Contribution à la critique de l’économie politique/Chapitre 1

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Traduction par Laura Lafargue.
Texte établi par Alfred Bonnet, V. Giard et E. Brière (p. 13-58).


CHAPITRE PREMIER

la marchandise


Au premier abord la richesse de la société bourgeoise apparaît comme une immense accumulation de marchandises, la marchandise isolée comme la forme élémentaire de cette richesse. Mais chaque marchandise se manifeste sous le double aspect de valeur d’usage et de valeur d’échange[1]

La marchandise, dans la langue des économistes anglais, est premièrement « une chose quelconque, nécessaire, utile ou agréable à la vie », objet de besoins humains, moyen d’existence dans la plus large acception du mot. La forme sous laquelle la marchandise est une valeur d’usage se confond avec son existence matérielle, tangible. Le froment, par exemple, est une valeur d’usage spéciale, qui se distingue des valeurs d’usage, coton, verre, papier, etc. La valeur d’usage n’a de valeur que pour l’usage, et ne se réalise que dans le procès de consommation. On peut utiliser la même valeur d’usage de différentes façons. La somme, toutefois, de ses emplois possibles est donnée par son caractère d’objet aux propriétés définies. De plus, elle n’est pas seulement déterminée qualitativement mais quantitativement. Des valeurs d’usage différentes ont des mesures différentes, suivant leurs particularités naturelles : par exemple, un boisseau de froment, une rame de papier, un mètre de toile, etc.

Quelle que soit la forme sociale de la richesse, les valeurs d’usage en constituent toujours le contenu qui demeure indifférent tout d’abord à cette forme. À goûter le blé on ne reconnaît pas qui l’a cultivé : serf russe, paysan parcellaire français, ou capitaliste anglais. Bien que la valeur d’usage soit objet de besoins sociaux et qu’elle se relie par conséquent à la société, elle n’exprime cependant pas un rapport de production social. Cette marchandise en tant que valeur d’usage est, par exemple, un diamant. À voir le diamant, on ne s’aperçoit pas qu’il est une marchandise. Lorsqu’il sert de valeur d’usage, esthétique ou mécanique, sur la gorge de la lorette ou dans la main du tailleur de verre, il est diamant et non marchandise… Il paraît nécessaire que la marchandise soit une valeur d’usage, mais chose indifférente que la valeur d’usage soit une marchandise. La valeur d’usage dans cette indifférence à la détermination économique formelle, c’est-à-dire la valeur d’usage comme telle, est en dehors de la sphère d’investigation de l’économie politique[2]. Elle y entre seulement quand elle est elle-même détermination de forme économique. Directement elle est la base matérielle par où se manifeste un rapport déterminé, la valeur d’échange.

La valeur d’échange apparaît de prime abord comme un rapport quantitatif dans lequel les valeurs d’usage sont échangeables entre elles. Dans un tel rapport elles forment une grandeur d’échange identique. Ainsi un volume de Properce et 8 onces de tabac à priser peuvent avoir la même valeur d’échange malgré le disparate des valeurs d’usage du tabac et de l’élégie. En tant que valeur d’échange, une valeur d’usage vaut juste autant qu’une autre, pourvu qu’elle se présente en proportion convenable. La valeur d’échange d’un palais peut s’exprimer en un nombre déterminé de boites de cirage. Les fabricants de cirage de Londres ont inversement exprimé en palais la valeur d’échange de leurs boites de cirage multipliées. Indifférentes donc à leur mode d’existence naturel, sans égard à la nature spécifique du besoin pour lequel elles sont des valeurs d’usage, les marchandises, dans des quantités déterminées, se superposent, se suppléent dans l’échange, sont réputées équivalentes et représentent ainsi, en dépit de leur apparence bariolée, la même unité.

Les valeurs d’usage, sont immédiatement des moyens d’existence. Inversement, ces moyens d’existence sont eux-mêmes des produits de la vie sociale, résultat de la force vitale dépensée par l’homme, du travail actualisé. Comme matérialisation du travail social, toutes les marchandises sont des cristallisations de la même unité. Il nous faut maintenant considérer le caractère déterminé de cette unité, c’est-à-dire du travail, qui se manifeste dans la valeur d’échange.

Supposons que 1 once d’or, 1 tonne de fer, 1 quarter de froment et 20 mètres de soie représentent des valeurs d’échange de grandeur égale. Grâce à cette équivalence où la différence qualitative de leur valeur d’usage est éliminée, elles représentent un volume égal d’un travail identique. Il faut que le travail qui se réalise en elles d’une manière égale soit lui-même du travail uniforme, indifférencié, simple, auquel il est aussi indifférent de se manifester dans l’or, le fer, le froment et la soie, qu’il est indifférent à l’oxygène de se trouver dans la rouille du fer, dans l’atmosphère, dans le jus du raisin ou dans le sang de l’homme. Mais creuser le sol pour en tirer de l’or, extraire du fer de la mine, cultiver le blé ou tisser la soie, sont des genres de travail qui se distinguent qualitativement les uns des autres. En effet, ce qui paraît être matériellement une différence des valeurs d’usage, apparaît, dans le procès de production, comme une différence de l’activité qui crée les valeurs d’usage. Indifférent à la substance particulière des valeurs d’usage, le travail, créateur de la valeur d’échange, est indifférent à la forme particulière du travail lui-même. Les différentes valeurs d’usage sont, en outre, les produits de l’activité des différents individus, donc le résultat de travaux qui différent individuellement. Comme valeurs d’échange cependant, elles représentent du travail homogène, indifférencié, c’est-à-dire du travail dans lequel est oblitérée l’individualité des travailleurs. Le travail qui crée la valeur d’échange est donc du travail général abstrait.

Si 1 once d’or, 1 tonne de fer, 1.quarter de froment et 20 mètres de soie sont des valeurs d’une grandeur égale ou des équivalents, 1 once d’or, 1/2 tonne de fer, 3 boisseaux de froment et 5 mètres de soi sont des valeurs de grandeur tout à fait différente, et, cette différence quantitative est la seule différence dont elles soient susceptibles, en tant que valeurs d’échange. Comme valeurs d’échange de grandeur différente, elles représentent un plus ou un moins, des quantités plus ou moins grandes, de ce travail simple, uniforme, général-abstrait, qui constitue la substance de la valeur échangeable. La question est de savoir comment mesurer ces quantités ? Ou plutôt il s’agit de savoir quel est le mode d’existence quantitatif de ce travail lui-même, puisque les différences de grandeur des marchandises, en tant que valeurs d’échange, ne sont que les différences de grandeur du travail réalisé en elles. De même que le temps est l’expression quantitative du mouvement, le temps de travail est l’expression quantitative du travail. Différence de sa propre durée, voilà la seule différence dont le travail soit susceptible, sa qualité étant donnée. Comme temps de travail, il a son étalon dans les mesures naturelles du temps : heure, jour, semaine, etc. Le temps de travail est la substance vitale du travail, indifférent à sa forme, son contenu, son individualité ; il en est l’expression vivante quantitative, en même temps que sa mesure immanente. Le temps de travail réalisé dans les valeurs d’usage des marchandises est aussi bien la substance qui fait d’elles des valeurs d’échange et partant des marchandises, que la mesure de leur valeur déterminée. Les quantités corrélatives des différentes valeurs d’usage, dans lesquelles se réalise le même temps de travail, sont des équivalents, autrement dit, toutes les valeurs d’usage sont des équivalents dans les proportions où elles contiennent le même temps de travail concrété, mis en œuvre. En tant que valeurs d’échange, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé.

Pour l’intelligence du fait que la valeur d’échange est déterminée par le temps du travail, il importe d’établir les points principaux suivants : la réduction du travail au travail simple, vide de qualité, pour ainsi dire ; le mode spécifique par où le travail créateur de valeur d’échange et, par conséquent, producteur de marchandise, est du travail social ; enfin, la différence entre le travail en tant qu’il produit des valeurs d’usage, et le travail en tant qu’il produit des valeurs d’échange.

