Œuvres complètes de Béranger/Conversation entre mon censeur et moi
Voici, monsieur, mon approbation pour votre Théâtre de Société. Il contient des ouvrages charmants.
Et mes chansons, monsieur, mes chansons comment les avez-vous traitées ?
Vous me trouverez sévère. Mais je ne puis vous dissimuler que le choix ne m’en paraît pas sagement fait.
Connaîtriez-vous quelque bonne chanson que j’aurais omise ?
J’ai été au contraire forcé d’indiquer la suppression d’un grand nombre.
Quoi ! monsieur ! vous exigez que je retranche…
Vous n’avez pas dû penser que cela passerait à la censure.
Elles ont bien passé ailleurs.
Raison de plus.
Pardonnez ; je ne connaissais pas bien encore les raisons d’un censeur.
Examinons avec sang-froid les deux genres de chansons qui m’ont contraint à la sévérité. D’abord, pourquoi, dans des vaudevilles, mêlez-vous toujours quelques traits de satire relatifs aux circonstances ?
Que ne me demandez-vous plutôt pourquoi je fais des vaudevilles ? la chanson est essentiellement du parti de l’opposition. D’ailleurs, en frondant quelques abus qui n’en seront pas moins éternels, en ridiculisant quelques personnages à qui l’on pourrait souhaiter de n’être que ridicules, ai-je insulté jamais à ce qui a droit au respect de tous ? Le respect pour le souverain paraît-il me coûter ?
Mais les ministres, monsieur, les ministres ! Si à Naples l’on peut sans danger offenser la Divinité, il n’y fait pas bon pour ceux qui parlent mal de saint Janvier.
Je le conçois : à Naples, saint Janvier passe pour faire des miracles.
Vous y seriez aussi incrédule qu’à Paris.
Dites aussi clairvoyant.
Tant pis pour vous, monsieur. Au fait, de quoi se mêlent les faiseurs de chansons ? Vous en pouvez convenir avec moins de peine qu’un autre : les chansonniers sont en littérature ce que les ménétriers sont en musique.
Je l’ai dit cent fois avant vous. Mais convenez, à votre tour, qu’il en est quelques-uns qui ne jouent pas du violon pour tout le monde. Plusieurs ne seraient pas indignes de faire partie de la musique dont le grand Condé se servait pour ouvrir la tranchée[1], et tous deviennent utiles lorsqu’il s’agit de faire célébrer au peuple des triomphes dont sans eux fort souvent il ne sentirait que le poids.
Je n’ai point oublié la jolie chanson de Port-Mahon. Monsieur Collé, ce n’est pas à nous qu’on reprochera l’anglomanie : mais cela ne suffit pas. Pourquoi, par exemple, vous être fait l’apôtre de certains principes d’indépendance qu’il vaudrait mieux combattre ?
J’entends de quelles idées vous voulez parler. Combattre ces idées, monsieur ! il n’y aurait pas plus de mérite à cela qu’à faire en Prusse des épigrammes contre les capucins. Ne trouvez-vous pas même que la plupart de ceux qui attaquent ces idées, qui peut-être au fond sont les vôtres, ressemblent à des aveugles qui voudraient casser les réverbères ?
Je suis de votre avis, si vous voulez dire qu’ils frappent à côté. Mais revenons à vos chansons. Tout le monde rend justice à la loyauté de votre caractère, à la régularité de vos mœurs ; et je pense qu’il sera aisé de vous convaincre du tort que vous feraient certaines gaillardises que je vous engage à faire disparaître de votre recueil.
Vos tableaux choqueront les regards des gens rigides.
La Chasteté porte un bandeau.
Elle n’est pas sourde, et le ton libre de plusieurs de vos chansons peut augmenter la corruption dont vous faites la satire.
Quoi ! comme l’a dit le bon La Fontaine,
Les mères, les maris, me prendront aux cheveux
Pour dix ou douze contes bleus !
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas fait, mon livre irait le faire !
L’autorité d’un grand homme est déplacée ici. Il ne s’agit que de bagatelles que vous pouvez sacrifier sans regret.
