Conversations de Goethe/Appendice/Littérature française

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 353-402).

LITTÉRATURE FRANÇAISE

DE LA SITUATION DES ALLEMANDS EN FACE DES ÉTRANGERS, ET SPÉCIALEMENT EN FACE DES FRANÇAIS. — (Plan).

Mérites de la littérature allemande. — Les nations étrangères la connaissent et l’estiment chaque jour davantage. Satisfaction qu’en ressentent les Allemands. — Mais nous devons aussi vite que possible nous bien rendre compte dans quelle mesure ce fait nous fait honneur et nous est profitable. Bien distinguer quelle espèce de valeur ils donnent à nos œuvres, comment ils les accueillent, quelle espèce d’utilité ils en retirent. 1° Admettent-ils les idées qui sont pour nous fondamentales et sur lesquelles reposent nos mœurs et nos arts ?… 2° Les fruits que notre érudition a donnés leur paraissent-ils bons ? Comment se les assimilent-ils ? 3° Quel emploi font-ils de nos formes artistiques ? 4° Comment tirent-ils parti des sujets que nous avons déjà traités ?

1. Les Français professent une philosophie qui reconnaît l’existence et la valeur des idées innées, les sépare et les distingue des connaissances dues aux sens, et conçoit avec intelligence l’union de ces deux éléments. Çà et là, on remarque certaines opinions et certains principes de nos philosophes ; ils ne sont pas toujours acceptés pleinement, mais leur valeur historique est reconnue.

2. Jamais il ne nous ont contesté l’application au travail, ils nous reprochaient seulement d’écrire trop laborieusement des livres lourds et fatigants ; aujourd’hui ils donnent aux œuvres que nous estimons une estime égale à la nôtre. — Je pense ici surtout à Savigny et à Niebuhr.

3. Pour les formes de notre art, il est évident qu’ils cherchent à les reproduire chez eux en les égalant. Les œuvres dramatiques de la nouvelle école, comme les Barricades, etc., sont des préludes, des travaux destinés à préparer les vraies pièces qui seront un jour écrites dans ce genre pour le théâtre. Notre littérature peut aussi revendiquer le Théâtre de Clara Gazul ; que ce soit d’une façon immédiate ou indirecte, il a en elle ses origines.

4. Toutes les fois qu’il nous imite, le Français doit toujours faire de nombreuses modifications à son modèle ; car il a devant lui un public tout particulier, qui veut absolument voir les œuvres taillées suivant d’anciennes règles traditionnelles. Ce public de plus est impatient, il veut à chaque moment être excité, remué ; aussi il est difficile qu’un auteur puisse donner à son œuvre une certaine dignité calme, et c’est là aussi ce qui explique pourquoi il est très-rare qu’une œuvre allemande puisse plaire chez eux dans sa forme originale. Exemple curieux de la refonte du Marina Faliero de lord Byron[1].


DE LA LITTÉRATURE UNIVERSELLE.

La rapidité toujours croissante des communications rend inévitable la formation très-prochaine d’une littérature universelle ; mais il ne faut demander à cette littérature ni plus, ni autre chose que ce qu’elle donne et peut donner.

Si grand que soit le monde, il n’est que notre patrie agrandie, et il ne nous offrira au fond que ce que nous donnait notre sol indigène ; ce qui plaît à la foule se propagera à l’infini, et comme nous le voyons déjà, trouvera du succès dans toutes les zones et dans tous les pays ; ce succès ne se produira guère pour les œuvres sérieuses d’une vraie valeur ; seulement les hommes dont les efforts sont consacrés à l’art élevé qui produit les plus nobles fruits, pourront plus vite se connaître et se verront de plus près. Dans toutes les parties du monde il y a des hommes qui vivent pour la vérité et pour ce progrès général qui résulte de l’établissement du vrai. Le chemin où ces hommes s’avancent d’un pas assuré n’est pas ouvert à tous ; la foule des hommes, engagée dans la vie du monde, veut que tout soit promptement décidé, et ils gênent, ils arrêtent ainsi les progrès qui leur seraient profitables à eux-mêmes. — Les âmes sérieuses doivent donc former une église silencieuse, opprimée pour ainsi dire, car il serait inutile de vouloir s’opposer à ces flots tumultueux du siècle ; il faut seulement mettre tous ses efforts à conserver bien solidement la place que l’on a choisie, jusqu’à ce que le torrent soit passé. Le vrai est aussi l’utile, voilà pour ces hommes la grande consolation, le grand encouragement ; s’il peuvent découvrir cette union du vrai et de l’utile, et apercevoir d’une façon bien vivante les conséquences qui en sortent, alors ils exerceront, et pendant de longues années, une action puissante.

Encouragement. — Très-souvent j’ai cru plus utile d’exciter et d’éveiller l’esprit du lecteur que de lui communiquer positivement toutes mes pensées, mais je crois aujourd’hui qu’il ne sera pas mauvais de compléter les remarques précédentes, écrites depuis longtemps.

L’occupation à laquelle on s’adonne est-elle utile ? C’est là une question que l’on se fait souvent et qui prend de l’importance surtout de notre temps où il n’est plus permis à personne de vivre tranquille et content dans une modération qui ne prétend à rien. Le monde qui nous entoure s’agite si violemment que chacun de nous est menacé d’être entraîné dans le tourbillon ; par moments nous sommes forcés de concourir d’une façon immédiate à des travaux qui ne sont pas les nôtres, si nous voulons que nos propres désirs soient satisfaits ; il s’agira alors de savoir si nous possédons les facultés et le talent nécessaires pour remplir aisément et sans qu’elles nous absorbent tout entiers les fonctions dont nous nous trouvons ainsi chargés sans que nous les ayons désirées. Dans de pareilles circonstances, nous ne pourrons trouver notre salut que dans un sévère et pur égoïsme ; mais il faut que sur ce point notre décision soit prise avec pleine conscience par notre raison comme par notre cœur, et avouée avec tranquillité. Que l’homme se demande : à quoi suis-je surtout bon ? Et qu’il perfectionne dès-lors sans relâche en lui-même ce talent pour lequel il est né ; qu’il se considère tour à tour comme un apprenti, comme un compagnon, comme un vétéran, et bien tard seulement, avec d’extrêmes précautions, comme un Maître. S’il sait être modeste et judicieux, s’il ne demande des faveurs du monde que ce que ses talents l’autorisent à exiger en échange des services qu’il lui rend, il se rapprochera peu à peu du but qu’il poursuit, et jouira du bonheur d’exercer paisiblement une haute influence. L’étude attentive de la vie lui indiquera suffisamment les secours et les obstacles que le monde extérieur doit lui apporter ; mais s’il a vraiment un esprit solide et sérieux, qu’il conserve toujours devant les yeux ce précepte : ni demain ni jamais l’on ne recueille de profits pour les peines que l’on se donne en courant après la faveur du jour qui passe.

Observation. — Chaque nation a ses originalités, qui la séparent, l’éloignent ou la rapprochent des autres nations. — Le plus souvent, les traits caractéristiques extérieurs paraissent aux étrangers très-choquants ou au moins risibles ; ce sont eux qui nous empêchent toujours d’estimer une nation ce qu’elle vaut. Au contraire les qualités intimes et cachées ne sont connues ni des étrangers ni de la nation elle-même ; cette nature intime agit dans les nations comme dans les individus ; c’est elle qui fait apparaître au dehors tels ou tels phénomènes, et comme on ne l’aperçoit pas, on s’étonne, on s’émerveille. — Je ne prétends pas connaître ces attributs mystérieux, je n’oserais pas d’ailleurs les énumérer. Je dirai seulement que, selon moi, ces ressorts intimes sont en ce moment chez les Français dans leur plus grande activité, et que les Français, par ce motif, gagneront bientôt une grande influence sur le monde moral. J’en dirais volontiers davantage, mais il faudrait trop d’espace et trop de détails pour faire comprendre et faire accepter mes idées.


— Si l’on veut bien connaître la poésie allemande, il faut d’abord être instruit de l’état de la littérature entière et de la politique de l’Allemagne. Ce n’est pas encore assez ; il faut encore savoir ce que les étrangers ont dit dans leurs revues critiques d’eux-mêmes, des autres nations et en particulier de la nôtre ; il faut connaître leur manière de nous juger, leurs opinions, l’intérêt qu’ils ont pris à nos œuvres et l’accueil qu’ils leur ont fait.

Pour se mettre au courant de la littérature française contemporaine, on devra lire les leçons prononcées et publiées depuis deux ans par Guizot (Cours d’Histoire moderne) Villemain (Cours de littérature française) et Cousin (Cours d’Histoire de la philosophie). Là se révèlent très-clairement et la situation de la France et les rapports qu’elle a avec nous. Le Globe, la Revue française et le Temps ont une influence peut-être encore plus vive et plus rapide. Tous ces documents sont indispensables pour apprécier et pour rendre visibles à notre esprit les diverses fluctuations et les grands mouvements qui agitent la France.

Le Globe a le caractère de la jeunesse ; le plus vieux de ses rédacteurs n’atteint pas la quarantaine. On ne songe pas là à conquérir les femmes pour lectrices ; tous les écrivains pensent à l’avenir, et ce n’est pas cette pensée qui séduit les femmes. Le Globe se distingue ainsi des journaux allemands qui, en grande partie, sont rédigés par des femmes et pour des femmes.

Les rédacteurs du Globe n’écrivent pas une ligne qui ne soit de la politique, c’est-à-dire qui n’ait pour but d’exercer une action sur le présent. Ils forment une bonne, mais dangereuse compagnie ; on aime à avoir des relations avec eux, mais on sent qu’il faut rester sur ses gardes. Ils ne peuvent ni ne veulent nier leur projet : répandre partout le libéralisme complet. Aussi, ils rejettent, comme routinières, toutes les idées de légalité et de tradition ; cependant, parfois, ils sont forcés d’invoquer ces idées, au moins in subsidium. De là, dans les âmes une oscillation et dans les actes un balancement, qui gênent beaucoup, car on se sent d’abord très-épris de cette liberté pure. — Ce sont des orateurs accomplis, et à celui qui peut ne considérer que leur talent, sans se laisser entraîner par les théories, ils donneront beaucoup de plaisir et de grands enseignements.

— La poésie française, comme la littérature française tout entière, ne se sépare pas un instant de la vie et de la passion du caractère national ; naturellement, elle est maintenant toujours dans l’opposition ; elle recrute tous les talents pour accroître ses forces et abattre ses adversaires ; ceux-ci, étant en possession du pouvoir, n’ont pas besoin d’avoir de l’esprit.

Les vives confidences qu’ils nous font nous permettent de les pénétrer à fond ; la manière plus ou moins favorable dont ils nous jugent, nous apprend, à notre tour, à nous bien juger, et c’est nous rendre grand service que nous forcer à réfléchir sur nous-mêmes……

— Les étrangers, les Anglais, les Américains, les Français et les Italiens ne peuvent rien tirer de notre philosophie nouvelle, parce qu’elle n’a pas de lien immédiat avec la vie. Ils ne peuvent pas en faire sortir des résultats pratiques, aussi ils se tournent tous, plus ou moins, vers les doctrines écossaises, que Reid et Stewart ont exposées. Celles-ci se rapprochent plus de la raison pratique ; de là leur succès. Elles cherchent à réconcilier le sensualisme et le spiritualisme, à établir l’accord entre la réalité et l’idéal, à perfectionner ainsi les pensées et les actions de l’homme. Cette tentative qu’elle hasarde, et les promesses qu’elle fait de réussir dans son œuvre, cela suffit pour lui gagner des partisans et des admirateurs.

— Quand je cherche à résumer mes pensées sur la littérature française contemporaine, je suis toujours ramené à Bernardin de Saint-Pierre, qui publia Paul et Virginie en 1789. Ce roman idyllique eut alors une grande influence, et on le relira toujours avec plaisir, quoiqu’il soit difficile, après tant d’années et tant de changement dans les idées, de se rendre un compte bien net de ce qu’il apportait de nouveau et de ce qui lui manquait. Écrit peu de temps avant la Révolution, l’intérêt de sa fable repose sur les discordances douloureuses qui, dans les états modernes, existent entre la nature et la loi, entre le cœur et les usages, entre les désirs et les préjugés ; ces inégalités, tout en se nivelant peu à peu, sont une source de tourments et l’étaient plus encore à cette époque.

Deux mères dans la misère se réfugient avec un fils et une fille dans un pays éloigné ; là, elles mènent une douce existence idyllique ; cette existence est troublée, et enfin anéantie. Au milieu des scènes de terreur et d’espérance, de bonheur et de mort, l’auteur sait assez adroitement introduire des réflexions didactiques sur tout ce qui opprimait alors les hommes en France ; les abus qu’il condamne sont précisément ceux qui ont amené la convocation des notables, des états généraux, et enfin une révolution complète dans le royaume. L’ouvrage est écrit dans un excellent esprit de bienveillance qui s’est longtemps maintenu pendant la révolution française.

Bernardin de Saint-Pierre était aimé et estimé des frères du premier Consul, et le premier Consul même était bien disposé pour lui. Le récit qu’il nous donne de ses relations avec ces intéressants personnages nous surprend en nous montrant que, malgré un travail politique pour ainsi dire surhumain, cette famille conservait toujours certains penchants pour la littérature et pour les travaux de l’ordre moral. La grande épopée du grandiose Lucien et tout ce qu’a laissé la plume de Louis, cet homme d’une noblesse d’âme si profonde, nous donnent des preuves frappantes de ces penchants.

— À côté de Bernardin de Saint-Pierre, nous rencontrons Chateaubriand. Talent rhétorico-poétique, mettant en œuvre avec passion, le monde visible, et s’exaltant pour arriver aux sentiments religieux. Force littéraire de premier ordre par l’effet qu’il produit et sur les yeux et sur l’âme. — Comme homme politique, même caractère.


DE LA COMEDIE FRANÇAISE.

— C’est avec juste raison que dans Paris, ville où il y a tant de théâtres, on a voulu maintenir une scène destinée à cet art pur, régulier, que l’on nomme l’art classique. Si cette idée n’avait pas été juste et louable, pourquoi sa mise en pratique aurait-elle trouvé un succès aussi prolongé ? Cependant, après un siècle et demi, on sentit qu’en rétrécissant toujours davantage un cercle déjà étroit, on ne pouvait plus conserver l’attention et l’intérêt du public, surtout lorsque la mort venait priver la scène d’un de ces talents extraordinaires qui savaient ranimer et pour ainsi dire ressusciter ces pièces admirées au fond par tradition. Talma a été une de ces clefs de voûte qui maintenaient debout le premier théâtre de la France et du monde.

