Corbeille du jeune âge/Le petit dé

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Desclée, de Brouwer et Cie (p. 68-73).


LE PETIT DÉ.



On vendait de la bière au détail à la grande brasserie des Van Duren et Cie, à Bruges, et chaque matin la mère Gudule venait en acheter pour cinquante centimes.

C’était une grosse dépense que faisait là la mère Gudule, car elle n’était pas riche ; mais elle se passait cette fantaisie depuis bientôt trente-cinq ans, et une fantaisie qui date de trente-cinq ans peut bien s’appeler une habitude, et même une habitude invétérée.

Dans son quartier la mère Gudule passait donc, et avec assez de sens, pour… boire un peu.

Comme de plus elle fréquentait peu ses voisins, on ne l’aimait guère.

Ce matin-là, comme tous les matins, elle se présente à la brasserie avec sa chopine ; mais comme elle cherchait au fond de sa poche les cinquante centimes qu’elle y avait mis, elle entendit un petit cliquetis de monnaie, et s’aperçut que ses sous tombaient un à un du fond de sa poche par terre.

Elle vida la dite poche, qui contenait son mouchoir et ses clefs, et, la retournant, elle constata qu’elle était percée.

Elle poussa un petit cri étouffé ! Elle avait son mouchoir, ses clefs, tous ses sous : que lui manquait-il donc ? Pourquoi inspecta-t-elle d’un œil hagard le plancher ? Pourquoi sortit-elle lentement de la brasserie, y oubliant sa canne, sa chopine, son mouchoir, ses clefs et ses sous, pour faire lentement, les yeux rivés à terre, le chemin qu’elle avait fait pour venir ?

Oh ! elle ne se trompa pas de rues, ne se méprit pas de trottoirs, et, plus courbée à mesure qu’elle avançait, elle allait, allait toujours. Quand elle fut à la porte de sa demeure, elle s’arrêta et dit à mi-voix :



— Ici je l’avais, j’en suis sûre ; je l’avais tâté avant de partir, selon mon habitude.

Et elle repartit, plus lentement, cherchant plus minutieusement encore, si minutieusement que ses pauvres vieux yeux en étaient tout fatigués.

Voilà la brasserie. Elle a fait deux fois la route, c’est bien fini, ce qu’elle cherche est bien perdu. Elle reprend sa canne, son mouchoir et ses clefs, et elle part oubliant sa chopine et ses sous.

Il n’était que midi. Jusqu’au soir elle refit sans se lasser la même route, et quand elle arrivait à sa porte, elle se disait tout haut :

— Ici je l’avais, j’en suis sûre, je l’avais tâté avant de partir, selon mon habitude.

Comme elle répétait cette phrase pour la centième fois de la journée peut-être, et qu’elle s’appuyait, découragée, à sa porte, la voix claire d’une petite fille demanda à côté d’elle :

— Qu’avez-vous perdu, mère Gudule ?

La vieille femme se retourna, et vit une de ses petites voisines qui revenait de la campagne, portant un gros bouquet de fleurs des champs.

À la vue de cette enfant, vivante image de la santé et de la force, la mère Gudule eut un sourire presque farouche, et elle répondit avec brusquerie :

— Ce que j’ai perdu est bien perdu ; passez votre chemin et laissez-moi.

La petite fille, un peu déçue, entra dans la maison ; mais, le pied sur la première marche de l’escalier, elle réfléchit une demi-seconde.

La mère Gudule était bien méchante de la repousser ainsi, et de repousser de même tous les enfants, mais elle avait du chagrin, et la petite voulut tenter de la consoler.

Elle revint donc sur ses pas, et d’une voix un peu hésitante, toute craintive de voir son offre repoussée.

— Mère Gudule, commença-t-elle, j’ai de bons yeux ; voulez-vous que je vous aide à chercher ce que vous avez perdu ?

La vieille femme, qui se sentait brisée et dont les yeux ternis de larmes n’y voyaient plus, pensa qu’elle ne devait pas repousser la planche de salut qui s’offrait à la dernière heure, et saisissant l’enfant par la main :

— Viens, lui dit-elle en l’entraînant ; regarde bien à tes pieds, à droite et à gauche, et vois si tu n’aperçois pas un dé en or.

— Un grand ? demanda l’enfant.

— Assez petit pour coiffer ton petit doigt.

— Alors, mère Gudule, ce dé-là n’est pas à vous.

Pas de réponse.