Pour mesurer les valeurs d’échange des marchandises par le temps de travail incorporé à elles, il faut que les différents travaux soient eux-mêmes réduits au travail indifférencié, uniforme, simple, bref, au travail qui est identique par la qualité, et ne se distingue que par la quantité.

Cette réduction a l’apparence d’une abstraction, mais c’est une abstraction qui se fait journellement dans le procès de production social. La résolution de toutes les marchandises en temps de travail n’est pas une abstraction plus grande, en même temps qu’elle n’en est pas une moins réelle, que la résolution de tous les corps organiques en air. En fait, le travail qui est ainsi mesuré par le temps n’apparaît pas comme le travail de différents individus, les différents individus qui travaillent apparaissent plutôt comme de simples organes du travail. Ou encore, pourrait-on dire : le travail, tel qu’il se manifeste dans les valeurs d’échange, est du travail humain général. Cette abstraction du travail humain général existe dans le travail moyen que chaque individu moyen d’une société donnée peut accomplir, une dépense productive déterminée de muscles, de nerfs, de cerveau humains, etc. C’est du travail simple[3], à l’accomplissement duquel chaque individu moyen peut être dressé, et que sous une forme ou sous une autre, il faut qu’il accomplisse. Le caractère de ce travail moyen diffère lui-même dans les différents pays et à des époques de culture différentes, mais paraît être donné dans une société déterminée. Le travail simple constitue la masse de beaucoup la plus considérable de l’ensemble du travail de la société bourgeoise, ainsi qu’on peut s’en convaincre en consultant une statistique quelconque. Que A produise du fer pendant 6 heures, et de la toile pendant 6 heures, et que B de même produise du fer pendant 6 heures et de la toile pendant 6 heures, ou que A produise du fer pendant 12 heures, et que B produise de la toile pendant 12 heures, il n’y a là évidemment qu’un emploi différent du même temps de travail. Mais que sera-ce du travail compliqué qui s’élève au-dessus du niveau moyen, en tant que travail d’une intensité plus grande, d’un poids spécifique supérieur ? Ce genre de travail se résout en travail simple composé, en travail simple d’une puissance plus élevée. Ainsi, un jour de travail compliqué équivaut à trois jours de travail simple. Les lois qui règlent cette réduction n’appartiennent pas à cette partie de notre étude. Mais il est clair que cette réduction s’opère, car, en tant que valeur d’échange, le produit du travail le plus complique est, dans une proportion déterminée, l’équivalent du produit du travail moyen simple ; il est donc mis en équation avec un quantum déterminé de ce travail simple.

La détermination de la valeur d’échange par le temps de travail suppose encore que dans une marchandise donnée, soit une tonne de fer, il est réalisée une quantité égale de travail, sans qu’il importe que ce soit le travail de A ou de B, c’est-à-dire que les différents individus dépensent un travail égal pour produire la même valeur d’usage, déterminée qualitativement et quantitativement. En d’autres termes, il est supposé que le temps de travail contenu dans une marchandise est le temps de travail nécessaire à sa production, ou le temps de travail exigé pour produire un nouvel exemplaire de la même marchandise dans des conditions de production générales données.

Il résulte de l’analyse de la valeur, que pour créer de la valeur d’échange, il faut que le travail soit déterminé socialement, qu’il soit du travail social, social non tout court, mais d’une manière particulière. C’est un mode spécifique de la socialité. D’abord la simplicité indifférenciée du travail est l’égalité des travaux individuels qui se rapportent les uns aux autres comme au travail égal, et cela par la réduction effective de tous les travaux au travail homogène. Le travail de chaque individu, pour autant qu’il se manifeste en valeurs d’échange, possède ce caractère social d’égalité et il ne se manifeste dans la valeur d’échange qu’autant qu’il se rapporte au travail de tous les autres individus comme du travail égal.

De plus, dans la valeur d’échange, le temps de travail de l’individu isolé apparaît directement comme du temps de travail général, et ce caractère général du travail isolé revêt un caractère social. Le temps de travail représenté dans la valeur d’échange est le temps de travail de l’individu, mais de l’individu non distingué de l’autre individu, de tous les autres individus, en tant qu’ils accomplissent un travail égal, si bien que le temps de travail dépensé par l’un à produire une marchandise déterminée est le temps de travail nécessaire que tout autre emploierait à produire la même marchandise. C’est le temps de travail de l’individu, mais il n’est son temps de travail que parce qu’il est le temps de travail commun à tous et que, par conséquent, il est indifférent que ce soit le temps de travail de tel ou tel individu. Comme temps de travail général il se réalise dans un produit général, un équivalent général, un quantum donné de travail matérialisé, lequel est indifférent à la forme déterminée de valeur d’usage sous laquelle il est directement le produit d’un individu et peut être converti à volonté en toute autre forme de valeur d’usage sous laquelle il est le produit d’un autre individu. Il n’est grandeur sociale que parce qu’il est une telle grandeur générale. Pour que le résultat du travail individuel soit une valeur d’échange il faut qu’il soit un équivalent général : il faut que le temps de travail de l’individu représente du temps de travail général ou que le temps de travail général représente celui de l’individu. L’effet est le même que si les différents individus avaient réuni leur temps de travail et représenté des quantités différentes du temps de travail à leur commune disposition par des valeurs d’échange diverses. Le temps de travail de l’individu est ainsi, en fait, le temps de travail que doit dépenser la société pour produire une valeur d’usage déterminée, c’est-à-dire pour satisfaire un besoin déterminé. Mais ici il ne s’agit que de la forme spécifique sous laquelle le travail acquiert un caractère social. Un temps de travail donné du fileur se réalise, par exemple, en 100 livres de fil de lin. Supposez que 100 mètres de toile, le produit du tisserand, représentent un quantum égal de temps de travail. En tant que ces deux produits représentent un même quantum de temps de travail général et sont, par conséquent, des équivalents de toute valeur d’usage contenant une égale quantité de temps de travail, ils sont des équivalents l’un de l’autre. Par cela seul que le temps de travail du fileur et le temps de travail du tisserand représentent du temps de travail général et que leurs produits conséquemment représentent des équivalents généraux, le travail du tisserand et celui du fileur réalisent ici le travail de l’un pour le travail de l’autre, c’est-à-dire réalisent la forme d’apparition sociale de leur travail pour tous deux. Dans l’industrie patriarcale-rurale, au contraire, où le fileur et le tisseur demeuraient sous le même toit, où la partie féminine de la famille filait, la partie masculine tissait pour les besoins de la famille, fil et toile étaient des produits sociaux, filer et tisser étaient des travaux sociaux dans l’enceinte de la famille. Mais leur caractère social ne consistait pas dans le fait que le fil, équivalent général, s’échangeait contre la toile, équivalent général, ou que tous deux s’échangeaient l’un contre l’autre en tant qu’expressions équivalentes du même temps de travail général. C’était l’organisation familiale, avec sa division du travail, qui marquait le produit du travail de son empreinte sociale particulière. Ou bien, prenons les corvées et les redevances en nature du Moyen Âge. Ce qui constitue ici le lien social, ce sont les travaux déterminés des individus dans leur forme naturelle, c’est la particularité et non la généralité du travail. Ou prenons, enfin, le travail en commun sous sa forme primitive, tel que nous le rencontrons au seuil de l’histoire de tous les peuples civilisés[4]. Ici le caractère social du travail ne dérive manifestement pas de ce que le travail de l’individu revêt la forme abstraite de la généralité ou de ce que son produit revêt la forme d’un équivalent général. C’est la communauté, que sous-entend la production, qui empêche le travail de l’individu d’être du travail privé et son produit d’être un produit privé, qui plutôt fait apparaître le travail individuel comme la fonction d’un membre de l’organisme social. Il est sous-entendu que le travail qui se réalise dans la valeur d’échange est le travail de l’individu isolé. Pour devenir du travail social il lui faut revêtir la forme de son opposé immédiat, la forme de la généralité abstraite.

