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Contre les chiens ignorants

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Contre les chiens ignorants
Traduction d’Eugène Talbot
(Œuvres complètes de l’empereur Julien, Paris, Plon, 1863)

CONTRE LES CHIENS IGNORANTS[1]


SOMMAIRE.

Un cynique a osé accuser Diogène de vaine gloire, Julien va lui répondre. — Exposé de la doctrine des cyniques. — Le cynisme est une des formes de la philosophie, et l’application de l’oracle pythien : « Connais-toi toi-même. » — Se connaître soi même, c’est ressembler le plus possible à la Divinité. — Comment différents philosophes ont pratiqué cette maxime. — Éloge d’Antîsthène et de Diogène. — Appréciation du système philosophique et des actions dé ce dernier. — Le but de la philosophie cynique étant le bonheur, et le bonheur consistant à vivre selon la nature, Diogène a conformé sa vie et sa conduite à cette fin souveraine. — Exemples à l’appui. — Éloge de la frugalité. — Vers de Cratès. — Portrait du véritable cynique. — Nouveaux reproches, en-manière de conclusion, adressés au calomniateur, du cynisme et de Diogène.


[1] « Les fleuves remontent », dit le proverbe[2]. Un cynique accuse Diogène de vaine gloire. Il ne veut pas se baigner à l’eau froide, bien que d’un corps vigoureux, plein de séve et dans la fleur de l’àge : il a peur de prendre du mal, et cela au moment où le dieu Soleil entre dans le solstice d’été. Il se moque de la folie et de la sotte vanité de Diogène puni d’avoir mangé un polype[3], nourriture qui produit en lui l’effet mortel de la ciguë. Il a poussé si loin la sagesse qu’il sait précisément que la mort est un mal. Or, le sage Socrate avouait n’en rien savoir, et après lui Diogène. Car celui-ci, dit-il, en présentant un poignard à Antisthène épuisé par une maladie longue et incurable, lui demande s’il a besoin du secours d’un ami[4]. Il pensait pensait donc que la mort n’a rien d’effrayant, ni de douloureux. Pour nous, qui avons aussi adopté le bâton, nous savons, de science plus certaine, que, si la mort est un mal, la maladie est un fléau pire que la mort même, mais que le pire de tout, c’est d’avoir froid[5]. En effet, un malade peut se tenir mollement pendant qu’on le soigne, en sorte que sa maladie peut devenir tout plaisir, surtout s’il est riche. J’ai vu moi-même, par Jupiter, des malades vivre plus doucement qu’en bonne santé, où cependant ils étaient splendidement dans les délices. Ce qui m’a fourni l’occasion de dire parfois à mes amis, qu’ils devaient plutôt envier le sort des domestiques que celui des maîtres, et qu’ils se trouveraient mieux d’être pauvres et nus comme le lis, que riches comme ils étaient. Du moins cesseraient-ils d’être tout ensemble malades et opulents. Tant il y a de gens qui croient beau d’étaler à la fois le faste de leur mal et le mal de leur faste ! Mais l’homme réduit à souffrir le froid et à endurer la grande chaleur, n’est-il pas plus malheureux que les malades ? Il souffre une douleur sans remède.

2. Exposons maintenant sur les cyniques ce que nous avons appris de nos maîtres, et mettons-le au grand jour pour l’instruction de ceux qui ont embrassé ce genre de vie. Si je réussis à les convaincre, ils n’en seront pas moins bons cyniques, je crois ; si je ne les convaincs pas, et que, suivant une route brillante et glorieuse, ils se placent au-dessus de mes préceptes non point par leurs paroles, mais par leurs actions, mon discours n’y mettra point d’obstacle. Mais s’il en est qui, par gourmandise ou par mollesse, ou, pour tout dire en un mot, par asservissement aux plaisirs du corps, font fi de nos leçons et s’en moquent, comme les chiens qui pissent le long des propylées des écoles et des tribunaux, Hippoclide n’en a cure[6], et nous, nous n’avons nul souci des méfaits de ces petits aboyeurs.

3. Reprenons ici de plus haut, et divisons notre sujet par chapitres, afin que, donnant à chaque chose l’importance qu’elle mérite, nous trouvions plus facile ce que nous nous sommes proposé et que nous t’en rendions la marche plus aisée. Or, comme le cynisme est une des formes de la philosophie qui, loin d’être vile et méprisable, rivalise avec les plus célèbres, nous devons d’abord dire quelques mots de la philosophie elle-même. Le don que les dieux firent aux hommes par Prométhée du feu lumineux détaché du soleil et d’une portion de Mercure, n’est autre chose que la distribution de la raison et de l’intelligence. Car Prométhée, c’est-à-dire la Providence qui régit tous les êtres périssables, a donné pour organe à la nature un esprit empreint de chaleur, et leur a communiqué à tous une raison incorporelle. Chacun en a reçu la part qu’il a pu : les corps sans âme n’ont eu qu’un instinct d’habitude ; les plantes, la vie propre aux corps ; les animaux, une âme ; l’homme, une âme raisonnable. Quelques-uns pensent qu’une substance unique suffit pour tous les êtres ; d’autres, qu’il y a diverses substances, selon les espèces. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit. Ne cherchons plutôt dans le présent discours qu’à savoir si la philosophie est, comme certains le disent, l’art des arts, la science des sciences, le moyen d’approcher le plus près possible des dieux, ou bien si elle est contenue dans l’oracle d’Apollon Pythien : “ Connais-toi toi-même ”. Peu importe, du reste ; car tout cela revient au même et désigne un seul et même objet. Commençons toutefois par le mot : “ Connais-toi toi-même, ” vu que c’est un précepte divin. Celui qui se connaît lui-même saura d’abord ce qu’est son âme, et puis ce qu’est son corps[7]. Il ne lui suffira pas de savoir que l’homme est une âme qui se sert d’un corps[8]. Il examinera, en outre, quelle est l’essence de cette âme ; il se mettra à la recherche de ses facultés ; et cela ne lui suffira point encore : il verra s’il n’existe pas en nous quelque chose de plus noble et de plus divin que l’âme, un principe que nous sentons en nous, sans l’avoir appris, que nous croyons être divin et que nous supposons tous résider dans le ciel. De là il passera à l’examen des éléments de son corps, s’ils sont simples ou composés : et il étudiera, en poursuivant sa route, l’harmonie, les impressions, les forces, enfin tout ce qui en maintient l’ensemble. Il jettera un coup d’œil sur les principes de quelques arts, qui se proposent de venir en aide à la conservation du corps, par la médecine, l’agriculture et autres semblables. Et si parmi ces connaissances il en est d’oiseuses ou de surabondantes, il ne voudra pas les ignorer absolument, puisqu’elles ont été inventées pour soulager la partie affective de notre âme. Il craindra toutefois de se livrer exclusivement à cette étude : il en rougirait, et il évitera ce qui paraîtrait coûter trop de peine. Mais dans ce qu’elle a de général et dans ce qui se rattache à quelques dispositions particulières de l’âme, il n’y sera point étranger. Vois maintenant si le mot : « Connais-toi toi-même « n’est pas au-dessus de toute science, de tout art, et s’il ne renferme pas la raison générale des choses, le divin par la partie divine qui est en nous, et le mortel par la partie mortelle. Le dieu y comprend encore la raison des êtres mixtes par l’homme qui est un demi-animal, mortel dans son individualité et immortel dans son universalité, un et complexe, composé d’une portion qui meurt et d’une autre qui ne meurt pas.

