne prudence, ainsi que le répètent vos défenseurs, mais bien plutôt la voix de votre conscience, comme tout le monde en est persuadé, et la force de mes preuves, vous ont empêché d’interroger aucun de nos témoins (99), on demandera, si vous le voulez, à Lucius Flavius quel était ce L. Herennius qu’il dit avoir tenu une maison de banque à Leptis, et que plus de cent citoyens romains de notre compagnie de Syracuse, non-seulement disaient reconnaître, mais qu’ils réclamaient avec larmes, et d’une voix suppliante, et qui n’en a pas moins eu, par votre ordre, la tête tranchée en présence de tous les Syracusains. Réfutez un tel témoignage ; démontrez, prouvez, je vous prie, que cet Herennius était un soldat de Sertorius.

LX. Que dirons-nous de cette foule de malheureux qui, la tête voilée (100), furent conduits au fatal poteau, sous le nom de pirates et de captifs ? Quelle était cette précaution nouvelle ? qui vous l’a fait imaginer ? Les Cris d’indignation jetés par L. Flavius et par tant d’autres romains, au sujet de L. Herennius, vous avaient-ils effrayé ? La haute considération du vertueux M. Annius vous rendait-elle plus réservé et plus timide ? Nous l’avons en effet entendu déposer naguère que ce n’était point un aventurier, que ce n’était point un étranger, mais bien certainement un citoyen romain, un citoyen connu de tous les Romains établis à Syracuse, un citoyen né dans cette ville, qui, par votre ordre, avait eu la tête tranchée.

Ces bruyantes réclamations de ces différens témoins, ces cris d’indignation, ces plaintes qui s’élevaient de toutes parts, rendirent Verrès non pas moins cruel, seulement il devint plus circonspect. Dès ce moment, ce fut la tête voilée que les citoyens romains furent conduits au supplice ; mais il n’en continua pas moins à les faire exécuter publiquement, parce qu’il y avait, comme je l’ai dit, beaucoup de personnes dans la ville qui tenaient un compte très-exact des pirates suppliciés. Voilà donc le sort qui, sous votre préture, attendait le peuple romain ! voilà donc la perspective assurée à nos négocians : les tourmens et la mort ! Les négocians n’ont-ils pas assez à redouter les coups de la fortune, sans que nos magistrats, dans nos provinces, fassent peser la terreur sur leurs têtes ? Était-ce donc là le sort que méritait la Sicile, cette province si voisine de Rome, et si fidèle, peuplée de nos alliés les plus utiles, de nos citoyens les plus honorables, et qui toujours nous accueillit avec tant d’affection ? Fallait-il que des négocians qui revenaient des extrémités de la Syrie et de l’Égypte, des hommes à qui la toge romaine avait concilié le respect même des nations barbares ; des hommes qui avaient échappé aux embûches des pirates, à la fureur des tempêtes, n’arrivassent en Sicile que pour tomber sous la hache, alors qu’ils pouvaient se croire comme déjà rentrés dans leurs foyers ?

LXI. Que dirai-je de P. Gavius, du municipe de Cosa ? Ma voix sera-t-elle assez forte, mes expressions assez énergiques, mon indignation assez profonde ? Ah ! du moins cette indignation ne s’est pas refroidie ; mais quels efforts n’ai-je pas à faire pour trouver des paroles qui expriment dignement l’atrocité de cette action et toute l’horreur qu’elle m’inspire ? Ce crime est tel, que la première fois qu’il me fut dénoncé, je ne crus pas pouvoir en faire usage dans cette accusation : quoique bien convaincu qu’il n’était que trop vrai, je sentais qu’il ne paraîtrait pas vraisemblable. Mais enfin, cédant aux larmes de tous les négocians romains établis en Sicile, entraîné par les dépositions des estimables Valentiens, de tous les habitans de Rhegium, et de plusieurs chevaliers qui se trouvaient alors à Messine, j’ai produit, dans la première action, un si grand nombre de témoins, qu’il n’est personne pour qui le fait soit demeuré douteux. Que ferai-je aujourd’hui, après que je vous ai occupés si long-temps de l’horrible cruauté de Verrès, après que j’ai épuisé pour ses autres crimes toutes les expressions qui pouvaient peindre sa scélératesse, sans penser à soutenir votre attention par la variété de mes tableaux ; comment vous parler de ce grand attentat ? Je ne vois qu’un seul moyen, c’est de vous exposer simplement la chose ; elle est si révoltante, qu’il n’est besoin ni de ma faible éloquence ni de celle de tout autre orateur, pour allumer dans vos cœurs une juste indignation.

Ce Gavius de Cosa dont je parle avait été, comme tant d’autres, jeté dans les carrières. Il s’en échappa, je ne sais comment, et vint à Messine ; déjà il apercevait l’Italie et les remparts de Rhegium. À cet aspect, il crut sortir des gouffres de la mort. Ranimé par l’air pur de la liberté et par la douce influence des lois, il se sentait renaître. Mais il était à Messine ; il parla, se plaignit d’avoir été incarcéré, quoique citoyen romain ; déclara qu’il allait droit à Rome, et que Verrès, à son retour, aurait de ses nouvelles.

LXII. L’infortuné ne se doutait pas que parler ainsi dans Messine ou dans le palais du préteur, c’était la même chose ; car, comme je vous l’ai dit, juges, Verrès avait fait des Mamertins les auxiliaires de ses attentats, les receleurs de ses rapines, les associés de toutes ses infamies. Aussi Gavius fut-il à l’instant conduit devant le magistrat de Messine, où le hasard voulut que Verrès arrivât le jour même. On l’instruisit de l’affaire ; on lui dit qu’un citoyen romain s’était plaint d’avoir été enfermé dans les prisons de Syracuse ; mais qu’au moment où il s’embarquait, en proférant d’horribles menaces contre le préteur, on l’avait arrêté et mis sous bonne garde, pour être statué par Verrès ce qu’il jugerait convenable.

Verrès les remercie, et donne des éloges à leur zèle, à leur bienveillance ; puis, ne respirant que le crime et la fureur, il se rend au forum. Ses yeux étincelaient, et tout son visage exprimait la cruauté (101). Chacun attendait avec anxiété à quel excès il allait se porter. Il ordonne qu’on amène le prisonnier, qu’on le dépouille, qu’on l’attache au poteau, et qu’on apprête les verges. L’infortuné s’écrie qu’il est citoyen romain, du municipe de Cosa ; qu’il a servi avec L. Pretius, chevalier romain de la première distinction, qui faisait le négoce à Palerme, et que par lui Verrès peut aisément savoir la vérité. Le préteur prononce qu’il est instruit que les chefs des esclaves fugitifs l’ont envoyé comme espion en Sicile ; imputation qui n’était appuyée d’aucun indice, d’aucune preuve, et que même aucun soupçon n’autorisait. Ensuite il commande à ses licteurs de tomber tous ensemble sur Gavius, et de le fouetter vigoureusement.

Ainsi, juges, un citoyen romain était battu de verges dans la place publique de Messine ! et, au milieu de tant de souffrances, au milieu du retentissement des coups, nul gémissement, nulle plainte ne sortait de sa bouche ; il disait seulement : Je suis citoyen romain (102). Il s’imaginait qu’à ce nom les fouets allaient s’éloigner de lui, que le bras des bourreaux resterait suspendu. Non-seulement il ne put obtenir que leurs verges le frappassent avec moins de violence, mais, alors même qu’il ne cessait d’invoquer ce titre saint et auguste, une croix, oui, Romains, une croix était préparée pour cet infortuné, qui n’avait jamais vu l’exemple d’un pareil abus de pouvoir.

LXIII. Ô doux nom de liberté ! droits sacrés du citoyen ! loi Porcia ! lois Semproniennes (103) ! puissance du tribunat, si amèrement regrettée, et qui viens enfin d’être rendue à l’ordre plébéien (104) avez-vous donc été instituées pour qu’une province romaine, pour qu’une ville alliée, vît un citoyen romain attaché publiquement au poteau, publiquement battu de verges, au gré du magistrat à qui la faveur du peuple romain avait confié les haches et les faisceaux ! Ah ! lorsqu’on lui appliquait les feux, les fers brûlans, toutes les borreurs de la torlure, si la douloureuse réclamation de cet infortuné, si sa voix lamentable n’arrêtait point votre furie, du moins les pleurs, les sanglots redoublés des Romains présens à cet affreux spectacle, ne pouvaient-ils vous émouvoir ? Oser mettre en croix un homme qui se disait citoyen romain ! Je n’ai point voulu, dans la première action, me livrer à toute mon indignation ; je ne l’ai point voulu, juges. En effet vous avez vu à quel point et la douleur, et la haine, et la crainte des mêmes horreurs, avaient soulevé toute l’assemblée. Je sus donc modérer la véhémence de mes discours ; je sus calmer également C. Numitorius, chevalier romain du premier mérite, et l’un de mes témoins ; je sus même beaucoup de gré à Glabrion d’avoir eu la sagesse de le faire promptement retirer sans l’entendre. Il appréhendait sans doute que le peuple romain ne fit lui-même justice du coupable, dans la crainte que l’intrigue ne le dérobât à la vengeance des lois et à la sévérité de votre tribunal.

Aujourd’hui, Verrès, que tout le monde sait quelle sera l’issue de la cause et quel sort vous attend, voici comment je veux procéder avec vous. Je ferai voir que ce Gavius, que vous avez transformé en espion, a été, par votre ordre, jeté dans les carrières de Syracuse. Ce ne sera pas d’abord par les registres des Syracusains que je le prouverai ; mais, pour que vous ne puissiez pas dire qu’ayant trouvé un Gavius sur ces registres, je me suis emparé de ce nom pour l’appliquer à l’individu dont je vous reproche la mort, je produirai des témoins à votre choix, et ces témoins certifieront que c’est bien le même que vous avez fait jeter dans les carrières de Syracuse. Je produirai aussi les habitans de Cosa, ses compatriotes et ses amis, qui diront, trop tard pour vous, mais assez tôt pour les juges, que ce Gavius, mis en croix par vous, était un citoyen romain, un habitant de Cosa, et non point un espion des esclaves révoltés.