En avez-vous de les connaître ?
Je ne dis pas cela.
En êtes-vous moins censeur et très censeur ?
Je vous en fais juge.
Eh bien ! après avoir lu ou chanté en secret mes couplets les plus graveleux, les prudes n’en auront pas plus de charité, et les bigots pas plus de tolérance. Laissez à ces gens-là le soin de me mettre à l’index. Si vous leur ôtez le plaisir de crier de temps à autre, on finira par croire à la réalité de leurs vertus. Mes chansons peuvent fournir une occasion de savoir à quoi s’en tenir sur le compte de ces messieurs et de ces dames. C’est un service qu’elles rendront aux gens véritablement sages, qui, toujours indulgents, pardonnent des écarts à la gaîté, et permettent à l’innocence de sourire.
Hors de mon cabinet, je pourrais trouver vos raisons bonnes ; ici elles ne sont que spécieuses. Je vous répète donc qu’il est impossible que j’autorise l’impression des chansons que vous défendez si bien.
En ce cas, je prends mon parti. Je les ferai imprimer en Hollande sous le titre de Chansons que mon censeur n’a pas dû me passer.
Je vous en retiens un exemplaire.
Vous mériteriez que je vous les dédiasse.
Vous pouvez les adresser mieux, vous, monsieur Collé, qui avez pour protecteur un prince de l’auguste maison dont vous avez si bien fait parler le héros.
Que ne me protége-t-il contre les censeurs ?
Et contre les feuilles périodiques.
En effet, elles sont la seconde plaie de la littérature.
Quelle est la première, s’il vous plaît ?
Je vous le laisse à deviner, et cours chez l’imprimeur, qui m’attend.
Un moment. Je sais que jour par jour vous écrivez ce que vous avez dit et fait. Ne vous avisez point de transcrire ainsi notre conversation.
Vous n’y seriez point compromis.
Bien ; mais un jour quelque écolier pourrait s’appuyer de vos arguments, et, à l’abri de votre nom, tenter de justifier........
Ici l’écriture, absolument illisible, m’a privé du reste de ce dialogue, qui n’est peut-être intéressant que pour un auteur placé dans une situation pareille à celle où Collé s’est trouvé. Malgré le soin qu’il avait pris de ne pas le joindre aux Mémoires de sa vie, ce que le censeur avait craint est arrivé ; et l’écolier n’hésite point à se servir du nom de son maître, au risque d’être en butte à de graves reproches. Mon ami l’érudit m’a annoncé qu’il m’en arriverait malheur, et, pour donner du poids au pronostic, m’a retiré sa dissertation sur les flonsflons. Le public n’y perdra rien. Il doit l’augmenter considérablement, et l’adresser en forme de mémoire à la troisième classe de l’Institut. Elle obtiendra peut-être plus de succès que je n’ose en espérer pour mon recueil. Le moment serait mal choisi pour publier des chansons, si la futilité même des productions n’était une recommandation, à une époque où l’on a plus besoin de se distraire que de s’occuper. Souhaitons que bientôt l’on puisse lire des poèmes épiques, sans souhaiter néanmoins qu’il en paraisse autant que chaque année voit éclore de chansonniers nouveaux.
Je crois inutile d’ajouter aucune réflexion à cette préface du recueil chantant que je publiai à la fin de 1815. J’ai fait depuis quelques tentatives pour étendre le domaine de la chanson. Le succès seul peut les justifier. Des amateurs du genre pourront se plaindre de la gravité de certains sujets que j’ai cru pouvoir traiter. Voici ma réponse : La chanson vit de l’inspiration du moment ; notre époque est sérieuse, même un peu triste : j’ai dû prendre le ton qu’elle m’a donné ; il est probable que je ne l’aurais pas choisi. Je pourrais repousser ainsi plusieurs autres critiques, s’il n’était naturel de penser qu’on accordera trop peu d’attention à ces chansons pour qu’il soit nécessaire de les défendre sérieusement. Un recueil de chansons est et sera toujours un livre sans conséquence.