Coran Savary/Vie de Mahomet/JC591

La bibliothèque libre.
Traduction par Claude-Étienne Savary Voir et modifier les données sur Wikidata.
G. Dufour (1p. 7-14).
(Depuis la chute d’Adam, suivant Abul-Feda. 6176. — Depuis la naissance de J.-C. 591. — Avant l’hégire. 40. — De Mahomet. 13.)

On s’avança jusqu’à Bosra[1], ancienne ville de la Syrie Damascène. Près de là se trouvait un monastère dont Bahira[2] était supérieur. Il donna l’hospitalité aux étrangers et les traita splendidement. Le moine habile ayant observé avec soin le jeune Coreïshite, dit à Abutaleb : « Retourne avec ton neveu à la Mecque ; mais crains pour lui la perfidie des juifs[3]. Veille sur ses jours. L’avenir présage des événemens glorieux au fils de ton frère. »

Cette prédiction qui a fait tant de bruit parmi les auteurs modernes n’a rien de bien merveilleux. Bahira put sonder le jeune coreïshite, et découvrir des indices de ce qu’il serait un jour. Les lumières qu’il acquit lui firent naître l’envie de prophétiser. Il fit donc une prédiction qui flattait ses hôtes, qui pouvait nuire aux juifs ses ennemis, et qui, sans lui laisser aucune crainte, lui donnait des espérances pour l’avenir. Il n’est pas difficile de faire le prophète à ce prix. Nous avons cru devoir laisser dans l’oubli les miracles dont plusieurs auteurs enthousiastes accompagnent cette entrevue. Nous avons cru devoir taire le sentiment de quelques modernes, qu’un zèle contraire égare[4]. En effet, le mot Bahira signifiant en arabe marin, ils font venir le moine Bahira de Rome. Ils le baptisent du nom de Sergius. Ils le donnent pour précepteur à Mahomet. Ils l’établissent héros de l’islamisme, et lui font dicter le Coran à l’apôtre des mahométans, apparemment sans savoir l’arabe. Libre de préjugés, nous avons suivi la narration simple et fidèle du savant Abul-Feda, qui s’accorde avec celle des historiens contemporains, et nous ne combattrons point le sentiment de ces écrivains préoccupés qui, sans respecter la vraisemblance et le silence de l’histoire, bâtissent sur un mot de nombreuses chimères.

Abutaleb avait ramené son neveu à la Mecque. Héritier de la préfecture du temple, il y jouissait d’un grand crédit. Sa maison était ouverte à tous les princes arabes. Il y recevait tout ce que la nation avait de plus distingué[5]. Mahomet se faisait aimer d’eux par les charmes de son caractère. Parvenu à l’adolescence, on admirait sa beauté ; on aimait les grâces de son esprit. Ingénieux dans ses réponses, vrai dans ses récits, sincère dans le commerce de la vie, plein de bonne foi, plein d’horreur pour le vice, il mérita aux yeux de ses concitoyens le surnom d’Elamin, l’homme sûr. Telle fut, au rapport de tous les historiens, la réputation qu’il s’acquit à la Mecque. Il la conserva jusqu’au temps où le peuple fut révolté de l’entendre prêcher contre l’idolâtrie et où les grands craignirent son ambition cachée sous le manteau de la religion.

À quatorze ans il fit ses premières campagnes[6]. Il combattit avec les parens de son père dans les guerres défendues[7]. Il se distingua dans les combats livrés entre les coreïshites et les kenanites. Il porta ensuite les armes contre les Hawazenites. Partout sa tribu fut victorieuse.

