Conversations pendant la guerre - L'Armistice

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Conversations pendant la guerre - L'Armistice
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 762-775).
CONVERSATIONS PENDANT LA GUERRE

L'ARMISTICE

Lundi, 11 novembre 1918, place de l’Opéra. Il est dix heures du matin ; en haut du grand perron, contre la façade du monument de Charles Garnier, l’Idylle, le Chant, le Drame, la Cantate, les groupes de la Musique et de la Danse commentent les événements, à leur habitude. Le Groupe de la Danse, enfermé sous son appareil protecteur, ne prend pas part à la conversation. En face, sur une grande affiche pour l’emprunt de la Libération, l’Alsace et la Lorraine invitent les citoyens à souscrire et élèvent les cœurs vers le Comptoir d’Escompte.


L’IDYLLE.

Je suis dans un état d’énervement dont vous ne pouvez pas vous faire une idée. Voyons ! Est-ce signé ? N’est-ce pas signe : »

LE DRAME.

Je n’en sais pas plus que vous. Tout à l’heure, l’Echo de Paris a sorti une pancarte qui annonçait que c’était signé ; mais, après quelques minutes, la pancarte a été retirée.

LA CANTATE.
Alors, ce n’est pas officiel. Tous les gens sont comme nous, impatients, anxieux ; il y a un singulier frémissement sur les boulevards.
LE CHANT.

Depuis quarante-huit heures, tout Paris frémit dans une attente fraîche et joyeuse. Moi, je suis bien décidé à ne pas m’énerver. Si ce n’est pas signé aujourd’hui, ce le sera demain. Ils sont en déroute, en débâcle.

L’IDYLLE.

Ils sont dans les choux, c’est certain… et sans choucroute !

LE DRAME.

C’est égal, quand on pense aux changements magnifiques survenus en quelques mois, en quelques semaines, en quelques jours.

L’IDYLLE.

J’ai toujours été optimiste.

LE CHANT.

Hum !

L’IDYLLE.

Quoi ?

LE CHANT.

Rien.

LE DRAME.

Vous vous rappelez ces soirs de l’été dernier, quand nous interrogions le ciel plein de dangers ? Alors la douce Phœbé, amie des Gothas, nous paraissait indésirable.

LA CANTATE.

Et, pendant le jour, c’était la grosse Bertha qui nous arrosait de ses actions d’éclats.

L’IDYLLE

Alpha, Bertha, Gotha… C’est tout l’hellénisme boche.

LA CANTATE.
Ah ! nous étions bien exposées, pauvres statues de Paris !
LE DRAME

Moins cependant que les statues du front, reconnaissez-le, chère amie. Et puis, notre destruction eût été bien peu de chose dans la destruction universelle. Songez donc qu’ils étaient à Château-Thierry… à Château-Thierry ! Encore un bond de quelques kilomètres, et il ne s’agissait de rien moins que du grand bombardement de Paris ; il n’en serait pas resté une pierre. Déjà leurs journaux s’efforçaient de démontrer que l’anéantissement de Paris n’enlèverait pas un rayon à la beauté du monde.

LA CANTATE.

Et, maintenant, le territoire est libéré ; les Boches fuient devant nos armées victorieuses. On les a ! On les a ! A présent, on peut parler au présent.

L’IDYLLE.

Ecoutez donc… écoutez donc !… Le canon, les cloches… Ça y est, ça y est ! C’est signé ! Le canon, les cloches. Je vous avais bien dit qu’elles sonneraient un jour pour la victoire.

LE CHANT.

Voyez : des gens se serrent les mains, d’autres s’embrassent ; à tous les yeux montent de douces larmes… et ce vieil homme qui crie et applaudit.

L’IDYLLE.

Ah ! si je pouvais quitter mon socle, mon cher Drame, je serais déjà dans vos bras ; mais le cœur y est.

LE DRAME

Je n’en doute pas.

L’IDYLLE.

C’est vrai ; en un pareil moment, on embrasserait n’importe qui.

LE DRAME.
Merci ! Mais plaignons de tout notre cœur ceux qui ne pourront pas quitter leur socle en ce beau jour.
LA CANTATE.

Toutes les fenêtres s’ouvrent ; des têtes jeunes ou vieilles, brunes ou blondes, apparaissent curieuses. De la rue, on leur crie : « Pavoisez ! » Et tous aussitôt d’accrocher des drapeaux aux couleurs françaises et alliées. Bleu, blanc, rouge, vert, jaune, c’est l’arc-en-ciel de la paix. Toutes ces couleurs semblent chanter.

LE CHANT.

