Conversations de Goethe/Appendice/Littérature espagnole

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 445-447).

LITTÉRATURE ESPAGNOLE

CALDERON. — LA FILLE DE L’AIR.


De nugis hominum seria veritas
Uno volvitur assere…

Et certes c’est ce drame de Calderon qui remportera le prix, si sur la scène doivent se dérouler toutes les hautes folies humaines. Souvent, il est vrai, nous nous laissons tellement séduire par les mérites d’une œuvre d’art, qu’elle efface complètement toutes celles qui l’ont précédée ; mais c’est là une erreur qui n’a pas de conséquences fâcheuses, car, pour justifier notre jugement, nous sommes amenés à étudier l’œuvre de plus près et à ne laisser dans l’ombre aucune de ses qualités. Je déclare donc sans crainte que dans la Fille de l’air, j’ai plus que jamais appris à admirer le grand talent de Calderon, à respecter la hauteur de son esprit, la lucidité de son intelligence. Il faut reconnaître que le sujet est supérieur à celui de toutes les autres pièces ; la fable, en effet, est tout à fait naturelle ; l’influence démoniaque n’y joue pas un plus grand rôle qu’il n’était nécessaire, et les événements extraordinaires, surhumains s’y déploient d’autant mieux. Le merveilleux n’apparait qu’au commencement et à la fin ; dans le reste de l’œuvre, tous les ressorts sont naturels. Juger cette pièce, c’est juger toutes celles de l’auteur. Il n’y a pas là une manière originale de voir la nature ; tout est purement théâtral, scénique. Il n’y a pas trace d’illusion ; rien surtout ne cherche à paraître touchant. L’intelligence saisit facilement le plan ; les scènes se déroulent en suivant une marche qui rappelle les ballets ; bon procédé au point de vue de l’art, et que l’on retrouve dans nos opéras-comiques modernes. Les ressorts principaux sont toujours les mêmes : lutte de devoirs entre eux, passions qui trouvent des entraves dans l’opposition des caractères ou des situations. Entre les scènes consacrées au développement poétique de l’action principale se glissent des scènes intermédiaires ; là se meuvent d’élégantes et délicates figures qui semblent exécuter des figures de danse ; là règnent la rhétorique, la dialectique, la sophistique. Tous les éléments de l’humanité y paraissent ; le fou lui-même n’y manque pas ; sa raison familière détruit rapidement, sinon d’avance, toute illusion d’amour ou d’amitié qui vient à naître.

Il ne faut que peu de réflexion pour sentir que la vie humaine, les sentiments de l’âme, ne doivent pas être transportés sur la scène dans leur état naturel originaire ; il faut qu’ils subissent un travail préparatoire, il faut qu’ils soient sublimés ; c’est ainsi que nous les trouvons chez Calderon ; le poète, placé à la cime d’une civilisation raffinée, nous donne dans ses œuvres une quintessence de l’humanité. Shakspeare, au contraire, nous présente le cep lui-même avec sa grappe toute mûre ; nous pouvons en faire ce que nous voulons ; nous pouvons manger le raisin même, ou le porter au pressoir, le boire et le savourer quand il sera transformé en vin doux ou bien encore quand il aura fermenté, toujours nous nous sentirons rafraîchis. — Chez Calderon c’est l’opposé ; il ne laisse rien au choix et à la volonté du spectateur ; il nous donne un esprit-de-vin concentré, rectifié, relevé par des épices, adouci par des sucreries ; et il faut boire la liqueur telle qu’elle est, comme un délicieux excitant, ou bien la refuser.

Ce qui donne tant de valeur à la Fille de l’air, nous l’avons déjà dit, c’est le sujet. Dans beaucoup de pièces de Calderon on voit cet esprit si élevé et si libre se faire l’esclave de ténébreux préjugés ; son art si intelligent travaille pour la sottise, et nous sentons alors entre le poëte et nous un pénible désaccord, car le sujet qu’il a choisi nous choque, pendant que la manière dont il l’a traité nous enthousiasme ; tel est le cas pour la Dévotion à la Croix et l’Aurore à Capocavana.

À cette occasion nous dirons publiquement ce que nous nous sommes souvent dit à nous-mêmes : Un des avantages les plus grands de Shakspeare a été de naître protestant et de recevoir l’éducation protestante. Partout on reconnaît en lui l’être humain dans sa simplicité, qui se plaît avec tout ce qui est humain ; la superstition et l’erreur restent bien au-dessous de lui ; il ne s’en sert que comme de jeux ; il force des êtres surnaturels à le servir, il évoque des spectres tragiques, des gnomes burlesques, mais il ne leur permet pas de ternir la limpidité de son œuvre ; jamais il ne s’est vu obligé à diviniser l’absurde, la plus triste obligation à laquelle puisse se voir réduit l’homme qui a conscience de la raison qui est en lui.

Revenons à la Fille de l’air pour ajouter un mot. Si nous pouvons nous transporter dans une civilisation si éloignée, sans connaître le pays, sans comprendre la langue, si nous pouvons à notre aise faire pénétrer notre regard dans une littérature étrangère sans avoir besoin de nous livrer à de longues recherches historiques ; si nous pouvons nous faire une idée nette du goût d’un certain temps, de l’esprit d’un certain peuple, à qui le devons-nous ? Au talent d’un traducteur qui a consacré sa vie laborieuse à un travail qu’il nous destinait. Adressons donc de cordiaux remercîments à M. le docteur Gries ; il nous a fait un inestimable présent. La clarté de sa traduction nous séduit, la grâce du style nous gagne, et l’harmonie parfaite de toutes les parties nous prouve son exactitude. — Ce sont les vieillards qui doivent surtout louer ces travaux, grâce auxquels nous pouvons lire commodément de remarquables chefs-d’œuvre ; les jeunes gens ne sont pas toujours disposés à reconnaître chez leurs émules les qualités qu’ils espèrent montrer eux-mêmes. Béni soit donc le traducteur qui a su concentrer toutes ses forces sur un point unique, pour donner à des milliers de ses compatriotes de nobles jouissances.