La paix avait succédé au tumulte des armes. Vainqueurs de leurs ennemis, les coreïshites songèrent à élever un monument à leur gloire[8]. La Caaba, ce sanctuaire antique, dont ils avaient la garde, ne pouvait contenir dans son étroite enceinte des tribus nombreuses. Ils voulurent l’agrandir[9]. Le temple fut démoli, et on le réédifia sur le même plan. Lorsque l’édifice fut élevé à la hauteur où l’on devait poser la pierre noire[10], ce monument sacré fit naître des différens entre les tribus[11]. Chacune voulait avoir l’honneur de la poser à sa place. Après bien des débats, on convint de s’en rapporter au jugement du premier qui entrerait dans le temple. Le hasard y conduisit Mahomet. On le choisit pour arbitre. Il décida qu’il fallait placer la pierre noire sur un tapis étendu ; qu’un homme de chaque tribu en tiendrait les extrémités, et qu’ils l’élèveraient tous ensemble. Lorsqu’elle fut suffisamment exhaussée, Mahomet la prit de ses propres mains et la mit à sa place. On acheva l’édifice, et on le couvrit de tapis magnifiques.

Rendu à ses occupations pacifiques, Mahomet s’étudiait à contenter son oncle Abutaleb. Il était à la fleur de l’âge. Sa probité et son esprit faisaient du bruit. Cadige, veuve riche et noble en entendit parler. Elle descendait comme lui de l’illustre tribu des coreïshites. Elle faisait un commerce étendu, et avait besoin d’un homme intelligent pour le conduire. Elle jeta les yeux sur Mahomet, et lui offrit des avantages considérables, s’il voulait se charger de la direction de ses affaires[12]. Il y consentit sans peine, et partit pour la Syrie où les intérêts de Cadige demandaient sa présence[13]. Maïsara, domestique de cette dame, l’accompagna pendant le voyage. Il vendit les marchandises qui lui avaient été confiées, fit des échanges avantageux, et revint chez Cadige chargé de richesses. La réputation de Mahomet l’avait prévenue en sa faveur. Son absence lui avait paru longue. Le succès de son entreprise la combla de joie. Elle sentit son cœur entièrement porté pour lui, (c’est l’expression d’Abul-Feda).

Loin de combattre un penchant légitime, elle s’y livra toute entière, et offrit sa main à celui qui l’avait fait naître. Mahomet accepta cette faveur avec reconnaissance. Abutaleb, accompagné des principaux coreïshites, fit la célébration du mariage. Il prononça cette formule qui mérite d’être rapportée parce qu’elle sert à faire connaître les mœurs des anciens Arabes.

« Louange à Dieu qui nous a fait naître de la postérité d’Abraham et d’Ismaël[14] ! Louange à Dieu qui nous a donné pour héritage le territoire sacré, qui nous a établis les gardiens de la maison du pèlerinage et les juges des hommes ! Mahammed, fils d’Abdallah, mon neveu, est privé des biens de la fortune, de ces biens qui ne sont qu’une ombre passagère, et un dépôt qu’on rendra tôt ou tard ; mais il l’emporte sur tous les coreïshites, en beauté, en vertu, en intelligence, en gloire, et en pénétration d’esprit. Mahammed, dis-je, mon neveu étant amoureux de Cadige, et Cadige amoureuse de lui, je déclare que, quelle que soit la dot[15] nécessaire pour la conclusion de ce mariage, je me charge de la payer. »

Ce discours prononcé, Abutaleb unit les deux époux, et donna vingt chameaux pour la dot de Cadige. On prépara ensuite le festin nuptial, et, pour augmenter la joie des convives, la nouvelle épouse fit[16] danser ses filles esclaves au son des timbales. Pendant ce temps Mahomet s’entretenait avec ses parens.

Il n’était âgé que de vingt-cinq ans[17]. Elle en avait quarante. Elle fut la première à croire à sa mission, et vécut encore dix ans après cette époque.

Cette alliance enrichissait Mahomet. Elle ne l’enivra point[18]. Il aima constamment celle à qui il devait sa fortune. Aussi long-temps qu’elle vécut, il résista à la loi de son pays qui lui permettait d’épouser plusieurs femmes. La prospérité ne changea point son cœur. Halima, sa nourrice, vint lui exposer sa pauvreté. Il en fut attendri, et sollicita pour elle la bienfaisance de Cadige qui lui donna un troupeau de quarante brebis. Halima s’en retourna joyeuse au désert des Saadites.

