Corinne, aimée

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Poésies complètesLibrairie Nouvelle (p. 310-313).


Il m’aime !... ô jour de gloire, ô triomphe, ô délire !
Tout mon cœur se réveille, et je reprends ma lyre ;
Je suis poète encore, — et veux que l’univers
Devine mon bonheur à l’éclat de mes vers ;
Je veux pour le chanter, m’enivrant d’harmonie,
Au feu de son amour allumer mon génie ;
Oui, je veux, dans la lice atteignant mes rivaux,
Justifier son choix par des succès nouveaux,
Et, digne de le suivre en sa noble carrière,
Suspendre à ses lauriers ma couronne de lierre.

Par d’amères douleurs si longtemps éprouvé,
Mon cœur trouve en un jour tout ce qu’il a rêvé ;
Lui seul pouvait me plaindre et comprendre mon âme,
Lui seul pouvait aimer la gloire d’une femme !
Le riche, dans le temple assis avec orgueil,
Permet à l’indigent de prier sur le seuil ;
Le monarque adoré que le pouvoir enchante
Se montre-t-il jaloux de la voix qui le chante ?
Non ; — et celui qui règne au milieu des combats,
Qui, d’un mot, peut changer le destin des États ;
Celui qui s’illustra par des succès sans nombre,
D’un regard protecteur verra grandir à l’ombre


Un modeste laurier encor baigné de pleurs,
Dont une faible main ne choisit que les fleurs.
Des vers à sa compagne il permettra l’ivresse,
Car l’inspiration redouble sa tendresse.
C’est à lui qu’elle parle en son enchantement ;
Chacun de ses accords est un noble serment.
Dans ces yeux inspirés que le vulgaire admire,
Il ne voit qu’un regard qui le cherche et l’attire ;
Cette main, sur le luth habile à moduler,
Est la main qu’en la sienne il a senti trembler ;
Cette voix, que les vers rendent grave et sonore,
Pour lui n’est qu’un soupir, un accent qui l’implore.
Dans sa fragile gloire il ne voit qu’un danger,
Et, quand chacun l’envie, — il court la protéger !

Ah ! ce sont d’autres cœurs que la gloire sépare !

Mais, dans ces vœux d’orgueil d’où vient que je m’égare ?
Pourquoi les désirer, ces triomphes d’un jour ?
Est-il donc un succès plus beau que son amour ?
L’orgueil de l’enchaîner suffit à ma mémoire ;
Son bonheur désormais sera toute ma gloire ;
Sous un reflet — mon front sera plus radieux :
Le lac de nos vallons éblouit plus les yeux,
Quand le disque du jour dans ses flots vient se peindre,
Que le phare des mers, qu’un souffle peut éteindre ; —
L’écho, qui de la lyre ose imiter les chants,
A de plus nobles sons — que la flûte des champs ;
La brise qui se joue au front des lis superbes
A de plus doux parfums que le bluet des gerbes...
Et moi, pour mieux briller, je m’efface aujourd’hui.
Gloire, succès, bonheur, je tiendrai tout de lui ;
Et mon ambition, pour seule renommée,
Est que l’on dise un jour : « Corinne en fut aimée ! »


Le présent, l’avenir, pour moi tout est changé ;
Du poids de ses regrets mon cœur est soulagé.
Il n’est plus, ce tourment dont j’étais poursuivie :
Un horizon d’espoir environne ma vie !...
D’un constant souvenir j’aime à subir la loi ;
C’est un secret brûlant que je porte avec moi.
Ce bonheur, dont je suis doucement oppressée,
Comme un parfum des cieux enivre ma pensée.
Tout m’enchante à présent, le silence et le bruit,
L’éclat d’un jour serein, les ombres de la nuit ;
Je brave la retraite et sa langueur profonde,
Et l’uniformité des vains plaisirs du monde.
Pour celle qu’un doux rêve accompagne en tous lieux,
Il n’est plus d’importuns, il n’est plus d’ennuyeux.
Un long récit me plait ; — sans effroi je l’endure,
Et je rêve à ce bruit comme au plus doux murmure.
Je subis des pédants les fatigants débats ;
Je ris de leurs bons mots, — que je n’écoute pas :
C’est l’innocent moyen que mon adresse emploie.
Ah ! le rire souvent sert à cacher la joie !

Et cependant, promise au plus bel avenir,
Mon front est pâle encor d’un triste souvenir ;
Les traces de mes pleurs ne sont point effacées ;
Mon cœur palpite encor de ses craintes passées...
On sourit avec peine après de longs malheurs,
Et tout dit que ma joie est née au sein des pleurs.
Tel l’indocile enfant que pardonne une mère
Oublie en sa gaîté sa douleur éphémère ;
Il joue, — et cependant son visage enfantin
Est pâ1e encor le soir des troubles du matin ;

Son maintien, moins hardi, reste empreint de tristesse ;
Ses chants ont moins d’éclat, ses pas moins de vitesse ;
Et des pleurs essuyés ses yeux encor brûlants,
Son rire entrecoupé par des soupirs tremblants,
Sa vue émue encor des lointaines alarmes,
Tout., dans ses jeux, trahit un jour entier de larmes.

Oh ! combien j’ai souffert avant ces doux moments !
Que de nuits sans sommeil, d’affreux pressentiments !
Mais aujourd’hui mon cœur chérit ses craintes vaines,
En le voyant sourire au récit de mes peines.
L’obstacle est un rempart ; alors qu’on le franchit,
De tous les maux passés le bonheur s’enrichit.
Ainsi, le vieux soldat rentré dans sa patrie
Contemple avec amour sa blessure guérie,
La montre à ses enfants comme un noble trésor,
D’un reste de douleur aime à souffrir encor !
Des jours de grands combats il raconte l’histoire,
Et chaque cicatrice a son nom de victoire ;
De ses fils avec joie il excite les pleurs,
Et lorsqu’un ciel changeant ramène ses douleurs,
« Oh ! dit-il en riant d’un facile courage,
Ma balle d’Austerlitz nous annonce l’orage. »

Ainsi, mon cœur joyeux aime à se rappeler
Les chagrins dont un mot a su me consoler ;
Et, dans ce souvenir, trouvant de tristes charmes,
Ose croire au bonheur — payé par tant de larmes  !