Si l’on analyse le talent de Talma, on y trouvera l’âme moderne tout entière : tous ses efforts tendaient à exprimer ce qu’il y a de plus intime dans l’homme. Quand il jouait cette tragédie hypocondriaque qui se passe dans le désert[2], avec quelle passion le voyait-on chercher à rendre sensibles aux yeux tous les sentiments, toutes les idées qui doivent naître dans les solitudes de l’Arabie ? Nous-même nous avons été témoin[3] de l’art si heureux avec lequel il s’efforçait de s’enfoncer dans l’âme d’un tyran ; son triomphe était la peinture du despotisme, d’un méchant hypocrite. Néron, cependant, ne lui suffisait pas encore ; qu’on lise comment il travaillait à s’identifier avec un Tibère (de Chénier), et on reconnaîtra dans son âme cette recherche de la douleur et des émotions pénibles qui caractérise le romantisme. On vit ainsi disparaître peu à peu de la scène l’héroïsme vigoureux, tel qu’il se montre dans les luttes républicaines que peint Corneille, dans les douleurs royales que peint Racine, dans les grands événements historiques que peint Voltaire ; à la place de cet héroïsme, se glissèrent peu à peu les émotions du sentiment intime ; on désira dès lors voir sur le théâtre un jeu plus libre et l’intérêt fut cherché dans le sujet même des pièces.

Le Français ne veut qu’une crise ; cette vue pénétrante de Napoléon indique que la nation était habituée à ne voir sur le théâtre qu’une action simple, bien définie, bien claire ; c’était là une espèce d’étiquette, que l’on ne voulait pas laisser tomber, parce que, tout en reconnaissant qu’elle restreignait l’esprit du poëte, on la trouvait, à certains points de vue, commode. Le Français, à sa vivacité, joint un extrême amour-propre, qui maintient toujours dans son âme certains goûts aristocratiques, et, sur la scène, les noms d’Achille, d’Agamemnon, lui semblaient aussi respectables que ces noms illustres de la noblesse, qui lui rappelaient de grands faits de son histoire. Aller s’asseoir au théâtre, jouer mentalement le rôle du souffleur, murmurer tout bas les passages célèbres, c’était, pour beaucoup de spectateurs, célébrer une espèce particulière de culte, et, pendant qu’ils s’abandonnaient à ces pieux devoirs, ils oubliaient qu’ils s’ennuyaient de tout cœur.

Cependant, de nos jours, devait s’éveiller le besoin de voir sur la scène un spectacle plus significatif, des caractères plus universels, des événements historiques d’un plus grand intérêt. Tout homme qui a assisté à la Révolution se sent attiré vers l’histoire ; son regard, en contemplant le présent, voit reparaître, avec de vives couleurs, des scènes du passé. En Allemagne, nous en sommes toujours à la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie (quoique, depuis longtemps, nos formes constitutionnelles aient fait disparaître ce conflit, et que chacun, à son rang, puisse aujourd’hui vivre avec honneur). Les Français sont préoccupés de l’histoire de leur patrie, histoire à la vérité très-remarquable par les hommes et par les événements ; ils s’efforcent, par la puissance magique de l’art, de ressusciter ces âmes éteintes. Ces premiers essais ne sont pas définitifs ; les drames publiés jusqu’à présent sont écrits dans une forme facile et très-libre ; ils retracent l’ensemble de l’histoire depuis les temps les plus anciens jusqu’à l’époque moderne ; tout poëte dramatique doit connaître ces travaux. J’indiquerai la Journée des Barricades, les États de Blois, que suivra la Mort de Henri III. Je recommanderai aussi les Soirées de Neuilly et les Scènes contemporaines[4]. Après avoir lu ces ouvrages, je crois que l’on partagera les vues exprimées plus haut.

Il en est des révolutions littéraires comme des révolutions politiques ; on va tour à tour en avant et en arrière, et, cependant, peu à peu, on avance de quelques pas. Victor Hugo est un de ces jeunes indépendants, qui, avec toute leur indocilité, finiront un jour par recevoir un enseignement de leurs propres travaux et de leur propre expérience. Il a dépensé un beau talent à écrire un grand drame historique qui ne peut se jouer ; son Cromwell montre des qualités d’une grande valeur. Il met là en discussion bien des questions sur lesquelles l’accord se fera plus tard. Les événements historiques présentés sous forme de drame, que je citais tout à l’heure, sont écrits en prose, et la prose, en effet, permet au poème de rester plus près de la vie réelle ; Cromwell, au contraire, est de nouveau écrit en alexandrins. Il faut donc croire que l’alexandrin se conservera et doit se conserver sur la scène française. Pour moi, je conseillerais à un poëte dramatique de réserver ce mètre pour les passages les plus importants, là où il y a de grands sentiments à exprimer ; pour le reste, selon la situation, selon les caractères, selon les idées et les sentiments, j’emploierais des mètres variées ; c’est ainsi que Shakspeare se sert tantôt de l’ïambe, tantôt de la prose. Si l’on veut se débarrasser des vieux préjugés, sans détruire ce que les habitudes d’autrefois avaient en elles de vraiment bon et de conforme à la nature des choses, on fera bien d’étudier les pièces les plus anciennes. Aujourd’hui les règles sont immuables, parce qu’elles sont pétrifiées de vieillesse ; mais alors elles étaient encore jeunes, pleines de vie, et, par suite, mobiles et flexibles. Regardez le Cid, de Corneille ; il a suivi son modèle espagnol, mais avec retenue et modération, et il a su, suivant les scènes, introduire dans les vers des changements de mesure qui font très-bon effet. Et n’est-on pas déjà habitué à ces changements par les opéras de Quinault ? Est-ce que Molière n’a pas usé de toutes les libertés de versification dans ses pièces de circonstance et dans les pièces écrites pour les fêtes du roi ? Est-ce que Voltaire, dans son Tancrède, n’a pas déjà employé les rimes croisées ? Il l’a fait, non pas au hasard, mais à dessein, et celui qui y regardera de près admirera l’habileté de l’art qu’il a montré à cette occasion. Tous ces précédents existent déjà ; il faut maintenant qu’un grand talent, comme Victor Hugo, se serve avec aisance, liberté et intelligence, de tous ces masques, de tous ces instruments poétiques pour réjouir et charmer son public.


LE THÉÂTRE ANGLAIS À PARIS (1827).

Nous autres, bons Allemands (et parmi eux je me compte), depuis cinquante ans nous ne cessons de nous occuper de l’invincible Shakspeare. Fidèles à nos habitudes d’examen consciencieux et approfondi, nous nous efforçons de pénétrer l’essence intime de son être ; nous admirons de toutes nos forces le fond de ses poèmes, nous cherchons à développer ses procédés dramatiques, à suivre leur marche, à faire comprendre ses caractères ; cependant, après tant de peines, nous semblons être encore loin du but. Et même, dernièrement, nous paraissions être sur une voie singulièrement fausse et rétrograde, en cherchant à présenter lady Macbeth comme une tendre épouse[5]. N’est-ce pas un signe que nous sommes au bout de nos efforts, puisque le vrai nous répugne, et que l’erreur nous sourit ? Nos voisins de l’Ouest, doués du sens de la vie pratique, agissent en cette circonstance tout autrement. Ils ont le bonheur de voir passer devant eux les meilleures pièces de Shakspeare jouées par les meilleurs acteurs anglais. Assistant chez eux à ce spectacle, ils peuvent, en mettant de côté les vieux préjugés, l’apprécier cependant avec les idées du goût national, et, en appliquant en toute liberté d’esprit la mesure française à cette œuvre anglaise, ils ont une occasion excellente pour arriver à un jugement vraiment large et élevé. Quant à la nature intime du poëte et de sa poésie (que d’ailleurs personne ne pénétrera), ils ne s’en inquiètent pas ; ils ne donnent leur attention qu’à l’effet produit, car, en fin de compte, tout aboutit là ; et pour rendre cet effet plus grand, les critiques exposent, dans les journaux, les émotions que chaque spectateur ressent et doit ressentir au fond de lui-même, sans en avoir toujours pleine conscience. (Suit un passage du Globe. Tome V, n°71.)


UN THÉÂTRE FRANÇAIS À BERLIN.

Un théâtre français est venu, pour un certain temps, s’établir à Berlin. Les acteurs français ont eu, en Allemagne, le même sort que les acteurs anglais à Paris ; ils ont eu à lutter contre certaines résistances. On invoquera contre eux des arguments aussi déraisonnables que ceux qui étaient employés il y a quelques années contre Molière. Dans cette circonstance, les nations étrangères verront que l’Allemand, malgré toute son honnêteté et toute sa bonhomie, a encore parfois de capricieux accès d’injustice, pendant lesquels il attaque les étrangers ou ses compatriotes avec une assurance qui ferait croire qu’il a raison. Ces erreurs le plus souvent ne sont pas relevées, elles courent même pendant quelque temps, mais, à la fin, la vérité se trouve rétablie, on ne sait trop par qui. Quoi qu’il en soit, nous saisissons cette occasion pour exprimer cette foi de notre esprit et de notre cœur : s’il y a quelque part une poésie comique, Molière doit être mis au rang le plus glorieux dans la première classe des grands poëtes comiques. Naturel exquis, soin des développements, habileté d’exécution, voilà les qualités qui règnent chez lui avec une harmonie parfaite ; quel plus grand éloge peut-on faire d’un artiste ? Tel est le témoignage que donnent de lui ses pièces depuis plus d’un siècle ; il n’est plus là pour les rendre, mais le désir de leur donner la vie éveille les facultés de tous les comédiens les mieux doués par le talent et par l’esprit.

L’Histoire de la vie et des Ouvrages de Molière, par J. Taschereau, mérite d’être lue avec attention par tous les vrais amis des lettres, car elle nous apprend à mieux connaître les qualités et le caractère d’un homme supérieur. Elle sera bien accueillie aussi des amis de Molière, quoique le récit de sa vie leur soit peu nécessaire pour l’estimer profondément, car les révélations qu’il donne sur lui-même dans ses œuvres suffisent à l’observateur attentif. Que l’on examine avec soin le Misanthrope, et que l’on se demande si jamais un poëte a tracé de son âme une peinture plus séduisante et plus parfaite ? Cette pièce est vraiment une tragédie, et par le fond des idées et par la conduite de l’action ; c’est du moins l’impression qu’elle nous a toujours laissée ; car ce qui apparaît là devant nos yeux et devant notre esprit, c’est ce qui nous réduit souvent au désespoir, et ce qui a pu chasser l’auteur de ce monde. Le Misanthrope est le portrait d’une âme vraie et pure, qui, tout en acquérant les qualités dues à un état avancé de civilisation, est cependant restée naturelle. Elle a le plus vif désir d’être avec les autres comme avec elle-même : sincère et consciencieuse ; c’est ainsi qu’elle entre en conflit avec la société, dans laquelle il est impossible de vivre sans fausseté et sans légèreté superficielle. Le sujet de Timon, comparé à celui-ci, paraît comique ; et je voudrais voir un écrivain d’esprit tracer le portrait de cet original qui se trompe constamment sur le monde, et qui se flatte très-fort parce qu’il croit que c’est le monde qui le trompe.

— Le Tartuffe de Molière excite notre haine ; c’est un criminel, qui feint hypocritement la piété et la moralité pour porter, dans une famille bourgeoise, toute espèce de ruine ; le dénoûment par la police est donc très-naturel et très-bien accueilli. Dans les derniers temps, cette pièce a été reprise et remise en honneur, parce qu’elle servait à révéler les menées secrètes d’une certaine classe d’hommes qui menaçait de pervertir le gouvernement. Ce n’était pas du tout la beauté et le génie de cette œuvre que l’on apercevait et que l’on applaudissait ; la pièce n’était qu’une arme hostile ; les partis étaient en lutte, l’un voulait se défendre contre les maux que l’autre cherchait à répandre. Ce qui paraissait saillant dans la pièce, c’était le sujet, qui est toujours vivant, et, qui grâce à l’art avec lequel il est traité, conserve toujours son effet.


DU GOUT[6].

« Le goût… dit-il, le goût est une chose… Par le ciel, il disait que le goût était quelque chose, mais je ne sais plus quoi. Il ne le savait peut-être pas lui-même ! » — Dans ce passage du Neveu de Rameau, Diderot a voulu montrer le ridicule de ses compatriotes qui sans avoir une idée claire dans l’esprit, ont sans cesse le mot goût à la bouche, et condamnent souvent des œuvres remarquables sous prétexte qu’elles « manquent de goût. » — À la fin du dix-septième siècle, les Français n’employaient pas encore ce mot sans le déterminer par une épithète. Ils parlaient de bon goût, de mauvais goût, et savaient fort bien ce qu’ils voulaient dire. Cependant, dans un recueil d’anecdotes et de maximes de ce temps on trouve déjà ce mot employé seul : « Les écrivains français ont tout, excepté le goût. »

En étudiant la littérature française dès ses origines, on s’aperçoit que de très-bonne heure il s’est trouvé des hommes de génie capables de lui rendre les plus grands services. Marot était un homme d’un très-grand mérite ; quant à Montaigne, à Rabelais, personne ne conteste leur valeur. Tout homme de génie, ou tout homme ayant une intelligence de premier ordre, cherche toujours à atteindre l’infini. Il accueille dans son cercle de création les éléments les plus divers et souvent il parvient à les dominer tous, à les mettre tous en œuvre. Mais souvent aussi ses forces sont trop faibles pour y réussir ; ce n’est pas une raison pour suspendre tout travail ; seulement les œuvres ainsi produites ne seront pas sans défauts ; la critique alors se mettra aussitôt à louer et à blâmer une foule de détails et, en épurant sévèrement l’ouvrage, en fixant les éléments exacts dont il doit uniquement se composer, elle croira préparer pour l’avenir des œuvres parfaites.

Les Français ont un poëte nommé du Bartas, que l’on ne cite plus, ou que l’on ne cite qu’avec mépris. Il a vécu de 1544 à 1590 ; soldat et homme du monde, il a écrit un nombre infini d’alexandrins. Nous autres Allemands, qui ne considérons pas les questions au même point de vue que les Français, nous avons quelque envie de sourire quand, dans les œuvres de du Bartas (que le titre de son livre appelle le prince des poètes français), nous apercevons, étrangement mêlés, il est vrai, tous les éléments de la poésie française. Les sujets qu’il a traités sont importants, remarquables, vastes ; par exemple, les Sept jours de la création. Il a trouvé là l’occasion de donner, sous forme de peintures, de récits, de descriptions, de préceptes, un tableau naïf de l’univers et un résumé des connaissances variées qu’il avait acquises pendant son active existence. Ces poëmes, qui ont été très-sérieusement conçus, ressemblent aujourd’hui à d’innocentes parodies. Les Français, du haut de la culture où ils croient être parvenus, montrent pour cette poésie si riche de couleurs variées l’éloignement le plus marqué, quand au contraire, de même que le prince-évêque de Mayence porte la roue dans ses armoiries, tout auteur français devrait porter dans son blason poétique un symbole de l’œuvre de Du Bartas.