— Il n’est certainement pas à vous, reprit l’enfant en secouant la tête, comme pour se renforcer dans son petit jugement ; car vos doigts sont plus gros que les miens.

Et elle reprit après un silence, en levant la tête vers la mère Gudule :

— À qui est-il ?

— Si tu causes tout le temps, lui dit la vieille femme, tu ne pourras certainement pas le trouver. Voyons, baisse la tête et cherche, car je n’y vois plus. Pour te récompenser, je vais te raconter l’histoire de ce petit dé.

Et tandis que la petite trottinait une main dans sa main, l’autre serrée autour de son gros bouquet des champs, elle lui raconta qu’elle n’avait pas toujours été vieille, et qu’autrefois elle fréquentait moins la brasserie. À cette époque elle avait son mari et une jolie petite fille. Son mari gagnait beaucoup, et quand il fut mort, la mère Gudule s’était mise au travail à son tour afin de satisfaire tous les désirs de la jolie petite fille, qui ne manquait de rien. Elle ne manquait de rien, en effet, car sa maman lui achetait tout ce qu’elle désirait. Hélas ! elle n’avait pu lui acheter la santé, et, malgré les remèdes pris chez le pharmacien, malgré le vieux médecin que l’on payait très cher, la petite fille était morte.

Une heure avant de mourir, elle avait demandé un petit dé d’or, en or vrai, avait-elle insisté.

La mère Gudule était sortie en courant pour aller chez le bijoutier, elle avait marchandé des dés en or : c’était très cher.

L’idée lui était venue d’en acheter un en cuivre ; cela donnerait à la petite malade l’illusion de l’or et ne coûterait presque rien. Mais la tromper au moment de sa mort ! ne pas satisfaire son dernier désir ! la mère Gudule ne le pouvait pas.

Elle acheta le dé ; c’était une folie. La joie de l’enfant lui fit oublier sa folie, et la petite mourut contente.

Il n’y avait pas d’argent pour payer l’enterrement ; une amie de la mère Gudule lui suggéra l’idée de vendre au bijoutier le dé qui n’avait pas servi ; mais elle avait repoussé la pensée de se séparer de ce qui avait causé une dernière joie à sa fille. Elle travaillerait, mais elle garderait le dé.

À travers les années, en cherchant à terre ce petit dé qui ne l’avait jamais quittée et qui était perdu, elle pleurait, et la petite, qui trouvait l’histoire bien triste, aurait donné beaucoup pour la voir se terminer par un sourire de la vieille à l’objet retrouvé.

Le jour baissait, et les allumeurs de réverbères couraient déjà par les rues avec leurs grand bâtons, au haut desquels vacillait une petite flamme rouge.

Comme l’un d’eux s’arrêtait pour allumer le bec de gaz qui se trouvait au coin de la brasserie, au moment où la mère Gudule et la petite fille se trouvaient juste sous le réverbère, l’enfant vit scintiller quelque chose sous la flamme rouge ; elle se baissa, son cœur battait un peu, mais elle n’osait encore rien dire, et elle retira de l’interstice de deux pavés le petit dé tout cabossé, tout écrasé par le rude attouchement du piétinement des passants.

La mère Gudule le reconnut ; elle le porta à ses lèvres et, par le même mouvement, elle embrassa la petite main qui le lui tendait.

Pourquoi donc disait-on qu’elle n’aimait pas les enfants ? La fillette pensa tout bas que c’était parce qu’elle avait trop aimé sa fille qu’elle fuyait les autres enfants, qui la lui rappelaient trop cruellement.

Ce n’était pas une bonne raison, c’est vrai, mais il faut pardonner aux gens qui sont malheureux, et la petite fille, sans raconter l’histoire du dé, qui lui semblait sacrée, n’omit pas de dire à tous ses petits amis que la mère Gudule était loin d’être méchante, et qu’il ne fallait plus en avoir peur.

Petit à petit, grâce à elle, la réputation de méchanceté de la vieille femme tomba comme par enchantement ; les petits voisins ne la fuyaient plus ; elle les accueillait bien à cause de la fillette qu’elle s’était prise à aimer ; il lui arrivait même, pour reconnaître leur gentillesse, de leur acheter des bonbons et des jouets qu’elle se procurait avec l’argent destiné autrefois à sa bière. On la voyait de moins en moins à la brasserie ; bientôt on ne l’y vit plus du tout. Le petit dé d’or l’avait sauvée.


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