[4] Maintenant comment la ressemblance possible avec la Divinité n’est-elle autre chose qu’une connaissance des êtres proportionnée aux facultés humaines, c’est ce que nous allons voir clairement. Nous ne faisons point consister le bonheur de la Divinité dans la possession des richesses ed dans tout ce que l’on a coutume d’appeler biens, mais dans ce que désigne Homère dans cet hémistiche[9] « Les cieux connaissent tout ». Et lorsqu’il dit de Jupiter[10] : « Jupiter, le plus vieux, connut le plus de choses ». En effet, c’est par la science que les dieux l’emportent sur nous, et peut-être leur plus grand bonheur est-il de se connaître eux-mêmes. Et d’autant que leur essence est supérieure à la nôtre, d’autant, en se connaissant eux-mêmes, ils ont une science plus relevée. Qu’on ne nous coupe donc point la philosophie en plusieurs fragments, qu’on ne la divise point en plusieurs tranches, ou plutôt que d’une science on n’en fasse point plusieurs. Comme la vérité est une, une est la philosophie[11]. Mais il n’est pas étonnant que nous y arrivions par un grand nombre de routes. S’il plaisait à quelque étranger, ou même, par par Jupiter, à quelque ancien citoyen de retourner à Athènes, il pourrait s’y rendre par mer ou par terre : en allant par terre, il peut suivre, ce semble, les grandes routes ou prendre par des sentiers détournés et des chemins de traverse ; par eau, l’on peut longer les côtes ou cingler en pleine mer, à l’exemple du vieillard de Pylos[12]. Et qu’on ne m’objecte point que certains, ayant pris les mêmes routes, se sont cependant égarés dans je ne sais quels détours, et que, séduits par Circé ou par les Lotophages[13], c’est-à-dire par le plaisir, la gloire ou quelque autre appât, ils se sont arrêtés avant d’avoir atteint le but : il suffit de jeter les yeux sur les chefs d’école, et l’on verra qu’ils sont tous d’accord.

5. Ainsi le précepte du dieu de Delphes, c’est : « Connais-toi toi-même. » Héraclite dit à son tour : « Je me suis étudié moi-même. » Pythagore et tous ceux qui l’ont suivi, jusqu’à Théophraste, ont dit qu’il fallait se rapprocher le plus possible de la Divinité. C’est aussi la doctrine d’Aristote. Et de fait ce que nous sommes quelquefois, Dieu l’est toujours. Il serait donc absurde que Dieu ne se connût pas lui-même, puisque, s’il ne se connaissait pas, il ne connaîtrait rien des autres choses. Or, il est tout, et par conséquent il a en lui et près de lui les causes de tous les êtres, à savoir les causes immortelles des êtres immortels, et les causes, non pas précisément mortelles ou casuelles des êtres périssables, mais constantes et éternelles de la génération incessante de ces êtres. Mais en voilà bien long sur ce sujet. Le fait est que la vérité est une, et une la philosophie, qu’elle a pour amants tous ceux que je viens de dire tout à l’heure et ceux dont je pourrais aussi maintenant citer le nom, j’entends les disciples du philosophe de Cittium[14]. Ceux-ci voyant l’aversion des villes pour la liberté franche et crue du cynique, ont enveloppé sa doctrine d’une espèce de voile, en y rattachant l’économie, le négoce, l’union des sexes et l’éducation des enfants, dans l’intention, je crois, de faire entrer de plus près cette philosophie dans la garde des cités. Quant au précepte « Connais-toi toi-même », ils l’ont adopté comme base de leur système, ainsi qu’on peut s’en convaincre, si l’on veut, non-seulement par les écrits qu’ils ont publiés sur cette maxime, mais mieux encore en considérant le but de la En général, on a dit que ce but était de vivre conformément à la nature. Mais comment atteindre ce but si l’on ignore quel on est. Car un homme qui ne sait pas ce qu’il est ne saura certes point ce qu’il doit faire, de même que celui qui ne sait pas ce que c’est que le fer, ne saura pas s’il est propre ou non à couper ni ce qu’il faut faire pour qu’il coupe. Ainsi, la philosophie est une, et tous les philosophes, pour ainsi dire, tendant au même but, y arrivent par des routes différentes. Il suffit de l’avoir établi : passons maintenant à l’examen du cynisme.

[6] Dans le cas où les auteurs qui ont écrit sur cette matière l’auraient fait sérieusement et non pas avec une pointe de plaisanterie, j’aurais à suivre leurs idées et j’essayerais une critique détaillée de leurs opinions. Si, par impossible, leurs opinions s’accordaient avec celles des anciens, l’on ne pourrait nous accuser de faux témoignage ; si elles en différaient, il faudrait les bannir de nos oreilles, comme les Athéniens rejettent les faux titres du Métroüm[15]. Mais j’ai dit qu’il n’en allait point ainsi. Par exemple, les fameuses tragédies de Diogène ont été faites, dit-on, par un certain Philistus, d’Égine[16]. En tout cas, elles seraient de Diogène, qu’il n’y aurait rien d’étrange à ce qu’un philosophe eût voulu plaisanter. Beaucoup de philosophes semblent en avoir fait autant[17]. On dit que Démocrite riait quand il voyait les hommes agir sérieusement. Gardons-nous donc de ne voir que les jeux de leur esprit et ne faisons pas comme ceux qui visitent, sans avoir le désir d’apprendre quelque chose d’utile, une cité ornée de monuments religieux, pleine de cérémonies mystérieuses et de milliers de prêtres purs qui séjournent dans des endroits purs, et qui, pour maintenir cet état, c’est-à-dire la pureté de l’intérieur, en éloignent, comme autant d’embarras, d’immondices et de vilenies, les bains publics, les lupanars, les cabarets et tous les établissements du même genre. Supposons qu’on s’arrête à ces objets extérieurs, et qu’on ne pénètre point dans l’intérieur de la ville, et que, en les voyant, on se figure que c’est la ville munie, on serait malheureux en la quittant à l’instant et plus malheureux encore en demeurant dans ces régions basses, lorsque, en s’élevant un peu, on pourrait voir Socrate[18]. Car je me sers ici des propres paroles d’Alcibiade faisant l’éloge de son maître, et je dis que la philosophie cynique ressemble beaucoup aux Silènes[19] qu’on voit devant les ateliers des statuaires, et auxquels les artistes font tenir des syrinx ou des flûtes : on les ouvre, et on aperçoit dans l’intérieur des statues de dieux. Ne tombons donc pas dans la même erreur en prenant au sérieux les plaisanteries de ces philosophes. Peut-être s’y trouve-t-il quelque chose d’utile, mais le cynisme est une tout autre affaire, comme j’essayerai bientôt de le démontrer. Poursuivons donc la discussion d’après les faits, et soyons comme des chiens de chasse qui courent sur la piste de la bête.

