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Contre l’antisémitisme/01

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P.-V. STOCK (p. 3-8).

PRÉFACE




Il m’a paru bon de réunir les articles que j’ai publiés dans le Voltaire sur l’antisémitisme et sur celui qui prétend en être le chef. J’ai rappelé en même temps les circonstances qui ont provoqué la polémique dont on connaît l’issue. En lisant cela, on verra comment un Juif a entendu la discussion, et comment un Français de France, catholique, a su y répondre. L’opinion publique jugera. Elle dira de quel côté a été la courtoisie, l’urbanité, le respect de soi-même, la logique et la raison. Si toutefois on trouve légitime que les injures soient la seule réplique à des arguments, je ne m’inclinerai pas devant un tel verdict. Je protesterai toujours contre des mœurs, qui tendent à rendre impossibles, entre adversaires, tous rapports, autres que des rapports brutaux, et contre des procédés que je n’estime dignes ni de penseurs, ni d’écrivains.

Je pourrais me borner à ces déclarations préliminaires et les considérer comme une suffisante préface aux articles dont je viens de parler, mais le titre que j’ai donné à cette brochure me fait un devoir d’exposer d’une façon plus précise ma pensée sur l’antisémitisme.

Je l’ai dit, M. Drumont n’est pas tout l’antisémitisme. Quelques-uns considèrent qu’il en a écrit l’évangile, mettons donc qu’il en soit le Marc ou le Luc, mais il n’en est pas la cause, il en est « un écho et peut-être un instrument ». Le combattre personnellement est insuffisant, d’autant plus insuffisant que cet homme à courte vue ignore les vraies raisons et les mobiles réels du mouvement qu’il prétend représenter. Pour moi, la personnalité de l’apôtre antisémite n’a pas l’importance qu’il s’attribue lui-même et que les autres lui accordent. Il disparaîtrait demain que l’antisémitisme ne disparaîtrait pas avec lui. Les multiples Croix, les nombreux journaux catholiques continueraient leur œuvre, œuvre qu’on n’a ni assez vue, ni assez appréciée, et ils exerceraient encore leur action, action plus puissante, plus sûre, plus efficace, plus étendue, plus sournoise, que l’action de la Libre Parole qui bataille plus franchement, comme doit batailler l’enfant terrible du parti catholique.

On ne saurait trop le dire, on ne saurait trop le répéter, l’histoire de l’antisémitisme en France, n’est qu’un coin de l’histoire du parti clérical. À cette affirmation on répondra que ceux qui attaquent les Juifs ne se placent pas sur le terrain confessionnel mais sur le terrain économique. Je n’en disconviens pas, je n’en maintiens pas moins mon affirmation et, pour l’expliquer, j’ajoute que le cléricalisme a su exploiter avec une habileté remarquable les intérêts économiques d’une catégorie d’individus.

Les causes de l’antisémitisme sont multiples. Évidemment, à la base, il faut mettre la raison permanente et séculaire, l’antique, l’indéracinable préjugé, la vieille haine plus ou moins avouée, contre la nation déicide, chassée de la terre des aïeux, poussée de l’orient à l’occident, du midi au septentrion, la nation qui, pendant des siècles, fut, comme au soir de la sortie d’Égypte, les reins ceints de la corde, la main armée du bâton, prête à fuir par les routes inhospitalières à la recherche d’un sol ami, d’un abri accueillant, d’une pierre où pouvoir poser sa tête. C’est là le mobile qui a supporté les autres, c’est là le sentiment constant qui a permis à d’autres sentiments de s’éveiller, de se développer, de grandir. Sur ce fonds stable qui existera tant qu’il y aura des Juifs, ou tout au moins tant qu’il y aura des chrétiens, on a bâti et, selon les siècles, selon les pays, selon les mœurs, on a bâti d’une façon différente, je veux dire qu’on a justifié autrement la guerre aux Juifs. De même, selon les mœurs, selon les pays, selon les siècles, les causes efficientes de l’antisémitisme ont varié.

En France où, depuis 1789 jusqu’à ces dernières années, l’antisémitisme avait été sporadique, opinion scripturaire sans écho, sans contre-coup, sans action, il a fallu deux choses pour faire renaître les animosités d’autrefois. D’abord, et c’est là une raison grave et profonde, le triomphe de l’état laïque sur l’état chrétien. L’Église a rendu les Juifs et les hérétiques responsables de sa défaite, elle s’est retournée contre eux, et elle a commencé par attaquer Israël ; maintenant plus aguerrie, rendue audacieuse par l’inaction même de ses adversaires, elle ose plus et c’est contre le franc-maçon, contre le libre-penseur, contre le protestant qu’elle se dresse. La démocratie a laissé grandir l’antisémitisme sans protester contre lui. Au contraire, par dilettantisme, par snobisme, ou bien par lâcheté, elle a laissé faire. Demain, peut-être, elle comprendra le danger, elle verra le filet dont elle s’est laissée entourer. Il sera trop tard et c’est par des années de réaction cléricale qu’elle paiera son inertie et son aveuglement.

Venons maintenant à la cause occasionnelle de l’antisémitisme, celle qui a déterminé le choc. C’est le krach de l’Union générale. La défaite de l’Union générale a été la défaite du capital et de la spéculation catholique. On a rendu la finance juive responsable de ce résultat et la campagne antijuive a été inaugurée en guise de représailles. Le capital catholique s’est rué à l’assaut du capital israélite et l’histoire de cette période sera, pour l’historien futur, intéressante comme un épisode de la lutte entre capitalistes, et même de la lutte entre deux formes du capital.