Ici l’histoire se tait. Quinze années de la vie de Mahomet sont couvertes d’un voile, et reposent sous le silence. On ignore ce qu’il fit depuis vingt-cinq ans jusqu’à quarante. Abul-Feda seul, nous dit un mot ; mais c’est un trait de lumière qui jette un grand jour sur l’histoire. Dieu, dit-il, lui avait inspiré l’amour de la solitude. Il vivait retiré, et passait tous les ans un mois dans une grotte du mont Hara[19].

C’était pendant ces années obscures que le législateur de l’Arabie jetait les fondemens de sa grandeur future. C’était dans le silence de la retraite qu’il méditait cette religion qui devait soumettre l’Orient. La dispersion du peuple hébreu après la ruine de Jérusalem, les guerres de religion allumées parmi les Grecs, avaient peuplé l’Arabie de juifs et de chrétiens. Il étudia leurs dogmes, et joignit à ces connaissances l’histoire de son pays. L’église d’Orient était divisée. Une foule de sectes nées de son sein le déchiraient. Les empereurs oubliant le soin de leur empire, mettaient leur gloire à soutenir des questions de théologie, tandis que les Perses, sous les drapeaux de Cosroës, portaient la flamme et le fer aux portes de Constantinople. Les Arabes ayant presque perdu l’idée d’un Dieu unique, étaient replongés dans les ténèbres de l’idolâtrie. Le temple de la Mecque, un des premiers que les hommes aient élevé à la gloire de l’être suprême, avait vu souiller son sanctuaire. Ismaël et Abraham y étaient peints, tenant en main les flèches du sort. Trois cents idoles en entouraient l’enceinte. Tel était l’état de l’Orient, lorsque Mahomet songeait à y établir l’islamisme, et à rassembler sous une même loi les Arabes divisés. Le conducteur des Israélites leur avait apporté le Pentateuque. Le rédempteur des hommes leur avait enseigné l’évangile. Mahomet voulut paraître avec un livre divin aux yeux de sa nation. Il se mit à composer le Coran. Connaissant le génie ardent des Arabes, il chercha plutôt à les séduire par les grâces du style, à les étonner par la magnificence des images, qu’à les persuader par la force du raisonnement. Un trait de politique auquel il dut principalement ses succès, fut de ne donner le Coran que par versets, et dans l’espace de vingt-trois ans. Cette sage précaution le rendit maître des oracles du ciel, et il le faisait parler suivant les circonstances. Quinze années furent employées à jeter les fondemens de son système religieux. Il fallait le produire au grand jour, et surtout cacher la main qui attachait au ciel la chaîne des mortels. Il feignit de ne savoir ni lire, ni écrire, et comptant sur son éloquence naturelle, sur un génie fécond qui ne le trompa jamais, il prit le ton imposant de prophète. Numa se faisait instruire par la nymphe Égérie. Mahomet choisit pour maître l’archange Gabriel.

  1. Cette ville, appelée par les Grecs Bosra, et par les Hébreux Béestera ou Astarot (la maison d’Ester), est située environ à quatre journées au midi de Damas. Abul-Feda, dans sa géographie, en fait la métropole du pays d’Hauran.

    Les monastères ont toujours été regardés dans l’orient, comme des lieux d’hospitalité. Dans l’île de Candie, où les Turcs leur ont laissé de grandes possessions, les voyageurs y sont encore reçus, nourris et couchés gratuitement.