[7] II n’est pas facile d’indiquer le fondateur auquel il faut faire remonter la secte, bien que quelques-uns l’attribuent à Antisthène ou à Diogène. Car Œnomaüs[20] remarque avec raison qu’on dit le cynisme et non pas l’antisthénisme ou le diogénisme. Aussi les plus illustres des chiens prétendent-ils que le grand Hercule[21], qui a été pour nous l’auteur d’une infinité de biens, laissa aux hommes le glorieux modèle de ce genre de vie. Mais moi, qui aime à parler avec respect des dieux et des mortels qui se sont acheminés vers la vie immortelle, je suis convaincu que, avant Hercule, il y a eu des cyniques, non seulement chez les Grecs, mais chez les barbares. En effet, c’est une philosophie qui semble commune, toute naturelle, et qui ne donne pas grand embarras. Il suffit de choisir le bien par amour de la vertu et par fuite du vice. On n’a pas besoin de feuilleter des milliers de volumes, vu que l’érudition ne donne ni l’esprit, ni la force de supporter les inconvénients auxquels sont exposés ceux qui se livrent aux autres sectes. Tout se borne ici à écouter la voix d’Apollon Pythien quand il dit : « Connais-toi toi-même », et « Bats monnaie » [22]. On voit par là que le prince de la philosophie, celui de qui, selon moi, les Grecs ont reçu tous les autres biens, le chef commun, le législateur et le roi de la Grèce, c’est le dieu qui siége à Delphes. Et comme rien ne peut lui échapper, il n’est pas permis de croire qu’il ait ignoré le caractère propre de Diogène. Il n’agit donc pas avec lui comme avec les autres, cherchant à le convaincre en étendant ses conseils, mais il lui dit réellement ce qu’il veut dire en se servant d’une forme symbolique à l’aide de ces deux mots : « Bats monnaie. » En effet, Diogène n’est pas le premier à qui l’oracle ait dit « Connais-toi toi-même » Il l’a dit et il le répète à bien d’autres. Ce mot même, si je ne me trompe, est inscrit sur le temple. Nous avons donc trouvé le fondateur de notre philosophie, et nous en proclamons, avec le divin Jamblique, pour coryphées Antisthène, Diogène et Cratès[23], qui ont eu pour fin et pour but de leur vie, ce semble, de se connaître eux-mêmes, de mépriser les saines opinions, et de se livrer, de toute leur intelligence, à la recherche de la vérité, le plus grand des biens et pour les dieux et pour les hommes, vérité, par amour de laquelle Platon, Pythagore, Socrate et les péripatéticiens se sont décidés à tout souffrir, en travaillant à se connaître, à s’éloigner des opinions vaines et à poursuivre ce qu’il y a de vrai dans les êtres. Or, puisqu’il paraît clair que Platon n’eut pas d’autre doctrine que Diogène, mais qu’ils s’unirent tous deux dans un sentiment commun, si l’on pouvait demander au sage Platon : « Quel cas fais-tu du précepte « Connais-toi toi-même ? » je suis sûr qu’il répondrait : « Je le mets au-dessus de tout. » Et c’est ainsi qu’il le fait dans son Alcibiade[24] « Continue donc, ô divin Platon, rejeton des dieux ! Apprends-nous comment il faut envisager les opinions du vulgaire. » Pour répondre à cet appel, il nous prierait de lire en entier son dialogue intitulé Criton, où il fait dire à Socrate[25] : « Mais, mon bon Criton, que nous fait à nous l’opinion du vulgaire ? » De quel droit alors, au mépris de ces faits, séparerions-nous, comme par une une muraille, ces hommes unis par le même amour de la vérité, le même dédain de la gloire, la même conspiration zélée pour la vertu ? Eh quoi ! Platon aura, dans ses discours, proclamé les mêmes préceptes que Diogène s’est contenté de mettre en pratique, et pour cela vous calomnierez ce dernier ? Craignez, au contraire, qu’il n’ait tout l’avantage. Platon, en effet, semble désavouer ses écrits. Il n’y en a pas un seul qui porte le nom de Platon ; tous ceux qu’il a publiés sont sous le nom de Socrate, homme illustre et nouveau.