Ce qui enfin caractérise le travail qui crée de la valeur d’échange, c’est que les relations sociales des personnes apparaissent pour ainsi dire renversées, comme le rapport social des choses. Parce qu’une valeur d’usage se rapporte à l’autre comme une valeur d’échange, le travail d’une personne se rapporte au travail d’une autre comme au travail égal et général. Si donc il est correct de dire que la valeur d’échange est un rapport entre les personnes[5], il convient d’ajouter : un rapport caché sous une enveloppe matérielle. De même qu’une livre de fer et une livre d’or, malgré la différence de leurs qualités physiques et chimiques, représentent le même quantum de pesanteur, deux valeurs d’usage contenant le même temps de travail représentent la même valeur d’échange. La valeur d’échange paraît ainsi être une détermination des valeurs d’usage dans la société, détermination qui leur revient en leur qualité d’objets et grâce à laquelle elles se suppléent dans le procès de l’échange dans des rapports quantitatifs déterminés et forment des équivalents, de même que les substances chimiques simples se combinent dans des rapports quantitatifs déterminés et forment des équivalents chimiques. Seule l’habitude de la vie journalière, peut faire paraître chose banale et allant de soi le fait qu’un rapport de production révèle la forme d’un objet, de façon que les relations des personnes dans leur travail se manifestent comme un rapport où les choses entrent en relations entre elles et avec les personnes. Dans la marchandise cette mystification est encore fort simple. Plus ou moins vaguement tout le monde soupçonne que le rapport des marchandises, en tant que valeurs d’échange, est plutôt un rapport des personnes à leur activité productive réciproque. Dans les rapports de production plus élevés cette apparence de simplicité disparaît. Toutes les illusions du système monétaire viennent de ce qu’on ne voit pas que l’argent représente un rapport de production social et qu’il le fait sous la forme d’un objet naturel aux propriétés déterminées. Chez les économistes qui se rient si dédaigneusement des illusions du système monétaire, la même illusion se décèle dès qu’ils ont affaire à des catégories économiques supérieures, par exemple, le capital. Elle éclate dans l’aveu d’un naïf étonnement quand tantôt leur apparaît comme un rapport social ce que déjà ils croyaient tenir comme un objet palpable et que tantôt les lutine sous forme d’un objet ce qu’à peine ils avaient fixé comme un rapport social.

La valeur d’échange des marchandises n’étant en fait que le rapport des travaux individuels, réputés égaux et généraux, les uns aux autres, rien autre que l’expression objective d’une forme sociale spécifique du travail, c’est de la tautologie de dire que le travail est la source unique de la valeur, et partant de la richesse en tant que celle-ci consiste en valeurs d’échange. C’est la même tautologie de dire que la matière comme telle n’a point de valeur d’échange[6], puisqu’elle ne contient point de travail et que la valeur d’échange comme telle ne contient point de matière. Or, quand William Petty appelle « le travail, le père, et la terre, la mère de la richesse », ou que l’évêque Berkeley demande[7] : « Si les quatre éléments et le travail de l’homme qu’ils renferment ne sont pas la véritable source de la richesse » ; ou encore quand l’Américain, Thomas Cooper, expose populairement : « Otez à une miche de pain le travail qu’on y a mis, le travail du boulanger, du meunier, du fermier, etc., et que reste-t-il ? Quelques graines d’herbes sauvages impropres à tout usage humain[8] », il ne s’agit pas, dans toutes ces conceptions, du travail abstrait, en tant que source de la valeur d’échange, mais du travail concret, en tant que source de richesses matérielles, bref, du travail producteur de valeurs d’usage. La valeur d’usage de la marchandise étant supposée, l’utilité particulière, le but déterminé du travail qu’elle a absorbé est supposé, mais là s’arrête, du point de vue de la marchandise, toute prise en considération du travail comme du travail utile. Ce qui nous intéresse dans le pain, en tant que valeur d’usage, ce sont ses propriétés alimentaires et point du tout les travaux du fermier, du meunier, du boulanger, etc. Si une invention quelconque faisait disparaître 19/20 de ces travaux, la miche de pain rendrait le même service qu’auparavant. Si elle tombait toute cuite du ciel, elle ne perdrait pas pour cela un atome de sa valeur d’usage. Tandis que le travail qui crée la valeur d’échange se réalise dans l’égalité des marchandises comme équivalents généraux, le travail qui est l’activité productive appropriée à un but, se réalise dans l’infinie variété de ses valeurs d’usage. Tandis que le travail, créateur de la valeur d’échange, est du travail général-abstrait et égal, le travail créateur de la valeur d’usage est du travail concret et spécial qui, en ce qui concerne la forme et la matière, se décompose en des façons de travail infiniment diverses.

En tant qu’il produit des valeurs d’usage, il est faux de dire que le travail est la source unique de la richesse par lui produite, c’est-à-dire de la richesse matérielle. Puisqu’il est l’activité qui adapte la matière à tel ou tel but, il est sous-entendu qu’il lui faut de la matière. La proportion entre le travail et la matière est très différente dans les différentes valeurs d’usage, mais toujours la valeur d’usage contient un substratum naturel. Activité utile, qui vise l’appropriation des produits de la nature sous une forme ou sous une autre, le travail est la condition naturelle de l’existence humaine, la condition, indépendante de toutes les formes sociales, de l’échange de la matière entre l’homme et la nature. Le travail, par contre, qui crée la valeur d’échange est une forme de travail spécifiquement sociale. Le travail matériel du tailleur, par exemple, en tant qu’activité productive particulière, produit bien l’habit mais non la valeur d’échange de l’habit. Il produit cette valeur non parce qu’il est du travail de tailleur, mais parce qu’il est du travail général-abstrait, et celui-ci se lie à un ensemble social que le tailleur n’a pas bâti. C’est ainsi que dans l’industrie domestique de l’antiquité, les femmes produisaient l’habit sans produire la valeur d’échange de l’habit. Le législateur Moïse savait tout aussi bien qu’Adam Smith[9], l’officier de la douane, que le travail est une source de richesse matérielle.

Considérons maintenant quelques propositions qui résultent de la réduction de la valeur d’échange au temps de travail.

Comme valeur d’usage, la marchandise a une action causale. Le froment, par exemple, agit parce qu’il est un aliment. Une machine supplée le travail dans des rapports déterminés. Cette action de la marchandise, par quoi seule elle est une valeur d’usage, un objet de consommation, on peut l’appeler son service, service qu’elle rend comme valeur d’usage.

Mais en qualité de valeur d’échange la marchandise n’est jamais envisagée qu’au point de vue du résultat. Il ne s’agit pas du service qu’elle rend mais du service[10] qui lui a été rendu par cela qu’elle a été produite. Aussi la valeur d’échange d’une machine n’est pas déterminée par le quantum de temps de travail qu’elle supplée, mais par le quantum de temps de travail qui en elle est mis en œuvre et qui, par conséquent, est requis pour produire une nouvelle machine de la même espèce.