L’antisémitisme s’est donc manifesté tout d’abord sous la forme d’une guerre contre la finance cosmopolite et, pendant longtemps, ses champions et ses théoriciens ont affecté de rester sur ce terrain. Ils prétendent, aujourd’hui encore, s’y tenir et feignent d’être exclusivement les ennemis de l’agiotage et des manieurs d’argent.

Mais, je le répète, les théoriciens ne sont rien, ils ne représentent rien ; c’est à côté d’eux qu’il faut regarder, et, si l’on regarde, on verra que c’est par la plus grossière des équivoques qu’on présente l’antisémitisme comme un mouvement de réaction contre le règne de l’argent. En réalité, sous le couvert du Juif financier et agioteur, on attaque tous les Juifs. Jadis on leur reprochait d’être uniquement des usuriers. Aujourd’hui, on leur reproche de ne pas se confiner dans le rôle de prêteur, d’argentier, et on veut frapper sur eux parce qu’ils prétendent ne rester étrangers à rien et participer à toutes les manifestations de l’activité sociale.

Ce n’est pas seulement le Juif banquier que l’on condamne, c’est le Juif commerçant, c’est le Juif dans le barreau, dans la médecine, dans l’armée, dans l’art, dans les lettres, dans la science : c’est le Juif tout court, le Juif auquel on conteste ses droits d’homme et de citoyen, sans que cette contestation soulève dans ce pays de démocratie et de liberté — sauf de rares et honorables exceptions — la moindre protestation.

Hier, on spécifiait avec affectation que, sous le nom de Juif, on désignait le loup-cervier de la Bourse, le financier louche, le courtier marron, celui qui vivait de l’agio et de la prédation, sans distinction d’origine et de culte. Il s’en trouvait qui s’excusaient presque de se servir du mot juif, mot, disait-on, consacré par l’usage et dont les Israélites honnêtes auraient eu tort de se montrer froissés. Maintenant, l’heure est passée de la dissimulation ; on ne fait plus de différence, on n’établit plus de catégories. Pourquoi se cacherait-on ? Les Juifs, fidèles à d’antiques traditions d’humilité, et par pusillanimité atavique, ne se défendent pas. Ils eussent dû se lever, se grouper, ne pas permettre qu’on discutât une minute leur droit absolu de vivre, en gardant leur personnalité, dans les pays dont ils sont citoyens. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont préféré courber la tête, ainsi qu’ils le faisaient autrefois, quand le vent des persécutions, passant sur les ghettos sinistres, ranimant la flamme des bûchers fumants, faisait se ployer les échines et se recroqueviller les faibles et tremblantes âmes. Ils se sont dit : tout cela passera, laissons s’apaiser la tempête et feignons de ne pas entendre ; si nous ne répondons pas, on croira que nous ne sommes plus là et on nous oubliera.

Pauvres esprits et pauvres cervelles, aveugles et sourds, sans intelligence, sans compréhension, sans courage et sans énergie !

Je ne veux pas insister ; la puissance de l’assaut réveillera peut-être des volontés hésitantes et ranimera des cœurs débiles. Ce que je voudrais qu’on comprît maintenant, c’est l’étendue de ce mouvement qu’on a dédaigné jusqu’à aujourd’hui, je voudrais que les clairvoyants, s’il y en a, se rendissent compte que l’on ne s’arrêtera pas aux Juifs. Il est vrai que quelques-uns le voient et, pour se préserver de l’orage, des francs-maçons candides se font antisémites ; ils aident à forger le fer qui les frappera bientôt.

« Pour l’honneur et le salut de la France, affichent les ligueurs antisémites, n’achetez rien aux Juifs. Pour l’honneur et le salut de la France, disent les congrès catholiques de Reims et de Paris, n’achetez rien aux Juifs et aux francs-maçons. Pour l’honneur et le salut de la France, dit en chaire l’évêque de Nancy, n’achetez qu’aux catholiques ». Comme elle est réconfortante cette levée des aunes, quelle noble cause défendent ces épiciers enrichis, ces bonnetiers, tous ces marchands qui identifient la gloire d’une nation avec la prospérité de leurs comptoirs. Quelle belle et joyeuse forme du « struggle for life », et ne voit-on pas que tous ces croisés sont les dignes fils d’un peuple qui, le premier, par le monde, a semé l’égalité et la liberté.

Quand les antisémites affirmaient qu’ils ne voulaient travailler que pour le bien du peuple, lorsqu’ils prétendaient combattre l’exploitation de l’homme par l’homme, je leur ai répondu que, comme ils voulaient supprimer seulement le Juif riche en laissant subsister le régime capitaliste, ils n’arriveraient à rien et que la situation du pauvre et du prolétaire serait la même après qu’avant.

J’étais fort naïf en ce temps-là. Mieux éclairé, mieux averti, j’ai affirmé, et j’affirme encore que les antisémites sont les défenseurs du capital chrétien, je veux dire du capital catholique, et je les défie toujours de prouver le contraire. J’élargis cette affirmation. Les antisémites combattent non seulement pour défendre le capital catholique, mais encore pour conquérir pour les citoyens catholiques, aux dépens des autres citoyens, des avantages, des privilèges et des prébendes. Ils rêvent la reconstitution de l’État chrétien, celui qui ne conférera des avantages qu’aux fils soumis de l’Église. Quel antisémite osera le nier ? Aucun. Je proteste donc maintenant contre l’antisémitisme, au nom de la liberté, au nom du droit, au nom de la justice. Serai-je le seul à élever la voix ? J’espère que non.