LXIV. Lorsque j’aurai prouvé tout ce que j’avance de manière à convaincre les amis qui sont assis près de vous, je me contenterai de votre propre aveu ; oui, votre aveu me suffira. Dernièrement, en effet, lorsque, effrayé des cris et du mouvement tumultueux de l’assemblée, vous vous élançâtes de votre siège, qu’avez-vous dit ? Que cet homme, pour retarder son supplice, avait crié plusieurs fois qu’il était citoyen romain ; mais que c’était un espion. Mes témoins sont donc véridiques ? N’est-ce pas là en effet ce que dit C. Numitorius ? n’est-ce pas là ce que disent les deux frères Marcus et Publius Cottius, citoyens distingués de Taurominium ? n’est-ce pas là ce que dit Q. Lucceius, l’un des plus riches banquiers de Rhegium ? n’est-ce pas là ce que disent tous ceux qui ont déposé ? Car les témoins que j’ai produits jusqu’ici se sont présentés pour attester, non pas qu’ils connaissaient personnellement Gavius, mais qu’ils ont vu mettre en croix un individu qui criait : Je suis citoyen romain ! Vous aussi, Verrès, vous dites la même chose ; vous avouez que cet homme cria plusieurs fois qu’il était citoyen romain, et que ce t’tre sacré qu’il invoquait, ne vous a pas paru assez important pour vous faire hésiter, pour vous faire différer d’un seul moment un si affreux, un si cruel supplice.

Juges, je me contente de cet aveu, il me suffit ; non, je n’en veux pas davantage : je laisse, j’abandonne tout le reste. Le voilà pris dans ses propres filets, il y périra. Vous ignoriez, dites-vous, qui était ce Gavius ; vous le soupçonniez d’être un espion. Je ne demande pas sur quoi ce soupçon était fondé ; c’est d’après vos paroles que je vous accuse. Il se disait citoyen romain : vous-même, si vous étiez arrêté chez les Perses, ou bien aux extrémités de l’Inde, et qu’on vous conduisît au supplice, que diriez-vous : Je suis citoyen romain ? Eh bien ! s’il est vrai que, sans être connu de ces peuples, sans les connaître vous-même, tout barbares, tout relégués qu’ils sont aux bornes du monde, le nom de Rome, ce nom auguste et révéré chez toutes les nations, eût été pour vous une sauve-garde, comment cet homme que vous faisiez attacher à une croix, cet homme, quel qu’il fût, quelque inconnu qu’il pût être à vous, lorsqu’il se disait citoyen romain, n’a-t-il pu, en réclamant ce titre sacré, obtenir de vous, obtenir d’un préteur, sinon la vie, du moins un sursis à son exécution ?

LXV. Des hommes sans fortune et sans nom traversent les mers, et arrivent dans des pays qu’ils n’ont jamais vus, où ils ne connaissent personne, où personne ne les connaît. Cependant, pleins de confiance dans le titre de citoyens romains, ils se croient en sûreté, non-seulement auprès de nos magistrats, que contient la crainte des lois et de l’opinion publique, non-seulement auprès des citoyens romains, unis avec eux par le même langage, par les mêmes droits et par tant d’autres liens ; mais ils ont l’espoir que, dans quelque contrée qu’ils abordent, ce titre sera pour eux un gage d’inviolabilité (105). Ôtez-la cette espérance, ôtez-le cet appui aux citoyens romains, établissez que ces mots : je suis citoyen romain, seront désormais impuissans ; établissez qu’un préteur ou tout autre magistrat pourra envoyer impunément au supplice celui qui se dira citoyen romain, sous prétexte qu’il ne le connaît pas : dès-lors toutes les provinces, dès-lors tous les royaumes, dès-lors toutes les républiques, dès-lors le monde entier, que nos concitoyens ont trouvé dans tous les temps ouvert devant eux, sera fermé pour jamais aux citoyens romains. Mais d’ailleurs, puisque Gavius se réclamait de L. Pretius, chevalier, qui, à cette époque, tenait en Sicile une maison de commerce, était-il si malaisé d’écrire à Panorme, de retenir cet homme, de le faire garder dans la prison de vos chers Mamerlins jusqu’à l’arrivée de Pretius ? Reconnu par lui, vous l’auriez traité avec moins de rigueur ; autrement, vous auriez pu, si la fantaisie vous en eût pris, établir cette nouvelle jurisprudence, que désormais tout homme que vous ne connaîtriez pas, et qui n’aurait point de répondant assez riche, fût-il citoyen romain, expirerait sur une croix.

LXVI. Mais pourquoi m’occuper plus long-temps de Gavius, comme si Gavius seul avait été l’objet de votre haine ; comme si ce n’était pas au nom romain, au corps entier des citoyens, à nos droits, que vous eussiez fait la guerre ? Non, je le répète, ce n’était pas un individu, c’était la cause commune de la liberté dont vous fûtes le persécuteur. Car enfin pour quelle raison, lorsque les Mamertins, conformément à leur usage et à leurs institutions, avaient dressé la croix derrière la ville, sur la voie Pompeia, avez-vous ordonné qu’elle fût transportée en face du détroit ? pourquoi avez-vous ajouté (et vous ne pouvez le nier aujourd’hui, puisque vous l’avez dit hautement devant tout un peuple) que vous choisissiez à dessein cette place, pour que cet homme qui se disait citoyen romain, pût, du haut de sa croix, apercevoir l’Italie, et reconnaître sa maison ? Aussi, juges, depuis la fondation de Messine, cette croix est la seule qu’on ait plantée en cet endroit. Il voulut, dis-je, qu’elle fût en perspective de l’Italie, pour que le malheureux, expirant dans les plus cruels tourmens, mesurât des yeux l’espace étroit qui séparait la liberté de la servitude, et que l’Italie vît un de ses enfans subir l’épouvantable supplice réservé aux esclaves.

Enchaîner un citoyen romain est un crime ; le battre de verges, un forfait ; lui donner la mort est presque un parricide : mais l’attacher à une croix (106) ! Il n’existe point d’expression assez forte pour caractériser un fait aussi exécrable ; et cependant toutes ces horreurs ne suffisent pas à Verrès. — Qu’il contemple sa patrie, dit-il ; qu’il meure à la vue des lois et de la liberté ! Non, ce n’est point Gavius, non, ce n’est point un seul homme, non, ce n’est point un individu quelconque qu’il attachait à cette horrible croix, mais la liberté, mais la république entière. Juges, concevez-vous toute l’audace du scélérat ? Son seul regret, ne le voyez-vous pas ? a été de ne pouvoir dresser cette croix pour tous les citoyens romains, dans le forum, au milieu des comices, sur la tribune. Il a choisi du moins dans sa province la place qui ressemble le plus au lieu le plus fréquenté de Rome par l’affluence du peuple, et qui en est la plus voisine par sa position. Il a voulu que ce monument de sa scélératesse et de son audace fût érigé sous les yeux de l’Italie, à l’entrée de la Sicile, sur le passage de tous ceux qui de l’un à l’autre bord navigueraient dans ces parages.

LXVII. Si je parlais, non pas à des citoyens romains, à des amis de notre république, à des peuples pour qui le nom romain ne fût pas inconnu, non pas même à des hommes, mais à des brutes ; je vais plus loin : si, au fond du désert le plus sauvage, j’adressais aux pierres, aux roches, les accens de ma douleur, vous verriez la nature muette et inanimée s’émouvoir au récit de tant d’atrocités. Mais, parlant à des sénateurs du peuple romain, aux conservateurs des lois, aux organes de la justice, aux défenseurs de nos droits, je ne puis douter que, seul parmi les citoyens romains, Verrès ne paraisse digne de cette croix, sur laquelle on verrait avec horreur tout autre que lui. Tout à l’heure, juges, nous ne pouvions retenir nos larmes en parlant de ces capitaines frappés d’une mort injuste et cruelle ; notre douleur payait un tribut bien légitime au déplorable sort de nos vertueux alliés : que devons-nous donc faire lorsque nous voyons couler notre sang ? car ce sang est le nôtre ; l’intérêt commun et la raison nous font un devoir de le penser. Aujourd’hui tous les citoyens romains, tous, je le répète, présens, absens, en quelque lieu de la terre qu’ils se trouvent, réclament votre équité, implorent voire justice, sollicitent voire protection ; ils sont persuadés que leurs droits, leur fortune, leur conservation, et même toute leur liberté, dépendent de l’arrêt que vous allez prononcer.

Quant à moi, j’en ai fait assez pour leur cause ; cependant, si l’évènement ne répond pas à mon espérance, je ferai peut-être pour eux plus qu’ils ne demandent. Oui, si quelque main puissante arrache le coupable à votre justice (ce que je ne crains pas, juges, ce qui me paraît impossible) ; mais enfin, si mon attente est trompée, les Siciliens ne manqueront pas de se plaindre et de s’indigner avec moi d’avoir perdu leur cause. Et, puisque le peuple romain m’a donné le pouvoir de monter à la tribune, il m’y verra paraître avant les calendes de février. Là, je parlerai pour le mettre à même de revendiquer lui-même ses droits, et je ne consulterai que ma gloire et mon ambition personnelle. Peut-être n’est-il pas indifférent à mes intérêts que Verrès échappe à votre tribunal, et soit réservé pour le tribunal suprême du peuple romain. La cause est brillante, facile à défendre, honorable pour moi ; elle est de nature à flatter le peuple et à mériter sa reconnaissance. Enfin, si l’on me prête une intention qui n’est jamais entrée dans mon cœur, si l’on croit que j’ai voulu m’élever par la ruine d’un accusé, cet accusé ne pouvant être absous sans qu’il y ait beaucoup de coupables, alors il me sera permis de m’élever sur la ruine de bien d’autres.

LXVIII. Mais, je le jure, vos intérêts, juges, et ceux de la république me sont trop chers pour que je désire qu’un tribunal si respectable soit jamais souillé d’une pareille forfaiture ; non, je ne désire point que des juges approuvés et choisis par moi se déshonorent en acquittant un si grand coupable, et semblent avoir tracé leur arrêt, non sur la cire, mais sur la fange (107). C’est pourquoi, Hortensius, s’il m’est permis de vous donner un conseil, je vous en avertis, prenez-y garde, considérez bien ce que vous faites, dans quel pas vous vous engagez, de quel homme vous prenez la défense, par quels moyens vous le.défendrez. Je ne prétends point mettre des entraves à votre talent, je n’empêche pas que vous ne m’opposiez toutes les ressources de votre éloquence ; mais si vous comptez faire jouer dans l’ombre des ressorts étrangers à la cause ; si c’est l’adresse, l’intrigue, la puissance, le crédit, l’or de l’accusé, que vous vous proposez de mettre en œuvre, je vous conseille sérieusement d’y renoncer. Quant aux menées que votre client a déjà essayées, elles n’ont point échappé à ma vigilance ; je les connais. Ainsi, je vous en préviens, arrêtez-le, et ne souffrez pas qu’il aille plus avant. Toute prévarication commise dans cette affaire aurait des suites funestes pour vous, oui, plus funestes que vous ne pensez.