Si donc le quantum de travail exigé pour la production de marchandises restait constant, leur valeur d’échange serait invariable. Mais la facilité et la difficulté de la production varient sans cesse. Si sa force productive augmente, le travail produit la même valeur d’usage en moins de temps. Si la force productive du travail diminue, il faut plus de temps pour produire la même valeur d’usage. La grandeur du temps de travail contenue dans une marchandise, donc sa valeur d’échange, est par conséquent variable ; elle augmente ou diminue en rapport inverse à l’augmentation ou à la diminution de la force productive du travail. La force productive du travail, qu’une industrie manufacturière applique à un degré déterminé d’avance, se trouve dans l’agriculture et dans l’industrie extractive conditionnée par des circonstances naturelles hors de tout contrôle. Le même travail donnera un rendement plus ou moins grand de différents métaux selon l’abondance ou la rareté relative de ces métaux dans l’écorce terrestre. Le même travail peut, si la saison est bonne, se réaliser en 2 boisseaux de froment ; si elle est mauvaise, dans 1 boisseau de froment seulement. Les conditions naturelles de rareté ou d’abondance paraissent ici déterminer la valeur d’échange des marchandises parce qu’elles déterminent la force productive, liée à des conditions naturelles, d’un travail concret particulier.

Des valeurs d’usage différentes contiennent en volumes inégaux le même temps de travail ou la même valeur d’échange. Plus est petit le volume de sa valeur d’usage, comparé à d’autres valeurs d’usage, sous lequel une marchandise contient un quantum déterminé de temps de travail, plus est grande sa valeur d’échange spécifique. Si nous trouvons qu’à des époques de culture différentes et éloignées les unes des autres, certaines valeurs d’usage forment entre elles une série de valeurs d’échange spécifiques qui conservent les unes vis-à-vis des autres, sinon exactement le même rapport numérique, du moins le rapport général de supériorité et d’infériorité, comme par exemple l’or, l’argent, le cuivre, le fer ; ou le froment, le seigle, l’orge, l’avoine ; il faut en conclure seulement que le développement progressif des forces productives sociales influe d’une manière uniforme, ou approximativement uniforme, sur le temps de travail qu’exige la production de ces différentes marchandises.

La valeur d’échange d’une marchandise ne se manifeste pas dans sa propre valeur d’usage. Cependant, comme matérialisation du temps de travail social, général, la valeur d’usage d’une marchandise est mise en des rapports de proportion avec les valeurs d’usage d’autres marchandises. La valeur d’échange d’une marchandise se manifeste ainsi dans la valeur d’usage des autres marchandises. Un équivalent est, en fait, la valeur d’échange d’une marchandise exprimée dans la valeur d’usage d’une autre marchandise. Si je dis, 1 mètre de toile vaut 2 livres de café, la valeur d’échange de la toile est exprimée dans la valeur d’usage du café et cela dans un quantum déterminé de cette valeur d’usage. Cette proportion donnée, je puis exprimer la valeur de chaque quantum de toile en café. Il est évident que la valeur d’échange d’une marchandise, par exemple de la toile, n’est pas épuisée par la proportion dans laquelle une marchandise particulière, par exemple le café, forme son équivalent. Le quantum de temps de travail général représenté dans un mètre de toile est réalisé simultanément en des volumes les plus divers des valeurs d’usage de toutes les autres marchandises. Dans la proportion où la valeur d’usage de toute autre marchandise représente un temps de travail d’égale grandeur, elle constitue un équivalent du mètre de toile. La valeur d’échange de cette marchandise isolée ne s’exprime donc d’une manière exhaustive que dans les équations innombrables dans lesquelles les valeurs d’usage de toutes les autres marchandises constituent son équivalent. Ce n’est que dans la somme de ces équations ou dans la totalité des différentes proportions dans lesquelles une marchandise est échangeable contre toute autre marchandise qu’elle s’exprime d’une manière exhaustive comme équivalent général. La série des équations :

1 mètre de toile = 1/2 livre de thé
1 mètre de toile = 2 livres de café
1 mètre de toile = 8 livres de pain
1 mètre de toile = 6 mètres de coton


peut être représentée ainsi :

1 mètre de toile = 1/8 livre de thé + 1/2 livre de café + 2 livres de pain + 1 mètre 1/2 de coton.

Si donc nous avions devant nous la somme entière des équations dans lesquelles est épuisée l’expression de la valeur d’un mètre de toile, nous pourrions représenter sa valeur d’échange sous la forme d’une série. En fait cette série est interminable, puisque le cercle des marchandises n’est jamais définitivement clos, mais va s’étendant toujours. Or, si une marchandise mesure ainsi sa valeur d’échange dans les valeurs d’usage de toutes les autres marchandises, les valeurs d’échange de toutes les autres marchandises se mesurent inversement dans la valeur d’usage de cette marchandise isolée qui se mesure en elles[11]. Si la valeur d’échange de 1 mètre de toile s’exprime en 1/2 livre de thé, en 2 livres de café, en 6 mètres de coton et en 8 livres de pain, il s’ensuit que café, thé, coton, pain etc., sont égaux entre eux dans la proportion où ils sont égaux à un troisième objet, à la toile ; la toile leur sert donc de commune mesure de leurs valeurs d’échange. Chaque marchandise comme temps de travail général concrété, c’est-à-dire comme quantum de temps de travail général, exprime sa valeur d’échange tour à tour dans des quantités déterminées des valeurs d’usage de toutes les autres marchandises et les valeurs d’échange des autres marchandises se mesurent inversement dans la valeur d’usage de cette marchandise exclusive. Mais à titre de valeur d’échange chaque marchandise est aussi bien la marchandise exclusive qui sert de mesure commune des valeurs d’échange de toutes les autres marchandises, que, d’autre part, elle n’est qu’une des nombreuses marchandises dans l’entière série desquelles toute autre marchandise représente directement sa valeur d’échange.

La grandeur de valeur d’une marchandise n’est pas affectée par le fait qu’il existe à côté d’elle peu ou beaucoup de marchandises d’un autre genre. Mais la grandeur de la série des équations dans lesquelles se réalise sa valeur d’échange dépend de la variété plus ou moins grande des autres marchandises. La série des équations dans lesquelles se représente, par exemple, la valeur du café, exprime la sphère de son échangeabilité, les limites dans lesquelles il fait office de valeur d’échange. À la valeur d’échange d’une marchandise, comme matérialisation du temps de travail social général, correspond l’expression de son équivalence dans des valeurs d’usage infiniment variées.

Nous avons vu que la valeur d’échange d’une marchandise varie avec la quantité du temps de travail incorporé à elle. La valeur d’échange réalisée, c’est-à-dire exprimée dans les valeurs d’usage d’autres marchandises, doit également dépendre des proportions dans lesquelles varie le temps de travail employé à la production de toutes les autres marchandises. Si le temps de travail nécessaire à la production d’un boisseau de froment restait le même alors que le temps de travail exigé pour la production de toutes les autres marchandises doublait, la valeur d’échange du boisseau de froment, exprimée dans ses équivalents, aurait baissé de moitié. Le résultat serait pratiquement le même que si le temps nécessaire pour la production du boisseau de froment eût baissé de moitié et que le temps de travail requis pour la production des autres marchandises n’eût pas varié. La valeur des marchandises est déterminée par la proportion dans laquelle elles peuvent être produites dans le même temps de travail. Pour voir de quelles variations est susceptible cette proportion, prenons deux marchandises, A et B. 1o Supposons que le temps de travail exigé pour la production de B reste le même. Dans ce cas la valeur d’échange de A, exprimée en B, tombe ou monte directement suivant que diminue ou augmente le temps de travail demandé pour la production de A. 2o Supposons que le temps de travail exigé pour la production de A reste le même. La valeur d’échange de A exprimée en B tombe ou monte en rapport inverse à la hausse ou à la baisse du temps de travail exigé pour la production de B. 3o Que le temps de travail nécessaire à la production de A et de B diminue ou augmente en proportion égale. L’expression de l’équivalence de A en B reste alors la même. Si, par une circonstance quelconque, la force productive de tous les travaux diminuait dans une égale mesure, de manière que toutes les marchandises exigeassent en une même proportion plus de temps de travail pour leur production, la valeur de toutes les marchandises aurait augmenté ; l’expression réelle de leur valeur d’échange n’aurait pas varié et la richesse effective de la société aurait diminué, puisqu’il lui aurait fallu plus de temps de travail pour créer la même masse de valeurs d’usage. 4o Le temps de travail exigé pour la production de A et de B peut augmenter ou diminuer pour tous deux mais de manière inégale ; le temps de travail exigé par A peut augmenter tandis que celui demandé par B diminue ou inversement. Tous ces cas peuvent se réduire simplement à ceci : que le temps de travail exigé pour la production d’une marchandise ne varie pas tandis que celui qui est nécessaire pour produire les autres augmente ou diminue.