8. Cela étant, pourquoi n’étudierions-nous pas le cynisme dans les propres actions de Diogène ? Le corps humain a ses parties essentielles, c’est-à-dire les yeux, les pieds, les mains, et ses parties accessoires, les cheveux, les ongles, la crasse et autres superfluités du même genre, sans lesquelles le corps ne formerait pas un tout complet. Or, celui-là ne serait-il pas ridicule, qui prendrait pour les parties essentielles les ongles, les cheveux, la crasse et les superfluités désagréables, au lieu des parties relevées et nobles, qui sont le siége des sens et les organes propres de l’intelligence, je veux dire les yeux et les oreilles ? Ce sont là, en effet, les agents de la pensée, soit parce que, l’âme étant comme enfouie en eux, ils y éveillent plus vite le principe et la force invincible de cette pensée, soit que, suivant quelques philosophes, l’âme se répande par eux comme par des canaux. Car c’est, dit-on, en rassemblant les rapports des sens divers et en les renfermant dans la mémoire qu’elle enfante les sciences. Pour moi je ne saurais comprendre que les choses sensibles puissent être perçues autrement que par un principe soit incomplet, soit parfait, mais plus ou moins gêné par la variété des objets qui sont du domaine de la perception extérieure. Mais cette question ne sert de rien pour le moment. Je reviens donc aux différentes branches de la philosophie cynique. Les cyniques ont divisé leur philosophie en deux parties, comme Aristote et comme Platon, la théorie et la pratique, sachant bien, pour y avoir réfléchi, que l’homme est de sa nature propre à l’action et à la spéculation. Que dans la physique ils aient incliné vers la théorie, il n’importe guère. Socrate aussi et un grand nombre d’autres se sont servis beaucoup de la théorie, mais ils ne l’ont fait que pour arriver à la pratique, puisqu’ils n’ont vu dans le précepte « Connais-toi toi-même » que la nécessité d’étudier avec soin ce qu’il faut accorder à l’âme et ce qu’il faut accorder au corps : à l’âme, prééminence, au corps, la sujétion. Et voilà pourquoi nous les voyons cultiver la vertu, la tempérance, la modestie, la liberté, et se tenir loin de toute jalousie, de toute timidité, de toute superstition. Mais il est des points sur lesquels nous ne pensons pas comme eux, et nous croyons qu’ils plaisantent et qu’ils jouent aux dés ce qu’ils ont de plus cher, quand ils se montrent si dédaigneux du corps. Je conviens que Socrate a dit avec justesse que la philosophie est une préparation à la mort[26]. Mais des hommes qui font de cet exercice une occupation journalière, ne nous paraissent point dignes d’envie. Ce sont des malheureux, des gens qui me paraissent tout à fait insensés, s’ils supportent tous les maux, comme tu le dis toi-même, pour une vaine gloire. Car comment d’autres auraient-ils loué en eux jusqu’à l’abstinence des viandes crues ? Toi-même tu ne saurais l’approuver. Et tandis que tu copies le manteau et la chevelure d’un tel, comme les portraits sont les copies des personnes, pourquoi penserais-tu que ce que tu ne juges point digne d’admiration puisse ravir celle du vulgaire ? Qu’un ou deux y aient applaudi, passe encore ; mais cette pratique a soulevé des nausées et un dégoût invincible dans l’estomac de cent mille autres, et ils ont renoncé à tout aliment, jusqu’à ce que leurs serviteurs les eussent remis par des odeurs, des parfums et des apéritifs. Tant l’exemple de ce héros philosophique a réellement frappé de stupeur ! Cependant quoique cette action soit tournée en ridicule « Parmi tous les mortels qui vivent aujourd’hui » [27], elle n’a rien d’ignoble, j’en atteste les dieux, si on la juge d’après la sage intention de Diogène. Car, comme Socrate dit de lui-même que, se croyant obligé envers la Divinité d’accomplir, selon son pouvoir, l’oracle dont il était l’objet, il avait choisi le métier de critique, ainsi Diogène se sentant appelé, je crois, à la philosophie par un oracle pythien[28], crut devoir tout soumettre à son examen personnel et ne point s’en remettre à l’opinion des autres, qui pouvait être vraie sur ce point-ci, mais mais fausse sur celui-là. Ainsi ni Pythagore, ni tout autre philosophe aussi distingué que Pythagore ne parut digne de créance à Diogène : c’est un dieu et non pas un homme qu’il regardait comme inventeur de la philosophie. Mais qu’est-ce que cela, diras-tu, peut avoir de commun avec le mets du polype ? Je vais te l’expliquer.

9. Les uns prétendent que l’homme est carnivore de sa nature, d’autres soutiennent que la chair ne lui convient pas. Aussi a-t-on beaucoup disputé pour et contre ; et, si tu veux te donner la peine d’étudier la question, tu trouveras sur ce sujet des essaims de volumes. Diogène a voulu vérifier le fait par l’expérience. Il s’est dit que si quelqu’un mangeant de la chair sans aucun apprêt, comme le font les animaux dont c’est l’instinct naturel, loin d’en éprouver aucun dommage, y trouvait au contraire un aliment utile à son corps, on devait en conclure que l’homme est essentiellement carnivore ; mais que, s’il en résultait quelque accident, il fallait croire que, sans doute, cette nourriture ne convient pas à l’homme et qu’il doit absolument s’en abstenir. Peut-être trouvera-t-on que cette première raison du fait est un peu forcée : en voici une seconde qui paraîtra plus appropriée au cynisme, quand j’aurai expliqué plus clairement le but de cette secte. Ce but c’est l’apathie[29], état qui semble faire de l’homme un dieu. Or, Diogène, qui se sentait apathique pour tout le reste, ayant observé que sa répugnance et ses nausées provenaient plutôt d’un asservissement aux préjugés qu’à la raison, puisque la viande, fût-elle mille fois cuite, coupée et assaisonnée de mille manières, n’en est pas moins de la viande, résolut de s’affranchir et de se faire complétement indépendant de cette faiblesse. Car c’est une faiblesse, sache-le bien, que ce dégoût. Dis-moi, en effet, pourquoi, préférant la chair cuite aux dons de Cérès, nous ne la servons pas au naturel. Tu n’en saurais donner d’autre raison, sinon que c’est un usage et que nous y sommes accoutumés. Car si les viandes ne sont pas impures avant d’être cuites, elles ne deviennent pas plus pures par la cuisson. Que devait donc faire celui que le dieu lui-même avait établi comme chef pour abolir toute monnaie[30] c’est-à-dire pour ne juger des choses que d’après la raison et la vérité ? Devait-il s’en laisser imposer par l’opinion au point de croire que la viande cuite est pure et mangeable, et que, si elle n’a point passé par le feu, elle est impure et détestable ? Tu as assez peu de mémoire et de discernement pour reprocher à Diogène, que tu traites de vaniteux, et que j’appelle, moi, le serviteur le plus dévoué et le ministre du dieu pythien, d’avoir mangé un polype ! Et tu manges, toi, mille mets assaisonnés,

Poissons, oiseaux et tout ce que prennent tes mains[31] ;


et tu es un Égyptien, non pas de la caste des prêtres, mais de celle qui mange de tout et que la loi autorise à se nourrir même des légumes du jardin ? Tu connais, je crois, les paroles des Galiléens. J’allais oublier de dire que tous les hommes qui habitent près de la mer et que quelques-uns de ceux qui en sont éloignés avalent, sans les approcher du feu, des oursins, des huîtres, et généralement tous les animaux du même genre. Eh bien, tu les croiras à l’abri du blâme, et tu regarderas Diogène comme un malheureux et un être immonde, sans réfléchir que, dans l’un et l’autre cas, ce sont toujours des chairs que l’on mange, avec cette différence que les unes sont molles et les autres dures, et que, si le polype n’a pas plus de sang que les testacés, les testacés, à leur tour, sont tout aussi animés que le polype, c’est-à-dire susceptibles de plaisir et de douleur, ce qui est le propre de tout être animé. Peu nous importe ici l’opinion de Platon qui veut que les plantes aussi soient animées. Le fait est que l’illustre Diogène n’a point commis un acte odieux, illégal, ni même contraire à l’usage, à moins qu’on ne veuille juger du fait d’après la dureté ou la mollesse du mets, et le plaisir ou le déplaisir qu’il procure au gosier. Voilà, je pense, qui est évident pour quiconque raisonne. Ne réprouvez donc pas l’usage des viandes crues, vous qui en faites autant quand vous mangez, non seulement des êtres qui n’ont pas de sang, mais des animaux qui en ont. La seule différence entre vous et Diogène, c’est que Diogène usait des viandes telles que la nature les lui donnait, tandis que vous assaisonnez les vôtres de mille ingrédients, pour votre plaisir et pour faire violence à la nature. Mais c’en est assez sur ce sujet.