Si vous vous imaginez être indépendant de l’opinion publique, parce que vous avez parcouru la carrière des honneurs, et que vous êtes consul désigné, croyez-moi, ces distinctions brillantes, ces bienfaits du peuple romain, ne se conservent pas moins difficilement qu’on les obtient (108). La république, tant qu’elle l’a pu, tant qu’elle y a été contrainte, vous a laissé dominer comme autant de rois dans les tribunaux (109), ainsi que dans toutes les autres parties de l’administration ; mais le jour où le peuple a recouvré ses tribuns, votre règne a fini, vous ne devez pas l’ignorer. En ce moment tous les yeux sont ouverts sur chacun de nous, pour connaître à la fois et la loyauté de l’accusé, et l’équité des juges, et l’esprit de votre défense.

Pour peu que l’un de nous s’écarte de son devoir, ce ne sera pas cette voix secrète de l’opinion, que ceux de votre ordre se faisaient auparavant un jeu de mépriser, qui le condamnera, mais le jugement sévère et libre du peuple romain. Je vous le dis, Hortensius (110), vous ne tenez à Verrès ni par les liens du sang ni par ceux de l’amitié ; ces considérations dont vous cherchiez il y a peu de temps à couvrir l’excès de votre zèle à l’occasion de certain procès, vous ne pouvez les alléguer en faveur de l’accusé. Plus d’une fois on l’a entendu répéter publiquement dans sa province que ce qu’il faisait, il ne se le permettait que parce qu’il comptait sur vous. Disait-il la vérité ? C’est à vous de prendre toutes vos mesures pour qu’on ne le croie pas.

LXIX. Quant à moi, je me flatte d’avoir, au jugement même de mes opiniâtres détracteurs, rempli mon devoir dans toute son étendue. Dans la première action, quelques heures m’ont suffi pour opérer la condamnation unanime de Verrès dans toutes les consciences. Il reste à prononcer, non pas sur ma loyauté, dont personne ne doute, ni sur l’existence de l’accusé, qui est proscrite, mais sur les juges, et, je dois le dire, sur vous, Hortensius ; et dans quelles circonstances (car en toutes choses, et particulièrement dans les affaires publiques, il faut toujours faire la part des circonstances) ? Dans un moment où le peuple romain demande des hommes d’une autre classe, un autre ordre de citoyens pour exercer le pouvoir judiciaire ; dans le moment où l’on vient de promulguer une loi (111) qui constitue de nouveaux tribunaux, loi qu’il faut attribuer, non pas à celui dont elle porte le nom, mais à l’accusé que vous voyez ici ; oui, je le répète, c’est lui qui, par son assurance et par l’opinion qu’il a conçue de vous, juges, est le véritable auteur de cette loi.

En effet, quand nous avons commencé l’instruction du procès, cette loi n’avait pas encore été proposée ; il n’en a pas été question tant que Verrès a paru craindre votre sévérité, et qu’on a pu croire qu’il ne répondrait pas : on l’a proposée aussitôt qu’on a vu renaître sa confiance (112) et son audace. Quoique l’estime dont vous jouissez doive la faire rejeter, la confiance de l’accusé, toute mal fondée qu’elle est, et son insigne effronterie, semblent la rendre nécessaire. Si donc il se commet ici quelque prévarication, la cause de Verrès sera portée ou devant le peuple romain, qui déjà l’a trouvé indigne d’être jugé dans les formes ordinaires (113), ou devant des juges qui, en vertu de la nouvelle loi, seront chargés de prononcer sur les prévarications de leurs prédécesseurs.

LXX. Est-il besoin de le dire ? qui ne sent pas jusqu’où je serai forcé d’approfondir cette affaire ? Me sera-t-il permis de me taire, Hortensius ? pourrai-je dissimuler la plaie qu’un tel jugement aura faite à la république, lorsque je verrai que, malgré mes poursuites, un brigand aura impunément pille les provinces, opprimé les alliés, spolié les dieux immortels, torturé, assassine les citoyens romains ? Pourrai-je déposer, après un pareil jugement, l’honorable tache qui m’a été confiée, ou en demeurer chargé plus long-temps sans élever la voix ? Comment ne pas demander raison de cette iniquité ? ne serait-ce pas mon devoir de la mettre en évidence, de réclamer la justice du peuple romain, d’appeler, de traduire devant son tribunal tous ceux qui auront eu l’indignité de se laisser corrompre ou de corrompre eux-mêmes les juges ?

On me dira peut-être : Songez à combien de travaux, à combien de haines vous allez vous exposer. Il n’est assurément ni dans mon goût, ni dans mon intention de les provoquer ; mais je n’ai point les privilèges de ces nobles que tous les bienfaits du peuple romain viennent chercher au milieu de leur sommeil (114) : simple citoyen, il me faut, dans ce rang modeste, suivre des principes bien différens. L’exemple de M. Caton, ce sage par excellence, est sans cesse présent à ma pensée. Persuadé que la vertu, au défaut de la naissance, devait le recommander au peuple romain, jaloux de fonder sa race et de transmettre son nom à la postérité, il brava les inimitiés des hommes les plus puissans, et parvint glorieusement, au milieu des contradictions, à la plus extrême vieillesse.

Après lui, Q. Pompeius, malgré la bassesse et l’obscurité de sa naissance, n’a-t-il pas dû à sa force pour braver les inimitiés, pour affronter les luttes et les périls, l’avantage de parvenir aux plus hautes magistratures ? et, presque de nos jours, n’avons-nous pas vu un C. Fimbria, un C. Marius, un C. Célius (115), lutter contre des haines et des résistances qui n’étaient assurément pas médiocres, pour s’élever à ces mêmes honneurs auxquels, vous autres nobles, vous êtes arrivés en vous jouant et sans y penser. Voilà, Romains, la route qu’il nous convient de suivre ; voilà les modèles auxquels nous devons nous attacher.

LXXI. Nous voyons jusqu’où va la jalousie, l’animosité qu’allument dans le cœur de certains nobles la vertu et l’activité des hommes nouveaux. Pour peu que nous détournions les yeux, que de pièges ils nous tendent ! pour peu que nous donnions prise au soupçon et au blâme, nous ne pouvons échapper à leurs coups : il nous faut toujours veiller, toujours agir. Eh bien ! ces haines, nous les braverons ; ces travaux, nous les entreprendrons, persuadés que les inimitiés sourdes et cachées sont plus à craindre que les haines franches et ouvertes. À peine est-il un seul noble qui soit favorable à nos efforts ; il n’est point de bon office qui puisse nous concilier leur bienveillance. On dirait qu’ils sont d’une autre nature, d’une autre espèce, tant leurs sentimens et leurs volontés sont en opposition avec les nôtres ! Que nous importe donc leur inimitié, puisque nous trouvons en eux des ennemis et des jaloux avant que nous leur ayons donné aucun sujet de nous haïr ?

Juges, mon plus vif désir est de renoncer pour jamais aux fonctions d’accusateur (116) aussitôt que j’aurai satisfait à l’attente du peuple romain et rempli mes engagemens envers les Siciliens ; mais si l’évènement trompe l’opinion que j’ai conçue de vous, je poursuivrai non-seulement les juges (117) qui se seront laissé corrompre, mais tous ceux qui auront pris part à la corruption. Si donc il se trouve des hommes qui, par leur puissance, leur audace, ou par leurs intrigues, veulent circonvenir les juges, et les corrompre en faveur de l’accusé, qu’ils se préparent à me voir les attaquer de front devant le peuple romain. Oui, si je leur ai paru montrer assez d’énergie, assez d’activité contre un accusé dont je ne suis devenu l’ennemi que parce qu’il était celui des Siciliens, qu’ils se persuadent que des hommes dont j’aurai bravé la haine pour l’intérêt du peuple romain, trouveront en moi un adversaire encore plus ardent et plus énergique.

LXXII. C’est vous maintenant que j’invoque, très-bon, très-grand Jupiter (118), que Verrès a frustré d’un présent vraiment royal, digne de figurer dans le plus beau de vos temples, digne du Capitole, cette citadelle inexpugnable de toutes les nations ; digne de la munificence des deux princes qui vous le destinaient, qui vous l’avaient solennellement promis et consacré, mais que, par un attentat sacrilège, il n’a pas craint d’arracher tout à coup de leurs royales mains ; vous enfin dont il a enlevé de Syracuse la statue la plus belle et la plus sainte. Je vous invoque aussi, Junon (119), reine des dieux, de qui les deux sanctuaires les plus antiques et les plus vénérables, érigés dans deux villes alliées, à Malte et à Syracuse, ont été dépouillés de leurs offrandes et de tous leurs ornemens. Et vous, Minerve (120), qu’il a également outragée par la spoliation de deux de vos temples les plus célèbres et les plus respectés, en ravissant, dans celui d’Athènes, une immense quantité d’or, et ne laissant, dans celui de Syracuse, que le toit et les murailles :

Latone, Apollon et Diane (121), dont ce brigand a, pendant la nuit, saccagé à Délos, non pas le sanctuaire, mais l’ancienne demeure, suivant la pieuse tradition des peuples, et le siège même de votre divinité : vous, encore une fois, Apollon, qu’il a enlevé aux habitans de Chios ; et vous, Diane, qu’il a dépouillée à Perga, dont il a emporté le simulacre vénéré, à vous deux fois dédié dans Ségeste, d’abord par la piété des Ségestains, ensuite par la victoire de Scipion l’Africain (122) et vous, Mercure (123), que ce héros avait placé dans le gymnase des Tyndaritains, nos alliés, pour veiller et présider aux exercices de leur jeunesse, mais que Verrès a relégué dans une de ses maisons de campagne, pour être témoin de luttes bien différentes :

Vous, Hercule (124), que ce sacrilège s’est efforcé, à la faveur de la nuit et par les mains d’une troupe d’esclaves armés, d’arracher de votre sanctuaire : vous, respectable mère des dieux (125), souveraine du mont Ida, dont il a tellement dépouillé le temple auguste d’Enguinum, qu’il n’y reste plus que les traces de sa profanation et le nom de l’Africain, et qu’on y cherche en vain les monumens de la victoire et les ornemens d’une demeure sacrée : et vous, arbitres et témoins de nos plus importantes délibérations, de nos lois, de nos jugemens ; vous, que l’on voit placés dans le lieu le plus fréquenté du prétoire, Castor et Pollux (126), dont le sanctuaire a été pour lui l’objet du plus affreux brigandage : vous, divinités qui venez sur des chars magnifiques ouvrir nos jeux solennels, et dont il a fait servir les processions à satisfaire son avarice, et non point à rehausser la pompe de vos fêtes religieuses (127) ;

Vous, Cérès et Proserpine, dont les mystères, s’il faut en croire l’opinion et le respect des mortels, sont célébrés avec les cérémonies les plus imposantes et les plus secrètes ; vous à qui les peuples doivent les douceurs de la vie, un aliment salutaire, les lois, les mœurs, la civilisation et les nobles affections de l’humanité ; vous, dont le culte, apporté de la Grèce dans nos murs, est observé par le peuple romain et par les citoyens avec une piété si profonde, qu’il paraît avoir été, non pas communiqué à notre nation par un peuple étranger, mais transmis par nous à toutes les autres nations ; vous que le seul Verrès a profané avec tant d’audace, qu’après avoir fait emporter du temple de Catane une image de Cérès que nul homme ne pouvait, non-seulement toucher, mais regarder sans crime, il a enlevé dans Enna une autre statue de cette déesse si parfaite, qu’à son aspect les mortels croyaient voir Cérès elle-même, ou du moins son effigie, non pas faite de la main des hommes (128), mais envoyée du ciel pour recevoir les hommages de la terre.