La valeur d’échange de chaque marchandise s’exprime dans la valeur d’usage de toute autre marchandise, soit intégralement, soit par fractions de cette valeur d’usage. En tant que valeur d’échange chaque marchandise est aussi divisible que le temps de travail lui-même qu’elle concrète. L’équivalence des marchandises est aussi indépendante de la divisibilité physique de leurs valeurs d’usage que la somme des valeurs d’échange des marchandises est indifférente au changement de forme que subissent les valeurs d’usage de ces marchandises dans leur refonte en une marchandise nouvelle.

Jusqu’ici nous avons considéré la marchandise sous le double point de vue de valeur d’usage et de valeur d’échange, chaque fois unilatéralement. Or, comme marchandise, elle est immédiatement unité de valeur d’usage et de valeur d’échange ; en même temps elle n’est marchandise que par rapport aux autres marchandises. Le rapport réel des marchandises les unes aux autres est leur procès d’échange. Ce dernier est un procès social où interviennent des individus indépendants les uns des autres, mais ils interviennent seulement en leur qualité de possesseurs de marchandises ; ils n’existent les uns pour les autres que parce que leurs marchandises existent et ainsi ils n’apparaissent effectivement que comme les agents conscients du procès d’échange.

La marchandise est valeur d’usage, froment, toile, diamant, machine, etc. ; en même temps, comme marchandise, elle n’est point valeur d’usage. Si elle était valeur d’usage pour son possesseur, c’est-à-dire, immédiatement moyen de satisfaction de ses propres besoins, elle ne serait pas marchandise. Pour son possesseur elle est plutôt non-valeur d’usage, c’est-à-dire simple support matériel de la valeur d’échange, ou simple moyen d’échange ; étant le support actif le la valeur d’échange, la valeur d’usage devient moyen d’échange[12]. Pour son possesseur elle n’est plus valeur d’usage que parce qu’elle est valeur d’échange. Comme valeur d’usage il lui faut donc d’abord devenir, en premier lieu, pour autrui. N’étant point valeur d’usage pour son propre possesseur, elle est valeur d’usage pour les possesseurs d’autres marchandises. Si non, son travail a été inutile et le produit de son travail n’est pas une marchandise. D’autre part, il faut qu’elle devienne valeur d’usage pour lui-même, car ses moyens de subsistance existent hors d’elle, dans les valeurs d’usage de marchandises étrangères. Pour devenir comme valeur d’usage, il faut que la marchandise se trouve en face du besoin particulier qu’elle peut satisfaire. Les valeurs d’usage des marchandises deviennent donc comme valeurs d’usage par cela qu’elles changent universellement de places, passant de la main où elles sont moyen d’échange dans la main où elles sont objet d’utilité. C’est seulement par cette aliénation universelle des marchandises que le travail qu’elles contiennent devient du travail utile. Dans ce procès où les marchandises se rapportent les unes aux autres en qualité de valeurs d’usage, elles n’acquièrent point une nouvelle fixité de forme économique. La forme déterminée qui les caractérisait en tant que marchandises disparaît plutôt. Le pain, en passant de la main du boulanger dans la main du consommateur, ne change pas son mode d’existence comme pain. C’est l’inverse ; c’est le consommateur, le premier, qui se rapporte au pain comme à une valeur d’usage, comme à cet aliment déterminé, tandis que dans la main du boulanger il était le support d’un rapport économique, un objet sensible — suprasensible. L’unique transformation que subissent les marchandises dans leur devenir comme valeurs d’usage est donc l’oblitération de leur existence formelle où elles étaient des non-valeurs d’usage pour leurs possesseurs, des valeurs d’usage pour les non-possesseurs. Pour devenir des valeurs d’usage il faut que les marchandises soient universellement aliénées, qu’elles entrent dans le procès d’échange ; mais leur manière d’être pour l’échange est leur forme de valeur. Pour se réaliser comme valeurs d’usage, il faut donc qu’elles se réalisent comme valeurs d’échange.

Si du point de vue de la valeur d’usage la marchandise isolée paraissait un objet indépendant, en tant que valeur d’échange, au contraire, elle était dès l’abord considérée par rapport à toutes les autres marchandises. Toutefois, ce rapport n’était que théorique, il n’existait que dans la pensée. Il ne se réalise que dans les procès d’échange. D’un autre côté, la marchandise est bien valeur d’échange pour autant qu’un quantum déterminé de temps de travail est incorporé à elle et qu’elle est du temps de travail matérialisé. Mais telle qu’elle est immédiatement, elle n’est que du temps de travail individuel matérialisé, ayant un contenu particulier ; elle n’est pas du temps de travail général. D’abord, elle ne peut être matérialisation du temps de travail général qu’autant qu’elle représente du temps de travail appliqué à un but utile déterminé, qu’elle représente une valeur d’usage. C’était là la condition matérielle sous laquelle, seul, le temps de travail contenu dans les marchandises était réputé social, général. Si la marchandise ne peut devenir comme valeur d’usage qu’en se réalisant comme valeur d’échange, elle ne peut, d’autre part, se réaliser comme valeur d’échange qu’autant qu’elle ne cesse point, dans son aliénation, d’être valeur d’usage. Une marchandise ne peut être aliénée à titre de valeur d’usage qu’au bénéfice de celui pour qui elle est une utilité, c’est-à-dire l’objet d’un besoin particulier. D’autre part, elle n’est aliénée que pour une autre marchandise, ou, si nous nous plaçons du côté du possesseur de l’autre marchandise, lui, non plus, ne peut aliéner, c’est-à-dire réaliser, sa marchandise, qu’en la mettant en contact avec le besoin particulier dont elle est l’objet. Dans l’aliénation universelle des marchandises en qualité de valeurs d’usage, elles sont rapportées les unes aux autres en vertu de leur différence matérielle, en tant qu’objets particuliers qui, par leurs propriétés spécifiques, satisfont des besoins particuliers. Mais en tant que simples valeurs d’usage, ce sont des objets sans intérêt les uns pour les autres et sans rapport entre eux ; les valeurs d’usage ne peuvent être échangées que par rapport à des besoins particuliers. Elles ne sont échangeables que parce que équivalentes et elles ne sont équivalentes que parce qu’elles représentent des quantités égales de temps de travail matérialisé, si bien que toute considération des qualités naturelles que possèdent les valeurs d’usage, et partant du rapport des marchandises à des besoins particuliers, est éliminée. À titre de valeur d’échange une marchandise se manifeste plutôt en ce qu’elle remplace comme équivalent un quantum déterminé de toute autre marchandise, sans qu’il importe qu’elle soit ou ne soit pas une valeur d’usage pour le possesseur de l’autre marchandise. Mais elle ne devient marchandise pour celui-ci que parce qu’elle est pour lui valeur d’usage et elle ne devient valeur d’échange pour son propre possesseur que parce qu’elle est marchandise pour l’autre. Le même rapport doit donc être le rapport de marchandises qui sont des grandeurs d’essence égale et ne diffèrent que quantitativement ; il doit être leur mise en équation comme matière de temps de travail général et en même temps leur rapport comme objets qualitativement différents, comme valeurs d’usage particulières pour des besoins particuliers, bref, un rapport qui les distingue comme des valeurs d’usage réelles. Or, cette mise en équation et cette différenciation s’excluent réciproquement et l’on aboutit ainsi non seulement à un cercle vicieux de problèmes où la solution de l’un présuppose la solution de l’autre, mais à tout un ensemble de postulats contradictoires, vu que la réalisation d’une condition est directement liée à la réalisation de son contraire.