Pour donner plus de précision à nos idées qui, sous leur forme aphoristique pourraient paraître paradoxales, nous demanderons si les quarante premiers vers du septième jour de la Semaine de du Bartas ne sont pas excellents, s’ils ne méritent pas une place dans toute chrestomathie française, s’ils ne supportent pas la comparaison avec beaucoup d’œuvres estimées de temps plus modernes[7]. En Allemagne, tout connaisseur sera de notre avis et nous remerciera de lui avoir indiqué cet ouvrage. Quant aux Français, les bizarreries que l’on y trouve continueront à les empêcher de reconnaître ce qu’il renferme de bon et d’excellent. La cause de cette injustice se trouve dans l’effort continuel que la raison a fait en France pour séparer de plus en plus les divers genres de poésie et de style. Cette raison a toujours pris plus de force, et sous Louis XIV elle est arrivée à son plein épanouissement ; elle a séparé les poëmes, non-seulement par leurs formes, mais par leurs sujets ; certaines images, certaines pensées, certaines manières de s’exprimer, certains mots ont été exclus de la tragédie, de la comédie, de l’ode (pour ce motif même les Français ne sont jamais parvenus à écrire une vraie ode) ; on a indiqué soigneusement d’avance tout ce qui convenait à chaque genre et tout ce qui lui était interdit. Les différents genres poétiques furent comme des sociétés différentes, dans chacune desquelles il fallait se conduire d’une façon particulière. Les hommes sont tout autres quand ils sont seuls ensemble ou quand ils sont en présence des femmes, ou en présence d’un personnage de haut rang auquel on doit du respect. Le Français en parlant de littérature n’hésite donc pas un seul instant à parler des convenances, mot qui pourtant ne s’applique vraiment qu’aux relations de la société. Il ne faut pas disputer sur ce point avec lui, il faut simplement tâcher de voir jusqu’à quel point il a raison. C’est un bonheur qu’une nation si spirituelle, si polie par la vie sociale, ait été amenée à faire et à continuer une expérience de ce genre.

Vue de haut, toute la question se résume en celle-ci : Quel cercle l’homme de génie s’est-il tracé ? Dans quelles limites veut-il exercer son empire ? Quels éléments veut-il rassembler pour en former son œuvre ? Ce qui le détermine dans sa décision, c’est d’abord son impulsion intérieure, sa conviction intime, c’est aussi la nature du peuple, du siècle pour lequel il travaille. Le génie seul sait résoudre le problème, seul il sait créer des œuvres qui, en même temps, sont une source de gloire pour lui-même, de plaisir pour son temps, de progrès pour l’avenir. L’immense horizon de lumière qu’il aperçoit, il cherche à le réunir comme en un foyer sur sa nation ; il combine ensemble tous les éléments qu’il trouve soit dans les âmes, soit dans le monde extérieur, et sait ainsi satisfaire, combler les désirs de la foule. Rappelez-vous Shakspeare et Caldéron ! Devant la haute critique, leur art est sans taches, et si un littérateur, habitué à séparer habilement les genres, s’obstinait à les blâmer, ils lui montreraient en souriant le temps, la nation pour lesquels ils ont écrit, et, sur cette simple défense, ce n’est pas de l’indulgence qu’il faudrait leur accorder, ce sont de nouveaux lauriers, pour les récompenser d’avoir su si heureusement s’accommoder à ces circonstances particulières.

La division de la poésie et du style en genres distincts est dans la nature même de la poésie et du style, mais c’est l’artiste seul qui doit et qui peut faire cette division ; il la fait toujours, et seul il sait sentir ce qui appartient à tel ou tel domaine. Le génie a donc en lui le goût inné ; cependant le goût n’arrive pas à sa perfection absolue chez tout homme de génie. C’est là ce qui rend désirable que la nation dans son ensemble ait du goût ; afin que chaque individu n’ait pas à le former en lui-même selon les forces de son esprit. Malheureusement, tout individu qui n’est pas créateur a un goût négatif, étroit, exclusif, et il réussit à dépouiller de son énergie et de sa vie l’être créateur.

On trouverait bien chez les Grecs, chez plus d’un Romain, une division pure et faite avec un goût parfait des divers genres poétiques, mais ces exemples ne peuvent pas nous être recommandés d’une manière absolue, à nous autres hommes du Nord, car nous avons d’illustres aïeux tout différents des Grecs ; nos yeux sont habitués à d’autres modèles. Si le goût romantique, issu de siècles grossiers, n’avait pas accouplé l’immense avec l’absurde, aurions-nous un Hamlet, un Roi Lear, une Adoration de la Croix, un Prince Constant ? C’est donc un devoir pour nous de conserver, dans toute leur force, ces qualités barbares, puisque nous ne pourrons jamais atteindre les qualités antiques ; mais c’est aussi un devoir de bien connaître et d’apprécier, à leur exacte valeur, les pensées, les jugements, les convictions, les œuvres de tout esprit différent du nôtre.


LE NEVEU DE RAMEAU.

Ce livre remarquable doit être considéré comme un des chefs d’œuvre de Diderot. Ses contemporains, ses amis même lui reprochaient de savoir écrire de belles pages, sans savoir écrire un beau livre. Les phrases de ce genre se répètent, s’enracinent, et c’est ainsi que, sans plus d’examen, se trouve affaiblie la gloire d’un homme éminent. Ceux qui jugeaient ainsi n’avaient certes pas lu Jacques le Fataliste, et le Neveu de Rameau donne un nouvel exemple de l’art avec lequel Diderot savait réunir en un tout harmonieux les détails les plus hétérogènes pris dans la réalité. Quel que fût du reste le jugement que l’on portât de l’écrivain, amis et ennemis convenaient que personne ne le surpassait dans la conversation pour la vivacité, l’énergie, l’esprit, la variété et la grâce ; or, le Neveu de Rameau est une conversation ; aussi l’auteur, en choisissant la forme dans laquelle il était maître, a produit un chef-d’œuvre que l’on admire davantage à mesure qu’on le connaît mieux.

L’ouvrage est écrit dans plusieurs buts. L’auteur a d’abord réuni toutes les forces de son esprit pour peindre, dans toute leur infamie, les parasites et les flatteurs, sans épargner ceux qui les patronnent. Il a, par la même occasion, tracé le portrait de ses ennemis littéraires, qu’il dépeint également comme un peuple d’hypocrites flagorneurs ; et en même temps il a exposé sa manière de penser sur la musique française. Ce dernier sujet peut paraître très-étranger aux deux premiers, cependant c’est là ce qui retient le lecteur et donne de la dignité au livre ; en effet, le neveu de Rameau est un être doué de tous les mauvais penchants, capable de toutes les mauvaises actions, et le seul sentiment que nous puissions éprouver pour lui, c’est du mépris, de la haine même ; mais nous nous sentons un peu adoucis en apercevant en cet homme un musicien qui ne manque pas de talent, et dont l’imagination fantastique bâtit des plans intéressants.

Au point de vue de la composition poétique, c’est aussi un grand avantage d’avoir ainsi représenté toute la race des parasites ; car ce personnage n’est plus seulement un pur symbole, il devient un individu, une certaine personne ; c’est un Rameau, c’est le neveu du grand Rameau qui vit et agit sous nos yeux.

Tout homme intelligent, en lisant et en relisant ce livre, apercevra l’habileté extrême avec laquelle s’entremêlent les fils disposés par l’auteur au début de son œuvre ; il admirera la variété des entretiens, et l’art avec lequel cette peinture si générale, l’opposition d’un coquin et d’un honnête homme, est tout entière tracée à l’aide de traits empruntés à la vie parisienne. L’œuvre est aussi remarquable par le détail que par la conception première. C’est même avec un dessein marqué que l’auteur se permet ces hardiesses impudiques que nous ne répéterons pas après lui[8]. Puisse le possesseur de l’original français le publier bientôt, pour que nous admirions sous sa vraie forme cette œuvre classique d’un homme remarquable aujourd’hui disparu du milieu de nous[9].

Il n’est pas inutile de préciser ici l’époque à laquelle a paru ce livre. On y parle de la comédie de Palissot, les Philosophes, comme d’une œuvre toute récente. Cette comédie fut jouée, à Paris, le 2 mai 1760.

L’effet que cette satire publique, personnelle, produisit, dans cette ville si animée, sur les amis et les ennemis des philosophes, fut considérable. Nous avons vu aussi, en Allemagne, de pareilles attaques contre des écrivains, lancées soit dans des brochures, soit sur le théâtre. Mais sans céder à une irritation momentanée, nous n’avons qu’à attendre tranquillement quelque temps, et tout reprend bientôt sa marche accoutumée, comme si rien ne s’était passé. En Allemagne, il n’y a que la médiocrité et le faux talent qui puissent craindre la satire personnelle. Tout ce qui a une vraie valeur conserve l’estime de la nation en dépit de toutes les attaques, et après un peu de poussière soulevée un instant et bientôt retombée, on retrouve de nouveau l’homme de mérite continuant à marcher, du même pas, sur le même chemin. Nous n’avons donc à nous occuper que d’une seule chose : augmenter notre mérite par des travaux sérieux et honnêtes, et, tôt ou tard, notre valeur sera reconnue par la nation ; nous pouvons attendre cet instant en toute sécurité, car, par suite du morcellement de notre pays, chacun vit et travaille dans sa ville, dans son entourage, dans sa maison, dans sa chambre, sans s’occuper du bruit et des orages du dehors. En France, il en était autrement. Le Français est une créature sociable ; c’est dans la société qu’il vit, qu’il agit ; c’est devant la société qu’il s’élève et qu’il tombe. Comment une réunion remarquable d’écrivains français, vivant à Paris, pouvait-elle tolérer que plusieurs d’entre eux, que tous même, en masse, fussent insultés publiquement dans la ville même où ils vivaient, où ils cherchaient à répandre leur influence ? Comment pouvaient-ils se laisser tourner en ridicule, exposer au dédain, au mépris ? On devait s’attendre à une violente réponse.

Pris dans son ensemble, le public n’est capable de juger aucun talent, quel qu’il soit, car les principes sur lesquels la critique doit s’appuyer ne sont pas innés en nous, ce n’est pas non plus le hasard qui peut nous les faire connaître ; pour s’en servir, il faut les avoir conquis par l’étude et par la pratique. — Au contraire, pour juger la moralité d’un acte, nous avons en nous un juge excellent : la conscience, et chacun aime à faire prononcer à ce juge des arrêts, non sur soi-même, mais sur les autres. Voilà pourquoi les littérateurs qui veulent nuire à leurs adversaires auprès du public accusent leur moralité, leur imputent certaines intentions, et montrent les conséquences probables de leurs actes. Ce n’est plus le poëme, l’œuvre de l’homme de talent que l’on examine ; on laisse de côté ce point de vue, le seul juste ; cet homme qui, pour le bien du monde et des hommes, a reçu des facultés éminentes, est amené devant le tribunal de la moralité, devant lequel auraient seuls le droit de le faire comparaître sa femme et ses enfants, ceux qui vivent avec lui, et tout au plus peut-être ses concitoyens et ses supérieurs. Comme homme moral, personne n’appartient au monde. Ces belles et universelles vertus que la morale recommande, personne ne peut les exiger de nous, que nous-mêmes ; nos imperfections, nous en rendons compte à Dieu et à notre cœur ; ce qu’il y a de bon et de pur en nous nous le montrons par des actes convaincants à ceux qui nous entourent immédiatement. En revanche, par nos talents, par notre esprit, par les facultés que la nature nous a données pour agir au dehors avec puissance, nous appartenons au monde. Tout ce qu’il y a de plus remarquable en nous cherche à exercer une action sans limites ; que le monde le reconnaisse avec gratitude, et, content de son empire, ne cherche pas à étendre ses droits là où ils ne peuvent atteindre.

Cependant il est certain que personne, et avec raison, ne peut se défendre de désirer l’union des qualités de l’âme et du cœur avec les qualités de l’esprit et du corps, et ce vœu universel, quoique rarement satisfait, démontre avec force cette incessante aspiration vers la perfection, entière et sans partage, aspiration innée dans l’homme et qui est son plus bel héritage. Quoi qu’il en soit sur ce point, nous voyons, en revenant à nos combattants parisiens, que si Palissot n’a pas manqué d’attaquer la moralité de ses adversaires, Diderot, de son côté, a mis en œuvre toutes les armes que le génie et la haine, l’art et le fiel peuvent fournir pour montrer son ennemi comme le plus méprisable des mortels. La vivacité de sa réplique ferait supposer que le dialogue a été écrit dans la chaleur de la première colère, peu de temps après l’apparition de la comédie des Philosophes ; on y parle d’ailleurs du vieux Rameau, comme d’un homme encore vivant, et il est mort en 1764 ; on parle aussi du Faux généreux, pièce de Le Bret jouée sans succès en 1758. De nombreux écrits satiriques, du même genre, parurent alors ; par exemple, la Vision de Charles Palissot, par l’abbé Morellet. Tous n’ont pas été imprimés, et le remarquable ouvrage de Diderot lui-même est resté longtemps inconnu.

Je suis bien éloigné de croire que Palissot était un coquin tel qu’il nous est dépeint dans le dialogue. Il a survécu à la Révolution, et s’est toujours montré honnête homme ; il vit peut-être encore, et dans ses écrits, qui montrent un esprit bien fait et formé par une longue expérience, il se moque lui-même de cette horrible caricature que son adversaire a cherché à tracer d’après lui.