Je vous implore aussi, divinités vénérables qui habitez les fontaines et les bosquets d’Enna, vous qui protégez la Sicile, et dont la défense m’a été confiée ; vous à qui tous les humains, instruits par vos leçons dans l’art de féconder les champs, offrent les pieux tributs de leur reconnaissance : vous tous enfin, dieux et déesses (129), dont les autels et le culte ont eu dans Verrès un ennemi forcené, toujours prêt à leur faire une guerre impie, je vous en conjure, entendez ma voix ; s’il est vrai que, dans cette accusation, je n’ai considéré que le salut des alliés, l’honneur de la république et mon devoir ; si la justice et la vérité seules ont été l’objet de tous mes soins, de toutes mes veilles, de toutes mes pensées, faites que les sentimens qui m’ont porté à entreprendre cette cause, et à la poursuivre, animent également tous nos juges.

Et vous, juges, si la scélératesse, la perfidie, la débauche, l’avarice, la cruauté de Verrès sont monstrueuses et sans exemple, puisse-t-il enfin, grâce à vous, recevoir le juste châtiment que méritent tant de forfaits ! Puisse cette accusation satisfaire la république et suffire à ma conscience ! Puisse-t-il m’être permis de me consacrer désormais à la défense des bons citoyens, plutôt que de me voir réduit à la nécessité de poursuivre les méchans !
NOTES
DU LIVRE V DE LA SECONDE ACTION CONTRE VERRES.

I. (1). Fier de ce moyen. M. Gueroult a donné cette nouvelle interprétation à ces mots pro suo jure, qui sont diversement entendus par les interprètes. Selon quelques-uns, Cicéron fait ici allusion à l’espèce de souveraineté qu’Horensius exerçait sur les tribunaux ; mais Truffer, d’après Hottomanus, croit qu’il s’agit ici de cet intérêt qu’un Romain, un magistrat, un consul désigné devait prendre à la conservation d’un citoyen. Ainsi pro suo jure veut dire pro jure civis, et Truffer a traduit par ces mots, au nom de la patrie. Wailly a mis pour faire valoir sa cause, ce qui se rapproche du sens qu’a préféré notre traducteur. Quant à M. Gueroult l’ainé, il a mis réclamait votre justice.

(2). Dans la cause de Man. Àquillius. Ce général, aussi cupide que vaillant, termina la seconde guerre des esclaves de Sicile l’an de Rome 653. (Voyez les notes 61 et 96 du second discours sur la loi Agraire, t. X de Cicéron.) — L’éloquence de Marc-Antoine. (Voyez, sur ce grand orateur, la note 30, ch. VIII, du discours contre Cécilius, t. VI.)

II. (3). De la guerre des fugitifs, Pour entendre toutes ces allusions, il faut se rappeler qu’à cette époque l’Italie était en proie à la révolte des gladiateurs, ayant pour chef Spartacus (l’an 680) ; que la seconde guerre des esclaves de Sicile avait précédé de vingt-sept ans ce nouveau soulèvement (l’an 657) ; enfin que, depuis quinze années, les pirates de l’Asie mineure ne cessaient d’infester les parages de la Grèce, de l’Italie et de la Sicile. C’était une conséquence du traité de Dardanum, par lequel Mithridate, vaincu par Sylla, avait licencié toute sa marine (l’an 670).

(4). Avec M. Crassus et Cn. Pompée. Crassus eut seul l’honneur d’avoir délivré la république de la guerre des esclaves. Il les vainquit à la journée du Silarus, où Spartacus périt avec quarante mille des siens. Cinq mille se retirèrent dans la Lucanie, où Pompée, qui arrivait d’Espagne, les tailla en pièces. Tout fier de ce facile avantage, il prétendit s’approprier la gloire qui revenait à Crassus. Cicéron, qui dans toutes occasions se montre le flatteur de Pompée, semble ici appuyer cette orgueilleuse prétention ; mais la postérité, plus juste, a fait à Crassus la part de gloire qui lui revenait.

III. (5). Au cap Pelore, l’un des trois principaux promontoires de la Sicile : était, dans le détroit de Messine, le point le plus rapproché de l’Italie.

(6). L. Domitius était préteur en Sicile l’an 656. Il fut consul l’an 660 avec C. Célius Caldus, dont il sera parlé ci-après, ch. LXX et note 115.

(7). Pour n’avoir pas exécuté la loi. Quintilien (liv. IV, ch. 2, De la narration) cite cet exemple avec éloge. « Ce sont aussi, dit-il, des narrations qui ne sont pas aussi essentielles à la cause, mais qui ne laissent pas d’y entrer, que celles dont on se sert pour citer un exemple aux juges, comme, dans l’oraison contre Verrès, la narration touchant L. Domitius, qui fit attacher à une croix un berger qui avait tué un sanglier dont on avait fait présent à Domitius, parce que ce berger convenait qu’il l’avait tué avec un épieu. »

IV. (8). C. Norbanus. [Voyez la troisième Verrine, seconde Action, ch. XLIX et note 43.)

(9). Triocale. Ville qui, dans la première révolte des esclaves, dut son agrandissement à Salvius, leur chef.

V. (10). À quelque escroquerie. Quintilien relève encore le mérite de ce passage. « Quelquefois, dit-il (liv. IX, ch, 2, Des figures de sens), on emploie la dubitation, de telle sorte qu’après avoir tenu quelque temps l’esprit de l’auditeur en suspens, nous le surprenons tout à coup par quelque chose qu’il n’attendait pas ; et cela même est une figure. Par exemple, Cicéron, plaidant contre Verrès, dit, après une longue énumération de ses injustices : « Que pensez-vous, après cela, messieurs, qu’ait fait cet honnête homme ? Encore, messieurs, qu’attendez-vous ? Peut-être quelque larcin, quelque rapine, quelque violence ? » Il les laisse ainsi long-temps incertains ; puis il ajoute, « un crime incomparablement plus atroce. »

VI. (11). Les condamnés sont réhabilités. Cicéron exprime la même pensée dans son second discours sur la loi Agraire (ch. X) : Neque, vero, etc.

(12). La culpabilité des prévenus. — Fecisse videri pronurtiat. C’était la formule en usage. Lorsque les juges condamnaient un accusé, ils disaient : Fecisse videtur, il paraît avoir fait ce dont on l’accuse. Les Romains évitaient le ton affirmatif. « On me fait haïr les choses évidentes, quand, on me les plante comme infaillibles, a dit Montaigne. J’aime ces mots qui adoucissent la témérité de nos expressions : il me semble ; par aventure ; il pourrait être. » La formule prescrite pour les dépositions des témoins était énoncée avec la même circonspection. Ils ne disaient pas, J’ai vu, j’ai entendu ; mais, Je crois avoir vu, avoir entendu ; arbitror, je pense, etc.

(Note de Gueroult l’ainé.)

(12*). Léonte de Mégare. Ce passage varie dans les manuscrits ; ils portent ou Magarensi ou Acharensi, et le nom Leonida. Dans Priscien on lit Mackarensi. Lallemand préfère Imacharensi.

VII (13). Fils de Dioclès. Il y a dans le texte Diocli pour Dioclis, manière de parler familière aux Latins, qui se servent souvent, pour les noms grecs, des terminaisons reçues dans leur langue. C’est ainsi que, dans la précédente Verrine (chap. LV), on voit Agathocli pour Agathoclis.

VIII. (14). Combien est conséquente. Notre traducteur a entendu — le mot constantiam comme son illustre frère Gueroult l’ainé. C’est à tort que Clément, Truffer, etc., ont traduit par constance, fermeté.

(15). Les ministres de la religion. — Cum sacerdotibus publicis. Mot à mot, les prêtres publics. On appelait ainsi les prêtres qui faisaient des sacrifices pour l’état, n’importe dans quel temple ; et privati sacerdotes, ceux qui desservaient un temple particulier.

X. (16). Où le soleil ne se montre. Beaucoup d’auteurs anciens ont vanté le climat de Syracuse. Sénèque a dit : Nullum ibi diem sine interventu solis ; et Pline : Rhodi et Syracusi nunquam tantu nubila obduci, ut non aliqua hora sol cernatur.

XI. (17). Mollement étendu dans une litière. Ce tableau si expressif de la lâche indolence de Verrès rappelle quelques-uns des traits du discours de la Mollesse dans le Lutrin :

Aucun soin n’approchait de leur paisible cour ;
On reposait la nuit, on dormait tout le jour.
Seulement, an printemps, quand Flore dans les plaines
Faisait taire des vents les bruyantes haleines, etc. >

(18). Des lois établies la coupe à la main. Chez les Romains, le luxe des tables était alors excessif. On créait un roi du festin, qui prescrivait le nombre des santés que chacun était tenu de porter. Si un convive enfreignait la règle, il était puni de diverses manières, mais le plus souvent en étant forcé de boire un ou plusieurs coups de plus que les autres.

XII. (19). Et pour celle d'Eschrion. [Voyez, sur ces trois femmes, la troisième Verrine, De re frumentaria, ch. XXIV et suiv.)

(20). Notre moderne Annibal. Cicéron fait ici allusion à ces mots d’Annibal : Hostem qui feriat mihi erit Carthaginiensis quisquis erit. — Cctle allusion, que fait ici notre orateur, cadre merveilleusement avec la similitude qu’il vient d’indiquer entre le champ de bataille de Cannes et la salle à manger où sont entassés ivres morts les convives de Verrès.