Le procès d’échange des marchandises doit être tout ensemble le déploiement et la solution de ces contradictions, qui cependant ne peuvent se manifester dans le procès de cette façon simple. Nous avons vu seulement que les marchandises étaient rapportées les unes aux autres comme des valeurs d’usage, c’est-à-dire qu’elles apparaissaient comme valeurs d’usage à l’intérieur du procès d’échange. La valeur d’échange, par contre, telle que nous l’avons envisagée jusqu’ici n’était qu’une abstraction faite par nous, ou, si l’on veut, une abstraction faite par le possesseur individuel des marchandises ; sous forme de valeur d’usage il a les marchandises dans son grenier, sous forme de valeur d’échange il les a sur la conscience. Or, dans les limites du procès d’échange, les marchandises doivent être elles-mêmes les unes pour les autres non seulement des valeurs d’usage, mais aussi des valeurs d’échange et ce mode d’existence doit revêtir la forme de leur rapport réciproque propre. La difficulté qui, au premier pas, nous arrêtait était qu’en qualité de valeur d’échange, de travail matérialisé, il fallait que la marchandise fût préalablement aliénée comme valeur d’usage, qu’elle eût trouvé acquéreur, tandis que, au contraire, son aliénation sous forme de valeur d’usage suppose son existence sous forme de valeur d’échange. Mais supposons que cette difficulté soit résolue ; que la marchandise ait dépouillé sa valeur d’usage particulière et par l’aliénation de celle-ci ait rempli la condition matérielle d’être du travail utile social au lieu d’être du travail particulier fait pour soi-même. En qualité de valeur d’échange il faut alors que dans le procès d’échange elle devienne équivalent général, temps de travail général matérialisé pour les autres marchandises et qu’elle acquière ainsi, non pas l’action limitée d’une valeur d’usage particulière mais la faculté de se représenter immédiatement dans toutes les valeurs d’usage considérées comme ses équivalents. Or, chaque marchandise est la marchandise qui en aliénant sa valeur d’usage particulière doit apparaître comme la matérialisation directe du temps de travail général. D’autre part, dans le procès d’échange, seules des marchandises particulières se confrontent, des travaux d’individus privés incorporés à des valeurs d’usage particulières. Le temps de travail général lui-même est une abstraction qui, comme telle, n’existe pas pour la marchandise.

Considérons la somme des équations dans lesquelles la valeur d’échange d’une marchandise trouve son expression réelle, par exemple :

1 mètre de toile = 2 livres de café,
1 mètre de toile = 1/2 livre de thé,
1 mètre de toile = 8 livres de pain, etc.

Ces équations énoncent seulement, que du temps de travail social, général, de même grandeur se concrète en 1 mètre de toile, 2 livres de café, 1/2 livre de thé, etc. Mais, en fait, les travaux individuels représentés dans ces valeurs d’usage particulières ne deviennent du travail général et, sous cette forme, du travail social, que parce qu’ils s’échangent réellement entre eux, proportionnellement à la durée du temps de travail qu’ils contiennent. Le temps de travail social n’existe pour ainsi dire qu’à l’état latent dans ces marchandises, et ne se manifeste que dans leur procès d’échange. Le point de départ n’est pas du travail individuel considéré comme du travail commun, mais, au contraire, on part de travaux particuliers d’individus privés, travaux qui ne revêtent le caractère de travail social général dans le procès d’échange qu’en se dépouillant de leur caractère primitif. Le travail social général n’est donc pas une présupposition toute faite, mais un résultat qui devient. Et de là dérive cette nouvelle difficulté que les marchandises, d’une part, doivent entrer dans le procès d’échange en tant que temps de travail général réalisé et que, d’autre part, la réalisation du temps de travail des individus comme temps de travail général n’est elle-même que le produit du procès d’échange.

Chaque marchandise doit par l’aliénation de sa valeur d’usage, donc de son mode d’existence primitif, acquérir son mode d’existence adéquat de valeur d’échange. Il faut que dans le procès d’échange la marchandise double son existence. D’autre part, son deuxième mode d’existence sous forme de valeur d’échange, ne peut être qu’une autre marchandise, puisque dans le procès d’échange il n’y a que des marchandises qui se confrontent. Comment représenter immédiatement une marchandise particulière comme du temps de travail général matérialisé, ou, ce qui revient au même, comment imprimer immédiatement au temps de travail individuel, matérialisé dans une marchandise particulière, le caractère de la généralité ? L’expression concrète de la valeur d’échange d’une marchandise, c’est-à-dire de toute marchandise, en tant qu’équivalent général, se représente dans une interminable série d’équations telles que :

1 mètre de toile = 2 livres de café,
1 mètre de toile = 1/2 livre de thé,
1 mètre de toile = 8 livres de pain,
1 mètre de toile = 6 mètres de coton,
1 mètre de toile = etc.

Cette représentation était théorique pour autant que la marchandise était pensée seulement comme un quantum déterminé de temps de travail général réalisé. Le fonctionnement d’une marchandise particulière comme équivalent général devient d’une simple abstraction un résultat social du procès de l’échange lui-même par le simple renversement de la série des équations donnée ci-dessus. Ainsi, par exemple :

2 livres de café = 1 mètre de toile,
1/2 livre de thé = 1 mètre de toile,
8 livres de pain = 1 mètre de toile,
6 mètres de coton = 1 mètre de toile.