  2. Le docteur Prideaux prétend que Bahira est le même que Sergius, moine nestorien. Il le fait chasser de son monastère pour des crimes énormes, et l’envoie à la Mecque dicter le Coran à Mahomet. Il est vrai qu’il ne cite aucun auteur pour garant d’une opinion dont le silence de tous les historiens contemporains fait voir la fausseté.
  3. Abul-Feda, page 11.
  4. Vicentius Bellovacensis, Petrus Paschasius, Martyr. Historia Mahumetica, cap. 8.
  5. Abul-Feda, page 11.
  6. Abul-Feda, page 11.
  7. Les Arabes ont quatre mois qu’ils nomment sacrés, ce sont, Moharram, Rajeb, del Caada, del Hajj. Les guerres qui se font alors sont nommées impies, défendues.
  8. La garde de la Caaba, dont Ismaël fut le premier pontife, passa à son fils Nabetp9. Les ghorjamites lui succédèrent dans cet emploi le plus auguste de l’Arabie. La violation des lieux sacrés le leur fit perdre. Après eux, les cozaïtes eurent l’intendance du temple. Les coreïshistes la leur enlevèrent, et la possédèrent jusqu’au temps de Mahomet.

    * (Abul-Feda, page 13.)

  9. Eljouzi, au livre des rites, des cérémonies du pèlerinage, chap. 68.
  10. La pierre noire, suivant les auteurs arabes, était dans l’origine une hyacinte blanche. Lorsqu’Abraham et Ismaël bâtissaient le temple, Gabriel la leur apporta. Dans la suite, une femme qui n’était pas pure l’ayant touchée, elle perdit son éclat, et devint noire.
  11. Abul-Feda, page 13.
  12. Idem, page 12.
  13. Au rapport de Maïsara, cité par Jannab, dévot musulman, ce voyage fut fécond en merveilles. Tout le temps que le voyageur protégé du ciel traversait les déserts brûlans de l’Arabie, un ange étendant ses ailes le mettait à l’abri des rayons du soleil. Il marchait sous cet ombrage miraculeux. À Bosra, s’étant assis sous un arbre desséché, l’arbre reverdit, se couvrit de feuilles et de fleurs. Ce prodige opéré en présence de Nestor et de Bahira, ces deux moines au sujet desquels les modernes ont débité tant de fables, les convertit, et ils reconnurent Mahomet pour prophète. Jannab.

    Ces miracles, attestés par un domestique, n’en ont point imposé au savant Abul-Feda, qui, quoique musulman, n’a pas voulu faire de la vie de son prophète une mauvaise légende.

  14. Ebn-Hadoum, septième partie du livre Tedhcarah des matières curieuses.
  15. Les Arabes n’épousaient point de femme sans lui assigner une dot dont elle jouissait en cas de répudiation. Cet usage, sagement établi dans un pays où la polygamie régna de tout temps, a été confirmé par plusieurs versets du Coran, et est devenu loi parmi les mahométans.
  16. Les Égyptiens célèbrent leurs mariages à peu près de la même manière. Le jour fixé pour la cérémonie, les amies et les parentes de la nouvelle épouse vont la prendre à la maison paternelle, et la conduisent en pompe à celle du mari. Le cortége est précédé de musiciens et de danseuses. La mariée, couverte d’or et de diamans, s’avance à pas lents sous un dais magnifique. Elle est voilée ainsi que ses compagnes. Lorsque le cortége est arrivé à la maison du mari, les femmes se retirent dans l’appartement d’en haut, d’où elles voient les hommes à travers des jalousies. Après le festin, les convives, assis en rond sur des sophas, conversent gravement, fument, écoutent de la musique, et s’amusent à voir danser de jeunes filles qui saisissent avec une souplesse étonnante, les attitudes les plus voluptueuses, les postures les plus lascives. De temps en temps, les femmes font entendre leur cri d’allégresse. Les Almé (c’est-à-dire les filles savantes), chantent des vers à la louange des nouveaux époux, et des hymnes à l’amour. On se sépare, et le bon musulman voit, pour la première fois, le visage de son épouse.
  17. Maracci, vie de Mahomet, page 15, assure que Cadige mourut à quarante-neuf ans, et que Mahomet en avait alors quarante-trois. Le témoignage de tous les historiens détruit cette assertion. Voyez Jannab, Elcoda, Abul-Feda.
  18. Abul-Feda. Ahmed. Joseph, sect. Ire, ch. 40.
  19. Abul-Feda, page 13.