XIII. (21). Qu’on voyait absentes du forum. Philoxène disait qu’il fallait respecter le sommeil d’un tyran.

(22). Toutes les peccadilles de ses anciennes campagnes. — Omnia istius æra. Æra, la paie que l’on donnait aux soldats. Ce mot est pris ici pour désigner les années militaires ; et Cicéron, par un léger détournement du sens, fait allusion aux anciens crimes de Verrès, dont il n’avait pas encore payé la peine. Æs alienum, dette.

(23). Mais pour en soutenir. Dans ce passage assez obscur, l’orateur désigne les premières infamies de Verrès. Voici l’explication que donnent les commentateurs de ces deux mots abduci et perduci : E foro quo se adolescentes, sumpta virili toga, ad audiendos oratores conferebant, abduci solebat Verres, ut libidinem obscenam pateretur, non perduci ad meretrices ut ipse prœdicabat. Selon d’autres interprètes, si abduci indique ici l’excès de l’infamie pour un jeune homme, perduci exprime une chose très-honnête : Perducebatur in forum ad oratores audiendos. C’est ainsi que l’a entendu Gueroult l’ainé, qui traduit ainsi ce passage : « Conduit au forum pour son instruction, mais emmené du forum pour des occupations bien différentes. » Truffer adopte en partie le sens que j’ai préféré : « Ces premiers temps où, quoi qu’il en dise, le lieu de ses exercices était tout autre que le barreau. »

(24). Privé de sa paie. Cicéron, dans cette suite de métaphores tirées de l’art militaire, applique à l’accusé cette expression ære dirui, qui se dit d’un soldat qui pour quelque faute se voit privé de sa paie.

(25). Au mépris des auspices. Tout préteur ou proconsul, avant de sortir de Rome, allait au Capitole prendre les auspices et revêtir l’habit de guerre. Il partait ensuite pour son département, précédé de ses licteurs, et suivi du cortège de ses parens et de ses amis. Mais il ne pouvait plus rentrer dans la ville, si ce n’est à l’expiration de son commandement : autrement il perdait le fruit des auspices, et compromettait lu sûreté de l’état.

XIV. (26). Que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. Sans doute les sentimens qu’exprime ici l’orateur sont nobles ; mais ils sont empreints d’un caractère de vanité. Et l’on ne peut s’empêcher de se rappeler ici le mécompte qu’il éprouva, lorsqu’il revint de la Sicile tout rempli de l’idée qu’on ne parlait dans Rome et dans l’Italie que de la manière dont il s’était conduit dans sa questure à Lilybée. En arrivant à Pouzzoles, lieu de plaisance alors très-fréquenté, il ne fut pas peu mortifié de voir que personne ne savait s’il venait de Rome ou de la province, de l’Afrique ou de la Sicile, de Syracuse ou de Lilybée. Lui-même raconte le trait fort agréablement dans les Tusculanes (liv. v, ch. 3).

(27). Des jeux solennels en l’honneur de Cérès. — Ludi. Ce mot vient de Lydiens, Lydi, peuple de l’Asie Mineure de tout temps adonné aux plaisirs et inventeur d’une foule de jeux, T— Ludi Cereales, fêtes apportées de la Grèce en Italie. Elles avaient été instituées en mémoire des courses de Cérès pour chercher sa fille Proserpine, et de la joie qu’elle eut de la trouver. Des femmes de la plus haute naissance, vêtues de blanc, y remplissaient les fonctions du saint ministère. On avait soin, pour cette raison, d’en choisir qui nefussentpas en deuil. Ce fut ce qui obligea le sénat, après la bataille de Cannes, à limiter les deuils à trente jours, parce que, ne se trouvant personne qui ne le portât, la célébration de cette cérémonie était devenue impossible. Personne, ce jour-là, ne mangeait avant la nuit, parce que Cérès, disait-on, en avait usé ainsi pendant ses courses. On s’abstenait de boire du vin et de rendre le devoir conjugal. Les jeux, qui précédaient la solennité, et qui duraient huit jours, consistaient principalement en une espèce de procession, où l’on portait les statues des dieux sur des chariots couverts, tirés par des bœufs, des chevaux, ou des ânes. Une particularité remarquable, c’est qu’on y portait un œuf en grande pompe, comme représentant par sa forme la terre, que Cérès avait parcourue quand elle allait à la recherche de Proserpine : preuve certaine que la découverte de cette forme n’appartient pas aux modernes. On jetait au peuple des noix, des pois chiches, et autres choses semblables, pour l’amuser pendant la cérémonie.

(Note de M. Gueroult jeune.)

Ces fêtes de Cérès se célébraient pendant huit jours, et commençaient le 10 avril.

(28). Et de Proserpine. Dans le culte dont il s’agit ici, Proserpine et Vénus étaient la même divinité. On appelait son temple celui de Venus Libitine. Il y avait à Delphes une Venus Epitumbia, Vénus sépulcrale, qui présidait aux funérailles, durant lesquelles on évoquait les morts. Il y avait en outre Venus Lucifer, étoile du matin ou du soir.

(Note de M. Gueroult jeune.)

(29). La déesse Flore. — Flora, d’où les fêtes appelées Floralia, la troisième fête civile et vulgaire de Rome, parait avoir été un nom sacerdotal de Rome naissante. Quoi qu’il en soit, le peuple romain perdit bientôt de vue cet emblème, et ne célébra plus dans Flore que la déesse des fleurs, présidant au printemps. Les Floréales se célébraient pendant six jours, et commençaient le 28 avril. On y faisait paraître des courtisanes toutes nues.

(30). Qui les premiers ont été appelés Romains. Les jeux Romains, ou les grands jeux, se célébraient depuis le 4 jusqu’au 10 septembre, et depuis le 14 jusqu’au 18 du même mois inclusivement. Ils avaient été institués par Tarquin l’Ancien en l’honneur des grands dieux, savoir, Jupiter, Junon et Minerve, et pour le salut du peuple. (Voyez la première Action contre Verrès, chap. X, et note 66.)

(31). D’opiner un des premiers dans le sénat. On accordait quelquefois à un sénateur qui n’avait encore exercé que des dignités inférieures, le droit de donner son suffrage dans le rang consulaire. Cet honneur éta it peu prodigué, et ne s’accordait guère qu’à ceux qui, ayant accusé et fait condamner un sénateur pour quelque crime qui lui faisait perdre sa dignité sénatoriale, méritaient d’avoir la place que celui-ci avait occupée dans le sénat. Ceux qui en avaient accusé et convaincu de brigue donnaient leurs suffrages entre ceux qui avaient obtenu la préture.
(Note de M. Gueroult jeune.)

(32). Sur une chaise curule. Les sénateurs qui avaient exercé une magistrature curule avaient le droit de se faire porter au sénat dans leurs chaises curules : les autres n’y allaient qu’à pied : de là on les appelait pedarii. Ce mot ne vient-il pas aussi de ce que plusieurs magistrats qui assistaient au sénat, comme les tribuns et les édiles plébéiens, ne pouvaient opiner de vive voix, mais en se rendant auprès du sénateur dont ils adoptaient l’avis ?

(Note du même.)

(33). Avec mes images un nom illustre. (’’Voyez la note I du second discours contre la loi Agraire, t. X de notre Cicéron.)

XV. (34). Les centuries des vieillards et des jeunes gens. Chaque centurie était divisée en deux sections, l’une composée de citoyens au-dessous de quarante-six ans, l’autre de ceux qui avaient atteint ou passé cet âge.

(35). Temsa, ou Témèse, aujourd’hui Torre di Nocera, ville du Bruttium, où s’étaient réfugiés quelques restes de l’armée de Spartacus après sa défaite. Ce fut à son retour de Sicile que Verrès passa près de cette place. (Voyez la note suivante.)

XVI. (36). Les députés de Valence. Valentia, ville voisine de Témèse, s’appelait aussi Vibo— Valentia, aujourd’hui Monteleone.

(37). Le temple de Bellone (ædes Bellonæ) était hors des murs de Rome, par delà le cirque Flaminien. C’était dans ce temple que le sénat donnait audience aux ambassadeurs ennemis, et aux généraux romains qui postulaient le triomphe ; car nul homme armé ne pouvait entier dans la ville, et il fallait être en costume militaire pour triompher. À l’entrée du temple s’élevait une colonne appelée bellica, d’où le consul, quand le sénat avait résolu de faire la guerre à quelque peuple, lançait un javelot vers la région où ce peuple habitait.
(Note de M. Gueroult jeune.)
XVII. (38). La guerre des pirates. La flotte de Mithridate ayant été détruite, soit par les tempêtes, soit par Lucullus, les marins échappés à ces désastres se livrèrent à la piraterie. Toute la Méditerranée fut infestée de corsaires. Ils enlevaient tous les convois. Plus de sûreté ni pour les citoyens, ni pour les magistrats qui s’embarquaient. Les corsaires eurent l’audace de paraître à l’embouchure du Tibre. Ils pillèrent les temples et les villes maritimes d’Italie. Dispersés sur la mer, ils formaient entre eux une espèce de république, gouvernée par des chefs très-habiles dans la marine. La Cilicie était le lieu le plus ordinaire de leur retraite : là étaient leurs arsenaux et leurs magasins.
(Note du même.)

(39). A Vélie. — Helea-Velia, aujourd’hui Castel a mare delia Brucca, ville de la Lucanie, fondée par les Phocéens ; patrie de Zénon le philosophe.

XVIII. (40). De faire construire un vaisseau. {Voyez, sur la défense faite par la loi à tout sénateur d’exercer le négoce, la note 84 de la seconde Verrine, seconde Action, ch. XLIX.)

XIX. (41). Aucun salaire. Tite-Live atteste ce fait (liv. I, ch. 55).

(42). Un bienfaiteur si généreux. Non-seulement Verrès les avait dispensés de fournir un bâtiment avec son équipage, mais il leur avait remis leur prestation de soixante mille boisseaux de blé. (Le texte ici porte par erreur le chiffre 40.)

43. Un digne élève des féciaux. Tout ce morceau est une ironie soutenue contre Verrès. — Les féciaux étaient ainsi appelés du mot fari. On les nommait aussi oratores. Institués par Numa, ils étaient

au nombre de vingt. Ils étaient en quelque sorte les dépositaires de la science diplomatique chez les anciens ; ils rédigeaient les traités, et en interprétaient l’exécution ; ils étaient également chargés de prononcer les déclarations de guerre. Leur caractère était sacré. Cette institution parait avoir été empruntée aux Pélasges, qui peuplèrent dans l’origine l’Italie aussi bien que la Grèce, et dont les armées étaient toujours précédées de ces hommes sacrés qui ne portaient d’autres armes qu’un caducée orné de bandelettes.