Tandis que le café, le thé, le pain, le coton, bref, toutes les marchandises expriment dans la toile le temps de travail qu’elles contiennent, la valeur d’échange de la toile se déroule inversement dans toutes les autres marchandises comme ses équivalents, et le temps de travail matérialisé en elle-même devient immédiatement le temps de travail général qui se représente également dans des volumes différents de toutes les autres marchandises. Ici la toile devient équivalent général par l’action universelle qu’exercent sur elle toutes les marchandises. Valeur d’échange, chaque marchandise devenait mesure des valeurs de toutes les marchandises. Ici, inversement, de ce que toutes les autres marchandises mesurent leur valeur d’échange dans une marchandise particulière, la marchandise exclue devient la forme d’apparition adéquate de la valeur d’échange, sa forme d’apparition comme équivalent général. Par contre, la série infinie, ou les équations sans nombre qui représentaient la valeur d’échange de chaque marchandise, se réduit à une seule équation de deux termes seulement. 2 livres de café = 1 mètre de toile est maintenant l’expression exhaustive de la valeur d’échange du café, puisque, dans cette expression, il apparaît immédiatement comme l’équivalent d’un quantum déterminé de toute autre marchandise. Dans l’enceinte du procès d’échange, les marchandises existent donc maintenant les unes pour les autres, ou se manifestent les unes aux autres comme des valeurs d’échange sous la forme de toile. Le fait que toutes les marchandises, en tant que valeurs d’échange, sont rapportées les unes aux autres comme des quantités différentes de temps de travail général réalisé, prend maintenant cette apparence : que, en tant que valeurs d’échange, elles ne représentent que des quantités différentes du même objet, de la toile. De son côté, le temps de travail général revêt la forme d’une chose particulière, d’une marchandise à côté et en dehors de toutes les autres marchandises. En même temps, l’équation dans laquelle la marchandise apparaît à la marchandise comme valeur d’échange, par exemple, 2 livres de café = 1 mètre de toile, est une égalisation qu’il reste à réaliser. C’est seulement par son aliénation à titre de valeur d’usage, laquelle ne s’effectue qu’autant qu’elle se confirme dans le procès d’échange comme objet d’un besoin, que la marchandise se transforme réellement de sa forme café en sa forme toile, qu’elle prend la forme d’équivalent général, et devient réellement valeur d’échange pour toutes les marchandises. Inversement, parce que toutes les marchandises, grâce à leur aliénation en qualité de valeurs d’usage, se transforment en toile, la toile devient la forme métamorphosée de toutes les autres marchandises, et ce n’est que parce que toutes les marchandises se sont métamorphosées en elle, qu’elle est la réalisation immédiate du temps de travail général, c’est-à-dire produit de l’aliénation générale, élimination de travaux individuels. Si les marchandises doublent ainsi leur existence, pour être les unes pour les autres des valeurs d’échange, la marchandise exclue, en qualité d’équivalent universel, double sa valeur d’usage. Outre sa valeur d’usage particulière, en tant que marchandise particulière, elle acquiert une valeur d’usage générale. Sa valeur d’usage est elle-même une forme déterminée, c’est-à-dire qu’elle résulte du rôle spécifique qu’elle joue dans le procès d’échange, par suite de l’action universelle qu’exercent sur elle les autres marchandises. La valeur d’usage de chaque marchandise, parce que objet d’un besoin particulier, a une valeur différente dans des mains différentes ; une valeur autre dans la main de celui qui l’aliène que dans la main de celui qui l’acquiert. La marchandise à titre d’équivalent général est maintenant l’objet d’un besoin général engendré par le procès d’échange lui-même, et possède pour chacun la même utilité d’être porteur de la valeur d’échange, moyen d’échange universel. Ainsi est résolue dans une seule marchandise la contradiction que renferme la marchandise comme telle : d’être, sous forme de valeur d’usage particulière, en même temps équivalent général et, par conséquent, valeur d’usage pour chacun, valeur d’usage générale. Tandis que maintenant, toutes les autres marchandises représentent leur valeur d’échange comme une équation idéale, qu’il reste à réaliser, avec la marchandise exclusive, la valeur d’usage de cette marchandise exclusive, bien que réelle, apparait dans le procès même comme purement formelle, et qui ne se réalisera que par sa transformation en valeur d’usage réelle. À l’origine, la marchandise s’annonçait comme une marchandise en général, du temps de travail général matérialisé dans une valeur d’usage particulière. Dans le procès d’échange toutes les marchandises se rapportent à la marchandise exclusive comme à la marchandise en général, la marchandise, du temps de travail général concrété dans une valeur d’usage particulière. Marchandises particulières, elles se comportent antithétiquement envers une marchandise particulière considérée comme la marchandise générale. En se rapportant réciproquement à leurs travaux comme au travail social général, les échangistes paraissent se rapporter à leurs marchandises comme à des valeurs d’échange ; le rapport des marchandises les unes aux autres comme à des valeurs d’échange revêt, dans le procès d’échange, la forme d’un rapport général à une marchandise particulière comme l’expression adéquate de leur valeur ; ce qui inversement parait être le rapport spécifique de cette marchandise particulière à toutes les autres marchandises, et partant le caractère déterminé et pour ainsi dire naturellement social d’une chose. La marchandise particulière qui représente ainsi la forme adéquate de la valeur de toutes les marchandises, ou la valeur d’échange des marchandises apparaissant comme une marchandise particulière, exclusive, est — l’argent. L’argent est une cristallisation de la valeur d’échange des marchandises, produite par elles dans le procès d’échange lui-même. Tandis que les marchandises dans l’enceinte du procès de l’échange deviennent donc des valeurs d’usage les unes pour les autres, en se dépouillant de toute fixité de forme et en se rapportant les unes aux autres sous leur forme matérielle immédiate, il leur faut, pour apparaître les unes aux autres comme des valeurs d’échange, acquérir une nouvelle forme déterminée, évoluer à la constitution de l’argent. L’argent n’est pas plus un symbole que la valeur d’usage sous la forme d’une marchandise n’est un symbole. Qu’un rapport de production social apparaisse comme un objet à côté et en dehors des individus et que les relations déterminées où entrent ces individus, dans le procès de production de leur vie sociale, apparaissent comme des propriétés spécifiques d’un objet, c’est cette mise à l’envers, c’est cette mystification prosaïque et réelle et non imaginaire, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d’échange. Seulement dans l’argent elle frappe davantage que dans la marchandise.

Les propriétés physiques nécessaires de la marchandise particulière, dans laquelle la forme monnaie doit se cristalliser, pour autant qu’elles sont déterminées directement par la nature de la valeur d’échange, sont la divisibilité, l’homogénéité, l’uniformité de tous les spécimens de cette marchandise. Comme matière du temps de travail général, elle doit être matière homogène et capable de représenter des différences purement quantitatives. L’autre propriété nécessaire est la durabilité de sa valeur d’usage, qui doit subsister durant le procès d’échange. Les métaux précieux possèdent ces qualités à un degré supérieur. La monnaie n’étant pas le produit de la réflexion ou de la convention, mais se constituant instinctivement dans le procès d’échange, des marchandises très différentes et plus ou moins impropres ont tour à tour rempli la fonction de monnaie. La nécessité où l’on est, à un certain degré de développement du procès de l’échange, de distribuer polairement aux marchandises les rôles de valeurs d’échange et de valeurs d’usage, de manière qu’une marchandise est moyen d’échange, alors qu’une autre est aliénée à titre de valeur d’usage, entraîne cette conséquence que partout les marchandises qui possèdent l’utilité la plus générale jouent accidentellement d’abord le rôle de l’argent. Si elles ne satisfont pas des besoins immédiats, le fait d’être la partie constituante matériellement la plus importante de la richesse, leur assure un caractère plus général que n’en possèdent les autres valeurs d’usage.

Le troc direct, la forme primitive du procès d’échange, représente plutôt la transformation initiale des valeurs d’usage en marchandises, que celle des marchandises en monnaie. La valeur d’échange ne revêt pas une forme indépendante, mais est directement liée encore à la valeur d’usage. Ceci se manifeste de deux façons. La production elle-même est organisée tout entière en vue de la valeur d’usage et non de la valeur d’échange ; ce n’est que lorsqu’elles dépassent la mesure dans laquelle elles sont requises pour la consommation, que les valeurs d’usage cessent ici d’être des valeurs d’usage, et deviennent moyens d’échange, marchandises. D’autre part, elles ne deviennent des marchandises que dans les limites de la valeur d’usage immédiate, bien que distribuées aux deux pôles, de sorte que les marchandises à échanger par les possesseurs de marchandises doivent être pour tous deux valeurs d’usage, chaque marchandise valeur d’usage pour celui qui ne la possède pas. En effet, le procès d’échange des marchandises ne paraît pas originellement au sein des communautés primitives[13], mais là où celles-ci prennent fin, à leurs frontières, aux rares points où elles viennent en contact avec d’autres communautés. Là commence le commerce par troc, et de là il se répand à l’intérieur de la communauté sur laquelle il agit comme un dissolvant. Les valeurs d’usage particulières, qui, dans le troc entre des communautés différentes, deviennent des marchandises, tels que les esclaves, le bétail, les métaux, constituent donc le plus souvent la première monnaie à l’intérieur de la communauté. Nous avons vu que la valeur d’échange d’une marchandise se manifeste d’une manière d’autant plus complète que la série des équivalents est plus longue, ou que la sphère d’échange de la marchandise est plus grande. L’extension graduelle du troc, le développement des échanges et la multiplication des marchandises échangées, font évoluer la marchandise à la valeur d’échange, incitent à la constitution de l’argent, et par là exercent une action destructive sur le troc direct. Les économistes ont coutume de faire dériver l’argent des difficultés extérieures auxquelles se heurte le troc développé, mais ils oublient que ces difficultés naissent du développement de la valeur d’échange, naissent donc du travail social en tant que travail général. Par exemple : les marchandises sous forme de valeurs d’usage ne sont pas divisibles à volonté, ce qu’elles doivent être sous forme de valeurs d’échange. Ou bien la marchandise de A peut être valeur d’usage pour B, tandis que la marchandise de B n’est pas valeur d’usage pour A. Ou encore les possesseurs de marchandises peuvent avoir besoin des marchandises indivisibles qu’ils ont à échanger réciproquement, dans des proportions de valeur inégales. En d’autres termes, sous prétexte de considérer le troc simple, les économistes envisagent certains côtés de la contradiction enclose dans la marchandise comme unité immédiate de valeur d’usage et de valeur d’échange. D’un autre côté, ils s’en tiennent logiquement au troc comme à la forme adéquate du procès d’échange des marchandises et qui ne présenterait que certains inconvénients techniques pour écarter lesquels l’argent serait un expédient finement imaginé. Partant de ce point de vue tout à fait superficiel, un spirituel économiste anglais a pu affirmer avec raison, que l’argent n’est qu’un instrument matériel, tel qu’un navire ou une machine à vapeur, mais qu’il ne représente pas un rapport de production social et, en conséquence, n’est pas une catégorie économique. Ce ne serait donc que par abus qu’on traiterait de l’argent dans l’économie politique, laquelle en effet n’a rien de commun avec la technologie[14].