Elles chantent la Marseillaise, la Brabançonne, le God save the King, le Yankee Doll, les hymnes italien, serbe et roumain.

L’IDYLLE.

Pauvres Russes !

LE DRAME.

Les taxis filent en vitesse : au vent de la course claquent les petits drapeaux soudain arborés ; des gens courent de tous les côtés.

L’IDYLLE.

Ils courent annoncer la grande, la bonne nouvelle. Chacun a hâte de l’annoncer à l’être qui lui est le plus cher et de se réjouir avec lui. La joie n’est pas complète, si elle n’est pas-partagée. Ah ! plaignons, plaignons de tout notre cœur ceux qui sont seuls en ce beau jour. Admirez ce grand soldat américain : il est loin de sa patrie, de son foyer, des siens ; et, pour ne pas être seul, en de pareils instants, il a saisi à pleins bras une gentille ouvrière et il dépose de gros baisers alliés sur ses joues, sur ses yeux, sur sa bouche même. La petite rit : elle est contente… je comprends. (Soupirant.) Elle a de la chance ! Mais pourquoi la Poésie lyrique ne dit-elle rien ?

LA POÉSIE LYRIQUE.

Ah ! n’attendez pas de moi un couplet. Et que voulez-vous que je dise ? Je regarde, j’écoute. Je vis, comme je peux, cette heure merveilleuse que la France attendait depuis longtemps et depuis peu, depuis plus de quatre ans et moins de huit jours. Cette heure, tout le monde l’attendait et elle semble surprendre tout le monde. On est bien certain que l’armistice est signé et on a peine à y croire. On a le cœur dilaté et serré à la fois ; on voudrait rire et pleurer, crier et se taire. On croit rêver.

LA MUSIQUE.

Hélas ! bien des femmes aujourd’hui ne croiront pas rêver, qui ont perdu un fils, un époux, un frère, un fiancé, un ami. Pourront-elles quitter leur socle de douleur ? Plus d’une restera chez elle et, avec des yeux gonflés et rougis, relira des lettres, contemplera un portrait ! J’aurais souhaité qu’en cette journée, Paris eût cravaté tous ses drapeaux avec un ruban noir. Et, de même que toutes les femmes portent leur grand deuil de guerre avec un liséré blanc, pour signifier que ceux qu’elles pleurent sont morts dans la gloire, pour le droit et la liberté, de même Paris aurait porté sa grande joie de paix avec un liséré noir pour signifier que, dans sa légitime allégresse, il pensai aux blessés, aux mutilés, aux morts, à tous ceux qui ont souffert, à tous ceux qui sont tombés, pour que cette allégresse pût éclater un jour.

LA POÉSIE LYRIQUE.
Oui, cette pensée aux morts eût été juste et belle ; mais si elle n’est pas nouée à la hampe des drapeaux, soyez persuadée qu’elle est au fond de tous les cœurs. D’ailleurs, cet après-midi, vous verrez la foule, Mme Foule, sur cette place. Ah ! je la connais bien, Mme Foule, et j’ai pu l’observer dans plus d’une grande circonstance : j’ai toujours constaté qu’elle était à la hauteur et qu’elle donnait le ton qui convenait. Elle a une telle sensibilité cette Mme Foule ! Je suis sûre que, tantôt, elle sera très bien ; mais elle est simpliste, impulsive et immédiate. Ce qui dominera en elle, tout d’abord, c’est un sentiment de délivrance, la pensée qu’on sort d’un cauchemar affreux et, par-dessus tout, l’idée que l’épouvantable tuerie est terminée. Et puis, voilà cinquante et un mois qu’elle est sage, Mme Foule, patiente, laborieuse, silencieuse ; voilà cinquante et un mois que, pleine d’espérance et de foi, elle se contient, elle se retient. On ne lui a pas offert beaucoup de réjouissances et de fêtes. Et, pourtant, Dieu sait si, à Paris, à Paname comme disent les poilus. Mme Foule aime les fêtes !
LE DRAME.

Ne dit-on pas Paname et circenses ?

L’IDYLLE.

Quoi, c’est vous, le Drame qui proférez de tels à-peu-près ? Je vous eusse cru plus sérieux.

LE DRAME.

C’est l’armistice… tout est permis… vous en entendrez bien d’autres.

L’IDYLLE.

Ah ! si vous donnez l’exemple !… Mais vous avez interrompu la Poésie lyrique.

LA POÉSIE LYRIQUE.

J’avais fini j’avais fini… Maintenant nous n’avons plus qu’à attendre Mme Foule.

LA CANTATE.

En haut de ce perron, nous sommes admirablement placées. Tout Paris va descendre aux boulevards, et la place de l’Opéra est un lieu psychologique.