XXI. (44). La loi Terentia Cassia, proposée l’an de Rome 681 par les consuls M. Terentius Varro Lucullus et C. Cassius Varus, trois ans avant le procès de Verrès. Elle ordonna l’achat d’une seconde dîme de blé, et fixa le prix à trois sesterces, 67 centimes et demi. (Voyez le sommaire et la note 58 de la troisième Verrine, seconde Action.)

(45). Le bail des censeurs. Cicéron, dans son traité des Lois (liv. III, ch. 3), nous fait connaître en peu de mots les attributions des censeurs : Censores urbis vias, aquas, cerarium, vectigalia tuento.

(46). Les terres domaniales. La république romaine avait trois sortes de terres domaniales : les unes, qu’on abandonnait entièrement aux colonies que le gouvernement y envoyait ; d’autres, que les censeurs donnaient à ferme pour cinq ans ; la troisième espèce se composait des terres qui, entièrement désolées par la guerre et hors d’état de rapporter de long-temps, avaient été affermées pour toujours, moyennant une certaine quantité de grains, de bétail, qu’on s’obligeait de payer quand ces terres auraient été remises en valeur. Cette redevance fut abolie en 656, par le tribun Spurius Thorius. Mais cette loi était trop contraire aux intérêts de l’état, pour qu’elle fût exécutée. Les possesseurs de ces terres, qui avaient des mesures à garder, ne se dispensèrent pas de payer. Il paraît que Terentia, femme de Cicéron, voulut jouir du bénéfice de la loi. Atticus, qui avait promis de soutenir sa demande, y renonça. (Lettr., liv. XV, 42.)

(Note de M. Gueroult jeune.)

(47). Les villes franches. Nous avons expliqué ailleurs ce qu’entendaient les Romains par cette expression civitates immunes. (Voyez le chapitre VI et la note 7 de la troisième Verrine, seconde Action.)

(48). A jamais durable. — Trabali clavo. Métaphore prise de deux poutres fortement attachées l’une à l’autre par des barres de fer.

XXII. (49). Le nombre prescrit par l’usage. Asconius nous apprend que Scaurus, défendu par Cicéron, produisit le témoignage de dix villes qui lui étaient favorables.

(50). Individuellement dépouillés. À propos de ce rôle pour ainsi dire double que les députés Mamertins jouèrent dans cette affaire, Quintilien nous apprend que chez les Grecs il y avait action contre un homme qui s’était mal acquitté de sa députation, de son ambassade ; puis il ajoute que dans ces causes on examinait, par manière de question de droit, si un député doit jamais faire autrement qu’il ne lui est ordonné, et jusqu’à quel point il est avoué de la république. Car quelquefois un envoyé dit des choses qu’il n’est point chargé de dire. Témoin celui des Mamertins, qui, après s’être acquitté de sa commission, devint le dénonciateur de Verrès. Mais en ceci la grande question est de savoir la qualité du fait, quelle sorte d’offense c’est faire à la république. (Liv. VII, ch. 4, De la qualité.)

(51). Un seul municipe. Nous avons donné ailleurs l’explication de ce mot. (Voyez la note 13 du plaidoyer pour Sextus Roscius d’Amérie, t. VI, p. 151.)

XXIV. (52). Comme auxiliaires. Depuis la guerre sociale, les Latins jouissaient du droit de cité romaine, et n’étaient plus réputés comme auxiliaires.

XXV. (53). Six cents sesterces, 122 fr. 70 c.

(54). P. Césetius, questeur de Verrès ; P. Tadius, son lieutenant.

XXVI. (55). P. Servilius, surnommé Isauricus. On a déjà parlé plusieurs fois de ce général, qui vainquit les pirates isaures et ciliciens. (Voyez entre autres le chap. X et la note 21 de la quatrième Verrine, seconde Action.)

(56). Et conduits au supplice. Rien n’est plus contraire à nos mœurs que le langage que tient l’orateur dans tout ce passage, qui nous rappelle involontairement ces vers des Plaideurs :

Dandin. N’avez-vous jamais vu donner la question ?
Isabelle. Non, et ne le verrai que je crois de ma vie.
Dandin. Venez, je vous en veux faire passer l’envie.
Isabelle. Hé, monsieur ! peut-on voir souffrir des malheureux ?
Dandin. Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux.

XXVII. (57). Des Carrières de Syracuse. — Lautumiæ. Ce mot vient de λᾱς, pierre, et de τέτμα, parfait moyen de τέμνω, couper. Cette prison était taillée dans le roc. (Voyez le chap. V et la note 19 de la première Verrine, seconde Action.)

XXIX. (58). Man. Acilius Glabrion, président du tribunal. (Voyez le chap. II et la note 6 de la première Action contre Verrès.)

XXX. (59). . Nicon, ce fameux pirate. Après avoir été fait prisonnier par P. Servilius Isauricus à la bataille navale de Patare, Nicon trouva moyen de s’échapper, et finit par être pris une seconde fois au siège d’Isaure. De là Servilius le conduisit à Rome, pour orner son triomphe.

(60). Il est un autre tribunal. On doit se rappeler qu’un des préteurs avait pour attribution la connaissance des crimes de lèsemajesté. Cicéron., qui est ici censé plaider devant le préteur chargé de juger les crimes de concussion, menace l’accusé de le traduire à cet autre tribunal, pour avoir usurpé les droits du peuple en retenant chez lui des commandans ennemis.

XXXII. (61). Qui doit ici d’abord se faire entendre. « Par où commencerai-je mes reproches ou mes plaintes ? » ont traduit Clément et Gueroult l’aîné.

(61*). Et leur affinité même avec nous. Énée passait pour être le fondateur de Ségeste.

XXXIII. (62). Appuyé nonchalamment sur une de ses maîtresses. Ce passage a été justement admiré par tous les critiques. « L’harmonie seule, dit Gueroult l’aîné, peint la mollesse de Verrès. » Quintilien, après avoir établi que l’art de peindre consiste à exprimer trait pour trait l’image des choses, observe que Cicéron excelle dans cette qualité comme dans presque tous les autres mérites de l’orateur ; puis, après avoir cité la phrase, il ajoute : « Y a-t-il quelqu’un qui ait l’imagination assez froide pour ne pas se représenter, je ne dis pas seulement la contenance de Verrès, et le lieu où se passe la scène, mais une partie des choses que supprime l’orateur ? Car, pour moi, je crois voir ce tête-à-tête, les yeux et les mines du lâche préteur et de sa courtisane, leurs indignes caresses, la secrète indignation, la peine et le timide embarras de ceux qui étaient présens. » (Liv. VIII, ch. 3, Des ornemens du discours.) On doit observer que c’était, de la part d’un Romain, une bassesse et un crime de s’habiller à la grecque : à plus forte raison Verrès, qui était préteur, ne le pouvait faire sans blesser la majesté de l’empire.

(63). Pachynum, aujourd’hui Passaro, ville et promontoire. Il n’y avait que deux jours de traversée de Syracuse à Pachynum, pour des vaisseaux bien équipés. Cicéron, afin d’exprimer la lenteur de la flotte de Cléomène, qui mit cinq jours à faire cette route, n’emploie guère que des spondées en cet endroit.

(63*). Au milieu de leurs chétifs brigantins. (Enéide, liv. V, v. 119.)

XXXIV. (64). Élore, aujourd’hui Mûri Ucci, non loin du fleuve Asinarus, sur les bords duquel, durant la guerre du Péloponèse, les Athéniens furent complètement défaits.

(65). Les Locriens. Ceux de Locres, ville duBruttium, dans l’Italie méridionale, fondée, après la prise de Troie, par les Locriens qui. avaient suivi Ajax, fils d’Oïlée : aujourd’hui Motta di Burzano.

XXXV. (66). Allumées par les pirates. Il est impossible de voir une plus froide antithèse.

XXXVI. (67). À Lampsaque. Ce fait se trouve exposé dans la première Verrine, seconde Action (ch. XXVI et suiv.).

(68). Sur le bord de la mer. Ici acta veut dire rivage, du mot grec ὰϰτή.

(69). Dans Utique, contre Hadrianus. (Voyez sur ce fait la première Verrine, seconde Action, ch. XXVII, et la note III.)

XXXVII. (70). Un commun naufrage. La dix-neuvième année de la guerre du Péloponèse, Nicias fut défait dans le port de Syracuse. L’armée athénienne fut taillée en pièces, et la flotte entièrement détruite. Athènes ne se releva jamais de cette chute. Lysandre s’empara de la ville, et changea la forme du gouvernement. (Voyez ci-dessus, note 64.)

XXXVIII. (71). Qu’aucun Syracusain établit sa demeure. (Voyez ci-dessus, ch. XXXII.)

XL. (72). Et nos embrassemens. Que de naturel et de vérité dans ce monologue ! Il est impossible de peindre avec plus d’énergie le combat de la scélératesse et de la raison, ou plutôt des passions différentes qui luttent dans le cœur de Verrès. Ne semble-t-il pas que Boileau ait eu en vue ces exclamations si expressives dans l’invective qu’il prête à Anne la perruquière, et qui d’ailleurs est imitée du discours de Didon à Énée ?

As-tu donc oublié tant de si douces nuits ?….
Au nom de nos baisers jadis si pleins de charmes.

Le Lutrin, chant II.

XLI. (73). La justice du préteur. Des éditions portent fidem populi romani. C’est la version adoptée par Gueroult l’aîné et M. V. Le Clerc. Je ne pense pas qu’il y eût lieu, de la part des Siciliens, à en appeler au peuple des décisions du préteur.

(74). Névius Turpion. Il est déjà parlé de ce personnage dans la seconde et dans la troisième Verrines. L’orateur a soin d’ajouter ici qu’il avait été condamné par le préteur Sacerdos, parte qu’un tel jugement emportait la tache d’infamie, et qu’un homme ainsi flétri ne pouvait plus être entendu comme témoin, ni paraître en justice, à aucun titre.

XLII. (75). Sans avoir été entendu. (Voyez, sur les faits relatifs à Sthenius, la seconde Verrine, seconde Action, ch. XXXII.)

XLIII. (76). Les Euménides, vengeresses de l’innocence. — Pœna, chez les anciens, était la mère des Furies. On n’eût pas été compris en français, si l’on eût traduit : les Peines, vengeresses de l’innocence.