Dans le monde marchand une division du travail développée est impliquée, ou plutôt se manifeste directement dans la multiplicité des valeurs d’usage qui se confrontent sous forme de marchandises spéciales, et qui réalisent autant de genres de travail divers. La division du travail, en tant que totalité de tous les modes d’occupation productifs spéciaux est l’aspect général du travail social du côté matériel, envisagé comme du travail créateur de valeurs d’usage. Or, comme tel, du point de vue des marchandises, et dans les limites du procès d’échange, il n’existe que dans son résultat, dans la spécialisation des marchandises elles-mêmes.

L’échange des marchandises est le procès dans lequel l’échange social de la matière, c’est-à-dire l’échange des produits particuliers des individus privés, crée en même temps des rapports de production sociaux déterminés où entrent les individus dans cette circulation de la matière. Les rapports évolutifs des marchandises les unes aux autres se cristallisent en déterminations distinctes de l’équivalent général, et ainsi le procès d’échange est en même temps le procès de formation de l’argent. L’ensemble de ce procès qui se manifeste comme le mouvement de différents procès, est la circulation.

  1. Aristot., D. Rep., l. I, c. ix (édit. 1 Bekkeri Oxonii 1837). « ἑκαστου γὰρ κτήματος διττὴ ἡ χρῆσίς ἐστιν… ἡ μὲν οἰκεία ἡ δ’ οὐκ οἰκεία τοῦ πράγματος, οἷον ὑποδήματος ἥ τε ὑπόδεσις καὶ ἡ μεταβλητική. Ἀμφότεραι γὰρ ὑποδήματος χρήσεις: καὶ γὰρ ὁ ἀλλαττόμενος τῷ δεομένῳ ὑποδήματος ἀντὶ νομίσματος ἢ τροφῆς χρῆται τῷ ὑποδήματι ᾗ ὑπόδημα, ἀλλ’ οὐ τὴν οἰκείαν χρῆσιν οὐ γὰρ ἀλλαγῆς ἕνεκεν γέγονε. Τὸν αὐτὸν δὲ τρόπον ἔχει καὶ περὶ τῶν ἄλλων κτημάτων. » (Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon : l’un est spécial à la chose, l’autre ne l’est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui, contre de l’argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, mais non pas cependant avec son utilité propre ; car elle n’avait point été faite pour l’échange. J’en dirai autant de toutes les autres propriétés. Politique d’Aristote traduite en français par J. Barthélémy Saint-Hilaire, l. I, ch. iii.
  2. C’est pourquoi des compilateurs allemands traitent con amore de la valeur d’usage fixée sous le nom de « Bien ». Cf. par exemple L. Stein, System der Staatswissenschaften, vol. I, chapitre des Biens. Des choses sensées se rencontrent dans les Anweisungen zur Waarenkunde.
  3. Les économistes anglais disent « unskilled labour » (travail non qualifié).
  4. C’est un préjugé ridicule répandu dans ces derniers temps que la forme primitive de la propriété commune est une forme spécifiquement slave, voire exclusivement russe. C’est une forme que l’on rencontre chez les Romains, les Germains, les Celtes et dont aujourd’hui encore on peut trouver une carte modèle avec différents échantillons, quoique par fragments et en débris, chez les Indiens. Une étude approfondie des formes de la propriété indivise dans l’Asie et surtout dans l’Inde montrerait comment des différentes formes de la propriété commune primitive il est sorti des formes diverses de dissolution. Ainsi, par exemple, les différents types originaux de la propriété privée à Rome et chez les Germains peuvent être dérivés des différentes formes de la propriété commune indienne.
  5. « La richezza è una raggione tra due persone » (La richesse est un rapport entre deux personnes). Galiani, Della moneta, p. 221, t. III du recueil de Custodi, Scritori classici Italiani di Economia politica. Parte moderna. Milano, 1803.
  6. « In its natural state… matter is always destitute of value » (Dans son état naturel la matière est toujours dénuée de valeur). Mac Culloch, A discourse on the Rise, Progress etc., of Political Economy, 2e édition. Edinburgh, 1825, p. 48. On voit combien même un Mac Culloch s’élève au-dessus du fétichisme de « penseurs » allemands qui déclarent que la matière et une demi-douzaine d’autres saugrenuités sont les éléments de la valeur. Cf. par exemple L. Stein, l. c., t. I, p. 110.
  7. Berkeley, The Querist, London, 1750. « Whether the four elements, and man’s labour therein, be not the true source of wealth ? »
  8. Th. Cooper, Lectures on the Elements of Political Economy, London, 1831, Columbia, 1820, p. 99.
  9. F. List qui n’a jamais pu comprendre la différence entre le travail qui aide à créer une utilité, une valeur d’usage, et le travail qui est une forme sociale déterminée de la richesse et crée la valeur d’échange — il est vrai que son intelligence pratique et intéressée n’est pas faite pour comprendre — n’aperçoit dans les économistes anglais modernes que des plagiaires de Moïse l’égyptien.
  10. On conçoit quel « service » la catégorie « service » a dû rendre des économistes de l’espèce de J.-B. Say et F. Bastiat dont l’intelligence raisonneuse, comme l’a justement remarqué Malthus, fait abstraction partout de la forme déterminée spécifique des rapports économiques.
  11. « Egli è proprio ancora delle misure d’aver sifatta relazione colle cose misurate, che in certo modo la misurata divien misura della misurante » (C’est le propre des mesures d’être en un tel rapport avec les objets mesurés que la chose mesurée devient en quelque sorte la mesure de la chose mesurante. » Montanari, Della Moneta, p. 41. Recueil de Custodi, vol. III, Parte Antica.
  12. C’est sous cette forme déterminée qu’Aristote (cf. le passage cité au début du chapitre) conçoit la valeur d’échange.
  13. Aristote remarque la même chose de la famille privée considérée comme la communauté primitive. Mais la forme primitive de la famille est la famille de la tribu, de l’analyse historique de laquelle la famille privée se développe seulement.
  14. « Money is, in fact, only the instrument for carrying on buying and selling (but, if you please, what do you understand by buying and selling ?) and the consideration of it no more forms a part of the science of political economy than the consideration of ships, or steam engines, or of any other instrument employed to facilitate the production and distribution of wealth. » (L’argent n’est, de fait, que l’instrument pour effectuer l’achat et la vente (mais qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par acheter et vendre ?) et l’étude de l’argent ne fait pas plus partie de la science de l’économie politique que l’étude des navires ou des machines à vapeur, ou de n’importe quel autre instrument qui sert à faciliter ta production et la distribution de la richesse). Th. Hodgskin, Popular Political Economy, etc., London, 1827, p. 178-179.