Cora Laparcerie (Ulmès)

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Le Passe-Temps et le Parterre réunisannée 27 n° 29, 16 juillet 1899 (extrait) (p. 2-5).


CORA LAPARCERIE



Sans embarras, sans fausse modestie, des auteurs célèbres tels que Catulle Mendès, Jules Lemaître, Émile Bergerat et des seigneurs de moindre importance aussi, ont fait eux-mêmes la critique de leurs pièces.

Certains lecteurs crient à la réclame, d’autres jugent la chose intéressante et originale. Pourquoi donc un auteur, devenu spectateur ne dirait-il pas tout simplement, sans blâme, ni louanges exagérés, ce que lui suggère l’évocation précise des êtres un peu mystérieux et inachevés qui ont passé dans son cerveau.

Car c’est avec étonnement, presque avec effarement qu’on voit cette transfusion de son âme dans l’âme des comédiens et qui expriment vos souffrances et vos joies, qui font sonner vos rires muets et qui pleurent les larmes que vous n’avez pas versées.

J’ai eu cet étonnement et cet effarement en faisant répéter mon drame « Le droit de tuer » qu’on a joué dernièrement aux Mathurins.

Cela se passait chez Mlle Laparcerie, dans une très vieille maison d’un très vieux quartier, sur la rive gauche. Un vaste salon tranquille à peine meublé, mais merveilleusement fleuri. Partout des fleurs : sur la cheminée, sur la table, sur le piano, par terre, des fleurs sveltes qui s’élancent très haut, des lis, des iris, des pavots, non pas des fleurs mignardes ni des fleurs capiteuses, mais des fleurs gravés et chastes, telles que les peintres en choisissent pour entourer, dans un livre, quelque noble poème. Jamais fleur n’ont eu expression si personnelle. En les voyant, j’ai compris Mlle Laparcerie. Elles m’ont été plus significatives que sa voix, que tout en elle.

Je ne l’avais regardée que de loin, sur la scène. Une nature de celles qui empoignent — selon l’expression si juste — le public tout entier, dilettante qui veulent de l’art et gros public qui veut de l’émotion.

Elle m’avait conquis. Je désirais la connaître. Je la comprenais comme artiste, je ne la soupçonnais pas comme femme.

Je vais chez elle avec mon manuscrit. La mère m’introduit. Une belle méridionale, de démarche noble, tête régulière et pâle.

« Ma fille ?… Elle est rentrée du théâtre à une heure, des leçons tout le matin, à peine le temps d’avaler un morceau, une lecture et la voilà qui part pour la répétition. C’est à en perdre la tête ! »

Dans le salon, debout, prête à sortir, Mlle Laparcerie me reçoit. Brune et pâle comme sa mère, grande sans l’être trop, bien faite, un visage intéressant, sensitif, des bandeaux plaqués sur le front, coiffure un peu garçonnière qui lui va, de larges yeux rayonnants d’intelligence. Et puis très simple, très aimable, très à la bonne franquette.

« Un rôle ?… Certainement !… Ah ! pour lundi !… Et nous sommes mardi, et samedi il y a une première à l’Odéon… C’est embêtant… Enfin ! si ça me plaît, zut !… Je le prends ! »

Et, en voiture, comme ça, tout de suite, c’est lu, compris, accepté. « Le droit de tuer, c’est violent, audacieux, brutal, ça me dit, ça me dit tout à fait ! Allons, Cora, ma fille, pas de flemme et vas y ! »

Et tous les jours, avec courage, avec acharnement on répète. Dans le grand salon frais et calme, on a écarté les fleurs qui figurent — ô poésie ! — le public. Mlle Laparcerie est assise, sérieuse, sa brochure à la main, elle lit très vite, d’un ton monotone, elle veut d’abord comprendre, réfléchir. De temps en temps elle rage : « Ah ! flûte, je joue comme un pied ! »

Mais voici la scène où le mari qui sort de la maison de fous, à peine guéri, rentre chez sa femme. Le mari, c’est Sévérin-Mars que nous avons vu au Grand-Guignol dans « Lui ! » et au Nouveau-Théâtre dans « La dernière soirée de Georges Brummel ».

Tout jeune, auteur et acteur, un artiste, un convaincu, original et déconcertant. J’en parlerai ailleurs. Il se donne, il se donne tout entier, plus que si le public était là pour l’applaudir. Et il joue !… Ah ! ce fou qui ne croit plus l’être et qui l’est encore ! ces sourires convulsés et ces yeux d’éclair, cette terrifiante gaîté, la sauvage secouée de cette chevelure, et cette rage qui ne crie pas mais qui rugit, cette rage bestiale de l’homme qui va tuer ou qui va violer…

« Ah ! nom d’un chien ! » Ça l’l’emballe cette passionnée Laparcerie. Elle envoie promener sa brochure. « Tant pis si les mots n’y sont pas, le mouvement, je veux être dans le mouvement ! »

Et farouche, sa voix gronde, sa poitrine halète, sa pâleur brune pâlit, ses larges yeux s’élargissent.

Ah ! comme on a raison de l’acclamer et de la prôner ! ou l’appeler déjà Cora, comme on dit Sarah !…

Ils ont une joie, les deux grands artistes Laparcerie et Sévérin-Mars, si pareillement passionnés, à vibrer de la même façon, et ils s’admirent d’un même élan :

« Vous jouez rudement bien ! — Ah ! vous êtes épatant ! »

Émotion d’un instant. Et puis Laparcerie redevient la folle Cora, bonne fille ou plutôt bon garçon : « Si qu’on boirait ?… Voilà de la bière !… Et les verres ?… Où diable sont ils ?… Ah ! si maman était là !… Moi pour le ménage !… Allons ! sacré bouchon, va donc, qui enfonce !… Qui veut le bouchon ?… Vous Séverin ? »

Et de rire comme une enfant et de jouer avec un chaton noir, gâté et miauleur qui vient réclamer son five ô clock.

C’est tout le temps comme ça : Bousculade, travail, gaîté, jeunesse — et génie.

Et maintenant que j’ai parlé de l’artiste, vais-je parler de ma piée ? Eh bien zut ! comme dit Lapercerie. On a « le droit de tuer » mais on n’a pas le droit d’ennuyer.

Tony D’ulmès