XLIV.(77). C'est ce qui se voit tous les jours. Quintilien cite ce passage comme un exemple de l’amplification « qui se fait par voie d’induction, lorsque, dit-il, après avoir exposé des crimes atroces et les avoir dépeints sous les couleurs les plus noires, nous venons à les excuser, à les diminuer, dans le dessein de rendre plus odieuses les choses que nous avons à dire ensuite.... En effet, ajoute ce rhéteur après avoir cité le passage qui fait le sujet de cette note, l’orateur suppose avec raison que les juges feront ce raisonnement qu’il faut que le crime dont on va parler soit vraiment inouï, puisqu’on comparaison tous les autres sont traités de bagatelles. » (Livre VIII, ch. 4, Comment on peut amplifier.) Plus loin, Quintilien cite encore ce passage : « Le capitaine d’une ville célèbre s’est racheté du fouet, etc.», comme un exemple du trope, figure de mot qu’il nomme apophase, et qui consiste, dit-il, à faire semblant de passer quelque chose à notre adversaire, soit par indulgence, soit par un excès de confiance en la bonté de notre cause. (Ibid.) — La Harpe (Cours de Littérature, article Cicéron) et Clément (dans sa traduction) font en cet endroit un contre-sens d’autant plus grave, qu’il détruit le raisonnement. Ils rendent humanum est par cette phrase incohérente et sans rapport avec le reste : c’est dans Verrès un trait d’humanité. — Humanum est veut dire ici bien évidemment in humanitatem cadit ; comme dans cet adage : errare humanum est ; dans ce passage de Tacite : humanum est eos odisse quos læseris ; enfin, dans les Adelphes (act. III, sc. 5, v. 25) :

Persuasit nox, amor, vinum, adolescentia,
Humanum est…….

(78). Intenter à Verrès des accusations rebattues. Quintilien fait sur l’harmonie de cette phrase la réflexion suivante : « Il y a quelquefois des fins de périodes qui sont défectueuses et comme estropiées. On les soutient en passant incontinent à ce qui suit, comme si l’un et l’autre ne faisaient qu’un même sens ; et par là on corrige le défaut. Non vult populus romanus obsoletis criminibus accusari Verrem. Cette fin est dure, si l’on en demeure là ; mais continuez, encore que ce soient des sens différens : Nova postulat, nova desiderat. Alors l’oraison chemine, et il n’y a plus rien qui blesse. » (Liv. IX, ch. 3, Des figures de diction.)

XLV. (79). Sestius. « Cicéron n’a pas dédaigné de faire mention d’un Sestius, d’un geolier des prisons de Verrès, d’un des derniers satellites du préteur. Et pourquoi ? C’est qu’il savait que le caractère des commandans devient celui des subalternes, et qu’on peut juger des uns par les autres. Il y a dans l’esprit de la tyrannie une bassesse naturelle, une abjection particulière qui peut dépraver jusqu’aux bourreaux. » (la Harpe, Cours de Littérature, t. III.)

(80). Pour entrer, vous me donnerez tant. Voilà encore un passage cité par Quintilien comme exemple du dialogue appliqué à la narration. « Cicéron, dit-il, s’est servi de celle-ci dans un de ses plaidoyers contre Verrès ; car c’est aussi une exposition que cet entretien qu’il fait tenir à un officier de Verrès avec la mère d’un malheureux qui était injustement détenu en prison : « Voulez-vous avoir la liberté de voir votre fils, vous me donnerez tant, etc.... » De crainte même qu’on ne l’accuse d’en avoir usé ainsi sans beaucoup de réflexion, ce qui pourtant n’est pas croyable d’un homme comme lui, voici comme Cicéron lui-même s’explique dans ses partitions : « Que la narration, dit-il, ait de la douceur ; qu’elle cause de la surprise ; qu’elle tienne l’esprit en suspens ; qu’elle soit mêlée de dialogues et remplie de sentiment. » (quintil., Instit. Orat., liv. II, ch. 2, De la narration.)

XLVII. (81). Des dix-sept peuples de la Sicile. Ajoutez, pour compléter le sens, qui se sont montrés ennemis des Romains en secourant les Carthaginois pendant la première et la seconde guerre puniques.

XLVIII. (82). Le sort de nos alliés. C’est encore ici l’occasion de se rappeler, à propos de tout ce chapitre, le discours véhément du Paysan du Danube, que nous avons déjà cité plusieurs fois dans les notes de la troisième Verrine, seconde Action.

XLIX. (83). Une consolation pour les mânes de son fils. La morale païenne autorisait la vengeance ; elle en faisait même un devoir à l’égard des morts, qu’on croyait y être sensibles. De là cette maxime de P. Syrus : Læso doloris remedium inimici dolor.

LII. (84). Si votre père lui-même était votre juge. Ce passage est cité par Quintilien : « Dans la péroraison, dit-il, il y a une infinité de tours et de figures dont on se peut également bien servir. Cicéron nous en a donné d’excellens modèles, comme lorsque, adressant la parole à Verrès, il lui dit : « Si votre père lui-même, etc., » et qu’ensuite il reprend tous les faits dont il avait parlé ; et dans un autre endroit, lorsqu’il invoque toutes les divinités dont Verrès avait enlevé toutes les statues et profané les temples durant sa préture. » (Liv. VI, ch. I, De la conclusion.)

LIII. (85). J'en ai fait assez pour les Siciliens. Cicéron a fini de plaider la cause des Siciliens. Il va passer à la quatrième partie de ce discours, et parler des cruautés que Verrès a exercées contre les citoyens romains. «Fidèle aux règles de la progression oratoire, il réserve pour la fin de ses plaidoyers le plus grand des crimes de Verrès, celui d’avoir fait mourir ou battre de verges des citoyens romains. Il s’étend principalement sur le supplice de Gavius. On ne conçoit pas, après ce qu’on vient de lire, qu’il trouve encore des expressions nouvelles contre Verrès. Mais on peut se fier à l’inépuisable fécondité de son génie. Il semble se surpasser dans son éloquence, à mesure que Verrès se surpasse lui-même dans ses attentats. Souvenons-nous seulement, pour avoir une juste idée de l’indignation qu’il devait exciter, souvenons-nous de la vénération religieuse qu’on portait dans les provinces de l’empire, et même dans presque tout le monde connu, à ce nom de citoyen romain. C’était un titre sacré qu’aucune puissance ne pouvait se flatter de violer impunément. On avait vu plusieurs fois la république entreprendre des guerres lointaines, seulement pour venger un outrage fait à un citoyen romain ; politique sublime, qui nourrissait cet orgueil national qu’il est utile d’entretenir, et qui, de plus, imposait aux nations étrangères, et faisait respecter partout le nom romain. » (la Harpe, Cours de Littérature, t. III.)

LIV. (86). Qu’il consigne deux mille sesterces, 409 fr. (Voyez, sur les mots vadimonium et sponsio, les explications que nous avons données dans la note 13 du plaidoyer pour P. Quintius, et dans la note 7 de celui pour Q. Roscius le Comédien, t. VI de notre Cicéron.)

(87). Les six licteurs. À Rome, le préteur n’avait que deux licteurs ; mais dans les provinces il en avait six, de même que le proconsul. Ces licteurs marchaient un à un ; et leur chef, qu’on appelait proximus lictor, précédait immédiatement le magistrat.

LVI. (88). À l’entrée des golfes. Les Lestrigons. (Homère, Odyss., ch. X.)

(89). Après tant de siècles. Quintilien (liv. VIII, ch. 6, Des tropes) cite ce passage comme un exemple de l’heureux emploi des comparaisons tirées de la fable ou de l’histoire.

(90). Des chiens. Le bruit que faisaient dans la mer les écueils de Scylla et de Charybde ressemblait, selon les anciens, aux aboiemens d’une meute.

(91). Dianium (aujourd’hui Denia), ville d’Espagne qu’avait occupée Sertorius. (Voyez la note 125 de la première Verrine, seconde Action, ch. XXXIV.)

LVII. (92). Je suis citoyen romain. Un citoyen romain n’était soumis à la puissance juridique des magistrats ni pour l’application de la torture, ni pour la peine de mort. (Voyez ci-après, note 103.)

(93). Ils ont été exécutés à mort. Il paraît que les habitans de la Sicile ne parlaient pas très-purement la langue grecque, puisqu’ils disaient ιδιϰῴθησαν pour ιδιϰαιῴθησαν. Ce mot avait deux sens entièrement contraires : car il signifiait absoudre ou justifier, selon l’acception reçue communément chez les autres Grecs ; et punir, selon les Siciliens. Pris passivement dans le dernier sens, il équivaut à ce qu’on appelle en français être justicié ; terme usité parmi les gens du peuple, quand ils veulent dire qu’un homme a subi la peine infligée par la justice. Mais Verrès ne se doutait pas de cette acception ; et Cicéron, en la faisant connaître, anéantit toute la défense de l’accusé.

LVIII. (94). J’aurai l’avantage du lieu. Ici l’orateur veut parler de l’accusation de crime d’état qu’il se propose d’intenter contre Verrès, s’il obtenait l’indulgence de ses juges. Par superior locus il entend la tribune aux harangues, du haut de laquelle, étant édile désigné, Cicéron pourra, l’année suivante, porter devant le peuple cette accusation.

(95). Que les armes ont épargnés. Cette belle pensée de Cicéron rappelle ce trait admirable de Florus : Victores, quod non temete alias in civilibus bellis, pace contenti fuerunt. (Liv. III, ch. 24.)

(96). Questeur transfuge. (Voyez la première Verrine, seconde Action, ch. XXXVII.)

(97). Après la mort de Perpenna. Après la mort de Sylla, le proconsul Lepidus voulut exciter la guerre civile. Il fut vaincu, et mourut de chagrin. Perpenna, qui se trouvait en Sicile, rassembla les débris du parti vaincu, et se réfugia en Espagne, où Sertorius soutenait la guerre civile. Mais les propres soldats de Perpenna le forcèrent de se joindre à ce grand homme : c’était un affront, dont Perpenna se vengea par un lâche assassinat. Il osa ensuite prendre la place de Sertorius ; mais il perdit tout par son incapacité, fut abandonné de ses troupes, et tomba au pouvoir de Pompée, qui le fit mettre à mort. Mais là s’arrêta la vengeance du vainqueur ; et l’orateur, dans cet éloge de Pompée, ne dit rien ici qui ne soit parfaitement vrai.

LIX. (98). Pouzzoles, ville de la Campanie, non loin de Naples.

(99). D’interroger aucun de nos témoins. L’accusé avait le droit d’interroger les témoins que produisait l’accusateur.

LX. (100). La tête voilée, depuis la prison jusqu’au lieu du supplice. Précaution inusitée prise par Verrès, pour qu’on ne pût reconnaître les citoyens romains qu’il faisait exécuter.

LXII. (101). Tout son visage exprimait la cruauté. Passage cité par Quintilien : « Quant à cette figure qui peint les choses dont on parle, et qui, comme dit Cicéron, les met sous les yeux, on l’emploie lorsqu’au lieu d’indiquer simplement un fait on veut le montrer aux yeux…. Celsus appelle cette figure l’évidence ou l’illustration ; d’autres la nomment hypotypose, et la définissent une image des choses si bien représentée par la parole, que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre. » (Liv. IX, ch. 2, Des figures de sens.)