10. Le but et la fin de la philosophie cynique, comme de toute philosophie, c’est le bonheur. Or, le bonheur consiste à vivre selon la nature et non selon l’opinion du vulgaire. D’où il suit que l’on estime heureux les végétaux et les animaux, quand chacun d’eux atteint sans obstacle le but que la nature leur assigne. Il en est de même pour les dieux : le terme de leur bonheur est d’être ce que comporte leur nature. Ainsi ne prenons pas la peine de chercher où se cache le bonheur. Ni l’aigle, ni le platane, ni pas un autre des oiseaux ou des végétaux, ne prend de souci pour se parer d’ailes ou de feuilles d’or : il ne souhaite point avoir des bourgeons d’argent, des éperons et des ergots de fer, que dis-je ? de diamant. Les ornements que la nature leur a tout d’abord départis, s’ils sont solides et s’ils contribuent à leur vitesse ou à leur vigueur, chacun d’eux les estime suffisants et s’en contente. Comment donc ne serait-il point ridicule de voir l’homme seul chercher le bonheur au dehors, dans la richesse, la naissance, la puissance de ses amis, et mille autres avantages, en un mot, qu’il place au-dessus de tout le reste ? Si la nature nous eût donné, comme aux animaux, des corps et des âmes semblables aux leurs, sans rien de plus, nous n’aurions pas à nous préoccuper au delà. Il ne nous resterait, comme aux animaux, qu’à nous contenter des biens corporels et qu’à faire effort pour trouver notre bonheur. Mais, outre que l’âme qui est en nous ne ressemble point à celle des animaux, soit qu’elle en diffère essentiellement, soit que, tout en étant de la même substance, elle jouisse d’une plus grande énergie, comme l’or pur, à mon avis, est de beaucoup supérieur aux paillettes d’or mêlé de sable, car cette opinion sur l’âme est considérée comme la vraie par plusieurs philosophes, nous n’en sommes pas moins convaincus que nous surpassons en intelligence tous les animaux, et que, selon le mythe de Protagoras[32], comme la nature s’est montrée mère généreuse et magnifique envers les animaux, Jupiter nous a doués de la faculté de penser, pour nous tenir lieu de tout. C’est donc dans cette partie la principale et la plus essentielle de notre être qu’il faut placer le bonheur.

11. Vois maintenant si telle ne fut pas la devise de Diogène, qui assujettit son corps à tous les travaux, pour augmenter ses forces naturelles ; qui ne voulut faire que ce que sa raison approuvait, et dont l’âme ne prit jamais part à ces troubles qui résultent du corps, et que nous sommes souvent forcés de subir par suite du mélange des deux principes de notre être. C’est par de tels exercices que ce grand homme acquit une force de corps comparable, ce semble, à celle des athlètes les plus distingués par leurs couronnes, et qu’il sut rendre son âme capable d’un bonheur égal à celui d’un monarque, ou tout au moins du prince que les Grecs nommaient le grand roi, c’est-à-dire le roi des Perses. Comment voir un homme sans valeur dans celui

Qui, n’ayant ni cité, ni maison, ni patrie[33],


ne possédant pas même une obole, une drachme, un esclave, pas même un biscuit, aliment qui suffisait à Épicure pour se croire aussi fortuné que les dieux, ne prétendit pas rivaliser de bonheur avec les dieux, mais se vanta d’être plus heureux que le plus heureux des hommes ? Si tu ne veux pas m’en croire, embrasse, non pas de nom, mais de fait, le genre de vie de ce philosophe, et tu verras. Mais d’abord montrons ce qu’il était par le raisonnement. Ne te semble-t-il pas que, pour les hommes, le plus grand de tous les biens, le plus vanté de tous, c’est la liberté ? Pourrais-tu ne pas en convenir, puisque les richesses, la fortune, la naissance, la force du corps, la beauté et tous les biens de même sorte, sans la liberté, ne sont point à celui qui paraîtrait en jouir, mais au maître qui le possède ? Qu’entendons-nous donc par esclave ? Est-ce l’homme que nous achetons quelques drachmes d’argent, ou deux mines ou deux statères d’or[34] ? Tu diras sans doute que c’est en effet là un esclave. Et à quel titre ? Parce que nous avons compté pour lui au vendeur une certaine somme d’argent. Mais, sur ce pied, ceux-là aussi sont esclaves que nous délivrons moyennant une rançon. Car les lois ne leur accordent la liberté que lorsqu’ils sont réfugiés dans leurs foyers, et cependant nous les rachetons, non point pour qu’ils continuent d’être esclaves, mais pour qu’ils soient libres. Tu vois donc qu’il ne suffit pas de payer une somme d’argent pour qu’un homme soit esclave quand il a été racheté ; mais celui-là est véritablement esclave qui a un maître autorisé à exiger de lui il fasse tout ce qu’on lui ordonne, à le châtier en cas de refus, et, comme le dit le poète[35] : A sévir contre lui par des peines cruelles « . Vois, en outre, si nous n’avons pas autant de maîtres qu’il existe d’êtres, dont nous sommes forcés de dépendre, pour n’avoir à redouter ni souffrance, ni douleur de leurs châtiments. A moins que tu ne considères uniquement comme châtiment de lever un bâton et d’en frapper un esclave. Car les maîtres, même les plus emportés, n’en usent point ainsi envers tous leurs esclaves ; souvent ils se contentent de paroles et de menaces. Ne te crois donc pas libre, mon ami, tant que ton ventre te commande ainsi que les parties qui sont au-dessous du ventre, puisque tu as des maîtres qui peuvent t’accorder ou te refuser le plaisir, et lors méme que tu pourrais t’affranchir de leur joug, tant que tu es esclave de l’opinion du vulgaire, tu n’as point touché la liberté, tu n’en as point goûté le nectar. » J’en jure par celui qui révèle à notre âme Le quaternaire[36], éclat de la céleste flamme ». Et je ne dis pas seulement que jamais le respect humain ne doit nous empêcher de faire notre devoir, mais j’entends que, sur les actions dont nous nous abstenons et sur celles qu’il nous plaît de faire, ce n’est pas le vulgaire qu’il faut consulter pour juger juger si ce que nous faisons et ce dont nous nous abstenons est bon ou mauvais, mais s’il nous est interdit par la raison ou par le dieu qui est en nous, c’est-à-dire l’intelligence. Rien n’empêche que le gros des hommes ne suive les opinions du vulgaire : cela vaut mieux que de ne rougir de rien, attendu que les hommes ont un penchant naturel pour la vérité. Mais l’homme qui vit d’après son intelligence et qui sait trouver et discerner les véritables raisons des choses, ne doit point s’en rapporter aux opinions du vulgaire pour savoir s’il agit bien ou mal. Il y a dans notre âme une partie plus divine, que nous nommons esprit, sagesse, raison silencieuse, et dont l’interprète est le langage oral, le discours composé de noms et de verbes. À cette partie en est jointe une autre, variée, diverse, mêlée de colère et de passion, vrai monstre à plusieurs têtes. La question est de savoir si nous devons heurter de front et sans sourciller les opinions du vulgaire, avant d’avoir dompté le monstre et de l’avoir forcé à obéir au dieu qui est en nous, ou plutôt à la partie divine. En effet, nombre de sectateurs de Diogène ont été des brise-tout, des imprudents, des gens au-dessous de la bête fauve. Mais comme ce n’est point mon affaire, je raconterai ici un trait de la vie de Diogène, dont plusieurs riront sans doute, mais qui me paraît à moi fort sérieux.