L’IDYLLE.

Pourvu qu’il fasse beau !

LE DRAME.

Il fera… le Ciel est avec nous.

LA POÉSIE LYRIQUE à LA MUSIQUE.

Ma chère sœur, le Ciel exauce votre vœu délicat. Le soleil brille, mais son éclat n’est pas insolent ; en ce jour de novembre, il répand une chaleur très douce et ses rayons nous arrivent à travers une brume légère qui enveloppe et pénètre toutes choses, met dans les lointains ces tons bleus et gris de fin si chers au tendre Racine, et jette sur les couleurs trop vives des drapeaux comme un voile mélancolique.


Deux heures ; déjà la place de l’Opéra es ! noire de monde. Les faubourgs sont descendus. Des cortèges se forment, se disloquent, se reforment, marchent, courent, s’arrêtent, repartent, au milieu d’incroyables remous. Éclats de rire, cris prolongés, sifflets stridents. De lourds camions passent chargés d’hommes et de femmes, de civils et de soldats khaki et bleu horizon. Sur tous les points, des scènes pittoresques et rapides se déroulent. Un yank saute sur un fiacre, se coiffe du chapeau de toile cirée du vieux cocher, lui enfonce son feutre sur la tête, lui serre fortement les deux mains, aux applaudissements des spectateurs. Un auto passe dans lequel un général de division ; on sort le général de l’auto, et on le porte en triomphe, etc. etc.

MADAME FOLLE.

Vive l’armistice ! Vive la paix ! Vive la France ! Vive la République ! Vivent les Alliés ! Vive Foch ! Vive Clemenceau ! Allons, enfants de la Patrie !… Quand Madelon vient nous servir à boire… Aux armes, citoyens !… Fallait pas qu’ils y aillent !

LA POÉSIE LYRIQUE.

Quel spectacle ! C’est extraordinaire, inouï, prodigieux, incroyable, fantastique. On n’a qu’une demi-douzaine de mots bien pauvres pour exprimer la richesse de ses sensations, pour traduire son admiration et son émotion devant une page d’histoire où tout un peuple est à la page. Il faudrait Michelet, Victor Hugo et Béranger, pour enregistrer les battements de ce cœur unique et innombrable. C’est charmant et magnifique, gentil et grandiose ; c’est formidable et cela reste élégant. Quel ordre dans cette improvisation, quelle mesure dans cette exaltation, quelle sagesse dans ce délire ! Ne vous l’avais-je pas dit que Mme Foule serait très bien ?

LA MUSIQUE.

Dans ces premiers moments, un peuple ne peut pas mêler la tristesse et la joie ; la joie est la plus forte. Il célèbre aujourd’hui la fête de la vie. On ne se tue plus !

LA POÉSIE LYRIQUE.

Et c’est la fête de la jeunesse ; c’est surtout la jeunesse qui rit, qui crie et qui chante. Chacun de ces jeunes gens pourrait dire comme Fantasio : « Dussé-je me faire battant de cloche, il faut que je carillonne un jour de fête. »

L’IDYLLE.

Les midinettes, les munitionnettes témoignent un bonheur que rien ne vient troubler. Poilus, tommies et Yanks les embrassent et elles le leur rendent bien. Mimi Pinson a toutes ses cocardes, au corsage et au chapeau ; elle va, la flamme aux yeux, le sourire aux lèvres et le cœur sur la main. Parfois, elle se drape dans une étoffe tricolore ou étoilée. Mimi Pinson a l’âme fière, mais son cœur est républicain ; elle s’abandonne aux vagues populaires, comme une barque légère sur les flots agités.

LA CANTATE.

Et comme le fond de la nature humaine est la sympathie, l’accord, l’harmonie, dans cette cohue bien des gens se trouvent encore trop seuls. Ils ont le goût de se donner le bras ; ils éprouvent le besoin de former des cortèges, des bandes, des monômes, des chœurs. C’est la fête de la fraternité, de la solidarité, de la concorde.

L’IDYLLE, qui a le sens de la transition.

L’aspect de la place de la Concorde doit être aussi bien curieux ; mais on ne peut pas être partout.

MADAME FOULE.

Vive l’armistice ! Vive la paix ! Vive la France ! Vive la République ! Vivent les Alliés ! Vive Foch ! Vive Clemenceau ! Allons, enfants de la Patrie ! Quand Madelon vient nous servir à boire… Aux armes, citoyens !… Fallait pas qu’ils y aillent !

LA POÉSIE LYRIQUE.