Palissot était une de ces natures moyennes qui aspirent au grand sans pouvoir y atteindre, et qui fuient la vulgarité sans pouvoir lui échapper. Si l’on veut être juste, il faut lui reconnaître de l’esprit ; son intelligence ne manque pas de clarté, de vivacité ; il avait un certain talent ; ce sont justement ces hommes qui ont le plus de prétentions. Ils n’ont, pour juger tout, qu’une mesure petite, mesquine, et ils n’ont pas le sens de l’extraordinaire ; ils ne sont justes que pour tout ce qui est commun, et ne savent pas reconnaître le mérite supérieur, surtout quand il débute et ne vient que d’apparaître. C’est ainsi que Palissot se méprit sur J. J. Rousseau. Il est utile de raconter ce trait. Le roi Stanislas élevait, à Nancy, une statue au roi Louis XV. Le jour de l’inauguration, le 6 novembre 1755, on voulait donner une pièce de circonstance. Palissot, dont le talent inspirait de la confiance dans sa ville natale, fut chargé de l’écrire. Un vrai poëte n’eût pas manqué de tracer quelque noble et digne tableau, mais cet homme d’esprit se débarrassa bien vite de son sujet dans quelques scènes allégoriques qui servirent de prologue à une pièce à tiroirs, le Cercle, et là il put verser à son aise toutes les idées qui plaisaient à sa petitesse littéraire. Dans cette pièce, on voit des poëtes ridicules, des protecteurs et des protectrices à prétentions, des femmes savantes, et tous ces caractères que l’on rencontre en foule dès que l’on s’occupe dans le monde de sciences et d’arts. Ce qu’il peut y avoir en eux de ridicule est exagéré jusqu’à l’absurde, car c’est toujours un avantage qu’une personne au-dessus de la foule par la beauté, par la richesse, ou par la noblesse, s’intéresse à ce qui le mérite, quand même elle ne saurait pas s’y intéresser d’une façon très-intelligente. D’ailleurs, la littérature et tout ce qui s’y rattache n’offre, en général, rien qui convienne au théâtre. Ce sont des questions si délicates et si graves, qu’elles ne doivent pas être portées devant cette foule qui écoute la bouche béante et les yeux grands ouverts. Que l’on ne cite pas Molière, comme Palissot et d’autres après lui l’ont fait. Il n’y a pas de règle pour le génie ; comme le somnambule, il court sans danger sur la cime aiguë des toits, d’où l’homme médiocre tombera lourdement, s’il veut y marcher même bien éveillé. — Non content d’avoir raillé ses confrères devant la cour et la ville, Palissot fit même paraître sur la scène une caricature de Rousseau, qui venait de débuter par un paradoxe, mais avec assez d’éclat. Celles des idées de cet esprit extraordinaire que l’homme du monde pouvait trouver bizarres étaient présentées, non pas avec esprit et enjouement, mais avec lourdeur et méchanceté ; la fête de deux rois fut rabaissée à une pasquinade. Cette inconvenante témérité exerça son influence sur la vie entière de son auteur. Déjà s’était formée cette société d’hommes de génie et de talent que l’on appelait les Philosophes ou les Encyclopédistes ; d’Alembert en était un membre considérable. Il sentit quelles suites pouvait avoir une pareille scène, dans un pareil jour, dans une pareille occasion. Il s’éleva avec force contre ce Palissot ; on ne pouvait alors rien contre lui, mais il fut considéré comme un ennemi déclaré, et on sut plus tard se venger. Palissot, de son côté, ne resta pas oisif. Les Encyclopédistes avaient des ennemis nombreux, et quand on pense à ce qu’étaient et à ce que voulaient faire ces hommes extraordinaires, on ne s’étonne pas de leur voir des adversaires. Palissot s’unit à eux et écrivit sa comédie les Philosophes.

Un écrivain continue presque toujours comme il s’est annoncé, et, chez les hommes médiocres, le premier ouvrage contient souvent tous les autres. Car l’homme, dont la nature forme une espèce de cercle, décrit aussi dans son œuvre comme une ligne circulaire. Les Philosophes n’étaient qu’une amplification de la pièce de Nancy. Palissot allait plus loin, mais il ne voyait pas plus loin. Son esprit étroit n’aperçut pas l’idée générale sur laquelle reposait le système qu’il attaquait. Son œuvre eut un moment de succès auprès d’un public ignorant et passionné.

En généralisant cette question, nous reconnaîtrons que toujours, lorsque les sciences et les arts veulent se mêler aux affaires du monde, ils n’y apparaissent que pour y être vus sous une couleur fausse ; en effet, c’est sur la masse, et non sur les hommes supérieurs seulement, qu’ils cherchent à agir, et c’est par elle qu’ils sont jugés. La protection que leur accordent des esprits médiocres et prétentieux leur fait plus de mal que de bien. Le sens commun a peur que les hautes idées, venant en contact avec la grossièreté du monde réel, ne reçoivent des applications fausses. D’ailleurs, tous les hommes qui vivent à l’écart pour une seule idée, s’ils paraissent devant la foule, semblent étrangers et facilement ridicules. Ils ne cachent guère l’importance qu’ils donnent à l’objet auquel ils consacrent leur existence, et celui qui ne sait pas apprécier leurs efforts ou qui n’a aucune indulgence pour le mérite peut-être trop pénétré de lui-même, les trouvera orgueilleux, fantasques et vains. Ce sont là des résultats qui se produisent naturellement ; il aurait été louable, en présence de ces maux inévitables, de ne pas perdre de vue le but principal que l’on cherchait, et de ne pas compromettre les grands avantages que le monde pouvait espérer. Palissot, au contraire, rendit la situation plus fâcheuse ; il écrivit une satire, et chercha à perdre dans l’opinion certaines personnes, en traçant d’elles des caricatures toujours faciles à faire. Quelle est donc cette satire ?

Sa pièce est divisée en trois actes. Son arrangement, assez habile, témoigne d’un talent exercé, mais l’invention est maigre. On reconnaît les formules ordinaires de la comédie française. Rien n’est nouveau, sinon cette hardiesse de mettre en scène des personnes clairement désignées. Un brave bourgeois, avant de mourir, a promis sa fille à un jeune soldat ; sa veuve s’est engouée de la philosophie, et elle ne veut donner sa fille qu’à un membre de cette corporation. Tous les philosophes qui paraissent sont d’abominables gens, cependant ils ont des caractères si vaguement dessinés qu’on pourrait les prendre pour des coquins de n’importe quelle classe. Aucun d’eux n’est habitué de la maison, aucun n’a avec cette veuve de relations d’affection ; aucun n’a d’illusion sur elle ; nul sentiment ne vit dans leurs cœurs ; c’étaient là des idées trop fines pour l’auteur qui, cependant, avait sous les yeux des modèles de ce genre dans les « bureaux d’esprit. » Ce qu’il voulait simplement, c’était rendre haïssable les philosophes ; il les montre donc méprisant et maudissant leur protectrice ; ces messieurs ne viennent dans cette maison que pour aider Valère à obtenir la main de la jeune fille. Ils affirment que, dès qu’ils auront réussi dans leur entreprise, ils n’en franchiront plus le seuil. Et c’est sous de pareils traits que nous devons reconnaître un d’Alembert et un Helvétius ! Je laisse deviner avec quelle habileté le principe d’égoïsme de ce dernier est mis à profit ; on montre qu’il conduit tout droit à introduire la main dans la poche d’autrui. Enfin, apparaît un domestique, un paillasse, marchant à quatre pattes, tenant une tête de salade ; il est destiné à rendre ridicule l’état de nature vanté par Rousseau. Une lettre découverte révèle à la maîtresse de la maison la manière dont la jugent les Philosophes, et ils sont mis honteusement à la porte. La conduite de la pièce ne la rendait pas indigne de Paris ; la versification n’en est pas mauvaise, çà et là se trouve un trait heureux ; mais partout se montre, comme dans les œuvres de tous ceux qui s’attaquent aux esprits supérieurs, une vulgarité qui rend l’œuvre insupportable et méprisable[10].


FRÉRON, PIRON, POINSINET, MARIVAUX[11].

Fréron. — Homme de tête, d’esprit, pourvu d’une bonne éducation classique, de connaissances variées, mais qui, parce qu’il avait pénétré par l’étude un certain nombre d’objets, crut être capable de les embrasser tous, et, devenu journaliste, se transforma en juge universel. Il chercha surtout à se donner de l’importance par l’opposition qu’il fit à Voltaire ; et son audace dans sa lutte avec cet homme extraordinaire d’une si grande renommée plut au public qui, en effet, ne peut se défendre d’une joie secrète quand il voit rabaisser les hommes supérieurs auxquels il doit tant ; tandis qu’au contraire, il montre de la compassion, de la pitié bienveillante pour la médiocrité quand on la traite avec sévérité. Les feuilles de Fréron firent fortune, et elles méritaient en partie la faveur qu’elles obtinrent. Malheureusement, il se crut dès lors un homme d’une grande importance, et il commença, de sa propre autorité, à se poser en rival des grands talents, pendant qu’il prônait les médiocres. L’homme qui, par manque d’intelligence ou de conscience, rabaisse l’excellent, est toujours disposé à relever d’autant la vulgarité, qu’il touche de près ; il se ménage ainsi un bel élément de médiocrité sur lequel il peut se donner le plaisir de régner à son aise ; ce genre de niveleurs se rencontre surtout dans les littératures encore en voie de fermentation ; chez les peuples d’un caractère doux, qui cherchent plutôt dans les sciences et dans les arts les qualités moyennes et convenables que les qualités éclatantes, ils arrivent à exercer une grande influence[12]. Mais la spirituelle nation française sut bientôt percer à jour Fréron ; Voltaire ne contribua pas peu à faire tomber l’illusion en combattant son ennemi avec des moyens parfois peu louables, mais toujours spirituels. Il n’y eut pas un faible du journaliste qui ne fut relevé, il mit en œuvre contre lui tous les genres de poésie et toutes les formes du style ; il le porta même et le fit rester sur la scène sous le nom de Frélon, dans la comédie l’Écossaise. Voltaire, en cette circonstance, comme en tant d’autres, dépassa tout ce que l’on pouvait attendre ; ses plaisanteries, sans cesse renaissantes, surprenaient et charmaient toujours le public ; en même temps que Fréron, il attaqua, avec le journaliste, tous ses favoris, et le ridicule qu’il amassait sur eux, il le rejetait sur la tête de leur protecteur, qui vit ainsi toutes ses prétentions déjouées. Fréron perdit tout son crédit, même celui qu’il avait le droit d’espérer, car le public, comme les dieux, aime à se ranger du côté des vainqueurs. La figure de Fréron s’est trouvée ainsi si altérée, si effacée, que la postérité a quelque peine à se rendre un compte exact de ce que cet homme a fait et de ce qui lui manquait réellement.

Piron. — Piron était un homme de société des plus spirituels et des plus remarquables ; et dans ses écrits perce encore le ton enjoué et libre, aimable et vif de la conversation du monde. Les critiques français prétendent qu’on n’a pas été assez sévère dans le choix de ses œuvres publiées ; on aurait dû, disent-ils, condamner bien des choses à l’oubli. Lorsqu’on pense à l’énorme masse de livres insignifiants qui sont la propriété de la postérité et qu’aucun bibliothécaire n’a cependant le droit de supprimer, cette exclusion des œuvres de Piron semble ridicule, car, pourquoi voudrait-on nous priver des essais, des spirituelles et légères compositions d’un bon esprit ? Ce sont d’ailleurs ces œuvres légères qui nous font aimer d’abord Piron. Il avait reçu des facultés remarquables, énergiques ; né et élevé dans une ville de province, il vécut pauvre à Paris, et se développa presque seul ; sa pauvreté l’empêcha de profiter pour son éducation de tous les secours que son siècle aurait pu lui fournir. Voilà pourquoi ses premiers ouvrages offrent des taches. Nous ne dissimulons pas que celles de ses œuvres qui nous intéressent presque le plus, sont celles que son talent donnait un peu au hasard. Comme Gozzi, quoique avec moins de puissance et de variété, il se fit le soutien de théâtres d’un ordre limité et restreint ; les œuvres qu’il écrivit ainsi firent leur réputation, et il trouva lui-même son bonheur à avoir créé un genre nouveau. On sait que les théâtres de Paris étaient alors rigoureusement distingués les uns des autres ; chacun d’eux avait un privilège spécial pour telle ou telle espèce de spectacle. Tous les privilèges avaient déjà été accordés, lorsqu’un acteur obtint la permission de jouer des monodrames, dans le sens strict du mot ; des comparses pouvaient paraître sur la scène, mais l’action et la parole n’étaient permises qu’à un seul personnage. Ce sont des pièces de ce genre que Piron écrivit, et avec succès. Remercions les éditeurs de ses œuvres de nous avoir conservé ces bagatelles que nous auraient ravies les savants dédains des critiques pharisiens. Piron a montré aussi beaucoup d’esprit dans des vaudevilles. Il excellait à adapter de nouvelles paroles à des chansons connues, et il a fait en ce genre un grand nombre de très-jolis morceaux. Lorsqu’il écrivit des pièces régulières pour le Théâtre-Français, longtemps le public l’accueillit fort mal, mais il fut enfin aussi heureux avec sa Métromanie qu’il avait été malheureux avec ses premières œuvres. Il avait su si bien prendre ses compatriotes par leur côté faible que, à son apparition et longtemps encore après, on exagéra de beaucoup la valeur de cette comédie. On le plaça à côté de Molière, avec lequel il est impossible de le comparer. Ce n’est que peu à peu que l’on a su, en France comme partout, remettre cet ouvrage à sa vraie place.

D’une façon générale, rien n’était plus difficile aux Français que de classer un homme comme Piron ; en effet, son talent remarquable avait les qualités qui plaisent le plus à sa nation, et en même temps, il y avait dans toutes ses œuvres des défauts frappants. Dès sa jeunesse, il avait marché en dehors des routes habituelles ; un poème, fortement licencieux, l’avait forcé à fuir de sa ville natale, et, pendant neuf ans, pour vivre à Paris, il avait été réduit aux expédients. Jamais il ne put démentir sa nature indisciplinée ; ses vives saillies, qui trahissaient souvent son caractère tout personnel ; ses épigrammes mordantes, l’esprit et la gaieté, qui toujours étaient à ses ordres, lui donnèrent une telle valeur aux yeux de ses contemporains qu’il put, sans paraître ridicule, se comparer à Voltaire, qui lui était pourtant si supérieur, et se poser, non pas seulement comme son adversaire, mais comme son rival. Mais, malgré tout le bien que les Français pouvaient dire de leur Piron, tous les jugements qu’ils portaient sur lui se terminaient, inévitablement, par le refrain que Diderot a cité comme une formule consacrée : « Quant à tout ce qui touche au goût, Piron n’en a pas la moindre idée. »

Poinsinet. — Dans la littérature, comme dans la société, on rencontre de petits personnages bizarres, comiques, qui, doués d’un certain talent, savent se pousser, s’insinuer, mais qui se voient sans cesse l’objet de plaisanteries à cause de la facilité que l’on trouve à les abuser. Tout en étant dupes, ces personnes ne restent pas en arrière : elles continuent leur existence active ; leur nom est connu, on les accueille bien ; leurs mésaventures ne les déconcertent pas ; elles les considèrent toujours comme des accidents passagers et ne pensent qu’à en tirer des avantages pour l’avenir. Tel est le rôle que joue Poinsinet dans le monde littéraire français. C’est à peine si l’on peut croire toutes les mystifications auxquelles on l’a soumis ; sa mort même, en Espagne, prête au ridicule comme sa vie entière, et cette fin rappelle ces pièces d’artifice qui font surtout du bruit au moment même où elles s’éteignent.

Marivaux. — L’histoire de la réputation de cet écrivain, conquise, puis perdue, est l’histoire de beaucoup d’autres renommées, et surtout de renommées de poètes dramatiques français.