(102). Je suis citoyen romain. Ce passage a été justement admiré par tous les rhéteurs. Voici en quels termes Quintilien en fait sentir les beautés : « Je ne vois pas pourquoi, en instruisant les juges, je ne songerais pas à les toucher ; ni pourquoi, si je veux emporter quelque chose à la fin du discours, je n’essaierais pas d’en venir à bout dès le commencement : vu principalement que, les juges une fois imbus de mes sentimens, je leur persuaderai plus aisément ce que je voudrai dans la preuve. Cicéron décrit le supplice d’un citoyen romain que Verrès avait eu la témérité de condamner au fouet. Sans être long, quels sentimens n’excite-t-il pas dans l’âme des juges, lorsqu’il expose, d’un côté, le genre de supplice ; de l’autre, la circonstance du lieu, la condition, le courage même du patient, qui, au milieu des coups, n’a recours ni aux prières ni aux larmes, et ne fait entendre autre chose, sinon qu’il est citoyen romain : parole qui redouble la rage de Verrès, en même temps qu’elle lui fait sentir son injustice ? » (Ibid., ch. 2 ; et encore liv. IV, ch. I, De la narration.) — Aulu-Gelle (liv. X, ch. 3 de ses Nuits attiques) se récrie sur la beauté de ce tableau : Quæ ibi tunc miseratio ? dit-il. Quæ comploratio ? Quæ totius rei sub oculos subjectio ? Quod et quale invidiæ atque acerbitatis fretum effervescit ? Il voit couler le sang, il entend le bruit des verges et les réclamations de Gavius ! Tout fait image à ses yeux, tout lui présente le plus affreux spectacle, et il finit par déclarer barbare et privé de sentiment quiconque n’en serait pas ému : Si quem lux ista, et amænitas orationis, verborumque modificatio parum delectat.

LXIII. (103). Lois Semproniennes. Encore un passage que Quintilien allègue comme exemple. « L’apostrophe, dit-il, est une figure fort vive et fort touchante, lorsque l’orateur, oubliant les juges un instant, … implore le secours des lois pour rendre encore plus odieux celui qui les a violées. » (Liv. IX, ch. a.)—. Caïus Sempronius Gracchus renouvela, l’an 632, une loi que Porcius Lecca, tribun du peuple, avait déjà fait recevoir cent cinquante ans auparavant. Cette loi défendait à tout magistrat de faire battre de verges et de condamner à mort aucun citoyen romain. La peine capitale ne pouvait être prononcée que par le peuple, dans l’assemblée des centuries ; ou par les tribunaux, en vertu d’une loi spéciale contre tel ou tel délit. Cicéron dit leges Semproniæ, parce que ce même tribun C. Gracchus fit recevoir plusieurs lois pour assurer l’état et la personne des citoyens contre le pouvoir et les entreprises des magistrats.

(104). Rendue a l’ordre plébéien. L’autorité tribunitienne, renversée par Sylla, venait d’être rétablie par Pompée.

LXV. (105). Un gage d’inviolabilité. « On reconnaît ici, dit Dussault, toute l’abondance de Cicéron, jointe à ce pathétique profond qui est un des caractères distinctifs de son génie. » (annales littéraires, t. III, p. 48.)

LXVI. (106). Mais l’attacher à une croix ! Ce passage est encore du nombre de ceux que Quintilien cite comme modèle. « La gradation, dit-il, est un moyen très-puissant, lorsque le premier objet que l’on présente à l’esprit, quoique inférieur aux autres, ne laisse pas d’être considérable. Il se fait alors une gradation qui tantôt s’élève d’un seul degré, et tantôt de plusieurs, par lesquels elle nous conduit non-seulement à ce qu’il y a de plus excessif, mais quelquefois même au delà, s’il faut ainsi dire. Je ne veux qu’un seul exemple de Cicéron pour faire entendre ma pensée : Enchaîner un citoyen romain, etc. Car, supposé que ce citoyen romain n’eût été que fouetté, Cicéron aurait toujours rendu la cruauté de Verrès plus grande d’un degré, en disant qu’une moindre punition est même expressément défendue par les lois. Et, si ce citoyen avait été simplement mis à mort, l’orateur eût augmenté de plusieurs degrés le tort de Verrès. Et, après avoir dit que de livrer un citoyen romain au supplice est une espèce de parricide, bien qu’il n’y ait rien au delà, il ne laisse pas d’ajouter : Mais l’attacher à une croix ! De la sorte ayant porté les crimes du préteur jusqu’au dernier degré, il fallait bien que les expressions lui manquassent pour aller plus loin. « (Livre VIII, ch. 4, Comment on peut amplifier.)

Ce fameux exemple de la gradation a été imité par J.-B. Rousseau dans cette épigramme :

Est-on héros pour avoir mis aux chaînes
Un peuple ou deux ? Tibère eut cet honneur, etc.

LXVIII. (107). Non sur la cire, mais sur la fange. On remettait aux juges des tablettes enduites de cire, sur lesquelles chacun d’eux inscrivait son vote. (Voyez le ch. VII de la Divinatio, et nos notes 26 et 27 sur ce passage.)

(108). Ne se conservent pas moins difficilement qu’on les obtient. Un poète a dit :

Non minor est virtus, quam quærere, parta tueri.

(109). Dominer comme autant de rois dans les tribunaux. On appelait Hortensius le roi du barreau, non pas tant à cause de son éloquence que des coalitions qu’il avait formées avec plusieurs personnages puissans de la république, pour influencer toutes les décisions judiciaires. Cicéron a déjà, dans la seconde Verrine, fait allusion à ce pouvoir exorbitant que s’était arrogé Hortensius (chap. LX et note 191.)

(110). Hortensius. Le texte porte Quintus, prénom d’Hortensius. C’était une manière affectueuse d’apostropher quelqu’un. Gaudent prænomine molles auriculæ, dit Horace.

LXIX. (111). Où l’on vient de promulguer une loi. Après l’instruction du procès de Verrès, le préteur Aurelius Cotta porta une loi qui conférait le pouvoir de juger aux chevaliers, aux tribuns du trésor, conjointement avec les sénateurs.

(112). Renaître sa confiance. Après les comices, où Metellus et Hortensius, favorables à Verrès, venaient d’être désignés consuls.

(113). D’être jugé dans les formes ordinaires. Le peuple romain, lors de la première Action, voulut se précipiter sur Verrès, et le déchirer de ses propres mains.

LXX. (114). Au milieu de leur sommeil. Dans ce chapitre et dans le suivant, Cicéron tient absolument le même langage que Salluste fait tenir à Marius, dans le discours qu’il prononça après sa promotion au consulat. (Voyez Guerre de Jugurtha, ch. LXXXV.)

(115). Un C. Fimbria, un C. Marius, un C. Célius. Ces plébéiens plus ou moins illustres s’étaient élevés, ainsi que Q. Pompeius, aux premières charges par le talent de la parole. Cicéron en parle dans son traité De claris Oratoribus. {Voyez aussi son discours De petitione consulatus.) LXXI. (116). Aux fonctions d’accusateur. Cicéron tint parole seulement après l’affaire de Mil on. Il accusa Munatius Bursa, un des plus ardens persécuteurs de ce citoyen, et le fit condamner comme complice des factieux qui, pendant les funérailles de Clodius, avaient mis le feu à la salle du sénat. (Voyez Epistol. famil., VII, 2.)

(117). Je poursuivrai non-seulement les juges. Quintilien ne cesse de recommander à l’orateur d’intimider les juges, et à ce propos il se plaît à citer Cicéron.

LXXII. (118). Très-grand Jupiter. (Voyez la quatrième Verrine, seconde Action, ch. XXVII à XXXIII, et LVII.)

(119). Junon. (Voyez la première Verrine, seconde Action, ch. XIX ; quatrième Verrine, ch. XLVI.)

(120. Minerve. (Voyez la première Verrine, seconde Action, ch. XVII ; quatrième Verrine, ch. LV.)

(121). Latone. (Voyez la première Verrine, seconde Action, ch. XVII et XVIII. — Apollon. (Ibid., ch. XIX.) — Diane. (Ibid., ch. XX ; quatrième Verrine, ch. XXXIII.)

(122). Par la victoire de Scipion l'Africain. C’est là encore un artifice oratoire dont Quintilien ne cesse de recommander l’imitation. « Il est, dit-il, une similitude qui sert de preuve, et qui consiste dans la citation d’un fait historique. Quelquefois, au lieu d’être semblable, le fait est contraire, etc. » (Liv. V, ch. 10, Des argumens.)

(123). Mercure. (Voyez la cinquième Verrine, ch. XXXIX.)

(124). Hercule. (Ibid., ch. XLIII.)

(125). Mère des dieux. (Ibid., ch. XLIV.)

(126). Castor et Pollux. (Voyez la première Verrine, première Action, ch. L et suiv.)

(127). Ces fêtes religieuses. (Ibid., ch. LIX ; troisième Verrine, ch. I.)

(128). Des hommes. (Voyez la quatrième Verrine, ch. XLV et XLIX)

(129). Vous tous enfin, dieux et déesses. Cette série d’invocations, dont la longueur choque un peu nos idées, n’avait rien chez les Romains qui donnât prise à la critique. Tout l’ensemble de ce morceau rappelle les invocations par lesquelles Virgile commence ses Géorgiques, et particulièrement ce trait :

Dique deæque omnes studium quibus arva meri.

  1. xx Les chapitres de ce discours marqués de ces astériques manquaient dans le manuscrit de M. Gueroult.
  2. On a, par inadvertance, interrompu les numéros de notes depuis le chapitre XVI jusqu’au chapitre XXVII et à la note 25.
  3. Le renvoi de cette note et de la suivante est encore omis dans le texte.
  4. Truffer, Préface dela traduction des deux harangues de Cicéron, De signis et De suppliais.
  5. Annales littéraires, t.III, p. 59 et suiv.
  6. M. Gueroult, frère aîné de notre traducteur.
  7. Les chapitres ainsi marqués xx sont de l’éditeur.
  8. Ici finit le manuscrit de M. Gueroult pour la Verrine De signis. Le reste a été suppléé par l’éditeur, M. Ch. Du Rozoir.
  9. J’ajouterai que l’illustre M. Cuvier, que j’ai consulté sur ce passage, est tout-à-fait de cette opinion. Les joncs dont il s’agit ici parviennent en Sicile à une telle grosseur, qu’on en fait des palissades.
    (C. D.)