Dans son enthousiasme, Mme Foule est magnanime : elle semble oublier pour quelques heures quatre années de souffrances et les crimes exécrables des Hoches qui ont volé, pillé, incendié, assassiné, violé. Demain, après-demain, elle rentrera dans le souvenir et dans l’indignation ; mais, aujourd’hui, nulle insulte contre l’ennemi vaincu. Simplement, elle chante : Fallait pas qu’ils y aillent ! Avec bonne humeur et bon sens, des conditions de l’armistice elle tire une morale bon enfant.

L’IDYLLE.

Ah ! que je plains le groupe de la Danse : enfermées sous des sacs pleins de terre, les filles de Carpeaux ne voient pas ce qui se passe sur ce terre-plein.

LE DRAME.

Un peu subtil.

L’IDYLLE.

On danse autour des soldats. Ah ! nous vivons des heures inoubliables. Cela dépasse l’imagination.

LE DRAME.

Vous n’avez pas besoin d’imaginer… Constatez seulement.

L’IDYLLE.

Vous m’entendez bien : je veux dire que nulle description…

LE DRAME.

Qui vous demande de décrire ?

L’IDYLLE.

Enfin ! mulle parole…

LE DRAME.

Alors, ne parlez pas.

LA CANTATE.

Taisons-nous, sans nous méfier : regardons et écoutons, avec des yeux et des oreilles amis.

LE CHANT.

Oui, écoutons ce que disent ces gens qui sont devant nous.

L’IDYLLE.

Ah ! comment ne diraient-ils pas des choses sublimes ?

LE DRAME.

Ou très simples. Quatre heures ; dans le crépuscule, les réverbères s’allument,, les cafés s’illuminent ; la fée Électricité a soudain touché Paris de sa baguette d’où jaillissent mille étincelles.

M. PRUDHIOMME.

La lumière est rendue à la Ville-Lumière.

UNE FEMME, à une petite fille :

Voyons, Paillette, ne crie donc pas comme ça !

LA PETITE FILLE.

Mais tout le monde crie ; je suis venue pour crier ; tu n’as pas le droit de m’en empêcher.

UN MONSIEUR…

Tout en haut du Montmartre, dans une petite rue, je viens du voir une chose touchante : à une petite fenêtre, de pauvres gens ont suspendu sur une ficelle un pantalon de toile bleue, une chemise d’enfant et un chandail de femme, un chandail rouge. On pavoise comme on peut : les drapeaux coûtent cher.

UN AUTRE MONSIEUR.

Rue de Rivoli, je viens de voir des enfants qui traînaient un canon sur lequel ils avaient installé des blessés.

LE PREMIER MONSIEUR.

Place de la Concorde, on prend des canons avec la plus grande facilité.

UNE BOURGEOISE, à une amie :

Figurez-vous, ma chère, qu’il est impossible de trouver une cuisinière. Quelle en est la raison ?

L’AMIE.

Je ne la vois pas.

UNE MODISTE, levant les bras en l’air, en voyant s’approcher nui Yank, les bras ouverts.

Camarade ! Camarade ! Le Yank l’enlève de terre, la couvre de baisers, la dépose à terre et s’éloigne.

LES TÉMOINS.

Bravo ! Bravo !

C’est la centième fois depuis ce matin. Et il n’est que cinq heures !

M. PRUDHOMME.

Vous feriez peut-être mieux de rentrer chez vous, mon enfant.

LA MODISTE.

Est-ce qu’on vous parle à vous ?

LES TÉMOINS.

Bravo ! Bravo !

QUELQU’UN.

C’est égal, quand on pense qu’il y a trois mois… ! etc. etc.

UNE DAME.

Ce soir, j’ai invité quelques amis à diner. Au dessert, on boira du Champagne pour la première fois depuis quatre ans ! Et vous, Clotilde, qu’est-ce que vous faites ?

CLOTILDE.

Oh ! moi, je me coucherai de bonne heure et je dormirai ; je ferai une bonne nuit, pour la première fois depuis quatre ans… j’ai deux fils aux armées.

UN HOMME CÉLÈBRE, à son épouse.

J’adore être mêlé à la foule, incognito.

QUELQU’UN.

Ne poussez donc pas comme ça, vieux serin.

L’EPOUSE.

On t’a reconnu.

UNE JEUNE FILLE, à un jeune homme :

O mon cher Jean, de nous être fiancés le jour de l’armistice, nos cœurs resteront toujours jeunes et notre amour ne finira qu’avec notre vie.