Il y a un très-grand nombre de pièces qui, dans leur temps, ont été très-bien accueillies et dont la critique française ne peut parvenir à s’expliquer le succès. La chose est pourtant bien simple. La nouveauté a un charme très-grand, uniquement à titre de nouveauté. Que l’on suppose maintenant un jeune homme, nouveau lui-même dans le monde littéraire, apportant une œuvre nouvelle, sachant se concilier par sa modestie une bienveillance qu’on lui accorde d’autant plus facilement qu’il n’aspire pas à la couronne suprême, mais semble seulement éveiller des espérances ; que l’on suppose un public, comme toujours, esclave de l’impression du moment, qui considère un nom nouveau comme une page blanche sur laquelle il peut, à son gré, écrire une grâce ou une condamnation ; que l’on suppose enfin une pièce écrite avec quelque talent, jouée par d’excellents acteurs ; comment une pareille œuvre dans de semblables circonstances ne serait-elle pas applaudie ? Elle l’est, en effet, et la pièce et l’auteur ont dès lors une certaine réputation. Si ce premier essai ne réussit pas la persévérance finira par conquérir un succès. L’histoire du Théâtre-Français le prouve. On voit donc qu’il est possible à tout auteur de se faire applaudir, mais ce qui lui est impossible, c’est de conserver toujours la faveur de la foule. Si le génie s’épuise, le talent s’use encore plus vite ; le public remarque rapidement ce que l’auteur ne sent pas ; une jeunesse nouvelle apparaît, et tout ce que l’on trouvait intéressant parait vieux et suranné. L’écrivain alors qui ne renonce pas à produire ressemble à une femme qui ne veut pas dire adieu à des charmes disparus. Telle fut la triste situation de Marivaux. Sa destinée était celle de tout le monde, et il ne put la supporter ; il devint chagrin et injuste ; et Diderot, dans le Neveu de Rameau, l’a raillé sur ce ridicule.

Dorat. — Écrivain fécond, agréable surtout dans ses poésies légères, moins heureux dans ses grands poëmes sérieux et surtout dans les pièces de théâtre. — Le charme puissant par lequel le théâtre attire les spectateurs, attire aussi vers lui maint auteur sans vocation dramatique. Chez toutes les nations, le nombre des écrivains qui veulent jouir du bonheur de voir leurs créations sur la scène, dépasse toute proportion raisonnable ; indépendamment de la satisfaction intime, la représentation donne aussi au nom de l’auteur une célébrité rapide et universelle ; il ne faut en vouloir à personne de poursuivre avec ardeur de pareils avantages. Si ce désir violent de travailler pour le théâtre est devenu comme une épidémie chez les Allemands, qui sont plus calmes et plus repliés sur eux-mêmes, on conçoit sans peine que le Français, qui ne compte pas la vanité, même excessive, pour un défaut, soit poussé nécessairement et sans qu’il puisse résister, vers une scène qui a plus d’un siècle de gloire éclatante, et qui a été illustrée par de si grands noms ; si l’on n’espère pas les égaler, on aspire du moins à paraître, derrière eux, il est vrai, mais en leur compagnie et à la même place. Dorat ne put échapper à ces tentations ; et il résista d’autant moins qu’il avait été d’abord très-goûté et surfait ; mais sa fortune ne dura pas ; il tomba comme Marivaux, et fut précipité comme tous ces écrivains si nombreux avec lesquels on pourrait remplir un cercle, sinon de l’Enfer, au moins du Purgatoire de Dante.

Trublet. — Fontenelle et la Motte, deux hommes de talent et d’esprit, mais plus portés vers la prose que vers la poésie, voulurent rabaisser celle-ci aux dépens de la première ; ils surent pendant quelque temps gagner à leurs opinions le public, qui se sent extrêmement prosaïque sans pouvoir cependant se passer de poésie.

L’abbé Trublet, littérateur de quelque mérite, adopta leur doctrine, et passa sa vie à contempler et à adorer ses deux maîtres. La malice de Voltaire, qui se tourna contre lui, le fit beaucoup souffrir ; cependant, après vingt-cinq ans d’efforts persévérants, malgré sa médiocrité reconnue, il parvint, grâce à la protection de la cour, à être reçu à l’Académie.

L’abbé le Blanc. — Quand, par la faveur de la foule ou des grands, un talent médiocre parvient à la fortune et aux honneurs, aussitôt tous les écrivains de sa taille sont dans une agitation étrange. Tous se sentent ranimés par cette idée qu’il y a encore d’autres braves gens que l’on ne peut pourtant pas appeler des gens sans mérite, et que leur tour va sans doute bientôt venir. — Mais, là comme partout, la fortune conserve son droit royal diarbitraire, et, n’agissant toujours qu’à son gré, elle n’a pas plus de faveurs pour la médiocrité que pour le talent. L’abbé le Blanc, homme à la vérité d’une très-mince valeur, dut voir ainsi entrer à l’Académie plus d’un de ses pairs, mais pour lui-même, malgré une faveur passagère de la cour, la porte resta inexorablement fermée. Le Neveu de Rameau a rapporté à ce propos une anecdote fort jolie.

D’Alembert. — On n’a jamais contesté à d’Alembert sa gloire de mathématicien ; mais comme, pour mieux jouir de la vie et de la société, il a cherché et a réussi à être un littérateur de mérites très-variés, les envieux sont partis de là pour trouver en lui des côtés faibles. Ces esprits malveillants, qui ne reconnaissent que malgré eux la supériorité de l’esprit, aimeraient à enfermer tout homme distingué dans son talent comme dans une prison, et ils lui refusent le droit de conquérir l’instruction variée qui fait seule le bonheur. Ils ont toujours le même mot à la bouche : Dans l’intérêt de sa gloire, il n’aurait pas dû faire ceci, faire cela…… Comme si l’on ne travaillait que dans l’intérêt de sa gloire ! comme si entretenir des relations avec tous les hommes qui pensent comme nous, s’intéresser de toute notre âme à leurs œuvres, à leurs entreprises, ce n’était pas là ce qui donne à la vie sa plus haute valeur ! Cependant, ce n’est pas seulement chez les Français, qui vivent bien plus pour le dehors, mais c’est aussi chez les Allemands, qui savent pourtant bien apprécier le prix des choses purement intimes, que ces manières de juger se répandent ; si on obéissait à ces préjugés, écrivains et savants seraient bientôt partagés en corporations spéciales auxquelles il serait absolument interdit d’empiéter les unes sur les autres.


UN CARACTÈRE DE LA CRITIQUE FRANÇAISE AU xviiie SIÈCLE.

Les vues et le caractère de l’homme se révèlent avec une clarté parfaite dans les jugements qu’il prononce ; ses blâmes et ses éloges indiquent ce qui lui manque et ce qu’il désirerait posséder ; c’est ainsi, que sans s’en douter, chaque âge montre par ses paroles à quel degré de la vie il est parvenu. Il en est de même pour les nations. Leurs louanges et leurs blâmes sont l’expression de leur situation. Nous connaissons la terminologie critique des Grecs et des Romains ; que la liste qui va suivre aide à juger le siècle présent.

Les peuples, comme les individus, cherchent souvent leur point d’appui plutôt sur une tradition antique et étrangère que sur une tradition indigène, ils ne savent pas s’appuyer sur ce qu’ils ont fait par eux-mêmes ou par leurs pères ; cependant, un peuple ne peut vraiment juger le passé et le présent que s’il possède lui-même une littérature originale et indépendante.

On ne peut dire combien de services a rendu aux Anglais le libre esprit de Shakspeare, en les débarrassant de l’esclavage de l’antiquité. Les Français, en obéissant à des théories antiques dont on n’avait pas compris la vraie signification, en se soumettant aux lois étroites d’une élégante convenance, sont arrivés aujourd’hui à tellement restreindre leur poésie qu’elle doit à la fin disparaître entièrement, car elle ne peut plus même trouver un refuge dans la prose. — Quant à l’Allemand, il était sur une bonne voie, qu’il retrouvera, dès qu’il ne cherchera plus, par des efforts stériles et nuisibles, à prouver que le poëme des Niebelungen vaut l’Iliade.


MOTS EMPLOYÉS PAR LA CRITIQUE FRANÇAISE[13].

Mots de blâme, abondants. — A. Abandonné ; absurde ; arrogance ; astuce. — B. Bafoué ; bête ; bêtise ; bouffisure ; bourgeois ; boursouflure ; bouquin ; boutade ; brisé ; brutalité. — C. Cabale ; cagot ; canaille ; carcan ; clique ; contraire ; créature. — D. Déclamatoire ; décrié ; dégoût ; dénigrement ; dépourvu ; dépravé ; désobligeant ; détestable ; diabolique ; dur. — E. Échoppe ; enflure ; engouement ; ennui ; ennuyeux ; énorme ; entortillé ; éphémère ; épluché ; espèce ; étourneau. — F. Factice ; fadaise ; faible ; fainéant ; fané ; fastidieux ; fatigant ; fatuité ; faux ; forcé ; fou ; fourrer ; friperie ; frivole ; furieux. — G. Gâté ; gauchement ; gaucher ; grimace ; grossier ; grossièrement. — H. Haillons ; honnêtement ; honte ; horreur. — I. Imbécile ; impertinence ; impertinent ; impuissant ; incorrection ; indécis ; indéterminé ; indifférence ; indignité ; inégalité ; inguérissable ; insipide ; insipidité ; insoutenable ; intolérant ; irréfléchi. — J. Jouet. — L. Laquais ; léger ; lésiné ; louche ; lourd. — M. Maladresse ; manque ; maraud ; mauvais ; médiocre ; méprise ; mépris ; mignardise : mordant. — N. Négligé ; négligence ; noirceur. — O. Odieux. — P. Passable, pauvreté ; pénible ; petites-maisons ; peu propre ; pie-grièche ; pitoyable ; plat ; platitude ; pompeux ; précieux ; puérilité. — R. Rapsodie ; ratatiné ; rebattu ; réchauffé ; redondance ; rétréci ; révoltant ; ridicule ; roquet. — S. Sans succès ; sans souci ; sifflé ; singerie ; somnifère ; soporifique ; sottise ; subalterne. — T. Terrassé ; tombé ; traîné, travers ; triste. — V. Vague ; vide : vexé ; vieillerie ; volumineux.

Mots d’éloge, donnés avec parcimonie. — A. Animé ; applaudi. — B. Brillant. — C. Charmant ; correct. — E. Esprit. — F. Facile ; finesse. — G. Goût ; grâce ; gracieux ; grave. — I. Invention. — J. Justesse. — L. Léger ; légèreté ; libre. — N. Nombreux. — P. Piquant ; prodigieux ; pur. — R. Raisonnable. — S. Spirituel. — V. Verve.

J’avais publié cette liste dans la 3e livraison d’Art et Antiquité. Les mots d’éloge y sont en fort petite quantité, et les mots de blâme très-abondants. Le Vrai Libérateur, journal de Bruxelles, s’est plaint de moi à ce sujet dans son numéro du 4 février 1819, et il m’a accusé d’injustice envers la nation française. Il me fait ce reproche avec une grâce si aimable que ce serait mal à moi de ne pas expliquer le mystère caché derrière cette liste. — J’avoue d’abord sans difficulté que sa remarque est fort juste : parmi les mots de blâme, il s’en trouve de bizarres que l’on n’attendait guère, et, parmi les mots d’éloge, il en manque plusieurs que tout le monde désignerait tout de suite. Pour justifier cette singularité, il faut que je raconte comment j’ai été amené à dresser cette liste.

Il y a quarante ans, lorsque M. de Grimm eut été admis avec honneur dans la haute société parisienne, alors si remarquable par l’esprit et les talents, lorsqu’il fut devenu tout à fait membre de cette réunion d’hommes si éminente, il résolut de rédiger un journal, un bulletin des événements de la littérature et du monde, pour l’envoyer, moyennant une forte rétribution, à des princes et à des personnes riches d’Allemagne.

On était alors très-curieux de connaître en détail la vie des cercles parisiens, parce que Paris pouvait être considéré comme le centre du monde civilisé. Ces journaux ne devaient renfermer que des nouvelles, mais on y inséra les travaux les plus précieux de Diderot, tels que la Religieuse, Jacques le Fataliste, etc. ; on les donnait en petits fragments, pour entretenir la curiosité, l’attention et pour que chaque envoi fût attendu avec anxiété.

Je devais à une haute faveur la communication régulière de ces feuilles que j’étudiais avec une grande attention.

J’ai une qualité dont je peux me vanter : j’ai toujours aimé à reconnaître, à apprécier et à admirer avec reconnaissance les mérites des œuvres que je lisais ; aussi je dus bien vite être frappé d’un caractère de cette correspondance de Grimm : dans les récits, dans les anecdotes, dans les portraits, dans les peintures, dans les jugements, les blâmes étaient bien plus fréquents que les éloges, et la terminologie était bien plus riche en expressions de reproche qu’en expressions de louange. Dans un jour de bonne humeur, je me mis, pour mon instruction personnelle, à réunir toutes ces expressions ; plus tard, moitié par jeu, moitié sérieusement, je les mis en ordre, et je les conservai de longues années ainsi. Quand la correspondance de Grimm fut publiée, je relus avec attention ce document du passé ; je retrouvai tout de suite mainte expression que j’avais déjà remarquée et je fus de nouveau convaincu que le blâme surpassait de beaucoup l’éloge. Je cherchai alors mon ancienne liste, et pour attirer l’attention sur ce point, ce à quoi je réussis, je la fis imprimer. Je dois faire remarquer qu’il ne me fut pas possible à ce moment de réviser mon travail ; aussi on trouve dans ce volumineux ouvrage un grand nombre d’expressions, soit de blâme, soit d’éloge que je n’ai pas indiquées. — Pour que cette critique qui semblait adressée à une nation entière ne reste pas dirigée contre un seul écrivain, je me réserve de traiter bientôt cette importante question littéraire[14].

Le conseiller d’État russe, Ouwaroff, dans la préface de son remarquable ouvrage : Le poëte Nonnos, de Panopolis (Saint-Pétersbourg, 1817), a écrit ce passage si honorable pour l’Allemagne : « La renaissance de la science de l’antiquité appartient aux Allemands. D’autres peuples peuvent avoir fait d’importants travaux préliminaires, mais si la haute philologie se constitue un jour dans sa perfection, c’est l’Allemagne qui verra cette reconstruction s’accomplir. Aussi c’est dans cette langue que se publient presque tous les travaux nouveaux, et voilà pourquoi j’ai écrit en allemand. On a heureusement abandonné aujourd’hui l’idée d’une prééminence scientifique de telle ou telle langue. Le temps est venu où chacun, sans inquiétude sur l’instrument dont il se sert, doit choisir la langue la plus en harmonie avec l’ensemble d’idées qu’il veut traiter. » — Voilà donc un homme capable, spirituel, qui, s’élevant bien au-dessus des misérables bornes que trace un stérile attachement à la langue maternelle, choisit un idiome comme un bon musicien choisit tel ou tel registre d’un orgue pour exprimer tel ou tel sentiment. Puissent, en Allemagne, tous les esprits cultivés retenir ces paroles ; puissent également les jeunes gens bien doués être excités par là à se rendre maîtres de plusieurs langues, comme d’instruments nécessaires à la vie et qu’ils doivent toujours avoir à leur libre disposition.