12. Un jeune homme, dans une foule où était Diogène, s’étant mis à peter, Diogène lui donna un coup de bâton, en disant : « Comment, coquin, tu n’as jamais eu le cœur de faire en public quelque belle action, et tu commences par braver l’opinion publique ! » Il pensait donc qu’un homme doit savoir se rendre maître du plaisir et de la colère avant d’en venir à la troisième épreuve, à la plus décisive, c’est-à-dire l’affranchissement de l’opinion. De là mille causes de maux pour un grand nombre. Et ne vois-tu pas que c’est pour détourner les jeunes gens de la philosophie qu’on fait courir tous ces bruits sur les philosophes ? On dit que les disciples de Pythagore, de Platon et d’Aristote ne sont que des jongleurs, des sophistes, des vaniteux, des empoisonneurs, et le plus digne d’admiration parmi les cyniques on le regarde en pitié. Je me rappelle avoir entendu mon gouverneur me dire un jour, en voyant un de mes compagnons, Iphiclès, la chevelure négligée, la poitrine débraillée et un méchant manteau dans le cœur de l’hiver : « Quel mauvais génie l’a donc réduit à une pareille détresse pour son malheur, et plus encore pour celui de ses parents qui l’ont élevé avec le plus grand soin et qui lui ont donné l’éducation la plus parfaite ? Comment, après avoir tout abandonné, mène-t-il une vie errante comme les mendiants ? » Je lui répondis par je ne sais quelle pointe ironique. Tu vois par là ce que pense le gros des hommes sur les vrais chiens. Et ce n’est point encore ce qu’il y a de plus grave. Mais ne remarques-tu pas qu’on s’habitue à aimer la richesse et à détester la pauvreté, à faire un dieu de son ventre, à supporter toute peine en vue du corps, à engraisser cette prison de l’âme, à entretenir une table somptueuse, à ne jamais coucher seul la nuit, à faire tout ce qui peut s’envelopper de ténèbres ? Tout cela n’est-il pas pire que le Tartare ? Ne vaut-il pas mieux être jeté dans Charybde, dans le Cocyte, ou englouti à dix mille orgyes[37] sous terre que de tomber dans une pareille vie, esclave des parties honteuses et du ventre : et cela non pas simplement, à la manière des bêtes sauvages, mais en mettant tout en œuvre pour couvrir ces infamies d’une discrète obscurité ? Combien n’eût-il pas été mieux de s’en abstenir ? Ou, si ce n’était pas chose facile, les préceptes de Diogène et de Cratès à cet égard n’étaient donc pas à dédaigner. « La faim, disent-ils, énerve l’amour : si tu ne peux pas l’endurer, la corde[38] ! » Ne vois-tu pas que ces grands maîtres ont vécu de la sorte pour mettre les hommes en voie de frugalité ? « Ce n’est point parmi les mangeurs de biscuit, disait Diogène, que l’on trouve des tyrans, mais parmi ceux qui font de somptueux repas. » Cratès composa un hymne en l’honneur de la frugalité :

Salut, des gens de bien sainte divinité,
Fille de la Sagesse, ô toi, Frugalité !

13. Qu’un cynique ne soit donc pas à la façon d’Œnomaüs[39], un chien impudent, un éhonté, qui méprise les choses divines et humaines, mais un homme qui respecte la Divinité, comme le fut Diogène. Diogène se montra docile au dieu pythien, et il ne se repentit pas de sa docilité. Si, de ce qu’il n’entrait point respectueusement dans les temples, de ce qu’il ne s’inclinait ni devant les statues, ni devant les autels, on prenait cela pour une marque d’athéisme, on le jugerait mal. Il n’avait ni encens, ni libation, ni argent pour en acheter. Bien penser des dieux lui suffisait. Il les adorait de toute son âme, leur offrant, selon moi, ce qu’il avait de plus précieux, une âme sanctifiée par leur pensée. Il faut donc qu’un cynique ne soit pas sans pudeur, mais que, guidé par la raison, il tienne sous le joug la partie passionnée de son âme, de manière à la détruire et à ne pas sentir qu’il est au-dessus de toutes les voluptés. Mieux vaut encore en être au point d’ignorer complétement l’influence des sens ; mais nous n’arrivons là que par un long exercice. Du reste, pour qu’on ne suppose pas que j’invente ces doctrines, je vais transcrire quelques vers, où s’est joué l’esprit de Cratès[40] :

Filles de Mnémosyne et du maître des dieux,
Muses de Piérie, écoutez ma prière.
Que mon ventre ait toujours l’aliment nécessaire,
Qui peut, sans m’asservir, satisfaire à ses vœux.
Utile à mes amis, mais non point débonnaire,
Loin de moi des palais les trésors fastueux !
Le sort de la fourmi, les biens du scarabée,
Sont la seule richesse où mon âme prétend.
Mais aspirer vers toi, Justice vénérée,
Te posséder enfin, est-il bonheur plus grand ?
Si j’y parviens, Mercure et les Muses propices
Recevront de mes mains, non le sang des génisses,
Mais les dons vertueux de mon cœur innocent.

S’il fallait m’étendre à ce sujet, j’aurais encore beaucoup de choses à te dire concernant ce philosophe. Mais en recourant à Plutarque de Chéronée, qui a écrit une biographie de Cratès[41] il ne te restera rien à apprendre sur son compte. C’est de Cratès que Zénon apprit ses dogmes sublimes, et l’on dit que les Grecs en son honneur inscrivaient sur les propylées de leurs maisons : « Entrée pour Cratès, heureux génie »[42].