UN MONSIEUR, à son fils :

Et ce Kaiser ! pas une noble parole, pas un beau geste… il n’a rien trouvé ; il met en sûreté sa précieuse personne au pays des tulipes. Cet homme qui, le soir du 14 juillet, montait sur une colline pour mieux voir la bataille et la victoire de ses armées. C’est un type dans le genre de Xerxès : il peut relire les Perses

L’ENFANT.

Il peut relire aussi notre Corneille : « Qu’il mourût ! » et notre Histoire de France : « Tout est perdu, fors l’honneur ! »

LE MONSIEUR.

Et le Kronprinz, en fuite, lui aussi, sans une égratignure naturellement, après avoir envoyé des milliers d’hommes au massacre. Mais il est en dehors du matériel humain : ce colonel des hussards de la mort, surnommons-le le Froussard de la mort.

UNE DOMESTIQUE à une amie :

La patronne voulait nous empêcher de sortir ; elle voulait qu’on fasse la lessive. J’ai dit : Zut ! et j’ai filé.

L’AMIE.

Mes patrons m’ont donné congé ; ils m’ont dit : Eugénie, il faut que vous voyiez ça… Mais il faut que je rentre : j’ai promis à la concierge de garder sa loge, avant le dîner, pour qu’elle aussi puisse voir quelque chose.

PREMIERE DOMESTIQUE.

A la bonne heure… ! il faut que tout le monde voie.

QUELQU’UN.

C’est égal, quand on pense qu’il y a trois mois ! etc. etc.

LA MODISTE.
Camarade ! Camarade !
M. DENIS à Mme Denis :

Tu te rappelles la guerre de 1870, le siège… nous avons attendu quarante-huit ans ! maintenant, orna chère vieille, nous pouvons mourir.

Mme DENIS.

Je ne peux pas croire que c’est vrai, je suis toute tremblante. Nous aurons vu ça ! nous aurons vu ça !

UNE FEMME.

Ce matin, avenue de Clichy, quand les cloches ont sonné, les marchandes qui vendent des fleurs, le long du trottoir, dans de petites voitures, ont jeté toutes leurs fleurs aux soldats.

UNE FEMME.

En fait de cortège, avez-vous vu, avenue des Champs-Élysées, ce cortège de mutilés ? Ah ! ces manches vides, ces béquilles. Ç’a été plus fort que moi, je suis tombée à genoux sur leur passage.

UN MONSIEUR.

Je viens de la séance de la Chambre : c’était admirable ! Tous les députés, debout, ont chanté la Marseillaise.

UN PRISONNIER RAPATRIE.

Ah ! surtout qu’on n’oublie pas trop vite : j’ai été dans un camp de représailles. On ne peut pas s’imaginer combien ces gens-là peuvent être bassement cruels et férocement lâches. Ils sont méchants, il n’y a rien à faire. Qu’une caste militaire ait pu insulter, torturer jusqu’à les faire mourir, des soldats malheureux, sans défense, c’est la honte de leurs armes. Oui, leur militarisme, c’est bien la barbarie savante, et leur culture l’abjection organisée.

UN AVEUGLE à la Dame blanche qui le conduit :

Dites-moi bien tout ce que vous voyez ; votre voix, vos paroles, ce sont mes-yeux.

QUELQU’UN.
Pauvre homme ! cela ne lui rendra pas la vue.
L’AVEUGLE, qui a entendu :

Ce n’est pas pour rien que je l’aurai perdue.

MADAME FOULE.

Vive l’armistice ! Vive la paix ! Vive la France ! Vive la République ! Vivent les Alliés ! Vive Foch ! Vive Clemenceau ! Allons, enfants de la patrie !… Quand Madelon vient nous servir à boire… Fallait pas qu’ils y aillent.


Neuf heures et demie. Sur la place, dans l’avenue, sur les boulevards, des milliers de personnes serrées, pressées, attendent l’apparition de Mlle Chenal au balcon de l’Opéra. Elle apparaît en robe toute blanche, avec, dans ses cheveux, le large ruban noir des Alsaciennes. En face, très éclairée, l’Alsacienne de l’affiche pour l’emprunt de la Libération continue d’inviter les citoyens à souscrire. Un grand silence se fait ; Paulette elle-même ne crie plus. Et vers le sombre ciel semé d’étoiles, « vers le ciel pareil aux cuirasses brunies que hérissent des clous d’argent, » une voix haute, claire, large, lance l’appel vibrant :

Allons, enfants de la Patrie,
Le jour de gloire est arrivé.


Des milliers de voix reprennent le refrain en chœur. L’émotion est formidable ; minutes immenses, religieuses, où l’homme est quelque chose de plus que l’homme, où s’exprime en un chant d’actions de grâces enflammé l’âme d’un peuple délivré.


MAURICE DONNAY.