FAUST.
Tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Stapfer, ornée de dix-sept dessins par M. Delacroix.

En voyant devant moi, dans une édition de luxe, la traduction française de mon Faust, je suis ramené, par mes souvenirs, au temps où cet ouvrage a été médité, conçu et écrit ; j’étais alors dans un état d’âme étrange. S’il a eu partout un succès dont je vois encore la preuve, en ce moment même, dans ce luxe de typographie, c’est qu’il renferme, fixé là pour toujours, le tableau du développement d’un esprit pareil au nôtre, qui a souffert de toutes les peines qui tourmentent l’humanité, qui a éprouvé toutes les agitations qui la troublent, qui a partagé toutes ses haines, et qui a joui de toutes les félicités auxquelles elle aspire. Aujourd’hui, toutes ces émotions sont bien loin du poëte ; le monde aussi a d’autres luttes à soutenir ; cependant les joies et les douleurs de l’âme sont toujours à peu près les mêmes, et le dernier né aura toujours raison de s’inquiéter des bonheurs et des souffrances que l’on a éprouvés avant lui, pour se préparer à ce qui l’attend à son tour.

Les éléments de ce poème sont d’une nature sombre ; les scènes qu’il présente, malgré leur variété, sont toujours faites pour inspirer un certain effroi ; mais transporté dans la langue française, qui donne à tout un caractère plus serein, plus clair, plus saisissable, il paraît de beaucoup plus lumineux et plus raisonné. Dans ce volume, le format in-folio, le papier, les caractères, la typographie, la reliure, tout enfin est d’une beauté parfaite, et tout contribue à effacer pour moi l’impression que l’ouvrage produisait sur mon esprit, quand après l’avoir laissé quelque temps de côté, je le reprenais pour m’assurer de sa nature et de ses qualités.

Il est bien curieux que l’esprit d’un artiste ait trouvé dans cette œuvre obscure tant de plaisir, et se soit si bien assimilé tout ce qu’elle renfermait de sombre dans sa conception première qu’il a pu tracer les principales scènes avec un crayon aussi tourmenté que la destinée du héros. M. Delacroix est un peintre d’un incontestable talent ; mais il est accueilli comme le sont souvent les jeunes gens par nous autres vieillards ; les connaisseurs et les amis de l’art ne savent pas trop, à Paris, ce qu’il faut dire de lui, car il est impossible de ne pas lui reconnaître des qualités, et, cependant, on ne peut louer sa manière désordonnée. Faust est une œuvre qui va du ciel à la terre, du possible à l’impossible, de la grossièreté à la délicatesse, toutes les antithèses que le jeu d’une audacieuse imagination peut créer y sont réunies ; aussi M. Delacroix s’est senti là comme chez lui et dans sa famille. Ses dessins éteignent l’éclat de tout ce qui les entoure ; ces pages si nettes du texte disparaissent, et l’esprit, ramené dans un monde ténébreux, ressent de nouveau toutes les anciennes émotions que nous donnait l’histoire fantastique de Faust.

Je ne veux pas en dire davantage, mais je désire que ce remarquable travail produise sur tous ceux qui l’examineront le même effet que sur nous et leur donne autant de plaisir.


Les Souffrances de Werther ont été de très-bonne heure traduites en français ; l’effet produit fut grand comme partout, parce que, dans la traduction, purent passer toutes les idées d’un intérêt humain, général, que renfermait l’original. Au contraire, toutes mes autres œuvres étaient très-éloignées de la manière française ; je m’en rendais bien compte. Seule, ma traduction d’Hermann et Dorothée, par Bitaubé[15], se répandit doucement. En général, il était difficile pour tous, à ce moment, de percer en France. Cependant quelques partisans fidèles de la littérature allemande continuèrent à travailler pour nous. On traduisit mon théâtre. Dans ces derniers temps, mes œuvres ont gagné en France une influence nouvelle. Motifs. (Voir le Globe, n° 55 Tome III. 1826.) Les anticlassiques trouvent un secours dans mes principes sur l’art ; les œuvres que j’ai écrites d’après ces principes sont des exemples à invoquer qui leur conviennent parfaitement. Aussi ils se conduisent avec une grande adresse, en ne critiquant qu’avec modération les passages qui ne leur plaisent pas.


ŒUVRES DRAMATIQUES DE GOETHE,
traduites en français par A. Stapfer. Notices de MM. Stapfer et Ampère.

Au moment où l’on soumet à la nation allemande cette question ; une collection des longs travaux littéraires de Goethe serait-elle bien accueillie ? à ce moment, il sera peut-être agréable de savoir quel effet produisent ces œuvres sur une nation voisine qui ne s’est jamais intéressée que d’une façon générale aux travaux de l’Allemagne, qui n’en a connu que quelques-uns et qui n’en a loué qu’un très-petit nombre.

Nous ne pouvons nier que cet éloignement entêté que les Français témoignaient contre nos ouvrages, nous a, à notre tour, très-vivement détournés des leurs ; nous nous sommes peu inquiétés de leurs jugements sur nous, et nous ne les avons pas jugés nous-mêmes avec une grande faveur. Il est curieux de voir aujourd’hui les mêmes œuvres recevoir les mêmes éloges des deux peuples, et s’attirer l’estime, non de quelques personnes isolées et très-bienveillantes, mais d’un groupe d’esprits nombreux. Ce changement mérite un examen attentif. Il a plusieurs causes. D’abord, les Français se sont pleinement convaincus que les Allemands se distinguent en tout par l’honnêteté sérieuse des efforts, par la bonne volonté, par une énergie vigoureuse et persévérante. De cette conviction est née cette autre : il faut considérer les œuvres considérables d’une nation étrangère, et d’un individu de cette nation, comme des œuvres indépendantes de nous, nées d’elles-mêmes pour elles-mêmes ; et, je dirai plus, il ne faut les juger que d’après les lois qui leur sont propres. Nous devons donc, au point de vue du progrès général du monde, nous réjouir, en voyant une nation, qui s’est éprouvée et purifiée en traversant tant d’époques diverses, chercher autour d’elle des sources fraîches, pour se ranimer, se fortifier, se restaurer ; c’est plus que jamais en dehors d’elle-même qu’elle cherche son rajeunissement, car elle ne s’adresse plus à une nation dont le développement est achevé, dont les œuvres ont une perfection reconnue depuis longtemps ; elle se tourne vers un peuple voisin, peuple encore vivant, encore engagé dans la lutte et dans la recherche. Nous ne sommes pas même les seuls qui attirions son attention ; les Anglais et les Italiens l’occupent aussi ; si on voit, sur trois théâtres différents, la pièce de Schiller, Intrigue et Amour, favorablement accueillie, si les contes de Musæus sont traduits, lord Byron, Walter Scott, Cooper sont introduits au même moment, et les mérites de Manzoni sont de même dignement appréciés. Peut-être le temps est-il proche où les Français seront près de surpasser les Allemands pour la liberté et la profondeur de la critique. J’en avertis les intéressés, puissent-ils m’entendre ! Jusque-là, notons attentivement les jugements favorables ou défavorables qu’ils expriment sur nous, jugements qui reposent sur de larges principes conquis depuis peu de temps. (Suit la traduction de l’Étude de M. Ampère.)

La Notice (de M. Stapfer), placée en tête de la traduction française de mes œuvres dramatiques, est également digne d’attention. Elle donne à réfléchir sur le sort de l’homme, sur sa nature. Le tissu de notre existence, de nos actions, est formé de milliers de fils d’origine absolument diverse ; nécessité, hasard, arbitraire, liberté, tous les éléments s’y croisent et s’y mêlent. Aussi, personne ne peut considérer notre passé comme nous le considérons nous-même ; le moment nous a paru jadis trop fugitif ; ce sont maintenant les années qui nous semblent trop courtes : le dénoûment est bien loin de répondre à nos vœux, et l’ensemble tout entier nous parait mesquin ; c’est ainsi que les hommes les plus sages ont été entraînés faussement à dire : Tout est vanité. Le biographe, au contraire, voit tout avec plus de faveur ; il se contente du résultat obtenu ; il remonte vers les entreprises heureuses ou stériles, examine les moyens employés, les facultés mises en œuvre, dévoile les forces cachées qui ont agi ; et, s’il ne distingue pas tout, ce qu’il aperçoit suffit pour permettre à son regard satisfait de comprendre avec clarté l’ensemble. Dans l’étude du monde moral, il y a, en effet, des indices qui guident l’esprit avec autant de certitude que, dans le monde physique, les sens sont guidés par des indices matériels ; mais dans les deux cas, il faut un tact inné, il faut une pratique longtemps continuée avec une passion persévérante, pour savoir observer l’objet d’un regard limpide, le saisir dans sa partie essentielle, ne pas le confondre avec ce qui lui ressemble, et porter sur lui le vrai jugement. Je désire que mes amis puissent lire la Notice dont je parle ici. Sur quelques faits, sur quelques idées, ils seront en désaccord avec l’auteur, mais, comme moi, ils seront pénétrés de reconnaissance et d’admiration en voyant avec quelle bienveillance le biographe a su s’approprier les faits connus et deviner les faits cachés.

Il est curieux aussi qu’il soit arrivé à certaines vues qui étonnent celui-là même qui aurait dû les apercevoir le premier : elles lui ont échappé, justement parce qu’elles étaient trop près de lui.

La Notice de M. Stapfer et l’Étude de M. Ampère sont d’accord sans se ressembler ; elles ont une haute importance pour moi, aujourd’hui que mon devoir est de m’occuper de moi-même, de voir ce que pendant ma vie j’ai accompli et réussi à terminer, comme ce que j’ai manqué et négligé.


LA GUZLA.
Poésies illyriques, (Paris, 1827.)

Ouvrage qui frappe, dès le premier coup d’œil, et qui, si on l’examine d’un peu plus prés, soulève une question mystérieuse.

C’est depuis peu seulement que les Français ont étudié avec goût et ardeur les différents genres poétiques de l’étranger, en leur accordant quelques droits dans l’empire du beau. C’est également depuis peu qu’ils se sont sentis portés à se servir, pour leurs œuvres, des formes étrangères. Aujourd’hui, nous assistons à la plus étrange nouveauté : ils prennent le masque des nations étrangères, et dans des œuvres supposées, ils s’amusent avec esprit à se moquer très-agréablement de nous. Nous avons d’abord lu avec plaisir, avec admiration le faux original, et, après avoir découvert la ruse, nous avons eu un second plaisir en reconnaissant l’habileté de talent qui a été déployée dans cette plaisanterie d’un esprit sérieux. On ne peut certes mieux prouver son goût pour les idées et les formes poétiques d’une nation qu’en cherchant à les reproduire par la traduction et l’imitation.

Dans le mot Guzla se cache le nom de Gazul ; le nom de cette bohémienne espagnole masquée qui s’était récemment moquée de nous avec tant de grâce, nous donna l’idée de faire des recherches sur cet Hyacinthe Maglanowich, principal auteur de ces poésies dalmates, et nos recherches ont réussi. De tout temps, quand un ouvrage a obtenu un grand succès, on a cherché à attirer l’attention du public et à gagner ses louanges en rattachant un second ouvrage au premier, sous le titre de Suite, Deuxième partie, etc. Cette fraude pieuse, connue dans les arts, a aidé à former le goût ; en effet, quel est l’amateur de médailles anciennes qui n’a pas de plaisir à rassembler la collection de fausses médailles, gravées par Jean Cavino ? Ces imitations trompeuses ne lui donnent-elles pas un sentiment plus délicat de la beauté des monnaies originales ?

M. Mérimée ne trouvera donc pas mauvais que nous le déclarions ici l’auteur du Théâtre de Clara Gazul et de la Guzla, et que nous cherchions même à connaître, pour notre plaisir, tous les enfants clandestins qu’il lui plaira de mettre ainsi au jour.

M. Mérimée est, en France, un de ces jeunes indépendants occupés à chercher une route qui soit vraiment la leur ; la route qu’il suit pour son compte est une des plus attrayantes ; ses œuvres n’ont rien d’exclusif et de déterminé ; il ne cherche qu’à exercer et à perfectionner son beau talent enjoué, en l’appliquant à des sujets et à des genres poétiques de toute nature.

Quant à cette Guzla, nous ne ferons qu’une remarque. Le poëte a laissé de côté, dans ses imitations, les modèles qui présentaient des tableaux sereins ou héroïques. Au lieu de peindre avec énergie cette vie rude, parfois cruelle, terrible même, il évoque les spectres, en vrai romantique ; le lieu où il place ses scènes est déjà effrayant ; le lecteur se voit, la nuit, dans des églises, dans des cimetières, dans des carrefours, dans des huttes isolées, au milieu de roches, au fond d’abîmes ; là se montrent souvent des cadavres récemment enterrés ; le lecteur est entouré d’hallucinations menaçantes qui le glacent ; des apparitions, et des flammes légères par des signes mystérieux veulent nous entraîner ; ici nous voyons d’horribles vampires se livrer à leurs crimes, ailleurs c’est le mauvais œil qui exerce ces ravages, et l’œil à double prunelle inspire surtout une terreur profonde ; en un mot, tous les sujets sont de l’espèce la plus repoussante. Mais cependant il faut rendre cette justice à l’auteur : il n’a épargné aucune peine pour bien se familiariser avec ce monde ; il a montré dans son travail une heureuse habileté, et s’est efforcé d’épuiser son sujet.


DON ALONZO OU L’ESPAGNE[16].
Histoire contemporaine par V-A. de Salvandy. (Paris, 1824.)