14. Mais revenons à ce que nous disions plus haut, qu’il faut, quand on se met à être cynique, commencer par censurer sévèrement ses propres défauts et se les reprocher sans aucune indulgence. On doit s’interroger le plus exactement possible pour voir si l’on est trop enclin à la bonne chère, si l’on a besoin d’un lit bien mou, si l’on est sensible aux honneurs ou à la gloire, si l’on aime à se faire remarquer, et si toutes ces vanités semblent pourtant précieuses. Que le cynique ne se conforme pas aux mœurs de la multitude, qu’il ne touche pas aux plaisirs même du bout du doigt, comme l’on dit, jusqu’à ce qu’il soit parvenu à les fouler aux pieds : alors, si l’occasion s’en présente, rien ne l’empêchera d’y goûter. Ainsi, nous dit-on, les taureaux, qui se sentent faibles, s’isolent parfois du troupeau et paissent à part, pour essayer leurs forces pendant quelque temps, puis ils reviennent défier les anciens chefs de bande et se mesurer avec eux pour s’assurer la supériorité dont ils se croient plus dignes. Ainsi, quand on veut être cynique, il ne suffit pas de prendre le manteau, la besace, le bâton et la chevelure, et de marcher comme dans un village où il n’y a ni barbier ni maître d’école, mal peigné et illettré ; il faut avoir pour bâton la raison, pour besace cynique la constance, vrais attributs de la philosophie. On aura son franc parler quand on aura montré tout ce qu’on peut valoir. Ainsi firent, je pense, Cratès et Diogène, tous deux si éloignés de redouter les menaces, ou plutôt les caprices et les insultes avinées de la fortune, que Diogène se moqua des pirates qui l’avaient pris, et que Cratès, après avoir vendu ses biens à la criée, riait lui-même des difformités de son corps, de sa jambe boiteuse et de ses épaules bossues. Cependant il fréquentait, appelé ou non, les maisons de ses amis, afin de les réconcilier s’il apprenait qu’ils fussent en brouille. Il les reprenait sans amertume et même avec grâce, de manière que, sans dire du mal de ceux qu’il voulait corriger, il leur rendait ses leçons utiles ainsi qu’à ceux qui l’écoutaient. Mais ce n’était point là le but principal de ces hommes éminents. Comme je l’ai dit, ils cherchèrent avant tout le moyen de vivre heureux, et ils ne se soucièrent des autres qu’autant qu’ils savaient que l’homme est de sa nature un être communicatif et sociable. Voilà pourquoi ils furent utiles à leurs concitoyens non seulement par leurs exemples, mais aussi par leurs discours. Ainsi quiconque veut être cynique et homme de bien doit, avant tout, s’occuper de lui-même, comme Diogène et Cratès. Qu’il bannisse de toute son âme toutes les passions, et qu’il se gouverne par la droite raison et par le bon sens qui est en lui. Tel est, ce me semble, le point capital de la philosophie de Diogène.

[15] Bien que, un jour, Diogène ait eu commerce avec une fille publique, ce qui lui arriva peut-être une fois, et pas même une fois, un homme qui, dans tout le reste, ne sera pas moins digne de respect que Diogène, agit-il ainsi au grand jour et sous les yeux de tous, n’encourra ni notre blâme, ni nos accusations, pourvu toutefois qu’il nous reproduise la solide instruction de Diogène, sa pénétration, sa franchise parfaite, sa tempérance, sa justice, sa sagesse, sa piété, sa grâce, son attention à ne rien faire d’irréfléchi, d’inutile, de contraire à la raison ; car ce fut là le caractère propre de la philosophie de Diogène ; qu’il foule aux pieds la vanité, qu’il se moque de ceux qui se cachent pour satisfaire leurs besoins naturels, et j’entends par là les déjections du ventre, qui, au milieu des places publiques et des villes, commettent des actes violents et contraires à notre nature, vols d’argent, calomnies, procès iniques, et mille autres vexations odieuses. S’il est vrai, comme on le dit, que Diogène ait peté sur l’agora, qu’il y ait soulagé son ventre, ou fait quelque autre chose pareille[43], ce n’était que pour mater l’orgueil des autres et pour leur apprendre qu’ils avaient des goûts bien plus vils et bien plus abjects. Ces besoins, en effet, sont une suite de notre nature, tandis que tous les vices pour ainsi dire sont chez qui que ce soit une suite de dépravation. Mais les modernes sectateurs de Diogène, imitant de sa conduite le plus facile et le plus léger, n’ont pas vu le meilleur. Et toi, qui veux être plus respectable qu’eux, tu t’es si gravement mépris sur son plan de conduite que tu l’as cru malheureux. Si tu t’en étais fié à ce qu’on a dit de cet homme éminent que tous les Grecs de son temps ont admiré après Socrate, Pythagore, Platon et Aristote, qui eut pour auditeur le maître du très-sage et très-intelligent Zénon[44], si bien qu’il n’est pas croyable que tout le monde se soit trompé sur le compte d’un homme aussi méprisable que tu le dis, mon cher ami, dans un style comique, peut-être alors l’aurais-tu examiné de plus près et ton expérience serait-elle allée plus loin dans l’examen de ce sage. Car quel est celui des Grecs que n’ont pas frappé d’étonnement la constance et la patience de Diogène, comparées à la somptuosité d’un roi ? Il dormait mieux sur une natte, dans son tonneau, que le grand roi sous des lambris dorés, sur une couche moelleuse. Il mangeait son biscuit avec plus de plaisir que toi, dans ce moment, les mets siciliens. En sortant d’un bain chaud, il séchait son corps à l’air plus philosophiquement que tu ne t’essuies avec du linge fin. Il te convient bien de lancer contre lui tes brocards comiques, et tu le crois vaincu par toi comme Xerxès par Thémistocle ou Darius par Alexandre de Macédoine. Mais si tu avais quelque goût pour la lecture ainsi que nous, homme de politique et d’affaires, tu saurais qu’Alexandre admira, dit-on, la grandeur d’âme de Diogène. Mais tu te soucies fort peu de tout cela, ce me semble ; il s’en faut de beaucoup, et tu gardes ton admiration pour la vie morte de quelques misérables femmes. Si donc mon discours a produit un meilleur effet sur toi, c’est ton avantage plus que le mien. Mais si je n’ai rien gagné avec cet impromptu, écrit tout d’une haleine, travail surérogatoire de deux jours, comme le savent les Muses et toi-même qui me connais de longue date, je ne me repentirai point cependant d’avoir écrit l’éloge d’un grand homme.