Un curieux roman historique. Autrefois, cette espèce d’écrit n’avait pas une excellente réputation, parce que, d’ordinaire, il changeait l’histoire en fable. Les tableaux du passé que nous avions conquis par un travail pénible s’y trouvaient brouillés par les jeux d’une imagination mal conduite. De nos jours, ce genre a pris une autre physionomie ; on ne cherche plus à compléter l’histoire par des fictions ; on veut, par la force vivante des tableaux et des peintures, l’introduire pleinement dans la vie. On met en scène des personnages vrais, on trace leurs portraits avec une fidélité absolue à l’histoire, on les fait agir conformément à leur caractère ; puis, on entoure ces figures principales de figures accessoires, dans lesquelles on symbolise les différents traits caractéristiques des mœurs de l’époque. On conduit les événements de façon qu’un grand nombre de faits réels et vivants entrent dans un ensemble vraisemblable et harmonieux. Walter Scott est un maître en ce genre ; il avait un avantage ; son art si habile s’était consacré à peindre des sites remarquables et peu connus, des événements à moitié oubliés, des mœurs, des visages, des habitudes étranges. Ainsi s’explique le succès qui a accueilli les peintures du petit monde à moitié vrai qu’il nous a révélé. Le Français qui s’avance aujourd’hui est plus hardi : il s’attaque à l’âge contemporain, à l’âge actuel. Les personnages historiques qu’il peint sont contrôlés par l’histoire contemporaine, les personnages imaginaires ont aussi leur contre-épreuve immédiate ; tous nous sentons et nous savons comment nos contemporains pensent et agissent. Il serait difficile d’analyser et de suivre, dans tout son développement, un aussi grand ouvrage ; tôt ou tard, tout le monde le lira, soit dans le texte original, soit dans une traduction. La richesse du contenu de cette œuvre se devine en parcourant la liste des personnages ; cette liste est nécessaire, car, toutes les figures se croisent tellement qu’il faut une lecture répétée et attentive pour avoir une idée exacte de leur rôle respectif. Le lecteur consultera sans doute la liste suivante avec plaisir, comme on le fait pour un drame à nombreux personnages.

Personnages de l’Introduction. — L’auteur, voyageur français, entre en 1820 en Espagne par la frontière occidentale. — Don Geronimo, alcade d’Urdax, et aubergiste. — Doña Urraca, sa femme. — Don Juan de Dios, leur fils aîné, étudiant. — François de Paule, leur jeune fils, destiné à l’état ecclésiastique ; en attendant, domestique. — Paquita, ou Françoise, leur nièce ; jolie fille. — Le Père Procurateur, dominicain. — Antonio, voiturin, amant de Paquita. — Un Inconnu mystérieux. — L’Intendant. — Un général constitutionnel, frère de doña Urraca, père de Paquita. — Madame Hiriart, aubergiste à Ainhoa.

Personnages du manuscrit d’Ainhoa, qui commence avec la mort de Charles III (1788). — Don Louis, officier en retraite. — Doña Leonor, sa femme. — Alonzo, leur fils. — Maria de las Angustias, leur fille, plus tard marquise de San-Pablo. — Frère Isidore, inquisiteur de Mexico. — Charles IV, roi d’Espagne. — Marie-Louise, reine d’Espagne. — Le Prince des Asturies, leur fils, prince héréditaire. — Godoy, duc d’Aleudia, prince de la Paix, favori, maître du royaume. — Enriquez, autrefois célèbre torrero, maintenant invalide. — Antonio, voiturin, gracioso. — Frère Apariccio, son frère, jeune prêtre. — Le Commissaire de Salamanque, hôte de l’étudiant Alonzo. — Doña Engrazia, hôtesse. — Don Mariano, leur petit-fils, bachelier. — Mariana, servante. — Sir George Wellesley, Anglais influent. — Don Juan, duc de L**, autrefois baron de R**, gouverneur de la Havane. — Don Carlos, son fils aîné, officier de la garde, chevalier de la Puerta del Sol. — Don Jayme T*, noble libertin, frère de don Carlos. — Le Comte de D*. — Doña Matea, sa femme. — Aldouza, sa fille. — Domingo, son père, riche commerçant de Cadix. — Inès, sa gouvernante. — Margarita, sa domestique. — Don Osorio, marquis de C*, beau-frère du duc de L. — Le Comte de X**, favori du favori Godoy. — Sœur Maria de los Dolorès, abbesse, veuve du marquis de C. — Un Conducteur de chariot. — Hidalgo de Xativa, Valencien, fidèle au passé, partisan de l’Autriche, et opposé aux Bourbons. — Don Lope, officier mystérieux ; ami d’enfance du prince des Asturies ; repoussé avec lui, récompensé par un riche emploi en Amérique. — Le Prélat Isidore. (Voir plus haut le frère Isidore.)

Cette liste ne nous conduit pas encore à la fin de la première partie, mais les principaux personnages sont introduits. Nous quittons notre héros au moment où il se rend en Amérique, exilé avec honneur. Sur ce nouveau théâtre paraissent de nouveaux personnages, dont le lecteur fera facilement connaissance. À son retour en Europe, il retrouvera les figures qui lui sont familières. — C’est pour nous-même que nous avons dressé cette liste, afin d’éclaircir les difficultés que présente la lecture de l’ouvrage ; quatre personnes prennent successivement la parole ; le voyageur, l’auteur du manuscrit d’Ainhoa, un solitaire et un soldat chevalier. Tous parlent à la première personne. L’auteur a ainsi l’avantage de leur faire raconter les événements qu’ils ont vus eux-mêmes, et nous entendons des récits, faits par des témoins oculaires, qui retracent la curieuse série des révolutions d’un grand empire depuis 1788 jusqu’au jour présent. Ces récits ne sont pas donnés successivement ; ils sont mêlés les uns aux autres, ce qui exige une grande attention de la part du lecteur. Dès que l’on s’est retrouvé au milieu des événements, on peut admirer les narrations de l’auteur et on applaudit à la liberté avec laquelle son regard parcourt les affaires de ce monde. En même temps poëte et orateur, il met dans la bouche de chaque personnage les arguments les plus énergiques, les plus clairs, propres à démontrer la justesse de la cause que sert chacun d’eux ; ces discours opposés servent à révéler des esprits violemment séparés ; si la confusion est assez inextricable, elle n’a pas de résultats fâcheux pour la peinture des caractères. Ainsi, dès le commencement de l’ouvrage, le nom de Napoléon n’est cité que pour être couvert d’injures ; cependant, dès qu’il se montre en personne pour diriger une bataille, le prince et le général apparaissent en lui sous le plus beau jour.

On doit bien penser que les journaux français ne pouvaient garder le silence à l’apparition d’un ouvrage de ce genre ; le Constitutionnel fait un éloge sans réserves ; le Journal des Débats emploie une méthode de critique qui n’est pas sans malveillance ; il énumère les qualités nécessaires à l’écrivain qui entreprenait ce livre, et parmi ces qualités il en cite d’impossibles et de contradictoires ; cependant il assure que l’ouvrage est mauvais parce que l’auteur ne les possédait pas toutes ; il loue certaines parties isolées, mais pense que l’ensemble doit être refondu et écrit de nouveau. Après avoir longuement développé cette idée, le critique, comme Balaam, est forcé par un bon génie de terminer son anathème par des paroles de bénédiction ; nous donnons ici ce curieux passage et cela dans le texte, parce que l’expérience nous a montré qu’une traduction, même faite avec le plus grand soin, ne peut jamais rendre la clarté et la précision de l’original.

« Ce livre porte beaucoup à réfléchir ; je n’en connais pas qui offre une peinture plus vraie des mœurs de l’Espagne, qui donne une idée plus complète de l’état de ce pays et des causes qui l’ont tenu peut-être sans espoir de retour loin du mouvement de la civilisation de l’Europe. M. de Salvandy doit beaucoup à ses propres observations, il est facile aussi de voir qu’il a obtenu des renseignements précieux sur quelques parties des grands débats qui ont eu lieu dans la Péninsule ; il en a fait usage avec discernement. S’il montre l’excès des forces de la jeunesse dans la complication de son sujet, dans la pompe de son style, il laisse percer un esprit mûri de bonne heure par les grandes questions qui agitent l’ordre social, et propre par conséquent à les développer et à les juger. »

Un pareil témoignage, qu’un écrivain se voit forcé de rendre à un adversaire, nous parait digne de toute considération et nous l’acceptons très-humblement ; cependant, on a oublié d’indiquer la plus belle de toutes les qualités de l’auteur, celle sur laquelle reposent toutes les autres. Je veux parler de la piété, qui s’aperçoit non dans les actes des personnages, mais dans l’ensemble de l’ouvrage, dans l’âme et dans l’esprit de l’auteur. Piété[17], mot qui, en Allemagne, a conservé jusqu’à présent une chasteté virginale, nos puristes l’ayant heureusement laissé de côté à cause de son origine étrangère. Pietas gravissimum et sanctissimum nomen, dit un noble devancier en reconnaissant en elle fundamentum omnium virtutum. Ce n’est ni le lieu ni le temps de m’étendre à ce sujet : je ne dirai que quelques mots. Si certains faits de la nature humaine, considérés au point de vue moral, nous forcent à reconnaître une espèce de mal radical, un péché originel, en revanche d’autres faits montrent dans certains hommes une vertu originelle, une bonté, une loyauté et surtout un penchant pour la vénération qui sont innés. Lorsque ce germe se développe, lorsqu’il devient actif et se montre dans les actes de la vie pratique, nous l’appelons comme les anciens piété. Les parents la ressentent avec force pour leurs enfants ; les enfants plus faiblement pour leurs parents ; entre frères et sœurs, entre membres d’une même famille, d’une même race, entre compatriotes, elle étend sa bienfaisante influence ; le cœur la ressent pour les princes, les bienfaiteurs, les maîtres, les protecteurs, les amis, les protégés, les serviteurs de tout rang, les animaux, et même pour la terre, pour le sol, pour un pays, pour une ville ; elle embrasse tout, le monde lui appartient tout entier, et la meilleure, la suprême partie d’elle-même appartient au ciel ; elle seule fait contre-poids à l’égoïsme ; si par miracle, elle existait un moment chez tous les hommes, la terre serait guérie de tous les maux dont elle souffre et dont elle souffrira toujours. Nous en avons déjà trop dit et tout ce que nous pourrions dire resterait insuffisant ; que l’auteur témoigne sur lui-même par ces quelques paroles : « La jeunesse a besoin de respecter quelque chose. Ce sentiment est le principe de toutes les actions vertueuses, il est le foyer d’une émulation sainte qui agrandit l’existence et qui l’élève. Quiconque entre dans la vie sans payer un tribut de vénération la traversera tout entière sans en avoir reçu. » — Si cette grâce sainte de Dieu et de la nature n’avait pénétré l’âme de notre ami[18] comment pourrait-il, si jeune, être arrivé au plus haut résultat que puisse donner la sagesse tirée de la vie, résultat que, dans le cours de l’ouvrage, nous trouvons avec admiration exprimé en termes si clairs ? Puisse cette pensée être comprise de beaucoup d’esprits, et réconcilier avec sa situation plus d’une âme tourmentée : « Je crois que le premier devoir de ce monde est de mesurer la carrière que le hasard nous a fixée, d’y borner nos vœux, de chercher la plus grande, la plus sûre des jouissances, dans le charme des difficultés vaincues et des chagrins domptés ; peut-être la dignité, le succès, le bonheur intime lui-même ne sont-ils qu’à ce prix. Mais pour arriver à cette résignation vertueuse, il faut de la force, une force immense. »


LE LIVRE DES CENT ET UN.
Tome I, Paris, Ladvocat, 1831.

Cet ouvrage est très-digne d’attention et par sa naissance et par son contenu. Le libraire Ladvocat, homme excellent et d’une parfaite honnêteté[19], a longtemps rendu de grands services à des hommes de talent qui cherchaient à percer. Plusieurs sont maintenant arrivés à la réputation, mais leur éditeur, à la suite de plusieurs revers, est menacé de la ruine ; la reconnaissance a inspiré à un grand nombre d’entre eux l’idée de venir à son aide en publiant chez lui un ouvrage dont le succès le relèvera. — Le diable boiteux à Paris, tel était le premier titre donné à cet ouvrage, qui doit être une description de Paris, de ses mœurs, de ses originalités, de ses habitudes connues et ignorées. Mais lorsqu’on vit le nombre et l’importance des travaux qui devaient composer le livre, on pensa que c’était se faire tort que de rappeler un ouvrage antérieur qui, malgré son mérite, ne peut égaler en intérêt une peinture du temps actuel. Ces explications nous sont données d’une manière très-simple dans une préface, par l’éditeur, et d’une manière extrêmement spirituelle par un des collaborateurs (Jules Janin) dans le chapitre intitulé Asmodée. — Il nous fait voir la différence qu’il y a entre l’ancien esprit, qui arrachait aux maisons leurs toits, et l’esprit moderne qui aujourd’hui va dérouler devant nous un si riche tableau. Asmodée est ici ce génie incisif d’observation qui reparaît dans tous les siècles, se montrant tantôt bienveillant, tantôt impitoyable, modifiant et changeant son masque suivant les peuples et les individus qu’il veut mettre à nu. Dans le Paris actuel, on ne verrait que peu de chose si on se contentait de soulever les toits et de regarder dans les chambres à coucher les plus hautes. Nos écrivains savent se faire ouvrir aussi bien les salles de fêtes des puissants que les souterrains douloureux des prisons. L’homme obscur qui occupe le logement le plus pauvre a pour eux autant de valeur que le poëte célèbre, qui dans un salon brillamment éclairé, au milieu de la société la plus élégante, reçoit les hommages qui lui sont le plus chers. — Ils nous donnent sur des lieux dont nous avons déjà entendu parler, des détails précis qui nous intéressent. Ils nous font voir des vieillards que jadis nous avons connus dans l’éclat et l’activité de leur jeunesse. Une foule d’opinions et de sentiments, qu’ils nous communiquent, nous forcent à nous intéresser à des sujets qui nous sont pourtant étrangers. Plus on est au courant de la situation de la France et surtout des questions parisiennes, plus cet ouvrage plaira. Le lecteur allemand passera ou ne fera que feuilleter un grand nombre de chapitres ; l’ennui qu’il aura trouvé dans plusieurs sera compensé par d’autres où l’on traite de sujets importants, d’un intérêt général, et où l’on pénètre dans les grandes questions qui agitent le temps présent.

Les différents chapitres se suivent absolument sans ordre ; on les a, et avec raison, mêlés comme un jeu de cartes. Nous dirons quelques mots sur chacun d’eux pris séparément ; on aura ainsi une idée générale de l’ensemble de l’ouvrage.

Une Maison au Marais (par Henri Monnier). — Peinture des existences les plus pénibles. Personnes âgées, d’habitudes régulières et retirées, très-proches de la misère, formant entre elles une espèce de monde, et vivant dans un certain contentement, obéissant dans tous leurs actes à de vieilles routines, et pour leur rester fidèles, cédant avec douceur aux fantaisies d’autrui. Exemple : La portière, après une dispute avec la laitière, lui défend d’entrer dans la maison. Un vieux commis, ne voulant pas changer d’habitude, va tous les matins assez loin de la maison acheter à cette même laitière son lait et celui de sa voisine.

Le Bourgeois de Paris (par Bazin). — On respire ici un peu plus librement. Mœurs paisibles et honnêtes d’un brave homme qui vit joyeux dans un horizon borné, et qui, dans des circonstances impérieuses, sait bien se conduire et montre certaines qualités.