  1. Composé en une seule nuit, près du Bosphore, dans les premiers mois de l’année 362. — Les anciens donnaient le nom de chiens aux philosophes que nous appelons cynigues.— Cf. le dialogue de Lucien intitulé le Cynique.
  2. Ce proverbe signifie, en grec : Le monde est renversé, ou C’est le monde retourné. Diogène. de Laërte le cite dans sa biographie de Diogène. « Lorsque Xéniade l’eut acheté, Diogène lui dit : « Veille —à bien faire ce que je t’ordonnerai. — Les fleuves remontent vers leur source, reprit Xéniade. — Si, étant malade, répliqua Diogène, tu avais acheté un médecin, répondrais-tu, au lieu de lui obéir, que les fleuves remontent vers leur source ? » Diogène de Laerte, liv. VI, chap. 2, t. II, p. 17, trad. Zévort.
  3. Voyez les différentes traditions sur la mort de Diogène dans Diogène de Laërte, à l’endroit cité, p. 40. — Cf. les vers de Sotadès dans Stobée, Florileg., titre XCVIII, 9, et Athénée, liv. XVIII, sect. 26.
  4. Voyez Diogène de Laërte à l’endroit cité, liv. VI, cbap. l, p. 9.
  5. Voyez plus loin, Misopogon, 3, où Julien raconte les maux qu’il a endurés pendant l’hiver passé à Lutèce.
  6. Lucien emploie aussi ce proverbe : Apologie pour ceux qui sont aux gages des grands, 15. On en trouvera l’explication dans Hérodote, liv. VI, chap. 127 et suivants.
  7. C’est la division du traité de Bossuet : De la connaissance de Dieu et de soi-même.
  8. Ces mots rappellent la fameuse définition de Bonald : “ L’homme est une intelligence servie par des organes. ”.
  9. Odyssée, IV, 379.
  10. Iliade, XX, 355.
  11. C’est le fond du dialogue le plus remarquable de Lucien, Hermotimus ou les sectes.
  12. Nestor. Odyssée, III, 178-9.
  13. Voyez Homère, Odyssée, X, IX.
  14. Zénon.
  15. Voyez plus haut, Sur la Mère des Dieux, p. 132 notes 2 et 3.
  16. Cf. Diogène de Laërte à l’endroit cité p. 42.
  17. « On ne s’imagine d’ordinaire Platon et Aristote qu’avec de grandes robes et comme des personnages toujours graves et sérieux. C’étaient d’honnêtes gens, qui riaient comme les autres avec leurs amis ; et quand ils ont fait leurs lois et leurs traités de politique, ç’a été en se jouant et pour se divertir. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. » PASCAL, Pensées, partie I, article ix, 55, édit. Charpentier.
  18. Voyez Platon, Banquet, xxx.
  19. Platon, id., xxxvi, à la fin, et XXXVII. — Cf. Xénophon, Banquet, IV, t. I, p. 219 de notre traduction, et Rabelais, prologue de Garqantua.
  20. Cynique, qui a fait un livre contre les oracles cité par Eusèbe.
  21. Cf. Lucien, le Cynique et le Banquet ou les Lapithes, 16.
  22. Voyez pour l’explication de ce second précepte le commencement de la biographie de Diogène dans Diogène de Laërte, à l’endroit cité.
  23. Voyez ces trois mots dans Diogène de Laërte, t, II, p. 1, 40 et 44 de la traduction Zévort.
  24. Premier Alcibiade, chap. xxiv et suivants. Voyez dans l’édition spéciale de Stailbaum, p. 277 et suivantes.
  25. Chap. III. Voyez p. 158 de l’édition spéciale de G. Stallbaum.
  26. Dans le Phédon, chap. ix. Cicéron a répété cette parole dans les Tusculanes, I, 31. Tota philosophorum vila commentatio mortis est, et Montaigne a écrit l’un de ses plus beaux chapitres sur le même sujet : « Que philosopher c’est apprendre à mourir. Essais, I, chap. xix.
  27. Iliade, V, 304.
  28. Voyez les premiers chapitres de l’Apologie de Socrate de Platon, et l’Apologie de Xénophon.
  29. L’impassibilité.
  30. Voyez plus haut, p. 164, note 1. Julien joue sur le double sens du mot grec νόμισμα, qui signifie tout ensemble monnaie et usage.
  31. Odyssée, XII, 331.
  32. Dans quelque fable allégorique qui n’est point parvenue jusqu’à nous. Protagoras, comme Prodicus de Céos, aimait sans doute à semer ses leçons de paraboles et d’allégories. Voyez Diogène de Laërte, trad. Zévort, t. II, p. 215.
  33. Cf. Diogène de Laërte, à l’endroit cité p. 18.
  34. La drachme valait près d’un franc, la mine cent drachmes, le statère d’or vingt drachmes.
  35. Homère, Iliade, v. 766.
  36. On peut voir l’explication de ce mot sacramentel dans Lucien, Sectes à l’encan, 4. « Pythagore. Ensuite tu apprendras à compter. — Le marchand. Je sais compter. — Pythagore. Comment comptes-tu ? — Le marchand. Un, deux, trois, quatre. — Pythagore. Attention ! Ce que tu crois être quatre, c’est dix, c’est le triangle partait, c’est notre serment. — Le marchand. J’en jure par quatre, le grand serment, je n’ai jamais ouï langage plus divin et plus sacré. « En effet, l’addition des quatre premiers nombres donne le le nombre 10 : 1 + 2 + 3 + 4 = 10. Quant au triangle parfait, ce n’est autre chose que le triangle équilatéral, représenté de cette manière par Pythagore :


         
              
                   

    Chacun des côtés se compose du nombre quatre, qui servait ainsi aux pythagoriciens de formule de serment. Le voici tel qu’il existe dans les Vers dorés :

    Ναὶ μὰ τὸν ἀμετέρα ψυχᾷ παραδόντα τετρακτὺν,
    Παγὰν ἀεννάου φύσιος ῥιζώματ’ ἔχουσαν

    « J’en jure par celui qui donne à notre âme le quaternaire, source des principes de la nature éternelle ! »
  37. Mesure de longueur de près de deux mètres.
  38. Voyez la vie de Cratès dans Diogène de Laërte, t. II, p. 45, trad. Zévort.
  39. Voyez plus haut, p. 163, note 3.
  40. Imitation des vers de Solon, dont on trouvera le texte dans le recueil des poëtes gnomiques grecs de Boissonade, p. 94.
  41. Cet ouvrage a péri avec d’autres biographies du même auteur. Voyez. Albert Lion, Commentat. de ordine quo Plutarchus vitas scripserit, p. 15, et Cf. G. Vossius, Hist. gr., p. 251, édit. Westermann.
  42. Selon Diogène de Laërte, Xéniade de Corinthe, qui avait acheté Diogène, disait partout : « Un bon génie est entré dans ma maison. » Voyez Diogène de Laërte à l’endroit cité, trad. Zévort, p. 39.
  43. Voyez Diogène de Laërte à l’endroit cité p. 23 et 36.
  44. Cratès.