Une Fête aux environs de Paris (par Ch. Paul de Kock). — Encore un bourgeois de Paris, mais inférieur au précédent. Il oblige sa femme, ses amis, sa famille à faire une excursion dans un village qu’ils ne connaissent pas. De là des embarras de toute espèce ; mais rien ne le trouble ; son étourderie, son manque de réflexion, son entêtement gâtent tous les plaisirs qu’on attendait, mais cela n’a aucun effet sur lui. Il ne voit pas les dangers, et va se jeter dedans ; il compromet tous ceux qui sont avec lui, il reçoit une volée de coups de bâton, mais il reste toujours le même, bourgeois content et tranquille.

La Conciergerie (par Philarète Chasles). — Nous revenons dans les rues les plus étroites de la ville. Un jeune homme de seize ans est arrêté, par hasard, dans une maison où la police a cru découvrir une conspiration. Il est extrêmement intéressant de voir aussitôt chacun des employés, suivant son caractère et son grade, peser d’une façon plus ou moins lourde sur le prisonnier. Plus la situation est horrible, plus on a de bonheur à voir briller sous ces voûtes obscures, comme une pâle et tremblante étoile, une étincelle d’humanité.

La Morgue (par Léon Gozlan). — Tel est le nom donné au vieux monument dans lequel on expose les cadavres inconnus, noyés et autres. Que de fois nous a-t-on fait trembler avec des descriptions et des récits de ce funèbre lieu ! Mais ici, ce sont d’attrayants tableaux de la vie qui nous sont présentés. Au-dessus de ces salles où chaque jour se renouvellent des spectacles si affreux vivent, sous le même toit, deux employés ; nous sommes introduits dans leur famille, nous trouvons là des personnes très-convenables, un ménage très-bien organisé, un mobilier modeste, mais soigné et bien tenu, un piano, et quatre jolies jeunes filles, gaies et bien élevées. En quittant ces tableaux qui brillent d’un jour si doux, nous retrouvons, au rez-de-chaussée, les douleurs les plus horribles. Une nourrice, voyageant en diligence, s’endort, et laisse tomber sous les pieds des voyageurs l’enfant qui lui était confié et qu’elle emmenait à la campagne. Elle le ramasse mort. Les mouvements de cette femme, ses paroles, tout est parfaitement reproduit ; elle semble peu à peu s’apaiser ; elle s’éloigne, mais le soir elle est étendue morte auprès de son enfant.

Le Jardin des Plantes (par Barthélémy et Méry). — Poésie de deux poètes alliés ; elle peint avec agrément une visite à ces lieux, consacrés à la vie et à la science.

Le Palais-Royal (par E. Roch) fait contraste avec la paix de la nature que l’on vient de quitter. Cet édifice unique a été des millions de fois visité, mentionné, décrit, et cependant cette peinture conserve et offre un grand intérêt. On est content de savoir quel aspect nouveau présente le Palais-Royal au moment où il s’agrandit et où le possesseur de cette demeure royale la quitte pour en occuper une plus royale.

Une Maison de la rue de l’École-de-Médecine (par Gustave Drouineau). — Du tumulte et du bruit nous sommes conduits dans une maison sans apparence, mais à laquelle sont attachés les plus grands souvenirs. Il arrive de temps en temps que des jeunes gens d’un esprit noble et vif ne trouvant dans le présent rien qui mérite une brûlante passion se rejettent dans le passé ; ils vont chercher dans l’histoire, dans la vie des hommes célèbres, dans les romans un objet auquel puissent s’adresser leurs sentiments exaltés ; quand ils l’ont trouvé, ne pouvant plus voir le héros lui-même, ils partent comme en pèlerinage sacré pour visiter les lieux où il a vécu, agi, et s’ils le pouvaient, ils transformeraient les murs les plus humbles en un temple d’adoration. C’est un jeune homme de ce genre que nous voyons ici. Il s’est consacré à la mémoire de Charlotte Corday ; il cherche la demeure de Marat, il la découvre enfin ; suivant les pas de l’héroïne, il monte derrière elle les marches du sombre escalier, il entre dans l’étroit vestibule, où elle a attendu, et n’a pas de repos jusqu’à ce qu’enfin on lui ouvre le cabinet où était la baignoire et où fut donné le coup mortel. Peu de changements, lui assure-t-on, ont été faits ; il se sent entouré des spectres de tous les tyrans amis de Marat, et, quand il descend l’étroit escalier, ils se pressent autour de lui et rétrécissent encore le passage devant ses pas.

Pour réveiller ces événements devant notre imagination et notre âme, rien ne vaut mieux que les descriptions précises, et souvent c’est un détail trivial qui sait le mieux les ressusciter avec toute leur horreur.

Le Bibliomane (par Charles Nodier). — Tableau plus enjoué, et qui, cependant, finit tristement. Un amateur d’éditions rares ou uniques, devenu à moitié fou, le devient tout à fait après avoir un jour manqué une vente, et la mort seule le guérit. Il est certain que, lorsque ces passions n’ont pas pour racine une haute pensée, elles dégénèrent toujours en une espèce de démence. On faisait observer à un de nos vieux et honorables amis, qui notait un certain livre dans un Catalogue, qu’il possédait déjà trois exemplaires de cet ouvrage : « On ne saurait avoir trop de fois un bon livre, » répondit-il, et il acheta son quatrième exemplaire. La passion des gravures, des eaux-fortes originales, ressemble assez à la passion des livres ; cependant ici on peut dire qu’entre chaque épreuve il y a souvent une grande différence.

Les Bibliothèques publiques (par Paul Lacroix). — Les détails qui nous sont donnés ont un grand intérêt. On prête, à Paris, les livres en quantité, et on n’exige pas qu’ils soient vite rendus. Il est à souhaiter que tous les bibliothécaires puissent, la main sur la conscience, affirmer que leur trésor littéraire n’est pas administré comme ceux dont on nous parle ici.

Une Première Représentation (par Merville). — Récit détaillé et très-gai de la représentation d’une pièce infortunée qui tombe sous les sifflets. Ce chapitre, et ceux du même genre, ont le mérite de nous donner une peinture générale et comme un modèle de situations connues.

Les Soirées d’Artistes (par Jal). — On pénètre ici dans la vie sociale des artistes ; on voit les réunions animées dans lesquelles les jeunes talents agitent avec esprit les questions du jour. Dans ce monde de l’art règne une certaine anarchie, chaque artiste semble agir suivant ses idées propres ; il aime à entretenir, avec ses collègues, d’agréables relations de société, mais il n’y a pas de maître dont on suive les leçons ou les conseils. David avait quitté Paris même avant sa mort ; le baron Gérard paraît n’avoir sur le cercle que nous voyons ici aucune influence. C’est un vif plaisir de voir citer les noms d’un grand nombre d’hommes d’un talent reconnu, accompagnés d’une description rapide de leur personne. Cependant, l’Abbaye au Bois (par madame la duchesse d’Abrantès) a un intérêt encore plus général. Ce couvent, il est vrai, a toujours été l’asile de personnes remarquables ; cependant qui s’attendrait, dans les bâtiments humides et obscurs d’un cloître, à trouver plusieurs salons littéraires. Des femmes, aujourd’hui d’un certain âge, dont l’existence, après avoir été autrefois très-brillante, a été réduite par des vicissitudes de diverse nature, habitent dans ce couvent, où elles ont loué des chambres fort simples. Madame Récamier continue à rassembler autour d’elle des personnes distinguées qui ont pour elle une profonde considération.

De ce séjour paisible, éloigné de tout bruit, nous sommes entraînés à une Fête au Palais-Royal (par M. de Salvandy). Pour la dernière fois, Charles X est fêté par ses parents, pour la dernière fois acclamé par le peuple. Le roi de Naples est frappé de cette fête admirable donnée en son honneur ; cependant un pressentiment plane au-dessus de ces salons si splendidement éclairés, et l’on se permet de dire : « Nous dansons sur un volcan. » Ce chapitre, qui est un fragment d’histoire, repousse dans l’ombre tous les autres, et la lumière puissante qui s’en échappe frappe tellement les lecteurs qu’ils jugent trop sévèrement les autres récits, et leur accordent à peine l’attention qu’ils méritent. On a vu que nous ne tombions pas dans cette faute, et nous mentionnerons encore avec plaisir Une Chanson de Béranger à Châteaubriand ; la Réponse de Chateaubriand, et enfin l’Ingratitude politique (par M. de Jouy). Ces trois derniers chapitres portent chacun l’empreinte d’une politique différente ; il est évident que parmi cent et un écrivains, bien des opinions diverses doivent régner. Il suffit que ces opinions, dans cet ouvrage même, ne se déclarent pas exclusives et ne se proscrivent pas mutuellement. Si ce seul volume a déroulé, devant notre esprit, des scènes si variées, que de tableaux nous réservent les neuf autres volumes que l’on nous promet et que nous attendons !



  1. Par Casimir Delavigne.
  2. Abufar, de Ducis.
  3. À Erfurt, lors du congrès et à Weimar même.
  4. Le premier de ces ouvrages est de MM. Dittmer et Cavé ; le second de MM. Loève-Weimar, Vanderburg et Romieu. — Le Globe avait publié des extraits de ces comédies, imitées du Théâtre de Clara Gazul.
  5. Idée exprimée par Tieck dans ses Feuilles dramaturgiques.
  6. Extrait des notes du Neveu de Rameau.
  7. Voici ces vers :

    Le peintre, qui tirant un divers paysage
    A mis en œuvre d’art la nature et l’usage
    Et qui, d’un las pinceau, sur si docte portrait
    A, pour s’éterniser, donné le dernier trait.
    Oublie ses travaux, rit d’aise en son courage,
    Et tient toujours ses yeux collés sur son ouvrage.
    Il regarde tantôt par un pré sauteler
    Un agneau qui toujours, muet, semble bêler ;
    Il contemple tantôt les arbres d’un bocage,
    Ore le ventre creux d’une grotte sauvage,
    Ore un petit sentier, ore un chemin battu,
    Ore un pin baise-nue, ore un chêne abattu.
    Ici, par le pendant d’une roche couverte
    D’un tapis damassé moitié de mousse verte,
    Moitié de vert lierre, un argenté ruisseau
    À flots entrecoupés précipite son eau ;
    Et qui courant après, or’ sus, or’ sous la terre,
    Humecte, divisé, les carreaux d’un parterre.
    Ici l’arquebusier, de derrière un buis vert,
    Affûté, vise droit contre un chêne couvert
    De bisets passagers. Le rouet se débande ;
    L’amorce vole en haut ; d’une vitesse grande
    Un plomb environné de fumée et de feu
    Comme un foudre éclatant court par le bois touffu.
    Ici, deux bergerots sur l’émaillé rivage
    Font à qui mieux courra pour le prix d’une cage ;
    Un nuage poudreux s’émeut dessous leurs pas ;

    Ils marchent et de tête, et de pieds, et de bras :
    Ils fondent tout en eau ; une suivante presse
    Semble rendre en criant plus vite leur vitesse.
    Ici deux bœufs, suant de leurs cols harassés,
    Le coutre fend-guéret traînent à pas forcés.
    Ici la pastourelle, à travers une plaine,
    À l’ombre, d’un pas lent, son gras troupeau ramène ;
    Cheminant elle file, et à voir sa façon,
    On diroit qu’elle entonne une douce chanson.
    Un fleuve coule ici ; là naît une fontaine ;
    Ici s’élève un mont ; là s’abaisse une plaine ;
    Ici fume un château ; là fume une cité ;
    Et là flotte une nef sur Neptune irrité.
    Bref, l’art si vivement exprime la nature
    Que le peintre se perd en sa propre peinture
    N’en pouvant tirer l’œil, d’autant que, plus avant
    Il contemple son œuvre, il se voit plus savant……, etc.

    On ne peut nier que plusieurs de ces vers ne soient remarquables ; les beautés pittoresques et naïves que l’on y trouve sont bien de celles que l’école nouvelle a essayé de rendre à la poésie. Cependant « tous les éléments de la poésie française » ne sont pas là. Goethe, qui a lu du Bartas sans doute par hasard, a dû être justement frappé, en y apercevant des qualités qu’il n’avait pas rencontrées chez Corneille, Voltaire et Racine. Mais ces qualités sont celles de toute la poésie du seizième siècle et non celles de du Bartas. Voir sur ce passage les réflexions de M, Sainte-Beuve (Tableau de la poésie au seizième siècle, page 394).

  8. Dans la traduction que Goethe a donné du Neveu de Rameau, il a supprimé ou modifié un certain nombre de passages trop libres.
  9. Il ne faut pas croire que Goethe a eu pour Diderot une admiration sans réserve. Dans ses Annales, il dit, à propos même du Neveu de Rameau : « J’avais toujours été vivement épris, non pas des opinions et de la manière de penser de Diderot, mais de sa manière d’écrire ; je ne croyais guère avoir vu une œuvre plus audacieuse et plus contenue, plus pleine d’esprit et d’impudence, plus immoralement morale que le Neveu de Rameau ; je me décidai donc très-volontiers à le traduire… » etc.
  10. À ce jugement, Goethe a joint la traduction des deux lettres exquises de Voltaire à Palissot.
  11. Ces notices sont aussi extraites des Notes du Neveu de Rameau. Dans ces Notes, Goethe a encore parlé d’un assez grand nombre d’hommes du dix-huitième siècle, plus ou moins connus, (Le Batteux, d’Auvergne, Arnaud, Bouret, Bret, Carmontel, Destouches, Duni, Montesquieu, d’Olivet, etc.), mais il s’est borné à donner les renseignements biographiques les plus succincts, sans y ajouter de réflexions, nouvelles qui puissent servir à le mieux caractériser. — Je dois faire observer que dans la traduction de ces Notes, donnée en 1823 par MM. de Saur et Saint-Geniès, sous le titre séduisant : Des hommes célèbres de la France au dix-huitième siècle et de l’état de la littérature et des arts à la même époque, par M. Goethe, la permission d’amplifier prend des proportions inouïes. Un mot dans l’allemand devient souvent une page entière dans le français. — Ce n’est pas une traduction, c’est un ouvrage original où l’on a pris pour thème quelques indications de Goethe.
  12. Goethe pense évidemment à l’Allemagne, à Nicolaï et à ses aventures de jeunesse.
  13. Cette liste est en français dans le texte.
  14. Ce projet n’a pas eu de suites.
  15. 1800.
  16. Quoique cet ouvrage soit un peu oublié, j’ai donné l’analyse tout entière parce que rien ne peut mieux nous montrer avec quel soin minutieux et avec quelle méthode Goethe se rendait compte de tout ce qu’il lisait, et avec quelle patience, à un âge si avancé, il étudiait les ouvrages même les plus étrangers à ses travaux habituels.
  17. Pietæt. — C’est une de ces expressions dérivées du français ou du latin comme il en existe tant dans la langue allemande contemporaine.
  18. M. de Salvandy avait correspondu avec Goethe.
  19. Goethe n’a pas connu personnellement le libraire Ladvocat. Ch.